CAA Douai, 2e, 26-03-2024, n° 22DA01355
A85182XR
Référence
Procédure contentieuse antérieure :
La société Brunet a demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner l'office public de l'habitat du département de la Seine-Maritime (Habitat76) à lui verser la somme de 57 288,96 euros TTC correspondant au montant de la situation de travaux n° 1 du marché de création de la chaufferie collective et de réfection des gaines de désenfumage de l'institution médico-sociale de Bolbec, augmentée, à compter du 21 juillet 2018, des intérêts au taux appliqué par la Banque centrale européenne à ses opérations principales de refinancement les plus récentes en vigueur au premier jour du second semestre de l'année 2018, majoré de huit points de pourcentage, avec capitalisation annuelle, jusqu'au parfait paiement.
Par un jugement n° 2000473 du 26 avril 2022, le tribunal administratif de Rouen a fait droit à cette demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés respectivement les 24 juin 2022 et 12 mai 2023, Habitat 76, représenté par la SAS Griffiths Duteil Associés, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement ;
2°) de rejeter la demande de la société Brunet, à titre principal, ou de ramener à un montant plus faible la somme qu'elle a été condamnée à lui verser, à titre subsidiaire ;
3°) de mettre à la charge de la société Brunet le paiement de la somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Il soutient que :
- le jugement attaqué est irrégulier en raison de l'insuffisance de sa motivation ;
- le paiement qu'il a effectué est libératoire dès lors que l'escroquerie n'a été rendue possible que par la faute initiale commise par un employé de la société requérante qui a transmis, sans s'assurer préalablement que la demande émanait de ses services, la situation de travaux ainsi que l'attestation d'assurance à une adresse électronique ne correspondant pas à celles qu'utilisent ses agents ;
- à titre subsidiaire, les fautes commises par la société doivent conduire à minorer la somme qu'elle a été condamnée à lui verser.
Par un mémoire en défense enregistré le 11 janvier 2023, la société Brunet, représentée par Me Nicolas Barrabé, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 3 000 euros soit mise à la charge d'Habitat 76 en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle fait valoir que le paiement effectué entre les mains d'une tierce personne ne présente pas un caractère libératoire, la circonstance qu'elle ait communiqué des documents à l'auteur de l'escroquerie présumée étant sans incidence à cet égard.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu le code civil ;
Vu le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Guillaume Vandenberghe, rapporteur ;
- et les conclusions de Mme Caroline Regnier, rapporteure publique.
1. Par un acte d'engagement signé le 11 avril 2018, l'office public de l'habitat du département de la Seine-Maritime (Habitat76) a attribué à la société Brunet l'exécution du lot n° 1 " chaufferie " du marché de travaux relatif à la création de la chaufferie collective et à la réfection des gaines de désenfumage de l'institution médico-sociale de Bolbec pour un montant de 312 700 euros HT. Ces travaux ont été réceptionnés le 24 octobre 2018 avec des réserves qui ont été levées le 19 novembre 2018. Le 5 septembre 2018, Habitat-76 a versé, au titre du règlement de la situation de travaux n° 1, la somme de 58 729,99 euros TTC sur un compte bancaire appartenant à une société dénommée " Sycam ". Le 11 octobre 2019, après une mise en demeure, Habitat-76 a notifié au titulaire du lot le décompte général arrêté à la somme de 321 760 euros HT. La société Brunet a contesté ce décompte par un mémoire en réclamation reçu le 25 octobre 2019, sollicitant le paiement de la somme de 47 740,80 euros HT, soit 57 288,96 euros TTC, correspondant à la situation de travaux n° 1. Habitat-76 a rejeté cette réclamation par une lettre du 14 novembre 2019. Habitat-76 relève appel du jugement n° 2000473 du 26 avril 2022 par lequel le tribunal administratif de Rouen l'a condamné à verser à la société Brunet la somme de 57 288,96 euros TTC correspondant au montant de la situation de travaux n° 1 du marché, augmentée, à compter du 21 juillet 2018, des intérêts au taux appliqué par la Banque centrale européenne à ses opérations principales de refinancement les plus récentes en vigueur au premier jour du second semestre de l'année 2018, majoré de huit points de pourcentage, ces intérêts étant capitalisés à compter du 10 février 2020 et à chaque échéance annuelle à compter de cette date.
Sur la régularité du jugement :
2. Il ressort des motifs du jugement attaqué que le tribunal a énoncé au point 2 la règle de droit dont il a fait application au point 3, et a jugé que l'erreur commise initialement par l'employé de la société Brunet qui a transmis par une négligence fautive à l'auteur de l'escroquerie la situation de travaux n° 1 était sans incidence sur son obligation de s'acquitter de sa dette contractuelle entre les mains du véritable créancier. Par suite, le tribunal, qui n'était d'ailleurs pas tenu de répondre à l'ensemble des arguments avancés par le défendeur, a suffisamment motivé son jugement. Ce moyen d'irrégularité doit donc être écarté.
