Cass. soc., Conclusions, 22-11-2023, n° 20-23.640
A85222R3
Référence
AVIS DE Mme GRIVEL, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 2084 du 22 novembre 2023 (B) – Chambre sociale Pourvois n° 20-23.640 et 21-13.945 Décision attaquée : 29 octobre 2020 de la cour d'appel de Versailles M. [T] [Y] C/ la société MMJ, liquidateur judiciaire de la SAS Orfi, et l'AGS _________________
I. Sur le pourvoi principal du salarié (n°20-23-640) Sans revenir sur les faits et procédure pour lesquels je renverrai au rapport, je limiterai mes observations au second moyen, le premier n'appelant pas d'autre réponse que le rejet non spécialement motivé proposé par le rapporteur. La première branche du second moyen croit pouvoir tirer des dispositions de l'alinéa 5 de l'article L.641-10 du code de commerce relatif à la liquidation judiciaire, lequel impose au tribunal de commerce la désignation d'un administrateur judiciaire lorsque le nombre de salariés ou le chiffre d'affaires est supérieur à un certain chiffre fixé par décret, l'irrégularité de la procédure de licenciement pour motif économique menée en l'espèce par le liquidateur judiciaire, alors qu'il résultait des constatations de la cour d'appel que le chiffre d'affaires de la société Orfi imposait qu'elle soit diligentée par un administrateur judiciaire. Toutefois, l'alinéa 5 de l'article L.641-10 ne peut être lu séparément de son premier alinéa, lequel dispose que «Si la cession totale ou partielle de l'entreprise est
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envisageable ou si l'intérêt public ou celui des créanciers l'exige, le maintien de l'activité peut être autorisé par le tribunal...». Ce n'est donc, très logiquement, que lorsque le maintien de l'activité est autorisé par le tribunal qu'il peut y avoir lieu à désignation d'un administrateur judiciaire, celle-ci étant obligatoire lorsque l'entreprise dépasse une certaine taille. Ainsi, l'application du texte litigieux exige deux conditions, non seulement l'atteinte d'un certain chiffre d'affaires ou d'un certain nombre de salariés par l'entreprise débitrice placée en liquidation judiciaire mais également la poursuite de son activité. Or, dans la présente affaire, à défaut de production du premier jugement de liquidation judiciaire, il résulte de la lettre de licenciement, citée in extenso en page 2 de l'arrêt, notifiée par le liquidateur judiciaire le 31 mars 2016, que «ce même tribunal n'a pas autorisé la société à poursuivre son exploitation...». Le conseil de prud'hommes avait d'ailleurs relevé ce point (page 7 du jugement, avantdernier paragraphe). Ainsi, si la question de la recevabilité du moyen tiré du défaut de pouvoir du liquidateur judiciaire pouvait se poser, celui-ci étant nouveau, n'ayant pas été soulevé devant les juges du fond contrairement à ce qu'il laisse entendre («en jugeant que le mandataire judiciaire avait pu valablement conduire la procédure de licenciement et proposer au salarié un contrat de sécurisation professionnelle ayant mené à la rupture du contrat de travail...», il peut être considéré comme recevable comme étant de pur droit, tous les éléments de fait nécessaires à l'application du texte étant précisés dans l'arrêt. Pour autant, il manque en fait, la condition première à l'application de l'article L.641-10 n'étant pas réunie. ▸ Je conclus donc au rejet de la première branche, qu'il pourrait être intéressant de rendre par décision motivée. La deuxième branche soutient que l'annulation du jugement de liquidation judiciaire du 18 mars 2016 prive de fondement et d'effet les licenciements pour motif économique prononcés en vertu de cette décision par le liquidateur judiciaire, soulignant que si la cour d'appel qui a procédé à cette annulation a, de nouveau, ouvert une procédure de liquidation judiciaire à l'encontre de la société Orfi, elle a fixé la date de cessation des paiements au 29 septembre 2016, date de sa décision, soit postérieurement à la rupture du contrat de travail intervenue le 10 avril 2016, ce qui priverait le licenciement de cause réelle et sérieuse. La motivation critiquée, adoptée implicitement par la cour d'appel, est celle du jugement prud'homal (page 7), lequel s'est fondé sur l'arrêt de la chambre sociale du 16 décembre 2008, n°07-43285, selon lequel «L'annulation en appel d'un jugement de liquidation judiciaire de l'employeur prive de fondement et d'effet les licenciements pour motif économique prononcés en vertu de cette décision par le liquidateur judiciaire, qui sont alors dépourvus de cause réelle et sérieuse, à moins que la cour d'appel annulant le jugement ouvre par la même décision une liquidation judiciaire.» L'arrêt attaqué n'a pas répondu par une motivation propre aux conclusions d'appel du salarié qui contestait l'analyse des premiers juges en soutenant que contrairement à ce précédent, la seconde décision de liquidation judiciaire n'ayant pas repris la même date de cessation des paiements, elle ne pouvait valoir validation rétroactive des licenciements notifiés antérieurement, la cause économique du licenciement s'analysant à la date à laquelle il est prononcé.
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Cependant, et contrairement à ce qui était soutenu, l'arrêt précité ne concerne aucunement un cas où le juge commercial du second degré avait constaté l'état de cessation des paiements à la date du jugement rendu par les premiers juges, puisqu'au contraire l'arrêt commercial, après avoir annulé le jugement de liquidation judiciaire de l'employeur, avait ouvert une procédure de redressement judiciaire. Ce n'est que par un obiter dictum que la chambre a posé une dérogation au principe de mise à néant rétroactive des mesures de licenciement qu'elle applique. Et l'arrêt ne précise pas qu'il pourrait en être autrement en cas de fixation -au surplus provisoire- d'une nouvelle date de cessation des paiements à une date postérieure. Cette modification ne m'apparaît pas pouvoir avoir un quelconque emport sur l'appréciation de la validité de la cause du licenciement car ce n'est pas la cessation des paiements qui constitue le motif du licenciement mais la seule liquidation judiciaire de l'entreprise. Il suffit à cet égard de relire la lettre de licenciement (page 2 de l'arrêt) et de rappeler qu'en vertu d'une jurisprudence constante1, la lettre de licenciement pour motif économique émanant du liquidateur judiciaire est suffisamment motivée dès lors qu'elle vise le jugement de liquidation judiciaire en vertu duquel il est procédé au licenciement. C'est pourquoi, lorsque la nature de la procédure collective n'est pas modifiée par l'arrêt d'annulation qui ouvre une nouvelle procédure en application de l'article R.640-2 du code de commerce, les mesures de licenciement prises à la suite du jugement de liquidation judiciaire, lequel est assorti de l'exécution provisoire de droit, peuvent survivre à cette annulation, comme l'a jugé la chambre sociale dans l'arrêt en question, en suivant la jurisprudence commerciale citée au rapport. Le régime des licenciements économiques prononcés dans le cadre d'une liquidation judiciaire n'étant pas le même que pendant la période d'observation et la finalité des deux procédures de liquidation et de redressement n'étant pas la même, les licenciements doivent se voir au contraire priver d'effet lorsque le jugement de liquidation judiciaire est suivi de l'ouverture d'un redressement judiciaire, malgré l'insécurité juridique que cela peut créer, du fait que l'entreprise peut avoir besoin de main d'oeuvre pour la poursuite de son activité. La modification de la date de cessation des paiements n'a en revanche quant à elle d'effet que sur la détermination de la période dite suspecte mais ne change rien à la situation économique totalement obérée constatée par deux fois par les juges commerciaux dans leurs décisions d'ouverture de la procédure de liquidation, qui sert de fondement au licenciement. Il n'y a donc pas lieu de faire exception dans ce cas à la jurisprudence pragmatique en question qui prive d'effet rétroactif l'annulation du jugement d'ouverture. ▸ Je suis en conséquence au rejet de la deuxième branche du moyen, par une décision motivée. Les autres branches du moyen n'appellent pas d'autres observations ni réponse de ma part que celles figurant au rapport.
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Soc., 2 mars 2004, n°02-42079 et suivants, Bull. n°66
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II. Sur le pourvoi incident de l'AGS et de l'UNEDIC (n°21-13.945) Le moyen unique reproche à la cour d'appel d'avoir alloué au salarié des dommagesintérêts au titre du préjudice personnel qu'il aurait subi du fait de l'absence de fonctionnement normal des institutions représentatives du personnel et d'avoir dit cette créance opposable à l'AGS dans la limite de la garantie légale, alors que la méconnaissance par l'employeur de ses obligations en la matière ne constitue pas un préjudice dont le salarié peut demander l'indemnisation (1ère branche), que, subsidiairement, la cour d'appel n'a pas caractérisé un préjudice personnel, direct et certain par la seule constatation de la réunion de seulement trois réunions entre septembre 2015 et février 2016 (2e branche) et, qu'enfin, l'AGS ne doit pas sa garantie pour une créance résultant d'un manquement de l'employeur qui ne relève ni de l'exécution ni de la rupture du contrat de travail (violation des articles L.3253-6 et -8 du code du travail, 3e branche). Il ressort de la jurisprudence de la chambre sociale qu'a été reconnu le droit pour les salariés de demander réparation du préjudice que leur cause nécessairement le défaut de mise en place d'institutions représentatives du personnel en l'absence d'établissement d'un procès-verbal de carence, les privant ainsi d'une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts à l'occasion de la mise en oeuvre d'une procédure de licenciement économique (Soc., 17 octobre 2018, n°17-14392, publié), voire même en l'absence de toute procédure de licenciement (Soc., 17 mai 2011, n°1012852, Bull n°108 ; Soc.8 janvier 2020, n°18-20591). En revanche, la Cour de cassation n'a jamais reconnu aux salariés l'existence d'un préjudice personnel direct résultant du défaut de réunion et de consultation des institutions représentatives du personnel, sauf collectivement via leurs syndicats qui sont leurs représentants, ce délit d'entrave ne portant atteinte qu'aux droits et attributions de ces institutions et ne causant donc un préjudice direct qu'à elles et à la profession à laquelle appartient le personnel de l'entreprise, selon la jurisprudence constante de la chambre criminelle (Crim., 3 décembre 1996, n°95-84647, Bull n°441; Crim. 17 octobre 2017, n°16-84541, et la jurisprudence citée au rapport p.29 et 30). La chambre sociale ne saurait donc poser de son côté une solution différente, alors qu'elle ne reconnaît pas davantage aux membres desdites institutions représentatives du personnel un préjudice personnel résultant de ce délit d'entrave (Soc, 25 novembre 2015, n°14-16067), lequel ne protège et ne sert donc que les institutions elles-mêmes et la collectivité des travailleurs. Le préjudice dont se plaignait le salarié est certes existant mais ne constitue qu'un préjudice indirect résultant du délit d'entrave. Ajoutons pour faire bonne mesure qu'au surplus, la créance que la cour d'appel a, par arrêt infirmatif sur ce point, reconnue de manière erronée au salarié ne saurait être garantie par l'AGS sans violation des articles L.3253-6 et L.3253-8 du code du travail. ▸ Je suis donc à la cassation sur le pourvoi incident de l'AGS, laquelle peut se faire sans renvoi par confirmation de la décision de première instance.
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