CAA Lyon, 4e, 22-12-2022, n° 21LY00303
A390684G
Référence
Procédure contentieuse antérieure
Mme E G et M. F B ont demandé au tribunal administratif de Grenoble d'annuler la décision du 22 mars 2018 par laquelle le préfet de l'Isère ne s'est pas opposé à l'acceptation d'une libéralité consentie par Mme C B à l'association Fraternité française.
Par jugement n° 1803092 du 20 novembre 2020, le tribunal a fait droit à leur demande et a enjoint au préfet de l'Isère de prendre une décision d'opposition à l'acceptation de cette libéralité dans le délai de deux mois.
Procédure devant la cour
Par une requête et des mémoires enregistrés le 28 janvier 2021, le 16 février 2021 et le 30 juillet 2021, l'association Fraternité française, représentée par la SELARL LVI avocats associés, demande à la cour :
1°) après avoir sursis à statuer et saisi le tribunal des conflits de la question de la compétence relative à l'article 910 du code civil🏛 ou, subsidiairement, la juridiction compétente de l'ordre judiciaire de la question préjudicielle tenant à déterminer si le legs est compatible avec ses statuts, d'annuler le jugement du tribunal administratif de Grenoble et de rejeter la demande présentée devant le tribunal par Mme G et M. B ;
2°) de mettre solidairement à la charge de Mme G et M. B la somme de 1 000 euros à lui verser chacun en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Elle soutient que :
- le jugement a été rendu à l'issue d'une procédure irrégulière dans la mesure où elle n'a pas été mise en demeure de conclure et qu'elle n'a pas été destinataire du mémoire en réplique des demandeurs, du mémoire en défense du préfet et de différentes ordonnances portant sur la clôture d'instruction ;
- le jugement, qui n'est pas signé par le président et les conseillers, est irrégulier ;
- il est insuffisamment motivé ;
- le tribunal a méconnu le principe de séparation des pouvoirs prévu par la loi des 16 et 24 août 1790, ensemble le décret du 16 fructidor an III, en portant une appréciation sur les statuts civils de l'association ; il convient de surseoir à statuer et de saisir le tribunal des conflits ou le juge judiciaire compétent ;
- les dispositions de l'ordonnance n° 2015-904 du 23 juillet 2015🏛 ont supprimé les pouvoirs d'opposition du représentant de l'Etat dans le département à l'acceptation d'une libéralité par les associations reconnues d' utilité publique ;
- les conditions prévues par le II de l'article 910 du code civil🏛 pour que le préfet s'oppose à une libéralité n'étaient pas réunies.
Par mémoires enregistrés le 20 avril 2021 et le 19 octobre 2021, non communiqué, Mme G et M. B concluent au rejet de la requête et demandent à la cour de mettre à la charge de l'association Fraternité française la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Ils soutiennent que :
- les moyens ne sont pas fondés ;
- le préfet aurait également dû s'opposer au legs dans la mesure où l'activité de l'association n'est pas à prépondérance caritative.
Par mémoire enregistré le 16 septembre 2022, le ministre de l'intérieur s'en remet à la sagesse de la cour.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code civil ;
- la loi des 16 et 24 août 1790, ensemble le décret du 16 fructidor an III ;
- la loi du 1er juillet 1901 modifiée relative au contrat d'association ;
- l'ordonnance n° 2015-904 du 23 juillet 2015🏛 ;
- le décret n° 2007-807 du 11 mai 2007 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Duguit-Larcher, première conseillère ;
- les conclusions de M. Savouré, rapporteur public ;
- les observations de Me Laval pour l'association Fraternité française, ainsi que celles de Me Van Elslande pour Mme G et M. B ;
1. Par testament authentique reçu le 19 décembre 2005, Mme C B a institué l'association Fraternité française légataire universelle de ses biens meubles et immeubles, à charge pour elle de suivre ses dernières volontés. A la suite du décès de Mme C B, l'association a adressé, le 9 octobre 2015, la déclaration du legs au préfet de l'Isère qui, par décision du 11 janvier 2016, a décidé de ne pas s'opposer au legs. Cette décision a été annulée à la demande de Mme G et M. B, respectivement sur et neveu de Mme B, par un jugement du 9 novembre 2017 du tribunal administratif de Grenoble. En exécution de ce jugement, le préfet de l'Isère a réexaminé la situation et a de nouveau décidé, le 22 mars 2018, de ne pas s'opposer au legs. Par jugement du 20 novembre 2020, dont l'association Fraternité française relève appel, le tribunal a fait droit à la demande de Mme G et M. B en annulant cette nouvelle décision. Il a enjoint au préfet de prendre, dans les deux mois, une décision d'opposition à l'acceptation de cette libéralité.
