Jurisprudence : Cass. soc., Conclusions, 11-05-2023, n° 21-25.136

Cass. soc., Conclusions, 11-05-2023, n° 21-25.136

A84742RB

Référence

Cass. soc., Conclusions, 11-05-2023, n° 21-25.136. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105409047-cass-soc-conclusions-11052023-n-2125136
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AVIS DE Mme MOLINA, AVOCATE GÉNÉRALE RÉFÉRENDAIRE

Arrêt n° 529 du 11 mai 2023 – Chambre sociale Pourvoi n° 21-25.136 Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 09 septembre 2021

La société TP ICAP Europe C/ M. [U] [W] _________________

M. [W] a été engagé selon contrat de travail à durée indéterminée le 1er janvier 2016 par la société Tullett Prebon. Le contrat de travail prévoyait notamment dans une clause 7.3 que “le salarié percevra à titre de prime initiale, la somme brute de 150 000 € (cent-cinquante mille Euros) dont le paiement interviendra dans les 30 jours de l'entrée en fonction du salarié conformément aux termes du contrat de travail. Dans le cas où le salarié démissionne ou si le salarié est licencié pour faute grave ou lourde à la fin de la troisième année à compter de la date de commencement, le salarié pourra conserver 1/36ème de la prime d'arrivée pour chaque mois complet de travail après la date de commencement. Le solde de la prime initiale sera remboursable à la société à la date de la rupture ou au jour où la notification du licenciement est faite, à la plus proche des deux dates.” Le salarié a démissionné par lettre du 16 mars 2017.

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Par lettres des 22 mars et 23 juin 2017, l'employeur a mis en demeure le salarié de lui rembourser une somme correspondant à 19/36ème de la prime d'arrivée en application de l'article 7.3 du contrat de travail. Le salarié ayant porté à la connaissance de son employeur son refus, ce dernier a saisi le conseil de prud'hommes de Paris le 12 septembre 2017 aux fins d'obtenir sa condamnation au paiement de diverses sommes de nature salariale et indemnitaire. Par jugement du 17 septembre 2018, le conseil de prud'hommes a notamment condamné le salarié à verser à l'employeur une somme à titre de remboursement de prime d'arrivée au prorata ; une somme à titre de dommages et intérêts pour résistance abusive ; débouté l'employeur du surplus de ses demandes ; débouté le salarié de sa demande reconventionnelle. Sur appel du salarié, la cour d'appel de Paris, dans un arrêt prononcé le 9 septembre 2021 a notamment confirmé le jugement en ce qu'il a débouté le salarié de sa demande au titre d'une retenue d'une certaine somme ; l'a infirmé pour le surplus et statuant à nouveau, a débouté l'employeur de l'intégralité de ses demandes. L'employeur s'est pourvu en cassation. Une clause du contrat de travail stipulant une prime initiale versée dans sa totalité dans le mois suivant l'entrée en fonction mais dont l'acquisition est conditionnée à la présence du salarié dans l'entreprise pendant une certaine durée et remboursable par ce dernier au prorata de son absence, en cas de démission avant le terme de cette durée, est-elle valable ? La cour d'appel a répondu par la négative à cette question, considérant que la clause portait atteinte à la liberté du salarié de travailler, ce que conteste le pourvoi, considérant que ce faisant la cour d'appel a violé les articles L. 1221-1 et L. 1121-1 du code du travail ainsi que l'article 1134 du code civil. Le pourvoi considère également qu'en ne caractérisant pas concrètement en quoi, compte tenu notamment de son niveau de rémunération, les conditions de l'engagement pris par le salarié, précisément définies par le contrat de travail, de rembourser cette prime au prorata de son temps de présence dans l'entreprise avaient pour effet de le priver de la faculté de démissionner, la cour d'appel a privé son arrêt de base légale au regard des articles précités. Le pourvoi considère enfin qu'en s'abstenant de rechercher, ainsi qu'elle était invitée à le faire, si les conditions d'acquisition et de remboursement de la prime d'arrivée n'étaient pas justifiées et proportionnées au but recherché, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1221-1 et L. 1121-1 du code du travail ainsi que de l'article 1134 du code civil dans sa rédaction applicable au litige. L'article L. 1221-1 du code du travail dispose “Le contrat de travail est soumis aux règles du droit commun. Il peut être établi selon les formes que les parties contractantes décident d'adopter.”, tandis qu'aux termes de l'article 1134 du code civil, dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, “Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise. Elles doivent être exécutées de bonne foi.” Par application du droit commun, dès lors que le contrat de travail résulte d'un accord de volontés, les parties doivent bénéficier d'une grande liberté pour le négocier et pour établir son contenu, sous réserve que celui-ci soit licite. Toutefois, l'égalité dans la négociation n'est que relative, le salarié se trouvant le plus souvent dans une situation d'infériorité du fait notamment de son besoin d'obtenir un emploi pour percevoir un salaire. C'est pourquoi, les clauses du contrat de travail font l'objet d'un examen attentif et d'un encadrement strict de la part de la Cour, afin qu'elles n'aient pas pour conséquence de rompre l'équilibre contractuel.

