CE 3 ch., 16-02-2024, n° 444996
A72792MK
Identifiant européen : ECLI:FR:CECHS:2024:444996.20240216
Référence
Mots clés : Czabaj • délai raisonnable • dialogue des juges • recours administratif • sécurité juridique La jurisprudence " Czabaj " du Conseil d'État a suscité de nombreuses études doctrinales en raison de ses incidences sur l'effectivité du principe constitutionnel de l'accès au juge.
M. B A a demandé au tribunal administratif de Lille d'annuler la décision du 15 juin 1998 par laquelle le président de la communauté urbaine de Lille a rejeté sa demande de titularisation dans un cadre d'emplois de catégorie A, d'enjoindre à la métropole européenne de Lille de reconstituer sa carrière comme attaché territorial principal à compter du 1er avril 1998, ainsi que de rectifier les bases de liquidation de sa pension de retraite, et de condamner la métropole européenne de Lille à lui verser, en réparation du préjudice qu'il estime avoir subi, une somme de 280 000 euros à parfaire, assortie des intérêts au taux légal à compter de l'enregistrement de sa demande. Par un jugement n° 1508364 du 23 octobre 2018, le tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande.
Par un arrêt n° 18DA02619 du 30 juillet 2020, la cour administrative d'appel de Douai⚖️ a rejeté l'appel formé par M. A contre ce jugement.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 30 septembre et 29 décembre 2020 et le 9 novembre 2023, M. A demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;
3°) de mettre à la charge de la métropole européenne de Lille la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛 ;
- la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984🏛 ;
- le décret n° 86-227 du 18 février 1986🏛 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Muriel Deroc, maîtresse des requêtes,
- les conclusions de M. Thomas Pez-Lavergne, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Thouvenin, Coudray, Grévy, avocat de M. B A et à la SCP Melka-Prigent-Drusch, avocat de la métropole européenne de Lille ;
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. A, recruté comme contractuel le 1er octobre 1983 par la communauté urbaine de Lille, devenue la métropole européenne de Lille, a été titularisé, par arrêté du 17 novembre 1994, dans le cadre d'emplois des rédacteurs territoriaux, relevant de la catégorie B. Par un courrier du 26 mars 1998, il a demandé sa titularisation dans un cadre d'emplois de catégorie A, qui a été refusée par une décision du 15 juin 1998. Par un jugement du 23 octobre 2018, le tribunal administratif de Lille a rejeté la demande de M. A tendant à l'annulation de la décision du 15 juin 1998, à ce qu'il soit enjoint à la métropole européenne de Lille de reconstituer sa carrière comme attaché territorial principal à compter du 1er avril 1998 et à la condamnation de la métropole à réparer le préjudice qu'il estime avoir subi. M. A se pourvoit en cassation contre l'arrêt de la cour administrative d'appel de Douai du 30 juillet 2020 rejetant l'appel formé contre ce jugement.
Sur le pourvoi :
2. En premier lieu, d'une part, aux termes de l'article 6 § 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. () ".
3. D'autre part, aux termes du premier alinéa de l'article R. 421-1 du code de justice administrative🏛, dans sa rédaction applicable au présent litige : " Sauf en matière de travaux publics, la juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée ". Il résulte des dispositions de l'article R. 421-5 du même code que ce délai n'est opposable qu'à la condition d'avoir été mentionné, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision.
4. Pour juger irrecevables les conclusions de M. A tendant à l'annulation de la décision du 15 juin 1998, la cour administrative d'appel a relevé que si cette décision ne comportait pas mention des voies et délais de recours, M. A en avait nécessairement connaissance au plus tard le 23 avril 2010, date à laquelle il a formé un recours gracieux contre cette décision, et qu'il n'a saisi le tribunal administratif de Lille d'une demande d'annulation que le 12 octobre 2015. La cour a ainsi fait application de la règle selon laquelle, si le non-respect de l'obligation d'informer l'intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l'absence de preuve qu'une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d'un délai raisonnable.
5. Toutefois, il résulte de l'arrêt Legros et autres c/ France (n° 72173/17) du 9 novembre 2023 de la Cour européenne des droits de l'homme⚖️ que la règle énoncée au point précédent, règle jurisprudentielle issue de la décision du Conseil d'Etat, statuant au contentieux n° 387763⚖️ du 13 juillet 2016, ne saurait être opposée à un recours juridictionnel formé avant l'intervention de cette décision sans violation des droits garantis par les stipulations de l'article 6 § 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. M. A est, par suite, fondé à soutenir qu'en jugeant irrecevables ses conclusions aux fins d'annulation, la cour administrative d'appel a méconnu ces stipulations.