Sur la régularité du jugement :
2. En premier lieu, en vertu de l'article L. 5 du code de justice administrative🏛, l'instruction des affaires est contradictoire. Selon l'article R. 611-1 du même code🏛, la requête, le mémoire complémentaire annoncé dans la requête et le premier mémoire de chaque défendeur sont communiqués aux parties dans les conditions définies notamment par l'article R. 611-3. Aux termes de cet article : " Les décisions prises pour l'instruction des affaires sont notifiées aux parties () La notification peut être effectuée au moyen de lettres simples. / Toutefois, il est procédé aux notifications () des mises en demeure () au moyen de lettres remises contre signature ou de tout autre dispositif permettant d'attester la date de réception () ".
3. Il ressort des pièces du dossier que, contrairement à ce qu'allègue l'association, le tribunal lui a adressé, par courrier recommandé avec accusé de réception, une mise en demeure de défendre. En tout état de cause, le tribunal, qui n'est jamais tenu de mettre en demeure un défendeur de produire, n'a tiré aucune conséquence juridique du défaut de production par l'association d'une défense. Par suite le moyen tiré de ce que, à défaut de mise en demeure de défendre, le jugement serait irrégulier doit être écarté.
4. L'association requérante, qui indique avoir été destinataire de la requête, fait grief au tribunal de ne pas lui avoir adressé le mémoire en défense du préfet et le mémoire en réplique des demandeurs. Toutefois, il est fait mention de la communication de ces deux mémoires sur la fiche de suivi de la requête produit en défense devant la cour extraite du système informatique de suivi de l'instruction. Il était loisible à l'association à laquelle un accès à ce système informatique avait été fourni lors de la communication de la requête, de vérifier l'état de la procédure à tout moment, notamment à réception de l'avis d'audience, cette consultation la mettant à même de demander au greffe du tribunal de procéder, le cas échéant, à un nouvel envoi si un problème technique faisait obstacle à ce qu'elle accède à des écritures mentionnées comme produites au contradictoire. Par suite, le moyen tiré de ce que le jugement serait irrégulier au motif que l'association n'aurait pas reçu tous les mémoires des différentes parties doit être écarté.
5. Enfin, dès lors que l'instruction a été finalement rouverte par une ordonnance dont elle indique avoir été destinataire, la circonstance que l'association n'aurait pas reçu les précédentes ordonnances portant clôture d'instruction est sans incidence sur la régularité de la procédure.
6. En deuxième lieu, aux termes de l'article R. 741-7 du code de justice administrative🏛 : " Dans les tribunaux administratifs (), la minute de la décision est signée par le président de la formation de jugement, le rapporteur et le greffier d'audience ". Il ressort des pièces du dossier que la minute du jugement a été signée par le président de la formation de jugement, le rapporteur et le greffier d'audience, conformément à ces dispositions. La circonstance que l'ampliation qui a été notifiée aux parties ne comporte pas ces signatures est sans incidence sur la régularité du jugement.
7. En troisième lieu, le jugement, qui expose les motifs pour lesquels le tribunal a annulé la décision litigieuse et qui n'avait pas à répondre à chacun des arguments des parties, est suffisamment motivé.
