Tribunal de première instance des Communautés européennes27 février 1992
Affaire n°T-79/89
BASF AG et autres
c/
Commission des Communautés européennes
61989A0079
Arrêt du Tribunal de première instance (deuxième chambre)
du 27 février 1992.
BASF AG et autres
contre
Commission des Communautés européennes.
Concurrence - Notions d'accord et de pratique concertée - Procédure - Compétence - Règlement intérieur de la Commission - Inexistence de l'acte.
Affaires jointes T-79/89, T-84/89, T-85/89, T-86/89, T-89/89, T-91/89, T-92/89, T-94/89, T-96/89, T-98/89, T-102/89 et T-104/89.
Recueil de Jurisprudence 1992 page II-0315
1. Actes des institutions - Intangibilité après adoption - Modification de la motivation ou du dispositif - Violation du principe de sécurité juridique - Illégalité
(Traité CEE, art. 189 et 190)
2. Concurrence - Procédure administrative - Décision constatant une infraction - Adoption sur habilitation dans une langue faisant foi - Atteinte au principe de collégialité - Illégalité
(Traité CEE, art. 85; règlement intérieur de la Commission, art. 27)
3. Concurrence - Procédure administrative - Décision constatant une infraction - Décision non signée et établie après l'expiration du mandat du commissaire ayant signé les lettres d'accompagnement - Illégalité
(Traité CEE, art. 85; règlement intérieur de la Commission, art. 12, alinéa 3)
4. Recours en annulation - Moyens - Violation des formes substantielles - Violation par une institution de son règlement intérieur - Dispositions relatives à l'élaboration, à l'adoption et à l'authentification des actes de l'institution - Moyen invoqué par une personne physique ou morale - Recevabilité
(Traité CEE, art. 173; règlement intérieur de la Commission, art. 10 et 12)
5. Actes des institutions - Acte inexistant - Notion
(Traité CEE, art. 189, 190 et 192, alinéa 2)
1. Le principe de l'intangibilité de l'acte, une fois adopté par l'autorité compétente, constitue un facteur essentiel de sécurité juridique et de stabilité des situations juridiques dans l'ordre communautaire, aussi bien pour les institutions communautaires que pour les sujets de droit qui voient leur situation juridique et matérielle affectée par une décision desdites institutions. Seul, le respect rigoureux et absolu de ce principe permet d'acquérir la certitude que, postérieurement à son adoption, l'acte ne pourra être modifié que dans le respect des règles de compétence et de procédure et que, par voie de conséquence, l'acte notifié ou publié constituera une copie exacte de l'acte adopté, reflétant ainsi fidèlement la volonté de l'autorité compétente.
Des modifications, autres que des modifications d'ordre orthographique ou syntaxique, qui affectent les motifs d'une décision, présentent le caractère d'un vice de nature à affecter la légalité de l'ensemble de la décision modifiée, dès lors que, d'une part, de telles modifications tendent à ruiner l'effet utile de l'article 190 du traité et que, d'autre part, elles affectent, quant au fond du droit, le raisonnement qui constitue le support nécessaire du dispositif d'une décision. Il en est de plus fort de toute modification qui altère le dispositif d'un tel acte. En effet, une telle modification concerne directement la portée des obligations susceptibles d'être imposées aux sujets de droit par l'acte modifié ou, au contraire, la portée des droits qui leur sont conférés par l'acte modifié.
2. Une décision constatant une infraction à l'article 85 du traité, émettant des injonctions à l'égard de plusieurs entreprises, leur infligeant des sanctions pécuniaires importantes et valant titre exécutoire à cet effet affecte de façon caractérisée les droits et obligations de ces entreprises ainsi que leur patrimoine. L'adoption, dans la langue faisant foi, d'une telle décision ne saurait dès lors être regardée comme une simple mesure d'administration ou de gestion pouvant être adoptée sur habilitation par un seul commissaire, sans méconnaître directement le principe de collégialité expressément rappelé à l'article 27 du règlement intérieur de la Commission.
3. Un commissaire peut signer les lettres d'accompagnement de la décision constatant une infraction à l'article 85 du traité arrêtée par la Commission, en vue de sa notification à ses destinataires et de sa publication au Journal officiel des Communautés européennes, dans les conditions prévues par l'article 12, troisième alinéa, du règlement intérieur de la Commission. Toutefois, une telle signature, apposée le jour de l'expiration du mandat du commissaire, ne purge pas le vice d'incompétence dont est entaché l'acte, s'il est établi que sa date d'établissement est postérieure à la date d'expiration du mandat du commissaire. Par suite, est entaché d'illégalité, pour incompétence ratione temporis de son auteur, un acte sur lequel aucune autorité n'a apposé une signature manuscrite et dont il ressort de l'instruction qu'il a été définitivement établi au plus tôt après l'expiration du mandat du commissaire.
4. Les personnes physiques ou morales sont recevables à invoquer la violation du règlement intérieur d'une institution, à l'appui d'un recours en annulation dirigé contre un acte émanant de cette institution, dès lors que les dispositions dont la violation est invoquée sont créatrices de droits et facteur de sécurité juridique pour ces personnes. Tel est le cas des dispositions relatives à l'élaboration, à l'adoption et à l'authentification des actes communautaires, prévues aux articles 10 et 12 du règlement intérieur de la Commission.
5. Un acte dont on ne peut ni fixer avec une certitude suffisante la date exacte à partir de laquelle il a été susceptible de produire des effets juridiques et, par suite, d'être incorporé dans l'ordre juridique communautaire, ni, en raison des modifications dont il a été l'objet, appréhender avec assurance le contenu précis de la motivation qu'il doit contenir en vertu de l'article 190 du traité, ni définir et contrôler sans ambiguïté l'étendue des obligations qu'il impose à ses destinataires ou la désignation de ces derniers, ni identifier avec certitude quel a été l'auteur de sa version définitive, et pour lequel il est établi que la procédure d'authentification, prévue par la réglementation communautaire, a été totalement méconnue et que celle prévue à l'article 192, deuxième alinéa, du traité ne serait pas susceptible d'être mise en oeuvre, ne peut être qualifié de décision au sens de l'article 189 du traité.
Un acte entaché de tels vices, particulièrement graves et évidents, perd la présomption de validité dont jouit tout acte administratif en droit communautaire et est à considérer comme inexistant. Un tel acte ne produit aucun effet juridique et peut être contesté en dehors des délais de recours.
dans les affaires jointes T-79/89, T-84/89, T-85/89, T-86/89, T-89/89, T-91/89, T-92/89, T-94/89, T-96/89, T-98/89, T-102/89 et T-104/89,
BASF AG, ayant son siège social à Ludwigshafen (Allemagne), représentée par Me F. Hermanns, avocat au barreau de Duesseldorf, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Mes Loesch & Wolter, 8, rue Zithe,
NV Limburgse Vinyl Maatschappij, ayant son siège social à Tessenderlo (Belgique), représentée par Me I. G. F. Cath, avocat au barreau de la Haye, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me L. H. Dupong, 14a, rue des Bains,
NV DSM et DSM Kunststoffen BV, ayant leur siège social à Heerlen (Pays-Bas), représentées par Me I. G. F. Cath, avocat au barreau de la Haye, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me L. H. Dupong, 14a, rue des Bains,
Huels AG, ayant son siège social à Marl (Allemagne), représentée par Mes A. Deringer, C. Tessin, H. Herrmann et J. Sedemund, avocats au barreau de Cologne, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me J. Loesch, 8, rue Zithe,
Atochem SA, ayant son siège social à Puteaux (France), représentée par Mes X. de Roux et Ch.-H. Léger, avocats au barreau de Paris, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Mes Hoss & Elvinger, 15, côte d'Eich,
Société artésienne de vinyle SA, ayant son siège social à Paris (France), représentée par Me B. Van de Walle de Ghelcke, avocat au barreau de Bruxelles, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me J. Wolter, 8, rue Zithe,
Wacker Chemie GmbH, ayant son siège social à Muenich (Allemagne), représentée par Me H. Hellmann, avocat au barreau de Cologne, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Mes Loesch et Wolter, 8, rue Zithe,
Enichem SpA, ayant son siège social à Milan (Italie), représentée par Me M. Siragusa, avocat au barreau de Rome, Me G. Scassellati Sforzolini, avocat au barreau de Bologne et Me G. Arcidiacono, avocat au barreau de Milan, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Mes Arendt & Medernach, 4, avenue Marie-Thérèse,
Hoechst AG, ayant son siège social à Francfort-sur-le-Main (Allemagne), représentée par Me H. Hellmann, avocat au barreau de Cologne, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Mes Loesch et Wolter, 8, rue Zithe,
Imperial Chemical Industries plc, ayant son siège social à Londres (Royaume-Uni), représentée par MM. D. Vaughan, QC, et D. Anderson, barrister, membres du barreau d'Angleterre et du Pays de Galles, mandatés par MM. V. O. White, R. J. Coles et A. M. Ransom, solicitors, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me L. H. Dupong, 14a, rue des Bains,
Shell International Chemical Company Ltd, ayant son siège social à Londres (Royaume-Uni), représentée par M. K. B. Parker, membre du barreau d'Angleterre et du Pays de Galles, mandaté par M. J. W. Osborne, solicitor à Londres, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me J. Hoss, 15, côte d'Eich,
Montedison SpA, ayant son siège social à Milan (Italie), représentée par Mes G. Aghina et G. Celona, avocats au barreau de Milan, ainsi que par Me P. A. M. Ferrari, avocat au barreau de Rome, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me G. Margue, 20, rue Philippe II,
parties requérantes,
contre
Commission des Communautés européennes, représentée par M. B. J. Drijber, M. B. Jansen et M. J. Currall, membres du service juridique, en qualité d'agents, assistés de Me E. Morgan de Rivery, avocat au barreau de Paris, Me R. M. Morresi, avocat au barreau de Bologne (Italie), M. N. Forwood, QC, M. David Lloyd-Jones, du barreau d'Angleterre et du pays de Galles, et Me Alberto Dal Ferro, avocat au barreau de Vicenza (Italie), ayant élu domicile auprès de M. Roberto Hayder, représentant du service juridique de la Commission, Centre Wagner, Kirchberg,
partie défenderesse,
ayant pour objet l'annulation de la décision de la Commission du 21 décembre 1988 relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/31.865, PVC; JO 1989, L 74, p. 1),
LE TRIBUNAL (deuxième chambre),
composé de MM. D. Barrington, président, A. Saggio, C. Yeraris, C. P. Briët et J. Biancarelli, juges,
greffier : M. H. Jung
vu la procédure écrite et à la suite des procédures orales des 18 au 22 novembre 1991 et 10 décembre 1991,
rend le présent
Arrêt
Les faits à l'origine des recours, la décision attaquée et le déroulement général de la procédure
1 Suite à des vérifications effectuées dans le secteur du polypropylène, les 13 et 14 octobre 1983, fondées sur l'article 14 du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p. 204; ci-après "règlement n° 17 "), la Commission des Communautés européennes (ci-après "Commission ") a ouvert un dossier concernant le polychlorure de vinyle (ci-après "PVC "); elle a alors opéré diverses vérifications dans les locaux des entreprises concernées et adressé plusieurs demandes de renseignements à ces dernières.
