Cour de justice des Communautés européennes18 octobre 1990
Affaire n°C-297/88
Massam Dzodzi
c/
Etat belge
Recueil de Jurisprudence 1990 page I-3763
Edition spéciale suédoise 1990 page 0531
Edition spéciale finnoise 1990 page 0531
1. Libre circulation des personnes - Travailleurs - Dispositions communautaires - Inapplicabilité dans une situation purement interne à un État membre
(Règlements du Conseil N°s 1612/68 et 1251/70; directives du Conseil 64/221 et 68/360)
2. Questions préjudicielles - Compétence de la Cour - Limites - Litige fictif ou demande d'interprétation de dispositions de droit communautaire inapplicables dans le litige au principal - Interprétation sollicitée en raison de l'applicabilité d'une disposition de droit communautaire résultant d'un renvoi opéré par le droit national - Compétence pour fournir cette interprétation mais non pour tirer les conséquences de ce renvoi
(Traité CEE, art. 177)
3. Libre circulation des personnes - Dérogations - Décisions en matière de police des étrangers - Garanties juridictionnelles - Voies de recours ouvertes aux nationaux contre les actes administratifs - Conditions de forme ou de procédure moins favorables pour les ressortissants des autres États membres - Inadmissibilité - Sursis à l'exécution de l'acte attaqué - Conditions de recevabilité identiques à l'égard des nationaux et des ressortissants des autres États membres
(Directive du Conseil 64/221, art. 8)
4. Libre circulation des personnes - Dérogations - Décisions en matière de police des étrangers - Décision d'éloignement ou de refus de délivrance d'une carte de séjour - Obligation pour les États membres d'ouvrir une voie de recours devant une juridiction pouvant adopter des mesures conservatoires - Absence
(Directive du Conseil 64/221, art. 9)
1. Les dispositions communautaires en matière de libre circulation des travailleurs ne s'appliquent pas à des situations purement internes à un État membre, telles que celle d'un ressortissant d'un pays tiers qui, en sa seule qualité de conjoint d'un ressortissant d'un État membre, revendique un droit de séjour ou un droit de demeurer sur le territoire de cet État membre.
2. Dans le cadre de la répartition des fonctions juridictionnelles entre les juridictions nationales et la Cour, prévue par l'article 177 du traité, la Cour statue à titre préjudiciel sans qu'elle ait, en principe, à s'interroger sur les circonstances dans lesquelles les juridictions nationales ont été amenées à lui poser les questions et se proposent de faire application de la disposition de droit communautaire qu'elles lui ont demandé d'interpréter.
Il n'en irait différemment que dans les hypothèses où soit il apparaîtrait que la procédure de l'article 177 a été détournée de son objet et est utilisée, en réalité, pour amener la Cour à statuer en l'absence d'un litige véritable, soit il serait manifeste que la disposition de droit communautaire soumise à l'interprétation de la Cour ne peut trouver à s'appliquer.
Dans le cas où le droit communautaire est rendu applicable par les dispositions du droit national, il appartient au seul juge national d'apprécier la portée exacte de ce renvoi au droit communautaire. S'il considère que le contenu d'une disposition de droit communautaire est applicable, en raison de ce renvoi, à la situation purement interne à l'origine du litige qui lui est soumis, le juge national est fondé à saisir la Cour d'une question préjudicielle dans les conditions prévues par l'ensemble des dispositions de l'article 177 telles qu'elles sont interprétées par la jurisprudence de la Cour.
La compétence de la Cour est toutefois limitée à l'examen des seules dispositions du droit communautaire. Elle ne peut pas, dans sa réponse au juge national, tenir compte de l'économie générale des dispositions du droit interne qui, en même temps qu'elles se réfèrent au droit communautaire, déterminent l'étendue de cette référence. La prise en considération des limites que le législateur national a pu apporter à l'application du droit communautaire à des situations purement internes, auxquelles il n'est applicable que par l'intermédiaire de la loi nationale, relève du droit interne et, par conséquent, de la compétence exclusive des juridictions de l'État membre.
3. L'article 8 de la directive 64/221 impose aux États membres l'obligation de permettre à tout ressortissant d'un État membre touché par une mesure concernant l'entrée, un refus de délivrance ou de renouvellement du titre de séjour ou une décision d'éloignement du territoire, d'introduire les mêmes recours que ceux qui sont ouverts aux nationaux contre les actes de l'administration. Un État membre ne saurait, sans méconnaître cette obligation, organiser pour les personnes visées par la directive des recours obéissant à des procédures particulières qui offriraient de moindres garanties que celles offertes dans le cadre des recours introduits par les nationaux contre les actes de l'administration.
Il en découle que si, dans un État membre, le juge administratif n'est pas investi du pouvoir de suspendre une décision administrative ou de prendre des mesures conservatoires concernant l'exécution de cette décision, mais qu'un tel pouvoir est reconnu aux juridictions judiciaires, cet État membre a l'obligation de permettre aux personnes relevant du champ d'application de la directive de se pourvoir devant ces juridictions dans les mêmes conditions que les nationaux.
4. L'article 9 de la directive 64/221 n'impose pas aux États membres l'obligation d'organiser en faveur des personnes visées par la directive un recours préalable à l'exécution d'une décision refusant un titre de séjour ou d'une mesure d'éloignement du territoire devant une juridiction, statuant selon une procédure d'urgence, compétente pour prendre des mesures conservatoires en matière de droit de séjour.
Dans les affaires jointes C-297/88 et C-197/89,
ayant pour objet des demandes adressées à la Cour, en application de l'article 177 du traité CEE, d'une part, par le tribunal de première instance de Bruxelles et, d'autre part, par la cour d'appel de Bruxelles et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant ces juridictions entre
Massam Dzodzi
et
État belge,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation :
- dans l'affaire C-297/88, de certaines dispositions communautaires sur le droit de séjour et de demeurer des conjoints des ressortissants de la Communauté économique européenne, et plus particulièrement du règlement (CEE) n° 1251/70 de la Commission, du 29 juin 1970, relatif au droit des travailleurs de demeurer sur le territoire d'un État membre après y avoir occupé un emploi (JO L 142, p. 24);
- dans l'affaire C-197/89, des articles 8 et 9 de la directive 64/221/CEE du Conseil, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (JO L 64, p. 850),
LA COUR,
composée de MM. O. Due, président, G. F. Mancini, T. F. O'Higgins, J. C. Moitinho de Almeida, G. C. Rodríguez Iglesias, présidents de chambre, F. A. Schockweiler et F. Grévisse, juges,
avocat général : M. M. Darmon
greffier : Mme D. Louterman, administrateur principal
considérant les observations écrites présentées :
- pour Mme Massam Dzodzi, par Mes Luc Misson et Jean-Paul Brilmaker, avocats au barreau de Liège,
- pour le gouvernement belge, dans l'affaire C-297/88, par le Vice-Premier ministre, ministre de la Justice et des Classes moyennes, et dans l'affaire C-197/89, par le Premier ministre, ministre de la Justice et des Classes moyennes, ayant pour conseil Me Martine Scarcez, avocat au barreau de Bruxelles,
- pour la Commission des Communautés européennes, par M. Étienne Lasnet, conseiller juridique, en qualité d'agent,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les observations orales de Mme Massam Dzodzi, représentée par Mes Luc Misson, Marc-Albert Lucas et Jean-Louis Dupond, avocats au barreau de Liège, et de la Commission, à l'audience du 22 mai 1990,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 3 juillet 1990,
rend le présent
Arrêt
1 Par ordonnance du 5 octobre 1988, parvenue à la Cour le 12 du même mois, le tribunal de première instance de Bruxelles, statuant en référé, a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles portant, d'une part, sur le droit de séjour sur le territoire d'un État membre du conjoint d'un ressortissant de cet État, d'autre part, sur le droit de demeurer de ce conjoint dans les conditions prévues par le règlement (CEE) n° 1251/70 de la Commission, du 29 juin 1970, relatif au droit des travailleurs de demeurer sur le territoire d'un État membre après y avoir occupé un emploi (JO L 142, p. 24), enfin, sur le droit de séjour et de demeurer sur le territoire d'un État membre du conjoint d'un ressortissant d'un autre État membre.
2 Par ordonnance du 16 mai 1989, parvenue à la Cour le 22 mai 1989, la cour d'appel de Bruxelles, statuant sur l'appel interjeté contre l'ordonnance susmentionnée du tribunal de première instance, a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles supplémentaires portant sur les articles 8 et 9 de la directive 64/221/CEE du Conseil, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (JO L 64, p. 850), et plus particulièrement sur les conditions dans lesquelles les personnes visées par la directive peuvent contester devant le juge national un refus de titre de séjour ou une mesure d'éloignement du territoire d'un État membre.
3 Ces questions ont été posées dans le cadre d'un litige opposant la demanderesse au principal, Mme Massam Dzodzi, de nationalité togolaise, veuve de M. Julien Herman, de nationalité belge, à l'État belge, qui a refusé de lui reconnaître un droit de séjourner ou de demeurer sur son territoire.
4 Aux termes de l'article 40 de la loi belge du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers (Moniteur belge du 31 décembre 1980, p. 14584): "Sauf dispositions contraires de la présente loi, sont assimilés à l'étranger CE, quelle que soit leur nationalité, les personnes ci-après : 1° son conjoint;.... Y sont également assimilés le conjoint d'un Belge,...".
