Tribunal de première instance des Communautés européennes17 juillet 1998
Affaire n°T-111/96
ITT Promedia NV
c/
Commission des Communautés européennes
61996A0111
Arrêt du Tribunal de première instance (quatrième chambre élargie)
du 17 juillet 1998.
ITT Promedia NV
contre
Commission des Communautés européennes.
Concurrence - Recours en annulation - Rejet d'une plainte - Article 86 du traité CE - Abus de position dominante - Actions en justice devant les juridictions nationales - Droit d'accès au juge - Demande d'exécution d'un accord - Erreur manifeste d'appréciation - Obligation d'examen - Erreur de qualification - Motivation insuffisante.
Affaire T-111/96.
Recueil de Jurisprudence 1998 page II-2937
1 Concurrence - Position dominante - Abus - Notion - Action en justice devant les juridictions nationales - Critères d'appréciation dégagés par la Commission - Interprétation restrictive - Prise en considération du principe général d'accès au juge
(Traité CE, art. 86)
2 Concurrence - Procédure administrative - Examen des plaintes - Décision de classement - Contrôle juridictionnel
(Règlement du Conseil n° 17, art. 3, § 2)
3 Actes des institutions - Motivation - Obligation - Portée - Décision d'application des règles de concurrence
(Traité CE, art. 190)
4 Concurrence - Règles communautaires - Application - Comportement anticoncurrentiel conforme à la législation nationale - Absence d'incidence
(Traité CE, art. 85 et 86)
5 Recours en annulation - Actes susceptibles de recours - Refus de la Commission d'adresser à un État membre une directive ou une décision en matière de respect des règles de concurrence par des entreprises publiques - Exclusion
(Traité CE, art. 90 et 173)
6 Concurrence - Position dominante - Abus - Notion - Demande d'exécution d'une clause contractuelle
(Traité CE, art. 86)
7 Le fait de pouvoir faire valoir ses droits par voie juridictionnelle, et le contrôle juridictionnel qu'il implique, est l'expression d'un principe général de droit qui se trouve à la base des traditions constitutionnelles communes aux États membres et qui a été consacré par les articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. L'accès au juge étant un droit fondamental et un principe général garantissant le respect du droit, ce n'est que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles que le fait d'intenter une action en justice est susceptible de constituer un abus de position dominante au sens de l'article 86 du traité.
A cet égard, lorsque la Commission a établi deux critères cumulatifs pour pouvoir déterminer les cas dans lesquels une action en justice est abusive au sens de l'article 86 du traité, à savoir qu'elle ne peut être raisonnablement considérée comme visant à faire valoir les droits de l'entreprise, ne pouvant dès lors servir qu'à harceler l'opposant, et qu'elle est conçue dans le cadre d'un plan ayant pour but d'éliminer la concurrence, ces deux critères doivent être interprétés et appliqués restrictivement, de manière à ne pas tenir en échec l'application du principe général d'accès au juge. S'agissant de l'application du premier critère, la situation devant être prise en compte est celle existant au moment où l'action est engagée. De plus, il ne s'agit pas de déterminer si les droits que l'entreprise concernée faisait valoir au moment où elle a intenté son action en justice existaient effectivement, ou si celle-ci était fondée, mais de déterminer si une telle action avait pour but de faire valoir ce que l'entreprise, à ce moment-là, pouvait raisonnablement considérer comme étant ses droits.
8 Lorsque la Commission a pris une décision de classement d'une plainte introduite en vertu de l'article 3, paragraphe 2, du règlement n° 17, sans mener d'instruction, le contrôle de légalité auquel le Tribunal doit procéder vise à vérifier si la décision litigieuse ne repose pas sur des faits matériellement inexacts, n'est entachée d'aucune erreur de droit, pas plus que d'aucune erreur manifeste d'appréciation ou de détournement de pouvoir.
9 La motivation d'une décision individuelle doit permettre, d'une part, à son destinataire de connaître les justifications de la mesure prise, afin de faire valoir, le cas échéant, ses droits, et de vérifier si la décision est ou non bien fondée, et, d'autre part, au juge communautaire d'exercer son contrôle, étant précisé que la portée de cette obligation dépend de la nature de l'acte en cause et du contexte dans lequel il a été adopté. Une décision constituant un tout, chacune de ses parties doit être lue à la lumière des autres.
A cet égard, la Commission n'est pas obligée, dans la motivation des décisions qu'elle est amenée à prendre pour assurer l'application des règles de concurrence, de prendre position sur tous les arguments que les intéressés invoquent à l'appui de leur demande, mais il suffit qu'elle expose les faits et les considérations juridiques revêtant une importance essentielle dans l'économie de la décision.
10 La compatibilité d'une législation nationale avec les règles de concurrence du traité ne saurait être considérée comme déterminante dans le cadre de l'examen de l'applicabilité des articles 85 et 86 du traité aux comportements des entreprises qui se conforment à cette législation. Dans le cadre d'un tel examen par la Commission, l'évaluation préalable d'une législation nationale, ayant une incidence sur les comportements des entreprises, ne porte que sur la question de savoir si celle-ci laisse subsister la possibilité d'une concurrence susceptible d'être empêchée, restreinte ou faussée par des comportements autonomes de leur part. Si tel n'est pas le cas, les articles 85 et 86 du traité ne sont pas d'application.
11 L'exercice du pouvoir d'appréciation de la compatibilité des mesures étatiques avec les règles du traité conféré par l'article 90, paragraphe 3, n'est pas assorti d'une obligation d'intervention de la part de la Commission. Par conséquent, les personnes physiques ou morales qui demandent à la Commission d'intervenir au titre de l'article 90, paragraphe 3, ne bénéficient pas du droit d'introduire un recours contre une décision de la Commission de ne pas faire usage des prérogatives qu'elle détient à ce titre.
12 La notion d'exploitation abusive, telle que contenue dans l'article 86 du traité, est une notion objective qui vise les comportements d'une entreprise en position dominante qui sont de nature à influencer la structure d'un marché où, à la suite précisément de la présence de l'entreprise en question, le degré de concurrence est déjà affaibli, et qui ont pour effet de faire obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale de produits ou de services sur la base des prestations des opérateurs économiques, au maintien du degré de concurrence existant encore sur le marché ou au développement de cette concurrence.
Il résulte de la nature des obligations imposées par l'article 86 du traité que, dans des circonstances spécifiques, les entreprises en position dominante peuvent être privées du droit d'adopter des comportements, ou d'accomplir des actes, qui ne sont pas en eux-mêmes abusifs et qui seraient même non condamnables s'ils étaient adoptés, ou accomplis, par des entreprises non dominantes. Ainsi, la conclusion d'un contrat ou l'acquisition d'un droit peuvent être constitutives d'abus au sens de l'article 86, si elles sont le fait d'une entreprise en position dominante.
Peut être également constitutive d'un abus au sens de l'article 86 du traité la demande d'exécution d'une clause d'un contrat, si, notamment, cette demande va au-delà de ce que les parties pouvaient raisonnablement attendre du contrat ou si les circonstances applicables lors de la conclusion du contrat ont entre-temps été modifiées.
dans l'affaire T-111/96,
ITT Promedia NV, société de droit belge, établie à Anvers (Belgique), représentée par Mes Ivo Van Bael, Peter L'Ecluse et Kris Van Hove, avocats au barreau de Bruxelles, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Mes Loesch et Wolter, 11, rue Goethe,
partie requérante,
contre
Commission des Communautés européennes, représentée par M. Wouter Wils, membre du service juridique, assisté de Mme Rosemary Caudwell, fonctionnaire national détaché auprès de la Commission, en qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. Carlos Gómez de la Cruz, membre du service juridique, Centre Wagner, Kirchberg,
partie défenderesse,
soutenue par
Belgacom SA, société de droit belge, établie à Bruxelles (Belgique), représentée initialement par Me Jules Stuyck puis par Mes Herman De Bauw et Paul Maeyaert, avocats au barreau de Bruxelles, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Mes Arendt et Medernach, 8-10, rue Mathias Hardt,
partie intervenante,
ayant pour objet une demande d'annulation d'une décision de la Commission rejetant définitivement les parties d'une plainte introduite par la requérante selon lesquelles Belgacom SA avait intenté contre la requérante des procédures contentieuses devant les tribunaux belges à des fins vexatoires et avait demandé à la requérante de lui abandonner son savoir-faire industriel et commercial en vertu d'engagements contractuels liant les deux parties, actes constituant prétendument des violations de l'article 86 du traité CE,
LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
(quatrième chambre élargie),
composé de Mme P. Lindh, président, MM. R. García-Valdecasas, K. Lenaerts, J. D. Cooke et M. Jaeger, juges,
greffier: M. A. Mair, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de la procédure orale du 3 décembre 1997,
rend le présent
Arrêt
Contexte juridique et factuel du litige
1 La requérante, ITT Promedia NV, anciennement NV Promedia, est une société de droit belge dont les activités principales sont tournées vers l'édition d'annuaires téléphoniques commerciaux en Belgique. Elle est une filiale à 99,95 % de ITT World Directories Inc., société de droit américain, qui a pour activité principale la publication d'annuaires téléphoniques commerciaux au niveau mondial. ITT World Directories Inc. est une filiale à 80 % d'ITT World Directories Enterprises Inc. qui, à son tour, est une filiale à 100 % d'ITT Corporation, les deux dernières étant toutes deux des sociétés de droit américain.
Cadre réglementaire national
2 La loi belge du 13 octobre 1930, coordonnant les différentes dispositions législatives concernant la télégraphie et la téléphonie avec fil, a accordé à une entreprise publique, la Régie des télégraphes et téléphones (ci-après "RTT"), le droit exclusif de gestion des télécommunications, incluant la publication et la distribution d'annuaires téléphoniques, pour la Belgique. En vertu de cette loi, la RTT avait également le droit d'autoriser des tiers à publier des annuaires.
3 Par la loi du 21 mars 1991, portant réforme de certaines entreprises publiques économiques, la RTT a, dans un premier temps, été transformée en une entreprise publique autonome, Belgacom. Ensuite, par la loi du 12 décembre 1994, modifiant la loi du 21 mars 1991, Belgacom a été transformée en société anonyme de droit public, Belgacom SA (ci-après "Belgacom"). L'actionnaire majoritaire de cette dernière est l'État belge. Jusqu'au 1er janvier 1998, Belgacom a détenu un monopole de droit sur les services de téléphonie vocale en Belgique.
4 Le droit exclusif de Belgacom d'éditer des annuaires a été aboli, à compter du 10 janvier 1994, par l'article 45 de la loi du 24 décembre 1993, modifiant l'article 113, paragraphe 2, de la loi du 21 mars 1991. Il ressort de cette disposition ainsi modifiée (ci-après "article 113, paragraphe 2, de la loi de 1991") que, non seulement Belgacom, mais également d'autres personnes, habilitées par l'Institut belge des services postaux et des télécommunications (ci-après "IBPT"), ont le droit d'éditer des annuaires, selon les conditions et modalités à définir par le roi.
5 Les conditions et modalités d'octroi de cette habilitation ont été déterminées par l'arrêté royal du 15 juillet 1994, entré en vigueur le 26 août 1994, portant réforme de certaines entreprises publiques économiques, en ce qui concerne les annuaires des abonnés aux services de télécommunications réservés exploités par Belgacom (ci-après "arrêté royal du 15 juillet 1994"). Il ressort des articles 1er, paragraphe 2, et 3, paragraphe 1, dudit arrêté que l'habilitation prend la forme d'une déclaration de conformité avec l'arrêté, délivrée par l'IBPT, du texte définitif d'une convention de fourniture des données nécessaires à la confection, la vente ou la distribution d'un annuaire, définissant l'ensemble des droits et obligations techniques, financiers et commerciaux de Belgacom et de la personne désireuse d'être habilitée. La convention doit, préalablement à sa signature, être notifiée par Belgacom et la personne intéressée conjointement. Selon l'article 2 dudit arrêté "[t]oute personne habilitée aura [...] accès aux données nécessaires à la confection, la vente ou la distribution d'un annuaire à des conditions commerciales, financières et techniques équitables, raisonnables et non discriminatoires". Ces conditions sont fixées par Belgacom et publiées par celle-ci dans le Moniteur belge. Son article 3, paragraphe 2, impose à Belgacom de transmettre à l'IBPT, à la demande de cette dernière, tout renseignement nécessaire à la vérification du caractère équitable, raisonnable et non discriminatoire desdites conditions. L'article 9 précise que les habilitations sont octroyées pour l'édition d'annuaires à partir du 1er janvier 1995.
Faits à l'origine du litige
6 Par un premier accord conclu en 1969, la RTT a concédé à NV Promedia le droit exclusif de publier des annuaires sur la base des données qu'elle lui fournirait. Cette concession a été renouvelée par un second accord du 9 mai 1984 (ci-après "accord du 9 mai 1984"), qui octroyait à NV Promedia, pour une période de dix ans, débutant le 1er janvier 1985 et prenant fin avec la publication de la dixième édition complète des annuaires téléphoniques officiels, le droit exclusif de publier et de distribuer l'annuaire téléphonique officiel, au nom de la RTT, et des annuaires commerciaux, en son nom propre. En exécution de ces deux accords, dont le dernier est arrivé à expiration le 15 février 1995, la requérante a publié des annuaires commerciaux sous la marque "Gouden Gids/Pages d'or".
7 Dès 1993, Belgacom et la requérante ont entrepris la négociation d'un nouvel accord. Après avoir, en septembre 1993, interrompu les négociations et lancé un appel d'offres pour la publication d'annuaires téléphoniques après le 1er janvier 1995, Belgacom a décidé, le 22 décembre 1993, de reprendre les négociations avec la requérante. Les deux parties n'étant pas parvenues à un accord, Belgacom a décidé, le 12 juillet 1994, de mettre un terme à sa coopération avec la requérante et de chercher un nouveau partenaire pour la publication d'annuaires téléphoniques à compter du 1er janvier 1995.