Tribunal de première instance des Communautés européennes27 octobre 1994
Affaire n°T-35/92
John Deere Ltd
c/
Commission des Communautés européennes
61992A0035
Arrêt du Tribunal de première instance (deuxième chambre)
du 27 octobre 1994.
John Deere Ltd
contre
Commission des Communautés européennes.
Concurrence - Système d'échange d'informations - Effet anticoncurrentiel - Refus d'exemption.
Affaire T-35/92.
Recueil de Jurisprudence 1994 page II-0957
1. Actes des institutions - Présomption de validité - Contestation - Recours par le juge communautaire à des mesures d'instruction - Conditions
(Traité CEE, art. 189)
2. Concurrence - Ententes - Interdiction - Exemption - Notifications successives - Examen par la Commission
(Traité CEE, art. 85)
3. Concurrence - Ententes - Atteinte à la concurrence - Accord créant un système d'échange d'informations ne concernant pas les prix et ne constituant pas le support d'un autre mécanisme anticoncurrentiel - Admissibilité sur un marché concurrentiel - Inadmissibilité sur un marché oligopolistique
(Traité CEE, art. 85, § 1)
4. Concurrence - Ententes - Atteinte à la concurrence - Absence de preuve des effets anticoncurrentiels réels - Absence d'incidence compte tenu de la possibilité de retenir des effets purement potentiels
(Traité CEE, art. 85, § 1)
5. Concurrence - Ententes - Accords entre entreprises - Notion - Système d'échange d'informations - Système supposant un accord tacite, limitant l'autonomie décisionnelle des participants, pour définir ses modalités
(Traité CEE, art. 85, § 1)
6. Concurrence - Ententes - Atteinte à la concurrence - Accord n'ayant pas d'objet anticoncurrentiel - Appréciation au niveau des effets sur le marché - Critères
(Traité CEE, art. 85, § 1)
7. Concurrence - Ententes - Affectation du commerce entre États membres - Accord couvrant le marché d'un seul État membre - Limitation de la concurrence entre opérateurs présents dans l'ensemble du marché commun - Effet sur les importations
(Traité CEE, art. 85, § 1)
8. Concurrence - Ententes - Interdiction - Exemption - Caractère cumulatif des conditions d'exemption
(Traité CEE, art. 85, § 3)
9. Concurrence - Ententes - Interdiction - Exemption - Obligation de l'entreprise d'établir le bien-fondé de sa demande
(Traité CEE, art. 85, § 3)
1. En l'absence de tout indice de nature à mettre en cause sa validité, une décision de la Commission doit bénéficier de la présomption de validité qui s'attache aux actes communautaires. Faute pour les requérantes de produire le moindre indice de nature à détruire cette présomption, il n'appartient pas au juge communautaire d'ordonner des mesures d'instruction pour vérifier si les formalités prescrites par le règlement intérieur de la Commission ont été, en l'espèce, respectées.
2. Saisie, en vue d'obtenir une décision individuelle d'exemption, de deux notifications consécutives d'un système d'échange d'informations, la Commission est tenue d'examiner la licéité, au regard de l'article 85 du traité, de ces deux notifications, dès lors que, d'une part, la seconde notification n'émanait pas de l'ensemble des opérateurs signataires de la première notification et que, d'autre part, les parties notifiantes n'avaient pas expressément retiré la première de ces deux notifications.
3. Un accord créant un système d'échange d'informations ne concernant pas les prix et ne constituant pas le support d'un autre mécanisme anticoncurrentiel est de nature, sur un marché véritablement concurrentiel, à concourir à l'intensification de la concurrence au niveau de l'offre, dès lors que la circonstance qu'un opérateur économique tienne compte des informations dont il dispose pour adapter son comportement sur le marché n'est pas de nature, compte tenu du caractère atomisé de l'offre, à atténuer ou à supprimer, pour les autres opérateurs économiques, toute incertitude quant au caractère prévisible des comportements de ses concurrents. En revanche, une généralisation, entre les acteurs assurant la majeure partie de l'offre, d'un échange, selon une périodicité rapprochée, d'informations précises est de nature, sur un marché oligopolistique fortement concentré et où la concurrence est déjà fortement atténuée et l'échange d'informations facilité, à altérer sensiblement la concurrence qui subsiste entre les opérateurs économiques. En effet, dans une telle hypothèse, la mise en commun régulière et rapprochée des informations relatives au fonctionnement du marché a pour effet de révéler périodiquement, à l'ensemble des concurrents, les positions sur le marché et les stratégies des différents concurrents.
4. La circonstance que la Commission ne serait pas en mesure d'établir l'existence d'un effet anticoncurrentiel réel résultant, sur le marché de référence, d'un accord entre entreprises est sans influence sur la solution du litige, dès lors que l'article 85, paragraphe 1, du traité prohibe tant les effets anticoncurrentiels réels que les effets purement potentiels, pour peu que ceux-ci soient suffisamment sensibles.
5. La mise à la disposition des opérateurs économiques présents sur un marché national d'informations, détaillées suivant un découpage géographique prédéterminé, sur les transactions réalisées sur ledit marché suppose un accord, au moins tacite, entre ces opérateurs pour, d'une part, convenir dudit découpage et, d'autre part, définir le cadre institutionnel de l'échange d'informations. Or, en se concertant de la sorte, les opérateurs participant au système d'échange d'informations ont nécessairement limité leur autonomie de décision, dans des conditions qui sont susceptibles d'avoir exercé une influence sur la concurrence entre eux.
6. En l'absence d'objet anticoncurrentiel, un accord ne peut être incriminé qu'au titre de ses effets sur le marché. Dans cette hypothèse, il convient d'apprécier ses effets anticoncurrentiels éventuels par référence au jeu de la concurrence tel qu'il se produirait effectivement à défaut de l'accord litigieux.
7. Mis en place sur un marché national oligopolistique où interviennent principalement des opérateurs actifs sur l'ensemble du marché commun, un système d'échange d'informations permettant de déterminer dans le détail le volume exact des ventes et des parts de marché de fournisseurs représentant 88 % du marché national est susceptible d'affecter substantiellement le commerce entre États membres. En effet, en atténuant la concurrence, il pèse nécessairement sur le volume des importations vers le marché de référence.
8. Les quatre conditions posées par l'article 85, paragraphe 3, du traité, pour qu'un accord régulièrement notifié à la Commission bénéficie d'une décision individuelle d'exemption, sont cumulatives de telle sorte que, si l'une d'entre elles fait défaut, la Commission peut légalement rejeter la demande dont elle est saisie.
9. Dans le cas où une décision individuelle d'exemption à l'interdiction des ententes est sollicitée, il appartient en premier lieu aux entreprises intéressées de présenter à la Commission les éléments de preuve de nature à établir que l'accord remplit les conditions posées par l'article 85, paragraphe 3, du traité.
dans l'affaire T-35/92,
John Deere Limited, société de droit anglais, établie à Édimbourg (Royaume-Uni), représentée par Mes Hans-Joerg Niemeyer et Rainer Bechtold, avocats au barreau de Stuttgart, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Mes Loesch et Wolter, 11, rue Goethe,
partie requérante,
contre
Commission des Communautés européennes, représentée par M. Julian Currall, membre du service juridique, en qualité d'agent, assisté de MM. Stephen Kon, solicitor, et Leonard Hawkes, barrister, du barreau d'Angleterre et du pays de Galles, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. Georgios Kremlis, membre du service juridique, Centre Wagner, Kirchberg,
partie défenderesse,
ayant pour objet l'annulation de la décision 92/157/CEE de la Commission, du 17 février 1992, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/31.370 et 31.446 - UK Agricultural Tractor Registration Exchange, JO L 68, p. 19),
LE TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE
DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (deuxième chambre),
composé de MM. J. L. Cruz Vilaça, président, C. P. Briët, D. P. M. Barrington, A. Saggio et J. Biancarelli, juges,
greffier: M. H. Jung,
vu la procédure écrite et à la suite de la procédure orale du 16 mars 1994,
rend le présent
Arrêt
Les faits à l'origine des recours
1 L'Agricultural Engineers Association Limited (ci-après "AEA") est un groupement professionnel ouvert à tous les constructeurs ou importateurs de tracteurs agricoles opérant au Royaume-Uni. A la date des faits, elle comprenait environ 200 membres, dont notamment Case Europe Limited, John Deere Limited, Fiatagri UK Limited, Ford New Holland Limited, Massey-Ferguson (United Kingdom) Limited, Renault Agricultural Limited, Same-Lamborghini (UK) Limited, Watveare Limited.
a) La procédure administrative
2 Le 4 janvier 1988, l'AEA a notifié à la Commission, en vue d'obtenir, à titre principal, une attestation négative et, à titre subsidiaire, une déclaration d'exemption, un accord concernant un système d'informations basé sur des données relatives aux immatriculations de tracteurs agricoles, détenues par le ministère des Transports du Royaume-Uni, intitulé "UK Agricultural Tractor Registration Exchange" (ci-après "première notification"). Cet accord d'échange d'informations se substituait à un accord antérieur, datant de 1975 qui, quant à lui, n'avait pas été notifié à la Commission. Ce dernier accord avait été porté à la connaissance de celle-ci en 1984, à l'occasion d'investigations effectuées à la suite d'une plainte dont elle avait été saisie, pour entraves aux importations parallèles.
