Jurisprudence : TA Rennes, du 25-05-2023, n° 2002686


Références

Tribunal Administratif de Rennes

N° 2002686

3ème Chambre
lecture du 25 mai 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 5 juillet 2020, 9 mai 2021 et

5 mars 2023, Mme B C et M. A C doivent être regardés comme demandant au tribunal :

1°) d'annuler la décision par laquelle la société Enedis a refusé de conclure une convention établissant une servitude pour l'implantation d'un poteau électrique sur leur propriété située lieu-dit Port Coter à Locmaria, cadastrée section ZS n°52, et a refusé de déplacer une ligne électrique en surplomb de cette propriété ;

2°) d'enjoindre à la société Enedis de conclure une convention établissant une servitude pour l'implantation d'un poteau électrique sur leur propriété en contrepartie d'une juste indemnité ;

3°) d'enjoindre à la société Enedis de déplacer la ligne en surplomb de leur propriété, dans un délai de six mois à compter de la notification du jugement à intervenir, sous astreinte de 500 euros par mois de retard ;

4°) de mettre à la charge de la société Enedis la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.

Ils soutiennent que :

- aucune prescription ne saurait être opposée à leur action ;

- le poteau et la ligne électriques litigieux constituent une emprise irrégulière ;

- une régularisation est possible s'agissant du poteau dès lors qu'ils sont disposés à conclure avec la société Enedis une convention de servitude en contrepartie d'une juste indemnité ;

- le passage de la ligne en surplomb de leur propriété constitue un trouble de jouissance tandis qu'aucun motif d'intérêt général ne s'oppose à son déplacement.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 20 avril 2021, 20 février 2023 et

14 mars 2023, la société Enedis, représentée par Me Paitier (SELAS Adaltys Avocats), conclut au rejet de la requête, à titre subsidiaire, à ce que l'injonction de déplacer l'ouvrage public ne soit pas assortie d'une astreinte et qu'un délai de six mois lui soit laissé pour y procéder, et, en tout état de cause, à la mise à la charge des requérants de la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- l'action tendant à la régularisation de l'emprise que représente le poteau électrique litigieux est prescrite en application de l'article 2227 du code civil🏛 ;

- la ligne électrique en surplomb ne présente que des inconvénients limités pour les requérants tandis que son déplacement, au regard de son coût, porterait une atteinte excessive à l'intérêt général ;

- à titre subsidiaire, un délai de six mois doit être laissé en cas d'injonction de déplacement de la ligne en surplomb, sans que cette injonction soit assortie d'une astreinte.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- le code de l'énergie ;

- le décret n°67-886 du 6 octobre 1967 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Blanchard ;

- les conclusions de M. Rémy, rapporteur public ;

- et les observations de Me Ligneau, représentant la société Enedis

Considérant ce qui suit :

1. Mme B C et M. A C, propriétaires d'un terrain supportant une maison d'habitation au lieu-dit Port Coter à Locmaria (Morbihan), cadastré section ZS n°52, ont sollicité de la société Enedis, par courrier du 20 mai 2016, la suppression d'une ligne électrique passant en surplomb de leur propriété et exclusivement destinée à l'alimentation de la parcelle bâtie appartenant à leurs voisins. Cette demande a été rejetée par cette société le

24 juin 2016. Par courrier du 13 septembre 2016, M. et Mme C ont également demandé à la société Enedis de retirer un poteau électrique implanté sur leur fonds. Cette demande a été rejetée le 12 décembre 2016. Le médiateur de l'énergie, saisi par M. et Mme C, a proposé le 29 avril 2020, d'une part, la conclusion d'une convention de servitude permettant de régulariser la présence du poteau électrique " moyennant une indemnité équitable ", et, d'autre part, la suppression de la ligne en surplomb " sauf à démontrer que cela entrainerait un coût particulièrement élevé ". Ces propositions n'ont pas été suivies d'effet.

Sur la régularité de l'emprise :

2. Aux termes de l'article L. 323-3 du code de l'énergie🏛, reprenant les dispositions du premier et du deuxième alinéa de l'article 12 de la loi du 15 juin 1906🏛 sur les distributions d'énergie : " Les travaux nécessaires à l'établissement et à l'entretien des ouvrages de la concession de transport ou de distribution d'électricité peuvent être, sur demande du concédant ou du concessionnaire, déclarés d'utilité publique par l'autorité administrative. () ". Selon l'article L. 323-4 du même code🏛, reprenant les dispositions du troisième alinéa de l'article 12 de la loi du 15 juin 1906 sur les distributions d'énergie : " La déclaration d'utilité publique confère () au concessionnaire le droit : / () 2° De faire passer les conducteurs d'électricité au-dessus des propriétés privées () ; 3° D'établir à demeure () des supports pour conducteurs aériens, sur des terrains privés non bâtis, qui ne sont pas fermés de murs ou autres clôtures équivalentes ; (). ". L'article 1er du décret du 6 octobre 1967🏛 portant règlement d'administration publique pour l'application de la loi du 15 juin 1906🏛 sur les distributions d'énergie et de la loi du 16 octobre 1919 relative à l'utilisation de l'énergie hydraulique énonce que : " Une convention passée entre le concessionnaire et le propriétaire ayant pour objet la reconnaissance des servitudes d'appui, de passage, d'ébranchage ou d'abattage prévues au troisième alinéa de l'article 12 de la loi du 15 juin 1906 susvisée peut remplacer les formalités prévues au quatrième alinéa dudit article. / Cette convention produit, tant à l'égard des propriétaires et de leurs ayants droit que des tiers, les effets de l'approbation du projet de détail des tracés par le préfet, qu'elle intervienne en prévision de la déclaration d'utilité publique des travaux ou après cette déclaration, ou, en l'absence de déclaration d'utilité publique, par application de l'article 298 de la loi du 13 juillet 1925 susvisée. ".

3. Il résulte de la combinaison des dispositions mentionnées au point précédent que les servitudes mentionnées par l'article 12 de la loi du 15 juin 1906, codifié aux articles

L. 323-3 et suivants du code de l'énergie, ne peuvent être instituées qu'après l'enquête publique prévue par l'article 52 du décret du 29 juillet 1927🏛, par une déclaration d'utilité publique ou par la convention passée entre le concessionnaire et le propriétaire prévue par l'article 1er du décret du 6 octobre 1967.

4. Il résulte de l'instruction que le poteau et la ligne électrique en litige n'ont pas été implantés sur la propriété de M. et Mme C en vertu d'une déclaration d'utilité publique conformément aux dispositions précitées des articles L. 323-3 et L. 323-4 du code de l'énergie ou par une convention passée entre le concessionnaire et le propriétaire conformément aux dispositions de l'article 1er du décret du 6 octobre 1967. Par ailleurs, la servitude ou l'acceptation de l'emprise ne pouvant résulter de la seule présence de l'ouvrage, la société Enedis ne peut utilement se prévaloir de la circonstance que les requérantes connaissaient l'existence de l'ouvrage au moment de l'acquisition de leur propriété pour soutenir qu'une servitude leur serait opposable, ni de la circonstance que les précédents propriétaires du fonds n'ont pas contesté la présence de ces ouvrages. Par suite, les requérants sont fondés à soutenir que les ouvrages publics en litige sont irrégulièrement implantés.

Sur les conclusions à fin d'annulation et d'injonction :

5. Lorsqu'il est saisi d'une demande tendant à ce que soit ordonnée la démolition d'un ouvrage public dont il est allégué qu'il est irrégulièrement implanté par un requérant qui estime subir un préjudice du fait de l'implantation de cet ouvrage et qui en a demandé sans succès la démolition à l'administration, il appartient au juge administratif, juge de plein contentieux, de déterminer, en fonction de la situation de droit et de fait existant à la date à laquelle il statue, si l'ouvrage est irrégulièrement implanté, puis, si tel est le cas, de rechercher, d'abord, si eu égard notamment à la nature de l'irrégularité, une régularisation appropriée est possible. Dans la négative, il lui revient ensuite de prendre en considération, d'une part, les inconvénients que la présence de l'ouvrage entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence, notamment, le cas échéant, pour le propriétaire du terrain d'assiette de l'ouvrage, d'autre part, les conséquences de la démolition pour l'intérêt général, et d'apprécier, en rapprochant ces éléments, si la démolition n'entraîne pas une atteinte excessive à l'intérêt général.

En ce qui concerne le poteau électrique :

6. En premier lieu, si en vertu des dispositions de l'article 2227 du code civil, les actions réelles immobilières se prescrivent par trente ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer, la seule présence sur le poteau litigieux d'une mention " 1955 " n'établit pas de manière certaine que le poteau a été implanté sur la propriété des requérants à cette date. La société Enedis n'est dès lors pas fondée à opposer à leur action la prescription trentenaire issue de l'article 2227 du code civil.

7. En second lieu, à la suite de la proposition de règlement du litige faite par le médiateur de l'énergie, M. et Mme C se sont déclarés disposés à conclure une convention régularisant l'implantation du poteau électrique litigieux sur leur propriété, mais ils n'ont pas signé le projet de convention transmis par Enedis aux motifs, d'une part, qu'il contenait une clause régularisant également la présence de la ligne en surplomb et, d'autre part, que la convention ne prévoyait pas d'indemnisation. Il résulte toutefois de l'instruction, nonobstant ce désaccord, qu'une régularisation appropriée est possible, à laquelle les requérants ont droit, moyennant la conclusion d'une convention qui devra prévoir une indemnité, ainsi qu'il est prévu par l'article L. 323-7 du code de l'énergie🏛 si l'institution de la servitude entraîne pour ces propriétaires un préjudice direct, matériel et certain, et, en cas de désaccord sur ce point, l'intervention du juge judiciaire de l'expropriation. Il y a donc lieu d'enjoindre à la société Enedis de conclure avec M. et Mme C une convention instituant une servitude pour l'établissement à demeure sur leur fonds du poteau litigieux, à l'exclusion de toute mention ou condition relative à la ligne électrique en surplomb, et prévoyant le cas échéant une indemnité. Il est enjoint à la société Enedis d'agir en ce sens dans un délai de six mois à compter de la notification du présent jugement, sans qu'il y ait lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.

En ce qui concerne la ligne électrique en surplomb :

8. Il résulte de l'instruction que la ligne électrique en litige surplombe le terrain de M. et Mme C sur une distance d'environ 28 mètres et qu'elle passe notamment à quelques mètres au-dessus du toit de leur maison. La présence de cet ouvrage sur la propriété des requérants entraîne pour eux un trouble de jouissance, résultant notamment de l'inconvénient visuel qu'il occasionne. La société Enedis, qui produit un devis indiquant que la distribution de l'électricité à la maison d'habitation actuellement alimentée par la ligne litigieuse peut être effectuée en enfouissant cette ligne par un tracé ne traversant pas la propriété des requérants, fait seulement état des inconvénients qui pourraient résulter, de façon générale, du déplacement de la ligne, ainsi que du coût de cette opération, s'élevant à 9 619,14 euros. Elle ne fait pas état de difficultés techniques particulières pour enfouir la ligne ou d'un autre motif d'intérêt général susceptible de faire obstacle au déplacement de l'ouvrage. Dans ces conditions et alors même que M. et Mme C ne font quant à eux état d'aucun projet de travaux rendu impossible par la présence de l'ouvrage en cause, le déplacement de la ligne électrique en surplomb de la propriété des requérants ne peut être regardé comme présentant une atteinte excessive à l'intérêt général.

9. Il y a lieu, en conséquence, d'enjoindre à la société Enedis de procéder au déplacement de la ligne électrique en surplomb de la propriété des requérants, cadastrée section ZS n°52, dans un délai de six mois à compter de la notification du présent jugement. Il n'y a pas lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.

Sur les frais liés au litige :

10. M. et Mme C, qui ne sont pas représentés par un avocat, ne justifient pas de frais non compris dans les dépens qu'ils auraient spécifiquement exposés dans le cadre de la présente instance. Leurs conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative doivent donc être rejetées. D'autre part, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que M. et Mme C, qui n'ont pas la qualité de partie perdante, versent à la société Enedis la somme que celle-ci réclame au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

DECIDE :

Article 1er : Il est enjoint à la société Enedis de conclure avec M. et Mme C une convention de servitude, dans les conditions fixées au point 8, dans un délai de six mois à compter de la notification du présent jugement.

Article 2 : Il est enjoint à la société Enedis de déplacer la ligne électrique en surplomb de la propriété de M. et Mme C au lieu-dit Port Coter à Locmaria, cadastrée section ZS n°52, dans un délai de six mois à compter de la notification du présent jugement.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 4 : Les conclusions de la société Enedis présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 5 : Le présent jugement sera notifié à Mme B C, à M. A C et à la société Enedis.

Délibéré après l'audience du 11 mai 2023, à laquelle siégeaient :

M. Vergne, président,

Mme Thalabard, première conseillère,

M. Blanchard, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 25 mai 2023.

Le rapporteur,

signé

A. Blanchard

Le président,

signé

G.-V. Vergne

La greffière,

signé

I. Le Vaillant

La République mande et ordonne au préfet du Morbihan en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Agir sur cette sélection :

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus