CONSEIL D'ETAT
Statuant au Contentieux
N° 46962
Mme ETIENVRE
Lecture du 05 Decembre 1984
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Le Conseil d'Etat statuant au contentieux
(Section du contentieux)
Sur le rapport de la 7ème Sous-Section
Vu la requête, enregistrée au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat le 27 novembre 1982, présentée par Mme Marise Etienvre, demeurant 18, rue Pierre Curie à Alfortville (Val de Marne), et tendant à ce que le Conseil d'Etat:
1°) annule le jugement, en date du 4 octobre 1982, par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande en décharge des compléments d'impôt sur le revenu auxquels elle a été assujettie au titre des années 1971 et 1972 dans les rôles de la commune d'Alfortville;
2°) lui accorde la décharge sollicitée;
Vu le code général des impôts;
Vu l'ordonnance du 31 juillet 1945 et le décret du 30 septembre 1953;
Vu la loi du 30 décembre 1977;
Vu la loi du 29 décembre 1983, portant loi de finances pour 1984, notamment son article 93-II.
Considérant qu'à la suite du décès de son époux, survenu le 26 octobre 1971, Mme Veuve Etienvre a pris la gérance de la société à responsabilité limitée Manoel, dont elle détenait la moitié du capital social, et qui exploite à Alfortville un fonds de transformation de papier; que Mme Etienvre, qui travaillait jusqu'alors pour cette société comme voyageur représentant placier à carte unique, a perçu à cette occasion, en contrepartie de la cession à la société "Manoel" de la clientèle qu'elle avait créée, une indemnité dite de clientèle qui lui a été versée au cours des années 1971 et 1972 en deux montants égaux de 84 000 F chacun; que Mme Etienvre, estimant que ces versements avaient le caractère d'un gain en capital et n'étaient, dès lors, pas imposables à l'impôt sur le revenu, ne les a pas portés dans ses déclarations de revenu global des années 1971 et 1972; que l'administration a, au contraire, refusé d'admettre ces sommes au nombre des charges déductibles de la société "Manoel", les a, par suite, réintégrées dans les bénéfices de cette société, comme des bénéfices distribués; qu'elle a, ensuite, imposé lesdites sommes, dans la limite de 42 000 F pour chacune des deux années, entre les mains de Mme Etienvre, dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers; que, pour justifier ces impositions, l'administration se fonde, à titre principal, sur les dispositions combinées du 1-1° de l'article 109 et de l'article 110 du code général des impôts et, à titre subsidiaire, sur les dispositions du 1-2° de l'article 109 susmentionné;
Considérant qu'aux termes de l'article 109 du code général des impôts: "1. Sont considérés comme revenus distribués: 1° Tous les bénéfices ou produits qui ne sont pas mis en réserve ou incorporés au capital; 2° Toutes les sommes ou valeurs mises à la disposition des associés, actionnaires ou porteurs de parts et non prélevées sur les bénéfices. Les sommes imposables sont déterminées pour chaque période retenue pour l'établissement de l'impôt sur les sociétés par la comparaison des bilans de clôture de ladite période et de la période précédente selon des modalités fixées par décret en Conseil d'Etat"; qu'aux termes de l'article 110: "Pour l'application de l'article 109-1-1°, les bénéfices s'entendent de ceux qui ont été retenus pour l'assiette de l'impôt sur les sociétés. Toutefois, ces bénéfices sont augmentés de ceux qui sont légalement exonérés dudit impôt, y compris les produits déductibles du bénéfice net en vertu de l'article 216-I et II, ainsi que les bénéfices que la société a réalisés dans des entreprises exploitées hors de France et diminués des sommes payées au titre de l'impôt sur les sociétés et de l'impôt sur le revenu dont la personne morale peut être personnellement redevable en vertu de l'article 117.";
Considérant, en premier lieu, que, dans le cas où une société a porté à tort en charge le prix d'acquisition d'un élément d'actif immobilisé, et a ouvert ainsi à l'administration le droit de redresser les bases d'imposition de cette société à l'impôt sur les sociétés, ni les dispositions précitées des article 109-1-1° et 110 du code, ni aucune autre disposition législative n'ont pour effet de permettre de regarder, de plein droit, le prix d'acquisition versé au vendeur comme un revenu distribué, imposable entre les mains de celui-ci dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers; qu'en la présente espèce, les versements faits par la société "Manoel" à Mme Etienvre avaient pour contre-partie l'acquisition par cette société de la clientèle personnelle de cette dernière, laquelle clientèle constituait, pour ladite société, un élément incorporel d'actif immobilisé; qu'il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que -alors même que la société a, à tort passé en charge le prix de cette acquisition et que l'administration a, à bon droit, redressé ses bases d'imposition à l'impôt sur les sociétés - le prix perçu par Mme Etienvre pour la cession de sa clientèle ne peut être regardé, pour autant, comme un revenu distribué; que l'administration n'invoquant aucune autre circonstance de nature à justifier la qualification, retenue par elle, des sommes versées par la société "Manoel" à Mme Etienvre, le premier fondement légal donné aux impositions ne peut, dès lors, être retenu;
Considérant, en second lieu, que si, sur le fondement des dispositions du 1-2° de l'article 109 du code général des impôts, l'administration soutient que Mme Etienvre a accepté de mettre fin à son contrat de travail de représentant salarié pour prendre la gérance de la société "Manoel" à la mort de son mari, en octobre 1971, et que celle-ci n'était pas légalement tenue de lui verser une indemnité de clientèle par application des dispositions de l'article L.751 du code du travail, elle n'établit pas que les sommes dont s'agit ne lui auraient été versées qu'en raison de sa qualité d'associée ou seraient anormalement élevées eu égard à la valeur réelle d'exploitation pour la société de la clientèle qu'elle lui a cédée;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que Mme Etienvre est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande en décharge des cotisations supplémentaires à l'impôt sur le revenu qui lui ont été assignées au titre des années 1971 et 1972.
DECIDE
Article 1er: Le jugement du tribunal administratif de Paris, en date du 4 octobre 1982, est annulé.
Article 2: Les bases des cotisations à l'impôt sur le revenu assignées à Mme Etienvre au titre des années 1971 et 1972, seront calculées sous déduction des sommes de 42 000 F que l'administration a ajoutées, pour chacune de ces années, aux revenus déclarés par l'intéressée.
Article 3: Il est accordé à Mme Etienvre décharge de la différence entre le montant des droits contestés et celui qui résulte de l'article 2 ci-dessus.