8. En dernier lieu, la décision par laquelle le préfet décide en application de l'article 910 du code civil🏛 de ne pas former opposition à une libéralité faite au profit d'une association est un acte administratif. Par suite, le contentieux dirigé contre cet acte relève de la compétence de la juridiction administrative. Il appartient seulement à la juridiction, lorsque la solution du litige dont elle est saisie dépend de l'interprétation d'un acte de droit privé et que celle-ci soulève une difficulté sérieuse, de surseoir à statuer jusqu'à ce que l'autorité judiciaire se soit prononcée sur la question préjudicielle que présente à juger cette interprétation. Par suite, et en l'absence de difficulté de compétence entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire nécessitant une saisine du tribunal des conflits, l'association Fraternité française n'est pas fondée à soutenir que le tribunal aurait statué sur une demande pour laquelle il n'était pas compétent.
Sur le bien-fondé du jugement :
9. Aux termes de l'article 910 du code civil🏛 : " II. - () les dispositions par testament au profit des () associations ayant la capacité à recevoir des libéralités () sont acceptées librement par celles-ci. / Si le représentant de l'Etat dans le département constate que l'organisme légataire ou donataire ne satisfait pas aux conditions légales exigées pour avoir la capacité juridique à recevoir des libéralités ou qu'il n'est pas apte à utiliser la libéralité conformément à son objet statutaire, il peut former opposition à la libéralité, dans des conditions précisées par décret, la privant ainsi d'effet. / Le troisième alinéa n'est pas applicable aux dispositions () par testament au profit des associations () reconnues d'utilité publique, des associations dont la mission a été reconnue d'utilité publique () ". Aux termes de l'article 1er du décret du 11 mai 2007 visé ci-dessus relatif aux associations, fondations, congrégations et établissements publics du culte et portant application de l'article 910 du code civil🏛 : " La déclaration au préfet est faite par courrier recommandé avec demande d'avis de réception et accompagnée des documents suivants : 1° En cas de legs : une copie ou un extrait du testament et de ses codicilles relatifs à la libéralité et une copie de l'acte de décès ou d'un bulletin de décès du testateur () 3° Les statuts de l'association () bénéficiaire et les documents attestant de ce qu'ils ont été régulièrement déclarés ou approuvés ; 4° La justification de l'acceptation de la libéralité ainsi que, le cas échéant, la justification de l'aptitude de l'association () bénéficiaire à en exécuter les charges ou à en satisfaire les conditions compte tenu de son objet statutaire. 5° Pour les associations : / () Toute justification tendant à établir que l'association remplit les conditions prévues aux cinquième à septième alinéas de l'article 6 de la loi du 1er juillet 1901🏛. Ces conditions sont présumées satisfaites lorsque l'association dispose d'une prise de position formelle délivrée dans le cadre de la procédure prévue à l'article L. 80 C du livre des procédures fiscales l'avisant qu'elle relève des dispositions du b du 1 de l'article 200 du code général des impôts🏛 () ".
10. Si les dispositions de l'ordonnance n° 2015-904 du 23 juillet 2015🏛 ont supprimé les pouvoirs d'opposition du préfet à l'acceptation d'une libéralité par les associations reconnues d'utilité publique, l'association requérante n'a pas, ainsi qu'elle le reconnaît elle-même, ce statut qui s'acquiert par décret. Elle ne peut, par suite, pas se prévaloir de la suppression prévue par ces dispositions.
11. Il résulte des dispositions précitées que lorsqu'un préfet constate que l'organisme légataire ne satisfait pas aux conditions légales exigées pour avoir la capacité juridique à recevoir des libéralités ou qu'il n'est pas apte à utiliser la libéralité conformément à son objet statutaire, ce qui constitue deux conditions distinctes pour qu'une association puisse bénéficier d'un legs, il peut former opposition à la libéralité. L'aptitude à utiliser la libéralité conformément à l'objet statutaire s'apprécie, en outre, au regard des charges et des conditions qui accompagnent cette libéralité.
