Jurisprudence : CEDH, 28-05-1985, Req. 14/1983/70/106, Ashingdane

CEDH, 28-05-1985, Req. 14/1983/70/106, Ashingdane

A2007AWA

Référence

CEDH, 28-05-1985, Req. 14/1983/70/106, Ashingdane. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1008388-cedh-28051985-req-14198370106-ashingdane
Copier
Cour européenne des droits de l'homme

28 mai 1985

Requête n°14/1983/70/106

Ashingdane



En l'affaire Ashingdane *,

* Note du greffier: L'affaire porte le n° 14/1983/70/106. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. G. Wiarda, président,
Thór Vilhjálmsson, Mme D. Bindschedler-Robert, MM. G. Lagergren,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh, Sir Vincent Evans,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 novembre 1984 et 26 avril 1985,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 14 octobre 1983, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 8225/78) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont un ressortissant de cet Etat, M. Leonard John Ashingdane, avait saisi la Commission le 26 octobre 1977 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration britannique de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour but d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent, de la part de l'Etat défendeur, un manquement aux obligations lui incombant aux termes des articles 5, par. 1 et 4 et 6 par. 1 (art. 5-1, art. 5-4, art. 6-1).

2. En réponse à l'invitation prescrite par l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).

3. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 octobre 1983, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson, D. Evrigenis, G. Lagergren, L.-E. Pettiti et B. Walsh, en présence du greffier. Ultérieurement, Mme D. Bindschedler-Robert, juge suppléant, a remplacé M. Evrigenis, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).

4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5), M. Wiarda a recueilli par l'intermédiaire du greffier l'opinion de l'agent du gouvernement du Royaume-Uni ("le Gouvernement"), du délégué de la Commission et du conseil du requérant sur la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1). Par la suite, et conformément aux ordonnances et directives du président de la Chambre, le greffier a reçu

- le 30 mars 1984, les mémoires respectifs du Gouvernement et du requérant;

- le 5 avril, un addendum au second d'entre eux;

- le 14 novembre, trois pièces produites par la Commission;

- le 4 janvier 1985, un nouveau mémoire du requérant, consacré exclusivement à l'application éventuelle de l'article 50 (art. 50) de la Convention;

- le 2 février, les commentaires du Gouvernement sur ce dernier document.

Les 15 mai 1984 et 6 mars 1985, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué n'entendait pas s'exprimer par écrit sur les questions en litige.

5. Par une lettre arrivée le 20 janvier 1984, le conseil de la partie requérante dans une cause semblable pendante devant la Commission (requête n° 9490/81, Kynaston c. Royaume-Uni) a sollicité, en vertu de l'article 37 par. 2 du règlement, l'autorisation de présenter des observations écrites pour le compte de son client. Le 24 février, le président a décidé de ne pas la lui accorder.

6. Le 25 mai, en revanche, il a réservé une suite favorable à une demande analogue qui émanait de MIND (Association nationale pour la santé mentale, organisation établie en Angleterre et au Pays de Galles). Il a cependant précisé que les observations à déposer devraient se limiter à certains points étroitement liés avec l'affaire Ashingdane. Après plusieurs prorogations du délai consenti à l'origine, elles sont parvenues au greffe le 30 octobre.

7. Le 6 juillet, le président a fixé au 29 novembre la date d'ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement, délégué de la Commission et conseil du requérant par l'intermédiaire du greffier (article 38).

8. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

Mme A. Glover, jurisconsulte, ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth,
agent,

M. M. Baker, avocat,
conseil,

Mme L. Reilly, Senior Legal Assistant, ministère de la Santé et de la Sécurité sociale,

M. B. Harrison, Assistant Secretary, ministère de la Santé et de la Sécurité sociale conseillers;

- pour la Commission

M. B. Kiernan,
délégué;

- pour le requérant

M. J. Macdonald, Q.C.,

M. O. Thorold, avocat,
conseils,

M. S. Grosz,
solicitor.

La Cour a entendu en leurs plaidoiries, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, M. Baker pour le Gouvernement, M. Kiernan pour la Commission et M. Macdonald pour le requérant.

9. Le Gouvernement a produit une pièce le 11 janvier 1985.

FAITS

A. Les circonstances de l'espèce

10. Le requérant, M. Leonard John Ashingdane, est un citoyen britannique né en 1929. Le 23 novembre 1970, un tribunal de Rochester (Kent, Angleterre) le reconnut coupable de conduite dangereuse d'une automobile et de détention illégale (en quatre occasions) d'armes à feu. Il ressortait de rapports médicaux que l'intéressé souffrait de troubles mentaux (schizophrénie paranoïde) justifiant, par leur caractère ou leur ampleur, son placement forcé dans un hôpital psychiatrique. En vertu de l'article 60 de la loi de 1959 sur la santé mentale ("la loi de 1959"), le tribunal rendit une ordonnance d'internement assortie, en application de l'article 65 et pour une durée indéterminée, de restrictions à la libération de l'intéressé (paragraphe 26 ci-dessous).

11. Après un bref séjour en prison, le requérant fut enfermé d'abord à l'hôpital psychiatrique local d'Oakwood, à Maidstone (Kent). Il s'en évada par deux fois, à la suite de quoi on estima que les installations de cet établissement ne permettaient pas de l'empêcher de s'enfuir. Le 13 avril 1971, on le transféra donc à l'hôpital de Broadmoor, hôpital "spécial" destiné aux malades dont le traitement doit se dérouler dans des conditions de sécurité renforcée en raison de leur dangerosité ou de leur propension à la violence ou à la délinquance (paragraphe 25 in fine ci-dessous).

12. A quatre reprises entre avril 1971 et octobre 1978, une commission de contrôle psychiatrique (paragraphe 29 ci-dessous) étudia le cas de M. Ashingdane et exprima l'opinion que l'on ne pouvait ni élargir ni transférer ce dernier. Le ministre de l'Intérieur, responsable du sort du requérant d'après la loi de 1959 (paragraphe 26 ci-dessous), suivit ce conseil.

De son côté, le médecin traitant adressa périodiquement des rapports au ministre des Affaires sociales et en deux occasions au moins pendant cette période des praticiens indépendants examinèrent l'intéressé à sa propre demande. Selon tous ces documents médicaux, s'il demeurait détenu c'est parce qu'il souffrait de schizophrénie paranoïde, bénéficiait à Broadmoor de la médication et de la surveillance voulues, n'avait ni la volonté ni la capacité de coopérer à son traitement et risquait de se révéler dangereux si on le relâchait.

13. Le 31 octobre 1978, le Dr Maguire, psychiatre légiste consultant qui était à l'hôpital de Broadmoor le médecin traitant de M. Ashingdane, signala que celui-ci "avait cessé de constituer une menace" et pouvait être soigné dans un hôpital ouvert. La probabilité de le voir devenir violent avait diminué au point qu'il ne s'imposait plus de le garder dans le milieu de sécurité renforcée de Broadmoor, bien que son état continuât d'exiger un traitement dans un hôpital. Le Dr Maguire recommanda donc son transfert à Oakwood. Le requérant fut aussi examiné par le Dr Sherry, psychiatre consultant à l'hôpital d'Oakwood, qui souscrivit à cet avis.

En décembre 1978, le ministre des Affaires sociales approuva la recommandation du Dr Maguire en vertu de la réglementation applicable (paragraphe 27 ci-dessous). Le 1er mars 1979, le ministre de l'Intérieur consentit à l'envoi du patient dans un hôpital psychiatrique local (article 65 par. 3 c) de la loi de 1959 - paragraphe 27 ci-dessous), à condition que l'on trouvât une place vacante adéquate.

14. Cependant, l'Autorité sanitaire de la circonscription du Kent, service de tutelle de l'hôpital d'Oakwood, refusa d'y accueillir M. Ashingdane et le ministre des Affaires sociales d'ordonner le transfert (article 99 de la loi de 1959 - paragraphe 27 in fine ci-dessous). En effet, depuis 1975 les deux sections du syndicat des infirmiers d'Oakwood (la Confederation of Health Service Employees) combattaient absolument l'admission des malades délinquants assujettis à des ordonnances restrictives au titre de l'article 65 de la loi de 1959 (paragraphe 26 ci-dessous). Leurs adhérents estimaient que le manque de moyens les empêchait de pourvoir de manière suffisante au traitement, à la réadaptation et à la sécurité de tels malades dans le milieu ouvert d'Oakwood (paragraphe 24 ci-dessous). L'Autorité sanitaire avait averti le ministre des Affaires sociales qu'accepter le requérant sans l'accord des infirmiers déclencherait probablement une grève qui pourrait nuire à la santé et au bien-être des autres malades sans pour autant servir les intérêts de M. Ashingdane. Elle avait aussi indiqué que pareille mesure compromettrait les chances de voir le personnel renoncer à son attitude négative et que diriger l'intéressé vers un hôpital différent pourrait non seulement y provoquer des perturbations, mais aussi aggraver les rapports entre partenaires sociaux à Oakwood même.

Aucune possibilité d'hébergement ne put être découverte dans un hôpital autre qu'Oakwood; le patient demeura donc à Broadmoor.

Auparavant, le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale avait procédé à une enquête sur la nécessité de maintenir en l'occurrence les restrictions visées à l'article 65. Le 19 février 1979, le Dr Maguire, en sa qualité de médecin traitant, déclara qu'il ne fallait pas les lever tant que M. Ashingdane n'aurait pas fait preuve, dans un établissement psychiatrique classique et pendant un temps raisonnable, de stabilité et même de progrès.

15. Le 23 août 1979, une commission de contrôle psychiatrique réexamina le dossier de l'intéressé. Elle jugea indispensable de maintenir ce dernier sous une surveillance directe, pour faire en sorte qu'il continuât de prendre ses médicaments; elle reconnut cependant que son état s'était assez amélioré pour justifier un transfert dans un hôpital local. Le 17 septembre 1979, le ministre de l'Intérieur renouvela son accord de principe. Durant cette période, l'Autorité sanitaire locale s'efforça en vain de persuader le personnel infirmier d'Oakwood de revenir sur son refus d'accueillir des patients soumis à restrictions.

16. En août 1979, le requérant, après avoir obtenu l'assistance judiciaire, avait saisi la High Court pour contester la légalité de la prolongation de son internement à Broadmoor. A l'origine il lui demandait notamment:

i. de déclarer que le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale, poursuivi en tant que représentant du ministre des Affaires sociales, avait l'obligation légale de lui fournir un hébergement hospitalier à Oakwood ou dans un autre hôpital local approprié;

ii. de déclarer que le ministère et l'Autorité sanitaire de la circonscription du Kent avaient excédé leurs pouvoirs en refusant de l'admettre à Oakwood en raison de l'opposition du syndicat;

iii. de déclarer que les secrétaires et autres adhérents des deux sections syndicales de l'hôpital d'Oakwood enfreignaient la loi en amenant ou incitant le ministère et l'Autorité sanitaire locale à méconnaître leurs obligations légales;

iv. de leur interdire d'agir de la sorte.

En mars 1980, il modifia l'acte introductif d'instance: il y ajouta l'allégation selon laquelle les membres du syndicat violaient la loi en menaçant de quitter l'hôpital si lui y entrait; il réclama en outre des injonctions et dommages-intérêts à raison de ce comportement.

17. Le 21 décembre 1979, le juge Dillon raya l'affaire du rôle pour autant qu'elle mettait en cause les secrétaires des sections syndicales, assignés à titre personnel et en qualité de représentants des adhérents; il déférait ainsi à leur demande et se fondait sur l'article 141 de la loi de 1959:

"1. Nul ne peut faire l'objet (...), du chef d'une mesure réputée prise en vertu de la présente loi (...), de poursuites civiles (...) dont il eût été passible sans le présent article, que si ladite mesure se trouvait entachée de mauvaise foi ou de négligence.

2. Du chef de pareille mesure, aucune action civile (...) ne peut être intentée contre quelqu'un devant une juridiction quelconque sans l'accord de la High Court; celle-ci ne le donne qu'une fois convaincue de l'existence d'un motif valable de taxer de mauvaise foi ou de négligence la personne à poursuivre.

3. (...)."

A la demande du ministère de la Santé et de la Sécurité sociale ainsi que de l'Autorité sanitaire de la circonscription, le juge Foster rendit le 15 janvier 1980 une ordonnance analogue dans l'instance pendante contre eux.

18. Le requérant attaqua les deux décisions. Le 18 février 1980, la cour d'appel unanime a) repoussa le recours formé contre l'ordonnance du juge Foster, relative au ministère et à l'Autorité sanitaire, et b) accueillit celui qui visait l'ordonnance du juge Dillon, concernant les secrétaires du syndicat.

Lord Justice Bridge s'exprima le premier. Le demandeur, souligna-t-il, n'avait pas sollicité l'autorisation de la High Court et ne taxait aucun des défendeurs de mauvaise foi ni de négligence. Il fallait donc déterminer si les mesures génératrices, selon lui, de responsabilité relevaient de l'immunité de juridiction accordée par le paragraphe 1 de l'article 141, parce que réputées prises en vertu de la loi de 1959.

a) Quant au premier recours, Lord Justice Bridge écarta le principal argument de M. Ashingdane: il déclara que si une autorité compétente agit, de bonne foi, de la manière convenable à ses yeux pour s'acquitter de ses responsabilités légales, la circonstance qu'elle a pu agir à l'encontre de la loi au point de porter atteinte aux buts mêmes de celle-ci, ne saurait amener à conclure que les mesures initiales, adoptées de bonne foi, ne sont pas réputées prises en vertu de la loi. L'article 141 par. 1 de la loi de 1959 posait un critère subjectif et non objectif: "si une personne agit honnêtement dans le dessein de remplir, de son mieux ses fonctions ou obligations légales, il me semble qu'elle est censée agir en vertu de la loi". Sans doute M. Ashingdane alléguait-il un manquement à l'obligation, prévue à l'article 3 de la loi de 1977 sur le Service national de santé, de lui fournir un hébergement hospitalier répondant à toutes les conditions raisonnables (paragraphe 25 ci-dessous), mais l'acte essentiel générateur, d'après lui, de responsabilité consistait dans le refus de le transférer, lequel bénéficiait de la protection de l'article 141. Appliquant la jurisprudence Pountney v. Griffiths (Appeal Cases, 1976, p. 314, et All England Law Reports, 1975, vol. 2, p. 881), Lord Justice Bridge ajouta: "L'article 141 ne crée pas une immunité personnelle que l'on puisse lever; il fixe à la compétence de la Cour une limite qui ne s'y prête pas." Aussi se prononça-t-il en faveur du rejet du recours; Lords Justice Cumming-Bruce et Brightman marquèrent leur accord avec lui.

Agir sur cette sélection :