6. En second lieu, au soutien de ses conclusions indemnitaires, M. A faisait valoir devant la cour administrative d'appel qu'en demandant, le 26 mars 1998, son intégration dans un cadre d'emplois de catégorie A, il avait nécessairement demandé le retrait de l'arrêté du 17 novembre 1994 l'intégrant dans un cadre d'emplois de catégorie B, et qu'en refusant de procéder à ce retrait alors que l'arrêté était entaché de fraude ou à tout le moins d'illégalité, l'administration avait commis une faute de nature à lui ouvrir droit à réparation.
7. Pour écarter sur ce point les prétentions du requérant, la cour a jugé qu'à supposer que l'arrêté du 17 novembre 1994 ait pu faire l'objet d'un retrait, un tel retrait n'aurait pas nécessairement impliqué la titularisation de M. A dans un cadre d'emplois de catégorie A, et que l'intéressé n'établissait pas davantage avoir eu une chance sérieuse de bénéficier d'une telle titularisation. C'est par des motifs surabondants qu'elle a par ailleurs écarté l'argumentation de M. A relative à la portée de sa première demande de titularisation en 1993, à l'illégalité de l'arrêté du 17 novembre 1994, et à l'obligation qui aurait été celle de l'administration de procéder au retrait de cet arrêté.
8. Par suite, ne peuvent qu'être écartés comme inopérants les moyens, dirigés contre ces derniers motifs, par lesquels M. A soutient que la cour a dénaturé la portée de sa première demande de titularisation et qu'elle a commis plusieurs erreurs de droit, en ne relevant pas que sa titularisation dans un cadre d'emplois de catégorie B est intervenue en méconnaissance des dispositions du décret du 18 février 1986 relatif à la titularisation des agents des collectivités territoriales des catégories A et B, en ne déduisant pas de cette illégalité que l'administration avait l'obligation de retirer cet arrêté ou, à tout le moins, de régulariser sa situation, et en se fondant pour cela sur la circonstance, sans incidence, que par sa demande du 26 mars 1998, il aurait réclamé l'abrogation de cet arrêté au lieu de son retrait.
9. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi, que M. A est uniquement fondé à demander l'annulation de l'arrêt attaqué de la cour administrative d'appel de Douai en tant qu'il se prononce sur ses conclusions aux fins d'annulation de la décision du 15 juin 1998.
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond, dans la mesure de la cassation prononcée, en application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative🏛.
Sur les conclusions tendant à l'annulation de la décision du 15 juin 1998 :
11. Il résulte de ce qui a été dit au point 5 qu'en rejetant comme irrecevable le recours de M. A contre la décision du 15 juin 1998, au motif qu'il a été exercé au-delà d'un délai raisonnable, le tribunal administratif a entaché son jugement d'irrégularité. Par suite, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, ce jugement doit être annulé.
12. Il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur la demande dont M. A a saisi le tribunal administratif de Lille.
13. En premier lieu, aux termes de l'article 1er du 18 février 1986 précédemment mentionné, dans sa rédaction en vigueur à la date de l'arrêté du 17 novembre 1994 par lequel M. A a été titularisé dans le cadre d'emplois des rédacteurs territoriaux : " Les agents non titulaires des communes, des départements, des régions ou de leurs établissements publics ainsi que des offices publics d'habitation à loyer modéré et des caisses de crédit municipal, qui occupent un des emplois définis à l'article 3 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983🏛 et qui remplissent les conditions énumérées respectivement aux articles 126 et 127 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984🏛🏛, ont vocation à être titularisés sur leur demande dans des corps ou dans des emplois classés en catégorie A ou B déterminés en application de l'article 129 de la loi du 26 janvier 1984🏛 précitée, dans les conditions fixées au tableau de correspondance annexé au présent décret. / Ces agents peuvent être titularisés dans des emplois existants, relevant des statuts actuellement en vigueur en vertu de l'article 114 de la loi du 26 janvier 1984🏛 précitée, sans attendre la création des corps de la fonction publique territoriale. Ils peuvent également être titularisés dans un cadre d'emplois de catégorie B déterminé en application de l'article 129 de la loi du 26 janvier 1984 précitée lorsqu'ils exercent des fonctions et occupent des emplois qui, par leur niveau et leur nature, sont assimilables à des fonctions relevant de cadres d'emplois de la catégorie B et lorsqu'ils sont titulaires de titres ou diplômes permettant l'accès auxdits cadres d'emplois ". Le décret du 2 février 1998🏛 portant modifications de certaines dispositions relatives à la fonction publique territoriale a remplacé la dernière phrase par les dispositions suivantes, en vigueur à la date de la décision de refus du 15 juin 1998 dont M. A demande l'annulation : " Ils peuvent également être titularisés dans un cadre d'emplois de catégorie B ou un cadre d'emplois de catégorie A, déterminé en application de l'article 129 de la loi du 26 janvier 1984 précitée, lorsqu'ils exercent des fonctions et occupent des emplois qui, par leur niveau et leur nature, sont assimilables à des fonctions relevant de cadres d'emplois respectivement de la catégorie B ou de la catégorie A et lorsqu'ils sont titulaires de titres ou diplômes permettant l'accès auxdits cadres d'emplois ".