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Ce contrôle est réalisé notamment par le prisme de l'atteinte aux libertés et droits fondamentaux des salariés. Ainsi, la chambre a jugé que “Si l'employeur peut assortir la prime qu'il institue de conditions, encore faut-il que celles-ci ne portent pas atteinte aux libertés et droits fondamentaux du salarié. Une société ne pouvait, sans porter atteinte à la liberté de travail du salarié, subordonner le maintien du droit à la prime de fin d'année à la condition de la présence du salarié dans l'entreprise au 30 juin de l'année suivant son versement et déduire le montant de la prime du solde de tout compte du salarié qui avait démissionné avant cette date, sauf à pratiquer une sanction pécuniaire illicite.” (Soc., 18 avril 2000, pourvoi n° 97-44.235, Bulletin civil 2000, V, n° 141 ; Soc., 22 mai 2002, pourvoi n° 99-46.306). Une prime destinée à récompenser la fidélité des salariés est donc envisageable si elle ne sert pas à limiter leur possibilité de démission, laquelle fait partie de la liberté de travail par la possibilité d'y mettre fin. Cette prérogative est d'ailleurs l'une des distinctions importantes entre le contrat à durée indéterminée, qui est le principe de la relation de travail, et le contrat de travail à durée déterminée, son exception. Les primes versées aux salariés au sein des entreprises, ont pu se multiplier, dans un souci d'attraction pour les entreprises qui les mettent en place, au sein d'une concurrence entre les employeurs qui souhaitent embaucher les salariés qu'ils estiment les plus talentueux. Cette volonté des employeurs de stabiliser leurs effectifs en passant par une fidélisation de leurs salariés a pu se retrouver dans la mise en place de différentes incitations financières telles que des primes, des avantages en nature ou des stock options. Dans notre espèce, la prime litigieuse est mentionnée dans un article 7 “Rémunération” du contrat de travail, lequel comprend dans un sous-paragraphe 7.1 la mention du salaire annuel brut et dans un sous-paragraphe 7.2 la mention du versement, sous réserve pour le salarié d'y être éligible, d'un bonus. Je considère que la prime instaurée de façon unilatérale par l'employeur par voie contractuelle constitue une libéralité qui s'ajoute au salaire et qui n'en constitue pas l'une de ses composantes. En outre, elle ne récompense pas une activité passée du salarié sous condition de sa présence future, comme c'était le cas dans les arrêts précités de 2000 et de 2002, mais sa présence, mois après mois, au sein de l'entreprise. C'est pourquoi, si le caractère remboursable de la prime versée par avance -tout en étant assortie d'une condition pour l'avenir- et non après réalisation du travail, pourrait être critiquable, il me semble que cette circonstance est moins contestable dès lors que la somme versée ne constitue pas un salaire. Par ailleurs, le contrôle des clauses du contrat de travail doit être effectué au regard de l'article L. 1121-1 du code du travail, lequel prévoit des possibilités de restrictions à la liberté du travail notamment, en disposant “Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.” Ainsi, au-delà de l'atteinte qu'elle peut porter à la liberté du travail, une clause peut être licite si elle est justifiée par les fonctions exercées par le salarié ou proportionnée au but recherché par l'entreprise. C'est pourquoi, si la chambre examine les clauses de dédit-formation ou celles de nonconcurrence à la lumière d'une atteinte à la faculté de démissionner du salarié, elle les valide, sous conditions, lorsqu'elles comportent en contrepartie un avantage pour le salarié pour les premières (Soc., 21 mai 2002, pourvoi n° 00-42.909, Bull. 2002, V, n° 169) ou parce qu'elles sauvegardent un intérêt essentiel de l'entreprise pour les secondes (Soc., 10 juillet 2002, pourvoi n° 00-45.135, Bull. 2002, V, n° 239). Or, les dispositions de l'article L. 1121-1 du code du travail, notamment concernant la nécessaire justification de la clause restrictive aux libertés individuelles et collectives par la nature de la tâche à accomplir et la proportionnalité au but recherché doivent être appliquées à

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l'ensemble des clauses dont la conformité à la liberté du travail est appréciée et pas seulement aux deux types de clause précitées. En tout état de cause, en l'espèce, la prime litigieuse est versée par avance en contrepartie d'une obligation renouvelable chaque mois, celle de se maintenir au sein de l'effectif de l'entreprise, pendant une période de trente-six mois. Ainsi, il s'agit d'une prime dont le maintien est subordonné chaque mois à la présence du salarié. Il ne s'agit pas de remettre en cause, du fait d'une obligation future, une prime déjà échue. Je considère donc que l'atteinte à la liberté de démissionner n'est pas caractérisée dans cette circonstance. Contrairement à ce qu'a décidé la cour d'appel, à mon sens, cette prime ne fixe pas un coût à la démission mais récompense l'absence de cette dernière en la rémunérant. Le maintien du salarié dans l'entreprise est la seule contrepartie de l'obligation de versement de la prime par l'employeur, la question de son activité y est totalement étrangère. La prime ne récompense pas un droit acquis par le salarié dès son entrée dans l'entreprise mais celui, mois après mois, de son maintien dans cette dernière. ➤ Je conclus à la cassation.

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