Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 23 mars 2023, l'Association Juristes pour
l'enfance, représentée par Me Le Gouvello de la Porte, demande au juge des
référés :
1°) à titre principal, d'ordonner, sur le fondement des dispositions de
l'
article L. 521-2 du code de justice administrative🏛, de faire cesser
l'atteinte grave et manifestement illégale portée à l'intérêt supérieur de
l'enfant, liberté fondamentale qui serait méconnue par la décision d'exposer
et de ne pas retirer un tableau « représentant un enfant violé forcé
d'effectuer une fellation à un homme adulte » et d'enjoindre à la SASU Palais
de Tokyo de retirer le tableau dans les douze heures de la décision , sous
astreinte de 1 500 euros par jour de retard ;
2°) à titre subsidiaire, d'enjoindre à la SASU Palais de Tokyo d'interdire aux
mineurs l'accès à la salle d'exposition où figure le tableau ;
3°) de mettre à la charge de la SASU Palais de Tokyo une somme de 3 000 euros
en application de l'
article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Elle soutient que :
- le juge administratif est compétent ;
- la condition d'urgence est remplie car l'exposition est en cours jusqu'au
14 mai prochain et que chaque heure qui passe aggrave l'atteinte à l'intérêt
supérieur de l'enfant, la découverte du tableau a suscité une vive émotion
dans l'opinion publique et une pétition qui a recueilli plus de 12 000
signatures a été lancée pour demander le retrait de l'uvre ;
- il est porté une atteinte grave à l'intérêt supérieur de l'enfant qui
constitue une liberté fondamentale ;
- il est porté atteinte aux
articles 227-23 et 227-24 du code pénal🏛🏛.
Par des mémoires en intervention enregistrés le 24 mars 2023, l'association
l'Enfance en partage représentée par Me de Beauregard et l'association dite «
Pornostop » représentée par Me Triomphe demandent que le juge des référés
fasse droit à la requête n° 2306193, par les mêmes motifs que ceux exposés par
la requérante.
Par un mémoire en intervention enregistré le 26 mars 2023, l'association
Innocence en danger représentée par Me Girard demande que le juge des référés
fasse droit à la requête n° 2306193, par les mêmes motifs que ceux exposés par
la requérante et demande en outre que la SASU Palais de Tokyo soit condamnée à
lui verser la somme de 2000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du
code de justice administrative.
Par un mémoire en intervention enregistré le 27 mars 2023, l'association Face
à l'inceste représentée par Me Dahan demande que le juge des référés fasse
droit à la requête n° 2306193, par les mêmes motifs que ceux exposés par la
requérante.
Par deux mémoires en défense, enregistrés le 27 mars 2023, la SASU Palais de
Tokyo, représentée par Me Mathonnet, avocat au Conseil d'Etat et Me Richard
Malka conclut au rejet de la requête et à ce que soit mis à la charge de
l'association Juristes pour l'enfance le versement au Palais de Tokyo de la
somme de 3000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice
administrative.
Elle soutient que :
- la condition d'urgence n'est pas remplie ;
- il n'y a pas d'atteinte grave et manifestement illégale à une liberté
fondamentale, car les libertés fondamentales en jeu sont la liberté
d'expression et la liberté de création artistique ; si la protection de
l'intérêt supérieur des mineurs impose de respecter l'interdiction de diffuser
un message à caractère pédopornographique qui leur serait accessible, tel
n'est pas le cas en l'espèce, car le tableau n'a pas de caractère
pédopornographique, de sorte que le moyen tiré de la méconnaissance de
l'intérêt supérieur de l'enfant est inopérant, qu'il manque en fait et que la
qualification de l'uvre en message pédopornographique constituerait une
ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression et de
création.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
- le code de justice administrative.
Le président du tribunal a désigné Mme Aa pour statuer sur les demandes de
référé.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Au cours de l'audience publique tenue le 27 mars 2023 en présence de Mme René-
Louis-Arthur, greffière d'audience, Mme Aa a lu son rapport et entendu :
- les observations de Me Le Gouvello de la Porte, pour l'association Juristes
pour l'enfance qui persiste dans ses conclusions par les mêmes moyens ;
- les observations de Me Triomphe pour l'association dite « Pornostop » ;
- les observations de Me de Beauregard pour l'association l'Enfance en
partage ;
- les observations de Me Girard pour l'association Innocence en danger ;
- les observations de Me Dahan pour l'association Face à l'inceste ;
- les observations de l'association Collectif féministe contre le viol
représentée par Me Rougier, Me Cohen et Me Balme qui demande que son
intervention soit admise ;
- les observations de Me Mathonnet et de Me Malka pour la SASU Palais de
Tokyo qui persiste dans ses conclusions par les mêmes moyens.
La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience publique.
Une note en délibéré a été enregistrée le 27 mars 2023 à 16h54 pour
l'association Collectif féministe contre le viol.
Considérant ce qui suit :
1. L'association Juristes pour l'enfance a demandé au Palais de Tokyo par
courrier envoyé le 20 mars 2023 de retirer un tableau de l'artiste Miriam Cahn
intitulé « Fuck Abstraction » et présenté dans le cadre de l'exposition
consacrée à cette peintre. Le Palais de Tokyo n'ayant pas répondu à sa
demande, l'association demande par la présente requête sur le fondement de
l'article L. 521-2 du code de justice administrative qu'il soit, à titre
principal, ordonné au Palais de Tokyo de retirer le tableau en litige dans les
12 heures de la décision sous astreinte de 1 500 euros par jour de retard et,
à titre subsidiaire, d'interdire l'accès des mineurs à la salle d'exposition
où figure le tableau.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 521-2 du code de
justice administrative :
2. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : «
Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés
peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté
fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de
droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans
l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale.
Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. » et
aux termes de l'article L. 522-1 dudit code : « Le juge des référés statue au
terme d'une procédure contradictoire écrite ou orale. Lorsqu'il lui est
demandé de prononcer les mesures visées aux articles L. 521-1 et L. 521-2, de
les modifier ou d'y mettre fin, il informe sans délai les parties de la date
et de l'heure de l'audience publique (...) ».
3. Eu égard à leur objet, les associations dite « Pornostop », l'Enfance en
partage, Innocence en danger et Face à l'inceste justifient d'un intérêt pour
intervenir au soutien de la requête. Leur intervention est admise. En
revanche, faute de produire ses statuts avant la clôture de l'instruction,
l'intervention de l'association Collectif Féministe contre le viol n'est pas
admise.
4. L'association Juristes pour l'enfance soutient que l'uvre « Fuck
Abstraction ! » de l'artiste Miriam Cahn exposée au Palais de Tokyo, depuis le
17 février 2023 et jusqu'au 14 mai aurait un caractère pédopornographique en
ce qu'elle représenterait « un enfant violé, forcé de pratiquer une fellation
par un homme adulte », qu'elle mettrait ainsi en danger les mineurs dès lors
que l'exposition accueille du public scolaire et serait constitutive d'une
atteinte grave à l'intérêt supérieur de l'enfant. Elle fait également valoir
qu'un jeu sur place est remis aux enfants qui incite l'enfant à « se
construire un corps à soi » « en évoquant les sensations, l'amour, à découvrir
à travers cette exposition », et que ce jeu serait de nature à caractériser la
perception pédopornographique de l'uvre litigieuse.
5. Toutefois, il résulte de l'instruction que ce tableau qui représente la
silhouette d'un homme au corps très puissant, sans visage, qui impose une
fellation à une victime de corpulence très fragile, qui est à genou et les
mains liées dans le dos, traite de la façon dont la sexualité est utilisée
comme arme de guerre et fait référence aux exactions commises dans la ville de
Butcha en Ukraine lors de l'invasion russe représentant crûment la violence
subie par la population ukrainienne. Cette uvre ne saurait toutefois être
comprise en dehors de son contexte et du travail de l'artiste Ab Ac qui
vise à dénoncer les horreurs de la guerre, ainsi que cela est rappelé dans le
document de présentation de l'évènement distribué au public.
6. Il résulte également de l'instruction que le Palais de Tokyo a mis en
place un dispositif pour accompagner l'exposition de l'artiste Miriam Cahn
intitulée « Ma pensée sérielle » d'une part en exposant cette uvre dans une
salle séparée avec d'autres uvres susceptibles de choquer le public, de
placer à l'entrée de cette salle un panneau d'avertissement indiquant que «
certaines uvres de cette salle sont susceptibles de heurter la sensibilité
des publics. Son accès est déconseillé aux mineurs. / l'équipe de médiation
est à votre disposition pour échanger avec vous sur les uvres. » et de
disposer dans la salle un cartel explicatif de façon à ce que le public ne
puisse l'ignorer avant de voir le tableau et de placer un second cartel à côté
de l'uvre, d'assurer la présence de médiateurs à disposition du public et de
sensibiliser les agents du musée placés en permanence à l'entrée de la salle
1, à l'entrée de la salle 3 et au milieu de cette salle 3 où se trouve l'uvre
litigieuse, à la nécessité de s'assurer que le public ait bien connaissance
des avertissements et de ne pas laisser dans cette salle des mineurs non
accompagnés et enfin de placer encore un avertissement au niveau de la
billetterie. D'autre part, il résulte également du document intitulé « Comment
construire un corps à soi ? » destiné aux enfants que ce dernier constitue un
livret pédagogique destiné à comprendre les deux expositions présentées
actuellement au Palais de Tokyo qui n'incite ni à visiter l'exposition de
Miriam Cahn ni à aller voir le tableau litigieux auquel il ne fait pas
référence, et ne conduit donc nullement à conforter la perception
pédopornographique de l'uvre litigieuse. Par ailleurs, le Palais de Tokyo
n'organise pas de visite de l'exposition pour les lycéens ou les collégiens et
déconseille aux enseignants cette visite en leur adressant un courriel type.
Enfin, depuis le 17 février 2023, l'exposition a accueilli 45 000 visiteurs
sans qu'aucune difficulté n'ait jamais été constatée par le Palais de Tokyo
qui n'a reçu aucune plainte ou signalement des visiteurs et n'a pas recensé de
mineurs visitant seuls l'exposition. Dans ces conditions, et eu égard aux
mesures ci-dessus rappelées, prises par le Palais de Tokyo, l'association
Juristes pour l'enfance n'est pas fondée à soutenir que le maintien de l'uvre
en litige dans le cadre de l'exposition serait constitutif d'une atteinte
grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale que constitue
l'intérêt supérieur de l'enfant. Par suite, et sans qu'il soit besoin de
statuer sur la condition d'urgence, la requête de l'association Juristes pour
l'enfance doit être rejetée dans toutes ses conclusions.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de
justice administrative :
7. Il résulte des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice
administrative, que le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut,
la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine au titre
des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de
l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée, et peut, même
d'office, ou pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y
a pas lieu à cette condamnation.
8. Ces dispositions font obstacle aux conclusions de l'Association juristes
pour l'enfance et de l'association Innocence en danger dirigées contre Palais
de Tokyo qui n'est pas, dans la présente instance de référé, la partie
perdante. Il n'y a pas lieu dans les circonstances de l'espèce, de condamner
l'Association juristes pour l'enfance à verser une somme en application
desdites dispositions.