2 Le 24 mars 1988, la Commission a ouvert, au titre de l'article 3, paragraphe 1, du règlement n° 17, une procédure d'office à l'encontre de quatorze producteurs de PVC, à savoir Atochem SA, BASF AG, NV DSM et DSM Kunststoffen BV, Enichem SpA, Hoechst AG, Huels AG, Imperial Chemical Industries plc, NV Limburgse Vinyl Maatschappij, Montedison SpA, Norsk Hydro AS, Société artésienne de vinyle SA, Solvay et Cie, Shell International Chemical Company Ltd et Wacker Chemie GmbH. Le 5 avril 1988, elle a adressé à chacune de ces entreprises la communication des griefs prévue à l'article 2, paragraphe 1, du règlement n° 99/63/CEE de la Commission, du 25 juillet 1963, relatif aux auditions prévues à l'article 19, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 17 du Conseil (JO 1963, 127, p. 2268). Toutes les entreprises destinataires de la communication des griefs ont présenté des observations dans le courant du mois de juin 1988. A l'exception de Shell International Chemical Company Ltd, qui n'en avait pas fait la demande, elles ont été entendues dans le courant du mois de septembre 1988. Le 1er décembre 1988, le comité consultatif en matière d'ententes et de positions dominantes a émis son avis sur le projet de décision de la Commission.
3 Le 17 mars 1989 a été publiée au Journal officiel des Communautés européennes la "Décision 89/190/CEE de la Commission du 21 décembre 1988 relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV-31.865, PVC)" qui avait été notifiée aux entreprises en février 1989. La décision ainsi notifiée et publiée comporte, dans son dispositif, notamment les trois articles suivants :
"Article premier
Atochem SA, BASF AG, DSM NV, Enichem SpA, Hoechst AG, Huels AG, Imperial Chemical Industries plc, Limburgse Vinyl Maatschappij, Montedison SpA, Norsk Hydro AS, Société artésienne de vinyle, Shell International Chemical Co. Ltd, Solvay & Cie et Wacker Chemie GmbH ont enfreint les dispositions de l'article 85 du traité en participant (pour les périodes indiquées dans la présente décision) à un accord et/ou à une pratique concertée remontant à août 1980 environ, en vertu desquels les producteurs approvisionnant en PVC le territoire du marché commun ont assisté à des réunions périodiques afin de fixer des prix "cibles" et des quotas "cibles" , de planifier des initiatives concertées visant à élever le niveau des prix et de surveiller la mise en oeuvre de ces arrangements collusoires.
Article 2
Les entreprises mentionnées à l'article 1er, qui sont encore actives dans le secteur du PVC, mettent fin immédiatement aux infractions précitées (si elles ne l'ont pas déjà fait) et s'abstiennent à l'avenir, dans le cadre de leur secteur PVC, de tout accord ou pratique concertée pouvant avoir un objet ou un effet identique ou similaire, y compris tout échange de renseignements du type généralement couvert par le secret professionnel, au moyen duquel les participants seraient informés directement ou indirectement de la production, des livraisons, du niveau des stocks, des prix de vente, des coûts ou des plans d'investissement d'autres producteurs, ou qui leur permettrait de suivre l'exécution de tout accord exprès ou tacite ou de toute pratique concertée se rapportant aux prix ou au partage des marchés dans la Communauté. Tout système d'échange de données générales auquel les producteurs seraient abonnés pour le secteur du PVC est géré de manière à exclure toute donnée permettant d'identifier le comportement de producteurs déterminés; les entreprises s'abstiennent plus particulièrement d'échanger entre elles toute information supplémentaire intéressant la concurrence et non couverte par un tel système.