Jurisprudence : Cass. soc., Conclusions, 23-11-2022, n° 21-14.060

Cass. soc., Conclusions, 23-11-2022, n° 21-14.060

A85062RH

Référence

Cass. soc., Conclusions, 23-11-2022, n° 21-14.060. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105409079-cass-soc-conclusions-23112022-n-2114060
Copier

AVIS COMPLÉMENTAIRE DE MME LAULOM, AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 1329 du 23 novembre 2022 – Chambre sociale Pourvoi n° 21.14-060 Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 6 novembre 2019

M. [U] [T] C/ la société Air France _________________

Cet avis complémentaire complète le premier avis sur la question soulevée par le rapport complémentaire du caractère opérant des six premières branches du moyen.

1. Sur le caractère opérant des six premières branches Le rapport complémentaire s'interroge sur l'opérance des six premières branches. Ainsi que je l'ai indiqué dans mon premier avis, la mesure en cause porte sans nul doute atteinte à une liberté individuelle. L'article L. 1121-1 du code du travail exige alors de contrôler sa justification et sa proportionnalité et c'est ce contrôle de

1

proportionnalité que la cour d'appel n'a pas opéré. Néanmoins, la nullité de la mesure ne peut être encourue que si une liberté fondamentale est en jeu et la liberté de se vêtir a été qualifiée de simple liberté individuelle et non fondamentale 1. La question se pose alors de savoir s'il ne conviendrait pas de faire évoluer votre jurisprudence sur ce point. Le droit du travail connaît une notion spécifique et fonctionnelle de “liberté fondamentale”. En d'autres termes, la fondamentalité est reconnue au regard de la fonction de la règle en cause et donc ici au regard de la sanction qui peut être encourue : la nullité. En ce sens, la qualification de “fondamental” ne remet aucunement en cause la nature du contrôle opérée au regard de l'atteinte faite à une liberté en cause (qu'elle soit qualifiée d'individuelle ou de fondamentale), il s'agit, si l'atteinte est reconnue, d'admettre alors que la sanction est la nullité. Tous les commentateurs s'accordent à reconnaître, sans nécessairement le critiquer, que la chambre sociale n'a pas défini la catégorie de “liberté fondamentale”. Cette absence de définition correspond à l'approche fonctionnelle retenue. Jusqu'à présent ont été reconnues comme fondamentales : le droit d'action en justice, la liberté d'expression, la liberté de témoigner, le libre choix du domicile. En revanche, la liberté de se vêtir ne l'a pas été. Il est indéniable qu'ouvrir inconsidérément ou largement le champ de cette catégorie comporte des risques. A trop qualifier une liberté de fondamentale, toutes le deviennent et la catégorie perd sa substance2. Il me semble cependant qu'il serait ici possible de reconnaître, non pas la liberté de se vêtir, mais la liberté de paraître ou la liberté pour le salarié du choix de son apparence (ou la liberté d'apparence), comme entrant dans cette catégorie. Au regard de sa substance, au regard de son rattachement à des normes supra-nationales européennes et au regard de son rattachement possible à une norme constitutionnelle, la sanction d'une violation de cette liberté ne devrait-elle pas être la nullité? Au-delà de la liberté de se vêtir, ce qui ici en jeu est la question de l'apparence physique et de la liberté de paraître comme on le souhaite. Cette liberté reflète ainsi notre personnalité, dans ses multiples facettes sociales, parfois religieuses mais aussi nos origines, notre sexe et plus largement notre genre. Cette liberté de paraître peut donc être vue comme une forme de la liberté d'expression et peut également mettre en jeu la liberté religieuse. Cette liberté peut également se rattacher à la vie privée, car l'apparence peut aussi être un marqueur du genre ou de l'origine.

1 Soc. 28 mai 2003, pourvoi n° 02-40.273, Bull. 2003, V, n° 178. 2 “Si tout est fondamental, plus rien ne l'est”, J.-G. Huglo, “Qu'est ce qu'une liberté fondamentale au

sens de la chambre sociale”, RDT 2018, p. 346.

2

3

S2114060

Cette liberté a été consacrée par la Cour européenne des droits de l'homme, qui la relie précisément à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, reconnaissant le droit à la vie privée. Dans un arrêt en grande chambre, elle reconnaît que “les choix faits quant à l'apparence que l'on souhaite avoir, dans l'espace public comme en privé, relèvent de l'expression de la personnalité de chacun et donc de la vie privée”3. Dans ce même arrêt la Cour indique en avoir “déjà jugé s'agissant du choix de la coiffure (Popa c. Roumanie (déc.), no 4233/09, 18 juin 2013, §§ 32-33 ; voir aussi la décision de la Commission européenne des droits de l'homme dans l'affaire Sutter c. Suisse, no 8209/78 du 1er mars 1979). Elle estime, à l'instar de la Commission (voir, en particulier, les décisions McFeeley et autres c. Royaume-Uni, no 8317/78, 15 mai 1980, § 83, Décisions et rapports (DR) 20 et Kara c. Royaume-Uni, no 36528/97, 22 octobre 1998), qu'il en va de même du choix des vêtements.

3 CEDH 1er juillet 2014 (GC) S. A. S c/ France, n° 43835/11, § 107. L'affaire concerne l'interdiction

française de porter une tenue destinée à dissimuler le visage dans l'espace public. CEDH, Popa c. Roumaine, n° 4233/09, 18 juin 2013, §§ 32-33.

3

Enfin, le droit à la vie privée a été reconnu comme un principe constitutionnel dérivé4. Ces différents éléments pourraient ainsi justifier la qualification de la liberté de paraître ou d'apparence de liberté fondamentale. Je renvoie alors à mon premier avis où je conclus à la cassation, la cour d'appel n'ayant pas effectué le contrôle de proportionnalité qu'elle aurait dû faire en application de l'article L. 1121-1 du code du travail. Si vous ne retenez pas cette qualification, il faut conclure comme le propose le rapport complémentaire que les 6 première branches sont inopérantes.

2. Sur l'existence d'une discrimination Je renvoie ici à mon premier avis où je conclus que la cour d'appel aurait dû retenir la qualification de discrimination directe liée à l'apparence physique et/ou à l'apparence physique rapportée au sexe et que l'exigence professionnelle véritable et déterminante n'a pas été caractérisée par la cour d'appel. Avis de cassation

4

Agathe Lepage. Répertoire de droit civil - Droits de la personnalité - De certains droits de la personnalité en particulier - § 45: “La protection du droit au respect de la vie privée trouve un appui de taille dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Après avoir énoncé que “la méconnaissance du droit au respect de la vie privée peut être de nature à porter atteinte à la liberté individuelle (Cons.const. 18 janv. 1995, DC, n° 94-352 relative à la vidéosurveillance), le Conseil a affirmé que “la liberté proclamée par l'article 2 de la DDH qui dispose que le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme et que ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression, implique le respect de la vie privé (Conse.const. 23 juillet 1999). Le droit au respect de la vie privée apparaît ainsi comme un principe constitutionnel dérivé”.

4

Agir sur cette sélection :

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus