Jurisprudence : CE 8/9 SSR, 10-07-1996, n° 137900

CONSEIL D'ETAT

Statuant au Contentieux

N° 137900

MINISTRE DU BUDGET

Lecture du 10 Juillet 1996

REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Le Conseil d'Etat statuant au contentieux
(Section du contentieux)


Le Conseil d'Etat statuant au Contentieux, (Section du contentieux, 8ème et 9ème sous-sections réunies), Sur le rapport de la 8ème sous-section, de la Section du Contentieux,
Vu le recours et le mémoire complémentaire, enregistrés les 1er juin et 28 septembre 1992 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés, par le MINISTRE DU BUDGET ; le ministre demande que le Conseil d'Etat annule l'arrêt du 31 mars 1992 par lequel la cour administrative d'appel de Paris, après avoir annulé le jugement du 28 mars 1990 du tribunal administratif de Paris, a déchargé M. et Mme Jellatchitch du supplément d'impôt sur le revenu auquel ils ont été assujettis au titre de l'année 1980 ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code général des impôts ;
Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Après avoir entendu en audience publique : - le rapport de Mlle Mignon, Auditeur, - les observations de Me Bouthors, avocat de M. et Mme Jellatchitch, - les conclusions de M. Bachelier, Commissaire du gouvernement ; Sans qu'il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée par M. et Mme Jellatchitch :
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu'Igor Stravinsky, décédé à New-York le 6 avril 1971, avait stipulé, par testament daté du 9 décembre 1969, d'une part, que les biens de sa succession seraient, en totalité, dévolus à un "trust" de droit américain, chargé de les administrer et d'en verser les revenus, sa vie durant, à Véra DebossetStravinsky, son épouse en secondes noces, d'autre part, qu'après le décès de cette dernière, le capital détenu par le "trust" serait partagé en neuf parts égales dont deux seraient attribuées à chacun des trois enfants vivants issus de son premier mariage, Théodore, Soulima et Milène, et à sa petite-fille, Catherine Jellatchitch-Stravinsky, enfant de sa fille Ludmilla, morte en 1938 ; que l'acte de reddition des comptes de la succession, déposé, en 1974, par Véra DebossetStravinsky et Arnold Weissberger, éxécuteurs testamentaires de Stravinsky, auprès du tribunal des successions et tutelles ("Surrogate's Court") du comté de New-York a fait l'objet, en 1975, de la part des descendants du compositeur, d'une opposition motivée par le fait que des biens, d'une valeur de 2 millions de dollars environ, composés notamment d'un appartement à NewYork, d'une collection de tableaux, d'un compte bancaire en suisse, de valeurs mobilières, de droits d'auteur dûs à Stravinsky et du produit de la vente de certains de ses manuscrits, auraient été volontairement omis dans cet acte et que la valeur d'autres avoirs faisant partie de la succession aurait été indûment minorée ; que M. Soulima Stravinsky, qui possède la nationalité française, a, d'autre part, intenté, en France, une action en justice fondée sur les dispositions de l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819 aux termes duquel "dans le cas de partage d'une même succession entre des cohéritiers étrangers et français, ceux-ci prélèveront sur les biens situés en France une portion égale à la valeur des biens situés en pays étranger dont ils seraient exclus, à quelque titre que ce soit, en vertu des lois et coutumes locales" et tendant, en l'espèce, à la saisie de redevances afférentes à la représentation et à la reproduction en France d'oeuvres de son père, perçues par la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM), par la Société pour l'administration du droit de reproduction mécanique (SDRM) et par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) pour le compte de Véra Debosset-Stravinsky, usufruitière ; que, par jugement du 13 juillet 1979, le tribunal de grande instance de Paris a fait droit à cette demande en validant les saisies conservatoires de ces redevances que lui-même et le tribunal de grande instance de Nanterre avaient antérieurement autorisé M. Soulima Stravinsky à pratiquer ; que les parties sont parvenues à mettre fin à ces litiges par un accord conclu à NewYork le 9 octobre 1979 et approuvé, le 11 décembre suivant, par le tribunal des successions et tutelles du comté de New-York ; qu'aux termes de cet accord, il a été convenu, en premier lieu, que les parties renonçaient "à toute objection relative à tout acte ou toute autre chose effectués à ce jour dans l'administration de la succession, qu'elles en aient ou non eu pleinement connaissance", et que le "trust" serait constitué par la seule participation de la succession dans les droits d'auteur qui appartenaient à Igor Stravinsky ainsi que par 100 actions de la société new-yorkaise "Trapezoid Corporation", en deuxième lieu, que la part de propriété de Véra Debosset-Stravinsky sur les redevances provenant des oeuvres de Stravinsky, à l'exception de celles qui sont dues en France, serait fixée, sa vie durant, à 38,93 %, la part des mêmes redevances devant revenir, après sa mort, à ses héritiers étant réduite à 20 %, enfin et s'agissantdes "royalties françaises" sur les oeuvres de Stravinsky, que celles qui resteraient dues après la cessation du "trust", c'est à dire après le décès de Véra Debosset-Stravinsky, seraient règlées aux descendants d'Igor Stravinsky selon les termes du testament de celui-ci, "tels qu'ils sont clarifiés" par l'accord du 9 octobre 1979, et que celles qui sont "actuellement retenues en France" en vertu du jugement précité du tribunal de grande instance de Paris leur seraient versées, par parts égales, dès la signature de l'accord, par la SACEM, la SCAD et la SDRM, Véra Debosset-Stravinsky s'engageant à se désister de l'appel qu'elle avait formé contre ledit jugement ; que c'est en exécution de cette dernière stipulation qu'une somme de 646.900 F a été payée en 1980 à Mme Catherine Jellatchitch-Stravinsky ; que l'administration fiscale française, regardant cette somme comme ayant, à concurrence de 406.106 F, le caractère d'un revenu imposable dans la catégorie des bénéfices non commerciaux en vertu du 2 de l'article 92 du code général des impôts, qui comprend dans ces bénéfices "les produits de droits d'auteurs perçus par les écrivains ou compositeurs et par leurs héritiers ou légataires", a soumis M. et Mme Jellatchitch, qui résident en France, à l'imposition supplémentaire correspondante ; que le MINISTRE DU BUDGET se pourvoit contre l'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris qui en a prononcé la décharge, au motif que la somme de 406.106 F avait la nature d'une indemnité non imposable, dès lors qu'elle avait été versée à Mme Jellatchitch-Stravinsky en réparation d'un préjudice en capital ; Considérant, en premier lieu, que, quelqu'en soit la dénomination, la somme reçue par un contribuable en contrepartie de la perte d'un élément de son patrimoine n'a pas le caractère d'un revenu imposable ; que, par suite, en recherchant si la somme payée à Mme Jellatchitch dans les conditions ci-dessus rappelées avait ou non ce caractère, alors même qu'elle se présente comme portant sur des droits d'auteur, la cour administrative d'appel n'a commis aucune erreur de droit ; Considérant, en second lieu, qu'en jugeant, après avoir relevé que les descendants d'Igor Stravinsky avaient été privés d'une partie de leurs droits en nue-propriété sur une partie de la succession de leur auteur, qu'il résultait clairement de la transaction, ci-dessus analysée, du 9 octobre 1979 que celle-ci, même à défaut d'avoir expressément prévu de leur accorder des dommages-intérêts, avait eu pour objet, en leur allouant "toutes les royalties françaises sur les oeuvres d'Igor Stravinsky... actuellement retenues en France sur décision judiciaire", de réparer, par ce transfert d'avoirs auquel Véra Debosset-Stravinsky pouvait initialement prétendre en tant qu'usufruitière, un préjudice en capital, la cour administrative d'appel s'est livrée à une appréciation souveraine, exempte de toute dénaturation, du sens et de la portée de cette stipulation, qui ne peut être remise en cause devant le juge de cassation ; qu'en déduisant de cette constatation que la somme de 406.106 F versée à Mme Jellatchitch en 1980 ne constituait pas un revenu imposable en vertu des dispositions précitées de l'article 92 du code général des impôts, la cour administrative d'appel ne lui a donc pas donné une qualification juridique inexacte ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le MINISTRE DU BUDGET n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêt attaqué ;
Considérant que, dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu, par application de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991, de condamner l'Etat à payer à M. et Mme Jellatchitch la somme qu'ils réclament au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
Article 1er : Le recours du MINISTRE DU BUDGET est rejeté.
Article 2 : L'Etat paiera une somme de 10.000 F à M. et Mme Jellatchitch au titre de l'article 75I de la loi du 10 juillet 1991.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'économie et des finances et à M. et Mme Jellatchitch.

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