Jurisprudence : Cass. civ. 2, 30-11-2023, n° 21-20.979, FS-D, Renvoi

Cass. civ. 2, 30-11-2023, n° 21-20.979, FS-D, Renvoi

A691917E

Identifiant européen : ECLI:FR:CCASS:2023:C201250

Identifiant Legifrance : JURITEXT000048550452

Référence

Cass. civ. 2, 30-11-2023, n° 21-20.979, FS-D, Renvoi. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/102200629-cass-civ-2-30112023-n-2120979-fsd-renvoi
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CIV. 2

LM


COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 30 novembre 2023


Renvoi à la chambre sociale
pour avis


Mme MARTINEL, président


Arrêt n° 1250 FS-D

Pourvoi n° N 21-20.979


R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 30 NOVEMBRE 2023


La société caisse fédérale de Crédit mutuel A, Basse-Normandie, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° N 21-20.979 contre l'arrêt rendu le 1er juillet 2021 par la cour d'appel de Caen (chambre sociale, section 2), dans le litige l'opposant à M. [V] [R], domicilié [… …], défendeur à la cassation.


Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Bonnet et M. Cardini, conseillers référendaires, les observations de la SCP Foussard et Froger, avocat de la caisse fédérale de Crédit mutuel de A, Basse-Normandie, de la SARL Cabinet François Pinet, avocat de M. [R], et l'avis de Mme Trassoudaine-Verger, avocat général, après débats en l'audience publique du 7 novembre 2023 où étaient présents Mme Martinel, président, Mme Bonnet, conseiller référendaire rapporteur, M. Cardini, conseiller référendaire co-rapporteur, Mme Durin-Karsenty, conseiller doyen, Mmes Vendryes, Caillard, M. Waguette, conseillers, Mmes Aa, Ab, Latreille, Chevet, conseillers référendaires, Mme Trassoudaine-Verger, avocat général, et Mme Thomas, greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire🏛, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.


Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Caen, 1er juillet 2021), M. [R], engagé en 1982 par la société caisse fédérale de Crédit mutuel A, Basse-Normandie (la société), exerce, depuis 1992, des mandats de représentation du personnel.

2. Alléguant des faits de discrimination syndicale, M. [R] a, par acte du 5 septembre 2017, saisi un conseil de prud'hommes de demandes d'indemnisation et de rappel de salaire.

3. Par jugement avant dire droit du 4 avril 2019, le conseil de prud'hommes a ordonné à la société, en application de l'article 144 du code de procédure civile🏛, de produire les historiques de carrière de neuf salariés nommément désignés, ainsi que les bulletins de salaire de décembre de chaque année sur les dix dernières années d'exercice à compter de 2018 de ces salariés. Il a, en outre, ordonné à la société de justifier, en même temps que la communication des documents, de ce qu'elle les a communiqués contradictoirement à M. [R].

4. La société a formé un appel-nullité contre ce jugement.

5. Par un arrêt du 1er juillet 2021, une cour d'appel a déclaré l'appel-nullité recevable, rejeté la demande tendant à la nullité du jugement déféré et confirmé le jugement déféré.

6. La société a formé un pourvoi contre cet arrêt.

Recevabilité du pourvoi contestée par la défense

7. La question se pose de savoir si le pourvoi immédiat est recevable et, le cas échéant, à quelles conditions.

8. Il résulte des articles 606, 607 et 608 du code de procédure civile🏛🏛🏛 que, sauf dans les cas spécifiés par la loi, les jugements en dernier ressort qui ne mettent pas fin à l'instance ne peuvent être frappés de pourvoi en cassation indépendamment des jugements sur le fond que s'ils tranchent dans leur dispositif tout ou partie du principal. Il n'est dérogé à cette règle qu'en cas d'excès de pouvoir (Ch. mixte., 28 janvier 2005, pourvoi n° 02-19.153).

9. Toutefois, au regard du droit au juge et l'obligation, pour les États membres, de prévoir un recours juridictionnel, la Cour de justice de l'Union européenne a rappelé que l'exigence d'un contrôle juridictionnel de toute décision d'une autorité nationale constitue un principe général de droit communautaire qui a trouvé sa consécration dans les articles 6 et 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et a précisé qu'il appartient aux juridictions nationales de statuer, le cas échéant après renvoi préjudiciel à la Cour, sur la légalité de l'acte national en cause, dans les mêmes conditions que celles réservées à tout acte définitif, qui, pris par l'autorité, est susceptible de faire grief à des tiers, et, par conséquent, de considérer comme recevable le recours introduit à cette fin, même si les règles de procédure internes ne le prévoient pas en pareil cas (CJUE, 3 décembre 1992, Ac Ad c. Commission, aff., C-97/91).

10. Par ailleurs, selon l'article 19, § 1, du Traité sur l'Union européenne, les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l'Union.

11. En outre, selon l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l'Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues à cet article, l'Union européenne reconnaissant, aux termes de l'article 6, § 1, du Traité sur l'Union européenne, les droits, les libertés et les principes énoncés dans ladite Charte, laquelle a la même valeur juridique que les traités.

12. L'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales garantit le droit à une protection juridictionnelle effective à toute personne, dont le droit à un tribunal, qui recouvre le droit de bénéficier d'un accès concret et effectif à un tribunal.

13. Il découle de ce qui précède que l'atteinte éventuelle aux droits des tiers, concernés par une mesure de communication de leurs données personnelles à des parties à un litige, fondée sur les dispositions de l'article 144 du code de procédure civile, doit nécessairement faire l'objet d'un examen par le juge avant l'exécution de la mesure au regard des droits reconnus par le règlement (UE) n° 2016/679⚖️ du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 (RGPD), une telle atteinte ne pouvant plus, une fois les pièces communiquées, être utilement réparée par un contrôle postérieur.

14. Par conséquent, afin de garantir l'effectivité de l'application du droit de l'Union européenne et, plus précisément, du règlement précité, il convient de déclarer le pourvoi immédiatement recevable à l'encontre d'une décision, statuant à l'occasion d'un incident de communication de pièces contenant des données à caractère personnel de tiers entrant dans le champ d'application matériel du RGPD, sans limiter l'ouverture du pourvoi à un excès de pouvoir consacré ou commis par le juge.

15. Le pourvoi est, dès lors, recevable.


Examen des moyens

16. Il résulte du considérant (4) de l'introduction du RGPD, que le droit à la protection des données à caractère personnel n'est pas un droit absolu et doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d'autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité. Selon ce considérant, le règlement respecte tous les droits fondamentaux et observe les libertés et les principes reconnus par la Charte, consacrés par les traités, en particulier le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial.

17. Selon l'article 6, § 3, du RGPD, le fondement du traitement visé au § 1, points c) et e), est défini par a) le droit de l'Union ; ou b) le droit de l'État membre auquel le responsable du traitement est soumis. Les finalités du traitement sont définies dans cette base juridique ou, en ce qui concerne le traitement visé au § 1, point e), sont nécessaires à l'exécution d'une mission d'intérêt public ou relevant de l'exercice de l'autorité publique dont est investi le responsable du traitement. Cette base juridique peut contenir des dispositions spécifiques pour adapter l'application des règles du présent règlement, entre autres : les conditions générales régissant la licéité du traitement par le responsable du traitement ; les types de données qui font l'objet du traitement ; les personnes concernées ; les entités auxquelles les données à caractère personnel peuvent être communiquées et les finalités pour lesquelles elles peuvent l'être ; la limitation des finalités ; les durées de conservation ; et les opérations et procédures de traitement, y compris les mesures visant à garantir un traitement licite et loyal, telles que celles prévues dans d'autres situations particulières de traitement comme le prévoit le chapitre IX. Le droit de l'Union ou le droit des États membres répond à un objectif d'intérêt public et est proportionné à l'objectif légitime poursuivi.

18. Selon l'article 6, § 4, du RGPD, lorsque le traitement à une fin autre que celle pour laquelle les données ont été collectées n'est pas fondé sur le consentement de la personne concernée ou sur le droit de l'Union ou le droit d'un État membre qui constitue une mesure nécessaire et proportionnée dans une société démocratique pour garantir les objectifs visés à l'article 23, § 1, le responsable du traitement, afin de déterminer si le traitement à une autre fin est compatible avec la finalité pour laquelle les données à caractère personnel ont été initialement collectées, tient compte, entre autres :
a) de l'existence éventuelle d'un lien entre les finalités pour lesquelles les données à caractère personnel ont été collectées et les finalités du traitement ultérieur envisagé ;
b) du contexte dans lequel les données à caractère personnel ont été collectées, en particulier en ce qui concerne la relation entre les personnes concernées et le responsable du traitement ;
c) de la nature des données à caractère personnel, en particulier si le traitement porte sur des catégories particulières de données à caractère personnel, en vertu de l'article 9, ou si des données à caractère personnel relatives à des condamnations pénales et à des infractions sont traitées, en vertu de l'article 10 ;
d) des conséquences possibles du traitement ultérieur envisagé pour les personnes concernées ;
e) de l'existence de garanties appropriées, qui peuvent comprendre le chiffrement ou la pseudonymisation.

19. Selon l'article 5, § 1, c), les données à caractère personnel doivent être adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées (minimisation des données).

20. La chambre sociale a jugé (Soc., 8 mars 2023, pourvoi n° 21-12.492⚖️, publié) qu'il appartient au juge saisi d'une demande de communication de pièces sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile🏛, d'abord, de rechercher si cette communication n'est pas nécessaire à l'exercice du droit à la preuve de l'inégalité de traitement alléguée et proportionnée au but poursuivi et s'il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, ensuite, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d'autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitée.

21. La Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit (CJUE, 2 mars 2023, Ae Af Ag, …) :
1 - que l'article 6, § 3 et 4, du RGPD doit être interprété en ce sens que cette disposition s'applique, dans le cadre d'une procédure juridictionnelle civile, à la production en tant qu'élément de preuve d'un registre du personnel contenant des données à caractère personnel de tiers collectées principalement aux fins de contrôle fiscal.
2 - que les articles 5 et 6 du RGPD doivent être interprétés en ce sens que lors de l'appréciation du point de savoir si la production d'un document contenant des données à caractère personnel doit être ordonnée, la juridiction nationale est tenue de prendre en compte les intérêts des personnes concernées et de les pondérer en fonction des circonstances de chaque espèce, du type de procédure en cause et en tenant dûment compte des exigences résultant du principe de proportionnalité ainsi que, en particulier, de celles résultant du principe de la minimisation des données visé à l'article 5, § 1, sous c), de ce règlement.


22. En cet état, l'examen de ce pourvoi conduit, préalablement, à un renvoi à la chambre sociale pour avis en application de l'article 1015-1 du code de procédure civile🏛.


PAR CES MOTIFS, la Cour :

DÉCLARE le pourvoi recevable ;

Renvoie l'affaire à la chambre sociale pour avis sur les questions suivantes :

1 - La circonstance que la communication de documents contenant des données à caractère personnel soit sollicitée à l'occasion d'une action en indemnisation engagée devant un conseil de prud'hommes pour des faits allégués de discrimination syndicale appelle-t-elle une interprétation spécifique de l'office du juge au regard de la licéité du traitement de données au sens de l'article 6 du RGPD ?

2 - Plus précisément, le juge doit-il prendre en compte, le cas échéant d'office, les intérêts des personnes concernées et les pondérer en fonction des circonstances de cette espèce, de ce type de procédure, et en tenant compte des exigences résultant du principe de proportionnalité ainsi que, en particulier, de celles résultant du principe de la minimisation des données visé à l'article 5, § 1, sous c), de ce règlement ?

Sursoit à statuer dans l'attente de la réponse de la chambre sociale ;

Renvoie l'affaire à l'audience de formation de section du 6 mai 2024 ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du trente novembre deux mille vingt-trois.

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