3 L'adhésion à l'accord est ouverte à tous les fabricants ou importateurs de tracteurs agricoles au Royaume-Uni, qu'ils aient ou non la qualité d'adhérent à l'AEA. Celle-ci assure le secrétariat de l'accord. Le nombre d'adhérents à l'accord a varié au cours de la période d'instruction de l'affaire, au gré des mouvements de restructuration qui ont affecté la profession; à la date de la notification, huit constructeurs, dont la requérante, participaient à l'accord. Les parties à cet accord sont les huit opérateurs économiques cités au point 1 ci-dessus, qui détiennent, selon la Commission, 87 à 88 % du marché des tracteurs agricoles au Royaume-Uni, plusieurs petits constructeurs se partageant le reste du marché.
4 Le 11 novembre 1988, la Commission a adressé une communication des griefs à l'AEA, à chacun des huit adhérents concernés par la première notification, ainsi qu'à Systematics International Group of Companies Limited (ci-après "SIL"), société de service informatique chargée du traitement et de l'exploitation des données contenues dans le formulaire V55 (voir, ci-après, point 6). Le 24 novembre 1988, les participants à l'accord ont décidé sa suspension. Au cours d'une audition devant la Commission, la requérante a fait valoir, en se prévalant notamment d'une étude réalisée par le Pr Albach, membre du Berlin Science Center, que les informations transmises avaient une influence bénéfique sur la concurrence. Le 12 mars 1990, cinq membres de l'AEA - dont la requérante - ont notifié à la Commission un nouvel accord (ci-après "seconde notification") de diffusion d'informations, appelé "UK Tractor Registration Data System" (ci-après "Data System"), en s'engageant à ne pas appliquer le nouveau système avant d'avoir obtenu la réponse de la Commission à leur notification.
5 Par la décision 92/157/CEE, du 17 février 1992, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/31.370 et 31.446 - UK Agricultural Tractor Registration Exchange, JO L 68, p. 19, ci-après "Décision"), la Commission a:
° constaté que l'accord d'échange d'informations sur les immatriculations de tracteurs agricoles tombe sous le coup de l'article 85, paragraphe 1, du traité, "dans la mesure où il donne lieu à un échange d'informations permettant à chaque constructeur de connaître les ventes de chacun de ses concurrents, ainsi que les ventes et les importations réalisées par ses propres concessionnaires" (article 1er);
° rejeté la demande d'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité (article 2);
° enjoint à l'AEA et aux membres de l'accord de mettre fin à l'infraction, si ce n'était déjà fait, et de s'abstenir à l'avenir de participer à tout accord ayant un objet ou un effet identique ou similaire (article 3).
b) Le contenu de l'accord et son contexte juridique
6 Pour être admis à circuler sur la voie publique au Royaume-Uni, tout véhicule doit, selon la loi nationale, être immatriculé, auprès du Department of Transport. La responsabilité de ces immatriculations incombe aux Local Vehicles Licensing Offices (ci-après "LVLO"), au nombre d'environ 60. L'immatriculation des véhicules fait l'objet d'instructions ministérielles d'ordre procédural, intitulées "Procedure for the first licensing and registration of motor Vehicles". Selon ces instructions, un formulaire spécial, le formulaire V55, doit être utilisé pour présenter la demande d'immatriculation du véhicule. En vertu d'un arrangement conclu avec le ministère des Transports du Royaume-Uni, celui-ci transmet à la SIL certaines des informations recueillies par lui, à l'occasion de l'immatriculation des véhicules.
7 Les parties sont en désaccord sur un certain nombre de questions de fait relatives aux informations figurant sur ce formulaire et leur utilisation. Ces désaccords peuvent être résumés ainsi.
8 Selon la requérante, le formulaire V55 existe sous cinq formes différentes, numérotées V55/1 à V55/5 et décrites dans les instructions de procédure, précitées. Les formulaires V55/2 et V55/4, qui n'étaient utilisés que par British Leyland, ne seraient plus utilisés, cependant que le formulaire V55/3, utilisé en cas de perte ou de vol du formulaire V55/1, serait rempli à la main. Seuls seraient donc en cause en l'espèce les modèles 1 et 5.
9 Selon la Commission, le formulaire existe essentiellement sous deux formes: d'une part, le formulaire V55/1 à V55/4, qui serait "prérempli" par les constructeurs et les importateurs exclusifs et utilisé par les concessionnaires pour l'immatriculation des véhicules qui leur sont livrés et, d'autre part, le formulaire V55/5 qui serait utilisé pour les importations parallèles.
10 Selon la requérante, la formulation retenue par la Commission est de nature à induire en erreur. Le formulaire V55/5 serait employé dans le cas, d'une part, des véhicules usagés immatriculés pour la première fois au Royaume-Uni et, d'autre part, des véhicules importés au Royaume-Uni par les importateurs indépendants.