Sur le bien-fondé du jugement :
3. D'une part, aux termes de l'article 1342-3 du code civil🏛 : " Le paiement fait de bonne foi à un créancier apparent est valable ". D'autre part, il appartient à une personne publique de procéder au paiement des sommes dues en exécution d'un contrat public en application des stipulations contractuelles, ce qui implique, le cas échéant, dans le cas d'une fraude résidant dans l'usurpation de l'identité du cocontractant et ayant pour conséquence le détournement des paiements, que ces paiements soient renouvelés entre les mains du véritable créancier.
4. Il ressort des pièces du dossier qu'après un échange téléphonique avec un individu se présentant comme un agent des services d'Habitat 76, la société Brunet a transmis le 2 août 2018 les factures correspondant au paiement en litige à une adresse électronique ne correspondant pas au nom de domaine habituel de l'office. Le 29 août 2018, la même personne a demandé à la société Brunet de lui communiquer les attestations d'assurance de la société aux fins de règlement des factures. Le 22 août 2018, un individu se présentant comme le " comptable d'agence " de la société Brunet a adressé, après un échange téléphonique avec un agent de Habitat 76, un courriel à ce dernier lui demandant le paiement d'un montant de 47 740,80 euros HT, correspondant à la situation de travaux n° 1 jointe à son message, et indiquant que les coordonnées bancaires de la société Brunet avaient changé depuis le 10 août 2018, communiquant à cet effet un document présenté comme une attestation relative à la modification des coordonnées bancaires de la société Brunet. Le paiement d'une somme de 58 729,99 euros TTC est intervenu le 5 septembre 2018 par virement sur ce compte. Ces faits ont donné lieu à des dépôts de plaintes par les parties les 19 et 24 septembre 2018.
5. Il ressort des échanges entre Habitat 76 et l'auteur de l'escroquerie présumée que ce dernier s'est présenté comme le comptable de la société Brunet mais n'avait auparavant jamais été en contact avec Habitat 76, le numéro de téléphone mentionné étant notamment inconnu jusqu'alors. En outre, si le courriel reçu par Habitat 76 demandant le paiement de la facture affichait une adresse électronique dont le nom de domaine était, à dessein, très proche de celui utilisé par la société Brunet, l'adresse réellement utilisée par l'auteur de l'escroquerie présumée était également visible et comportait un nom de domaine qui n'était pas utilisé par l'entreprise. De plus, l'attestation produite par l'auteur présumé de l'escroquerie n'était ni datée ni signée, mentionnait comme date de clôture du précédent compte bancaire la date du 1er août 2018, alors que la date indiquée dans le courriel était le 10 août 2018. Enfin, le titulaire de ce que l'auteur de l'escroquerie présumée présentait comme le nouveau compte bancaire était une autre société dénommée " Sycam ", dont l'adresse de domiciliation était certes identique à celle de l'établissement secondaire " Brunet Lacheray ", mais n'était cependant pas celle du siège de la société Brunet. Compte tenu de ces incohérences, qui auraient dû donner lieu à des investigations et vérifications complémentaires, notamment auprès des responsables de la société Brunet habituellement en contact avec Habitat 76, ce dernier n'a pu légitimement croire se trouver en présence du véritable créancier. La circonstance que l'escroquerie présumée ait été rendue possible par la communication préalable par la société Brunet de factures est à cet égard sans incidence et ne peut caractériser un manquement à ses obligations contractuelles. Par suite, le paiement effectué le 5 septembre 2018 par Habitat 76 à la société Sycam n'a pas été fait à un créancier apparent et n'a donc pas libéré Habitat 76 de sa dette contractuelle à l'égard de la société Brunet.
6. Il résulte de tout ce qui précède qu'Habitat 76 n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rouen l'a condamné à verser à la société Brunet la somme de 57 288,96 euros TTC, assortie des intérêts et de la capitalisation de ces derniers selon les modalités, non contestées par le requérant, fixées par l'article 1er de son jugement.
Sur les frais d'instance :
7. Aux termes des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : " Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, ou pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation ".
8. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la société Brunet, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que demande Habitat 76 à ce titre. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge d'Habitat 76 une somme de 2 000 euros à verser à la société Brunet au titre de ces dispositions.
Article 1er : La requête de l'office public de l'habitat du département de la Seine-Maritime (Habitat76) est rejetée.
Article 2 : L'office public de l'habitat du département de la Seine-Maritime (Habitat76) versera à la société Brunet une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à l'office public de l'habitat du département de la Seine-Maritime (Habitat76) et à la société Brunet.
Délibéré après l'audience publique du 12 mars 2024 à laquelle siégeaient :
- M. Marc Baronnet, président-assesseur, assurant la présidence de la formation de jugement en application de l'article R. 222-26 du code de justice administrative🏛,
- M. Guillaume Vandenberghe, premier conseiller ;
- M. Guillaume Toutias, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 26 mars 2024.
Le rapporteur,
Signé : G. Vandenberghe Le président de la formation de jugement,
Signé : M. A
La greffière,
Signé : A.S. Villette
La République mande et ordonne au préfet de la Seine-Maritime en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
Pour expédition conforme,
Pour la greffière en chef,
par délégation,
La greffière
Anne-Sophie VILLETTE
Pour expédition conforme,
Pour la greffière en chef,
par délégation,
La greffière
N°22DA01355