14. Il résulte de ces dispositions que M. A, qui depuis son intégration au cadre d'emploi des rédacteurs territoriaux en 1994 n'était plus agent non titulaire, ne remplissait pas, à la date de la décision attaquée, les conditions pour bénéficier d'une titularisation dans un cadre d'emploi de catégorie A en application de l'article 1er du décret du 18 février 1998🏛 dans sa rédaction issue du décret du 2 février 1998. L'administration étant dès lors tenue de rejeter sa demande de titularisation dans un tel cadre d'emploi, le moyen tiré de ce que le signataire de la décision de refus n'aurait pas disposé d'une délégation régulière ne peut qu'être écarté comme inopérant.
15. En deuxième lieu, M. A soutient toutefois que sa demande tendait en réalité au retrait de l'arrêté du 17 novembre 1994 l'intégrant dans un cadre d'emplois de catégorie B, et qu'en refusant ce retrait, la communauté urbaine a commis une erreur de droit ainsi qu'une erreur manifeste d'appréciation.
16. En vertu des règles générales applicables au retrait des actes administratifs, l'auteur d'une décision individuelle expresse créatrice de droits ne peut légalement la rapporter, à la condition que cette décision soit elle-même illégale, que dans le délai de quatre mois suivant la date à laquelle elle a été prise. En dehors de cette hypothèse, l'auteur de la décision peut procéder à son retrait, pour lui substituer une décision plus favorable, lorsque le retrait est sollicité par le bénéficiaire de cette décision et qu'il n'est pas susceptible de porter atteinte aux droits des tiers. Lorsque ces conditions sont réunies, l'auteur de la décision, saisi d'une demande de retrait par le bénéficiaire, apprécie, sous le contrôle du juge, s'il peut procéder ou non à son retrait, compte tenu de l'intérêt tant de celui qui l'a saisi que de celui du service.
17. En l'espèce, s'il apparaît rétrospectivement que, par l'effet d'un changement de circonstances de droit postérieur à l'arrêté du 17 novembre 1994 ayant titularisé M. A dans un cadre d'emploi de catégorie B, ce dernier, s'il avait conservé la qualité de non titulaire, aurait rempli, à la date de sa demande, les conditions pour qu'une titularisation dans un cadre d'emplois de catégorie A soit possible, toutefois le retrait de l'arrêté n'aurait pu être accompagné, en l'état des dispositions citées au point 12, d'aucune titularisation dans un cadre d'emploi de catégorie A prenant effet à la même date que ce retrait, et aurait ainsi privé M. A des avantages liés à la qualité d'agent titulaire. Sa demande ne saurait donc, en tout état de cause, être regardée comme tendant au retrait d'un acte créateur de droits pour qu'y soit substituée une décision plus favorable.
18. Enfin, si M. A soutient que la décision initiale de titularisation aurait été prise par fraude, cela ne ressort en tout état de cause pas des pièces du dossier. Le détournement de pouvoir qu'il allègue n'est pas davantage établi.
19. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la fin de non-recevoir soulevée par la métropole européenne de Lille, que la demande présentée par M. A devant le tribunal administratif de Lille doit être rejetée, y compris ses conclusions aux fins d'injonction.
20. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de la métropole européenne de Lille qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de M. A une somme au titre de ces mêmes dispositions.
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Article 1er : L'arrêt du 30 juillet 2020 de la cour administrative d'appel de Douai est annulé.
Article 2 : Le jugement du 23 octobre 2018 du tribunal administratif de Lille est annulé.
Article 3 : La demande présentée par M. A devant le tribunal administratif de Lille est rejetée.
Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi de M. A est rejeté.
Article 5 : Les conclusions présentées par la métropole européenne de Lille au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à M. B A et à la métropole européenne de Lille.
Délibéré à l'issue de la séance du 25 janvier 2024 où siégeaient : M. Philippe Ranquet, conseiller d'Etat, présidant ; Mme Nathalie Escaut, conseillère d'Etat et Mme Muriel Deroc, maîtresse des requêtes-rapporteure.
Rendu le 16 février 2024.
Le président :
Signé : M. Philippe Ranquet
La rapporteure :
Signé : Mme Muriel Deroc
La secrétaire :
Signé : Mme Nathalie Martinez-Casanova