5 Mme Dzodzi est entrée en Belgique au début de l'année 1987 et a épousé, le 14 février de la même année, M. Julien Herman. En qualité de conjointe d'un ressortissant belge, elle a ensuite demandé à l'administration le bénéfice du droit de demeurer sur le territoire, droit reconnu, d'après elle, par les directives et règlements communautaires. Cette demande est restée sans réponse. Les deux époux sont partis pour le Togo et y ont séjourné du mois d'avril au mois de juillet 1987, sans en informer l'administration belge. M. Herman est décédé le 28 juillet 1987, peu de temps après son retour en Belgique. Les demandes ultérieures de délivrance d'un titre autorisant un séjour prolongé en Belgique présentées par Mme Dzodzi ont été rejetées.
6 Faisant l'objet d'un ordre de quitter le territoire belge, Mme Dzodzi a présenté, devant le tribunal de première instance de Bruxelles, une requête en référé tendant à ce que cette juridiction suspende l'exécution de cette décision et ordonne, sous astreintes, à l'État belge de délivrer à la requérante un titre de séjour valable pour une durée de cinq ans.
7 C'est dans ces conditions que le tribunal de première instance de Bruxelles a décidé de surseoir à statuer JUSQU'à ce que la Cour se soit prononcée à titre préjudiciel sur les questions suivantes.
"A - Quant au droit de séjour
Une personne non communautaire a épousé un ressortissant belge, décédé environ six mois après le mariage. Les conditions d'octroi du droit au séjour d'un ressortissant non communautaire, époux d'un Belge, doivent-elles être appréciées au moment de l'entrée dans le royaume, au moment de l'introduction de la demande de séjour ou au moment de la prise de décision dans un délai raisonnable?
Ce droit au séjour éventuel a-t-il été compromis par le fait que les conjoints se sont absentés du pays pendant plus de trois mois et moins de six mois, et ce avant la délivrance du titre de séjour et sans que les conjoints aient informé les autorités administratives préalablement d'une intention éventuelle de revenir ultérieurement en Belgique. Dans la négative, le décès du conjoint postérieurement au retour en Belgique a-t-il pu compromettre ce droit?
B - Quant au droit de demeurer
Dans les conditions de fait décrites ci-dessus, la veuve concernée peut-elle revendiquer un droit de demeurer en Belgique sur la base du règlement n° 1251/70?
C - Question subsidiaire
L' article 40 de la loi belge du 15 décembre 1980 assimile le conjoint d'un ressortissant belge aux ressortissants communautaires. Si, dès lors, il devait être répondu négativement aux deux questions précédentes, du fait uniquement de la nationalité belge du défunt, l'intéressée aurait-elle pu revendiquer un droit au séjour ou un droit de demeurer si son conjoint défunt avait été ressortissant d'un autre État membre de la Communauté?"
8 Mme Dzodzi a interjeté appel de cette ordonnance aux motifs que le juge des référés n'avait pas préalablement statué sur la recevabilité de la requête dont il était saisi et avait refusé de prendre des mesures provisoires de nature à sauvegarder les droits de la requérante.
9 Par l'ordonnance du 16 mai 1989, la cour d'appel de Bruxelles a ordonné à l'État belge de délivrer à Mme Dzodzi un titre de séjour provisoire valable JUSQU'à la fin de la procédure en référé et a posé à la Cour les deux questions supplémentaires suivantes :
"1) La directive 64/221 du Conseil CEE, du 25 février 1964, donne aux ressortissants d'un État membre faisant l'objet d'une décision d'entrée, de refus de délivrance ou de refus de renouvellement du titre de séjour ou d'une décision d'éloignement du territoire, le droit d'introduire 'les recours ouverts aux nationaux contre les actes administratifs' (article 8).
En Belgique, les nationaux menacés d'un préjudice imminent que pourrait leur causer un acte administratif, dont la légalité est contestable, peuvent saisir le président du tribunal de première instance, sur la base de l'article 584 du code judiciaire, d'une action en référé en vue de faire ordonner à l'autorité publique de prendre des mesures préservant leurs intérêts menacés ou de faire suspendre provisoirement les effets de l'acte incriminé.
Est-il permis, conformément au prescrit rappelé ci-dessus de la directive 64/221, d'interdire aux bénéficiaires de cette directive de recourir à la procédure de référé?
2) Faut-il interpréter l'article 9 de la directive en ce sens que les intéressés doivent pouvoir bénéficier d'un recours leur permettant de demander d'urgence l'intervention d'une juridiction nationale, préalablement à l'exécution de la mesure incriminée, dans le but d'obtenir en temps utile des mesures de protection des droits menacés?"