Cour européenne des droits de l'homme25 septembre 1992
Requête n°66/1991/318/390
Pham Hoang c. France
En l'affaire Pham Hoang c. France*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
Thór Vilhjálmsson,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
C. Russo,
A. Spielmann, Sir John Freeland,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 avril et 29 août 1992,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
* L'affaire porte le n° 66/1991/318/390. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 7 juin 1991, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 13191/87) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Tuan Tran Pham Hoang, avait saisi la Commission le 20 août 1987 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 paras. 1, 2 et 3 c) (art. 6-1, art. 6-2, art. 6-3-c).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 28 juin 1991, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. F. Matscher, M. J. Pinheiro Farinha, M. C. Russo, M. R. Bernhardt, M. A. Spielmann et Sir John Freeland, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par la suite, M. F. Gölcüklü, suppléant, a remplacé M. Pinheiro Farinha, qui avait donné sa démission et dont le successeur à la Cour était entré en fonctions avant l'audience (articles 2 par. 3 et 22 par. 1 du règlement).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et l'avocat du requérant au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence et après deux prolongations de délai dues à une tentative infructueuse de règlement amiable, le requérant, le Gouvernement et le délégué de la Commission ont déposé leurs mémoires respectifs les 4 novembre 1991, 16 décembre 1991 et 2 février 1992.
5. Le 21 novembre 1991, le président avait autorisé l'Ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, en vertu de l'article 37 par. 2 du règlement, à présenter des observations écrites sur un point déterminé. Le greffier les a reçues le 20 janvier 1992; le représentant du président de l'Ordre les a complétées par une note du 10 mars 1992.
6. Le 22 novembre 1991, la Commission a produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
7. Ainsi qu'en avait décidé celui-ci, les débats se sont déroulés en public le 21 avril 1992, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
Mme E. Belliard, directeur adjoint des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères,
agent, M. B. Gain, sous-directeur des droits de l'homme à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, Mlle M. Picard, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, M. J. Camut, directeur adjoint des douanes au ministère du Budget, Mme C. Cosson, magistrat détaché au service des affaires européennes et internationales au ministère de la Justice,
conseils;
- pour la Commission
M. H.G. Schermers,
délégué;
- pour le requérant
Me A. Lestourneaud, avocat, Me P. Potiez-Lestourneaud, avocate,
conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations, de même qu'en leurs réponses à une question posée par elle, Mme Belliard pour le Gouvernement, M. Schermers pour la Commission, Me Lestourneaud et Me Potiez-Lestourneaud pour le requérant.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
8. Ressortissant français né en 1963 à Saïgon, M. Tuan Tran Pham Hoang était au moment des faits domicilié à Aulnay-sous-Bois (France) et dépourvu d'emploi.
9. Le 3 janvier 1984, il fut interpellé à Paris avec quatre autres personnes originaires de Hong Kong, du Cambodge et du Vietnam, MM. Cheng Man Ming, Fu Wing Kin, Ngo Pan et Tran Gia Quong. Il se trouvait au volant d'une voiture vers laquelle se dirigeaient MM. Cheng et Fu, lesquels sortaient d'un hôtel et portaient deux sacs contenant 2 750 grammes d'héroïne-base et 85 d'héroïne presque pure, ainsi qu'une balance dont un plateau portait des traces d'héroïne. Deux autres personnes, MM. Jip Quang Duong et Hanh Phuoc, furent arrêtées à la suite d'une perquisition dans un appartement où s'était rendu le requérant et où la police découvrit des armes et 5 kg de caféine.
Depuis la fin de décembre 1983, des fonctionnaires de la brigade des stupéfiants et du proxénétisme menaient des opérations de surveillance et de filature; ils avaient eu vent de la préparation d'un trafic d'héroïne en relation avec des individus de Hong Kong.
10. Le 7 janvier 1984, un juge d'instruction inculpa le requérant d'infraction à la législation sur les stupéfiants et le plaça en détention provisoire. L'intéressé fut remis en liberté sous contrôle judiciaire le 6 mars 1984.
A. La procédure devant le tribunal de grande instance de Paris
11. Par une ordonnance du 25 mars 1984, le juge d'instruction renvoya en jugement le requérant et les six autres personnes susmentionnées, pour "avoir, à Paris, courant 1983-1984 et notamment jusqu'au 3 janvier, conclu une association ou entente dans le but de fabriquer, détenir et céder des produits stupéfiants, en l'espèce de l'héroïne".
12. A l'audience du 2 mai 1985, le directeur général des douanes invita le tribunal à
"Déclarer Cheng, Fu Wing, Ngo, Tran, Hanh, Jip et Pham coupables d'avoir du 1er décembre 1983 au 3 janvier 1984, sur le territoire douanier français, commis en tant que détenteurs ou intéressés à la fraude le délit douanier de 3e classe réputé contrebande de marchandises prohibées par véhicule autopropulsé et par une réunion de plus de six individus;
Les condamner de ce chef, conjointement et solidairement, à payer à l'administration des douanes:
- une somme de deux millions huit cent trente-cinq mille francs (2 835 000) pour tenir lieu de la confiscation de la marchandise qui sera détruite (art. 435 du C.D. [code des douanes]);
- une amende de deux millions huit cent trente-cinq mille francs (2 835 000) égale à la valeur de la marchandise de fraude (art. 414 du C.D.);
Prononcer la contrainte par corps et fixer sa durée au maximum;
Ordonner le maintien en détention jusqu'au paiement des pénalités douanières (article 388 nouveau du code des douanes) des détenus dans la limite de la durée de la contrainte par corps;
Le tout par application des articles 38, 215, 343, 373, 382, 388, 392, 399, 409, 416, 417, 419, 435 et 438 du code des douanes, de l'article 750 du code de procédure pénale et de l'arrêté du 11 décembre 1981 du ministre du Budget;
Sans préjudice de la peine d'emprisonnement prévue par l'article 416 du code des douanes qu'il plaira au ministère public de requérir en application de l'article 343-1 dudit code."
Les conclusions du directeur général indiquaient notamment:
"Les déclarations des prévenus et la surveillance des enquêteurs permettaient de dire que:
Cheng Man Ming et Fu Wing Kin ont quitté ensemble Bangkok le 26 décembre 1983 par avion, transportant une valise truquée qui contenait l'héroïne saisie. Arrivés à Athènes, Cheng a continué son voyage aérien jusqu'à Paris et chargeait Fu de transporter la valise par voie ferroviaire afin d'échapper aux contrôles minutieux opérés dans les aéroports parisiens.
En France, Ngo Pan a accompagné Cheng pour opérer différents achats: celui de la bassine qui aurait servi au mélange de l'héroïne et de la caféine [et] celui du sécateur qui a permis de découper la cachette de la valise truquée.
C'est dans la voiture automobile de Pham que devait être transportée l'héroïne saisie, et Tran devait convoyer cette marchandise chez Jip Quang Duong et Hanh Phuoc, au domicile desquels furent saisis les cinq kilogrammes de caféine.
Il est donc établi que les sept prévenus ont formé une réunion d'individus (que tous aient détenu ou non la marchandise de fraude) en vue d'importer de l'héroïne-base, de la transformer, de la détenir, de la transporter et de la mélanger à de la caféine en vue d'obtenir une marchandise dont la valeur sur le marché illicite aurait triplé du fait de ce mélange.
(...)
En droit
Attendu que les marchandises litigieuses sont nommément reprises à l'arrêté du 11 décembre 1981 du ministre du Budget fixant la liste des produits soumis aux dispositions de l'article 215 du code des douanes;
Attendu que ceux qui détiennent ou transportent les marchandises spécialement désignées par des arrêtés du ministre de l'Economie et des Finances doivent, à première réquisition des agents des douanes, produire soit des quittances attestant que ces marchandises ont été régulièrement importées, soit des factures d'achat, bordereaux de fabrication ou toutes autres justifications d'origine émanant de personnes ou sociétés régulièrement établies à l'intérieur du territoire douanier;
Attendu qu'à défaut des justifications d'origine ci- dessus, les marchandises en cause sont réputées avoir été importées en contrebande (art. 419 du C.D.);
Attendu qu'ainsi est constitué le délit réputé importation en contrebande de marchandises prohibées, en l'espèce 2 835 grammes d'héroïne-base ou presque pure d'une valeur de 2 835 000 f., prévu et puni par les articles 38, 215, 373, 414, 417, 419 et 435 du code des douanes; avec les circonstances aggravantes suivantes:
1. il s'agit de la marchandise la plus prohibée sur le plan douanier et la plus nocive au regard de la législation sanitaire;
2. (...) le délit a été commis par une réunion de six individus ou plus (art. 416 du C.D.);
3. (...) la marchandise allait être transportée par véhicule autopropulsé (art. 416 du C.D.).
Particularité du droit douanier
Art. 373 du C.D.: dans toute action sur une saisie, la preuve de non-contravention est à la charge du saisi.
Les prévenus ne peuvent pas se décharger de leur responsabilité pénale en invoquant leur bonne foi; cette dernière est tout à fait inopérante au regard du droit douanier.
Art. 409 du C.D.: toute tentative de délit est punissable comme le délit même. La marchandise de fraude allait être réceptionnée dans le véhicule de Pham, par ce dernier, Ngo et Tran.
Responsabilités
Attendu que le délit ci-dessus qualifié est imputable aux susnommés en tant que détenteurs - détenteurs juridiques - ou intéressés à la fraude;
Attendu que le détenteur des marchandises de fraude est réputé responsable de la fraude (art. 392 par. 1 du C.D.);
Attendu que (art. 399 du C.D.)
1. Ceux qui ont participé comme intéressés d'une manière quelconque à un délit de contrebande ou à un délit d'importation ou d'exportation sans déclaration sont passibles des mêmes peines que les auteurs de l'infraction et, en outre, des peines privatives de droits édictées par l'article 432 du code des douanes;
2. Sont réputés intéressés:
a) les entrepreneurs, membres d'entreprises, assureurs, assurés, bailleurs de fonds, propriétaires de marchandises et, en général, ceux qui ont un intérêt direct à la fraude;
b) ceux qui ont coopéré d'une manière quelconque à un ensemble d'actes accomplis par un certain nombre d'individus agissant de concert, d'après un plan de fraude arrêté pour assurer le résultat poursuivi en commun;
c) ceux qui ont, sciemment, soit couvert les agissements des fraudeurs ou tenté de leur procurer l'impunité, soit acheté ou détenu, même en dehors du rayon, des marchandises provenant d'un délit de contrebande ou d'importation sans déclaration.
3. L'intérêt à la fraude ne peut être imputé à celui qui a agi en état de nécessité ou par suite d'une erreur invincible;
Attendu que les condamnations contre plusieurs personnes pour un même fait de fraude sont solidaires, tant pour les pénalités pécuniaires tenant lieu de confiscation que pour l'amende et les dépens (art. 406 par. 1 du C.D.);
Attendu que les propriétaires des marchandises de fraude, ceux qui se sont chargés de les importer ou de les exporter [,] les intéressés à la fraude, les complices et adhérents sont tous solidaires et contraignables par corps pour le paiement de l'amende, des sommes tenant lieu de confiscation et des dépens (art. 407 du C.D.);
(...)"
13. Le 31 mai 1985, le tribunal de grande instance de Paris (16e chambre correctionnelle) relaxa, au bénéfice du doute, le requérant, ainsi que MM. Jip et Hanh, de tous les chefs de poursuite.
En ce qui concerne la procédure relative au délit pénal simple (paragraphe 11 ci-dessus), il releva:
"(...) rien ne prouve que Pham Hoang, dont l'intervention n'a été que ponctuelle, ait accepté en connaissance de cause de transporter dans sa voiture la marchandise et ses détenteurs;
(...)"
Au sujet de la procédure relative au délit douanier (paragraphe 12 ci-dessus), il nota:
"(...)
Attendu que sur le plan douanier, aucun acte matériel de complicité ou d'intéressement à la fraude ne peut être établi à l'encontre de Jip, Hanh et Pham;