12. Lorsqu'elle dispose d'une prise de position formelle délivrée dans le cadre de la procédure prévue à l'article L. 80 C du livre des procédures fiscales l'avisant qu'elle relève des dispositions du b du 1 de l'article 200 du code général des impôts🏛, l'association est présumée remplir les conditions prévues aux cinquième à septième alinéas de l'article 6 de la loi du 1er juillet 1901🏛, c'est-à-dire les conditions de capacité à recevoir une libéralité. En revanche, cette présomption ne s'étend pas à son aptitude à utiliser la libéralité conformément à son objet statutaire. Ainsi, la circonstance que l'association requérante disposerait d'une telle prise de position formelle est sans incidence sur l'appréciation que doit porter le préfet de son aptitude à faire usage du legs conformément à ses statuts et aux conditions imposées par le testateur.
13. L'association Fraternité française a, selon l'article 2 de ses statuts dont l'interprétation ne soulève pas de difficulté sérieuse nécessitant la saisine du juge judiciaire, " pour but d'organiser toute action de bienfaisance visant à venir en aide sur les plans moral, juridique, culturel, médical, matériel et alimentaire à toute personne et famille déshéritée ou dans le besoin exclue des systèmes de protection sociale, privée de logement et/ou de ressources ou victimes d'actes arbitraires par suite des circonstances politiques, économiques ou sociales indépendantes de leur volonté. ". Or, par son testament, Mme D B lui impose de donner la jouissance exclusive, illimitée et gratuite de la quasi-totalité des quatre biens immobiliers qui lui sont légués au Mouvement Front National pour l'Unité Française, parti politique dont l'objet social est étranger à l'entraide ou à la bienfaisance. L'exécution de cette condition qui, en ce qu'elle affecte la presque totalité du patrimoine légué, ne saurait être regardée comme revêtant un caractère accessoire, fait nécessairement obstacle à ce que l'association légataire utilise la libéralité conformément à son propre objet statutaire. Si elle fait valoir que le Mouvement Front National pour l'Unité Française a accepté le rachat de son droit de jouissance, une telle transaction qui lui permet, certes, d'affecter le legs à l'entraide et à la bienfaisance, méconnaît la condition émise à la libéralité. Par suite, l'association Fraternité française ne justifiant pas de son aptitude à exécuter les charges du testament et à utiliser la libéralité en cause conformément à son objet statutaire au sens des dispositions citées au point 9, elle n'est pas fondée soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble a annulé la décision du préfet pour ce motif.
Sur les frais liés au litige :
14. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'association Fraternité française une somme à verser à Mme G et M. B au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens. Ces dispositions font obstacle à ce que Mme G et M. B qui n'ont pas, dans la présente instance, la qualité de partie perdante, versent à l'association Fraternité française la somme qu'elle réclame au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.
Article 1er : La requête de l'association Fraternité française et le surplus des conclusions de Mme G et M. B sont rejetés.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à l'association Fraternité française, au ministre de l'intérieur et des outre-mer et à M. A de Montgolfier, tuteur de Mme E G, première dénommée des défendeurs en application de l'article R. 751-3 du code de justice administrative🏛. Copie en sera adressée à la cour d'appel de Versailles.
Délibéré après l'audience du 1er décembre 2022, à laquelle siégeaient :
M. Arbarétaz, président,
Mme Evrard, présidente assesseure,
Mme Duguit-Larcher, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 22 décembre 2022.
La rapporteure,
A. Duguit-LarcherLe président,
Ph. Arbarétaz
Le greffier,
J. Billot
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition,
Le greffier,
Article, 910, C. civ. Décret, 2007-807, 11-05-2007 Article, L5, CJA Article, R741-7, CJA Article, R751-3, CJA Ordonnance, 2015-904, 23-07-2015 Décret, 0003 Libéralités consenties Décision d'opposition Question préjudicielle Procédure irrégulière Jugement irrégulier Statuts d'une association Activités de l'association Contrat d'association Légataires universels Lettre simple Mise en demeure Défaut de production Communication du mémoire Système informatique Régularité d'une procédure Acte administratif Acte de droit privé Difficulté sérieuse Soutien par l'association Capacité juridique Établissement public du culte Avis de réception Satisfaction d'une condition Suppression Interprétation d'un acte Protection sociale Biens immobiliers Caractère accessoire