Cour de justice des Communautés européennes
8 février 1990
Affaire n°C-320/88
Staatssecretaris van Financiën
c/
Shipping and Forwarding Enterprise Safe BV
Recueil de jurisprudence 1990 page I-0285
édition spéciale suédoise 1990 page 0295
édition spéciale finnoise 1990 page 0295
1. Dispositions fiscales - Harmonisation des législations - Taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée - Livraisons de biens - Notion
(Directive du Conseil 77/388, art. 5, § 1)
2. Questions préjudicielles - Compétence du juge national - Application des dispositions interprétées par la Cour
(Traité CEE, art. 177)
1. L'article 5, paragraphe 1, de la sixième directive 77/388 en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires doit être interprété en ce sens qu'est considéré comme "livraison d'un bien" le transfert du pouvoir de disposer d'un bien corporel comme un propriétaire, même s'il n'y a pas transfert de la propriété juridique du bien.
Il appartient au juge national de déterminer au cas par cas, en fonction des faits de l'espèce, s'il y a ou non un tel transfert.
2. Dans la répartition des tâches établie par l'article 177 du traité, il appartient à la juridiction nationale d'appliquer les règles de droit communautaire, telles qu'interprétées par la Cour, à un cas concret. En effet, une telle application ne peut être effectuée sans une appréciation des faits de l'affaire dans leur ensemble.
Dans l'affaire C-320/88,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 177 du traité CEE, par le Hoge Raad der Nederlanden et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Staatssecretaris van Financiën
et
Shipping and Forwarding Enterprise Safe BV (Safe Rekencentrum BV), entité fiscale ayant son siège à Hillegom (Pays-Bas),
une décision à titre préjudiciel concernant l'interprétation de l'article 5, paragraphe 1, de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme (JO L 145, p. 1),
LA COUR (sixième chambre),
composée de MM. C. N. Kakouris, président de chambre, T. Koopmans, G. F. Mancini, T. F. O'Higgins, M. Díez de Velasco, juges,
avocat général : M. W. Van Gerven
greffier : Mme D. Louterman, administrateur principal
considérant les observations présentées :
- pour le gouvernement du royaume des Pays-Bas, par le Dr B. R. Bot, secrétaire général au ministère des Affaires étrangères, en qualité d'agent,
- pour la Commission des Communautés européennes, par son conseiller juridique M. Johannes Fons Buhl et par M. Berend Jan Drijber, membre du service juridique de la Commission, en qualité d'agents,
vu le rapport d'audience et à la suite de la procédure orale du 12 octobre 1989,
ayant entendu les conclusions de l'avocat général présentées à l'audience du 9 novembre 1989,
rend le présent
Arrêt
1 Par arrêt du 19 octobre 1988, parvenu à la Cour le 3 novembre 1988, le Hoge Raad des Pays-Bas a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, des questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 5, paragraphe 1, de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme (JO L 145, p. 1, ci-après "sixième directive ").
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant le Staatssecretaris van Financiën des Pays-Bas à l'entité fiscale Shipping and Forwarding Enterprise Safe BV (Safe Rekencentrum BV, ci-après "Safe "). Le litige au principal porte sur un avis d'imposition par lequel l'inspecteur des impôts a appliqué à Safe un redressement de la taxe sur le chiffre d'affaires correspondant, selon l'inspecteur, à la livraison faite par Safe à Kats Bouwgroep NV (ci-après "Kats ") d'un immeuble comprenant une villa avec dépendances (ci-après "immeuble ").
3 Il ressort du dossier que, selon acte notarié du 19 juin 1979 conclu entre Safe et Kats, la première devait transférer à la seconde contre paiement de 2,25 millions de HFL un droit inconditionnel sur l'immeuble, libre d'hypothèques et d'autres droits réels. En vertu des dispositions de cet acte, les changements de valeur, les produits et les charges de l'immeuble étaient pour le compte et aux risques de Kats qui acquérait le pouvoir de disposer de l'immeuble. En outre, Safe s'obligeait à transférer la propriété de l'immeuble au gré de Kats, mais au plus tard pour le 31 décembre 1982. A ces fins, Safe donnait à Kats mandat irrévocable pour accomplir les actes opérant le transfert de la propriété juridique de l'immeuble. Le 11 août 1983, les curateurs de la faillite de Kats ont conclu avec un tiers acquéreur un contrat notarié suivant lequel ils cédaient à ce tiers, pour 450 000 HFL, les droits que Kats détenaient sur l'immeuble en vertu de l'acte notarié du 19 juin 1979. Le même jour, Safe a transféré la propriété juridique de l'immeuble au tiers acquéreur.
4 Safe s'est pourvue contre l'avis de redressement litigieux devant l'inspecteur des finances, puis devant le Gerechtshof de La Haye. Le litige a ensuite été porté par le Staatssecretaris van Financiën devant le Hoge Raad des Pays-Bas, qui a décidé de sursoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
"1)L' article 5, paragraphe 1, de la sixième directive doit-il être interprété en ce sens qu'il ne saurait être question de livraison d'un bien au sens de ladite disposition que s'il y a transfert de la propriété juridique du bien en question?
2)En cas de réponse négative à la première question, peut-on également parler de livraison d'un bien au sens susvisé, lorsque le propriétaire du bien en question :
- a souscrit par contrat vis-à-vis de son cocontractant des engagements tels que tous les changements de valeur de même que tous les produits et charges du bien sont désormais pour le compte et aux risques de ce cocontractant;
- s'est engagé en vertu dudit contrat à transférer à son cocontractant la propriété juridique du bien à un moment futur;
- a donné par ledit contrat mandat irrévocable à son cocontractant d'accomplir les actes opérant ce transfert;
- a effectivement mis le bien à la disposition de son cocontractant conformément audit contrat?"
5 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Quant à la première question
6 Il y a lieu de rappeler que, aux termes de l'article 5, paragraphe 1, de la sixième directive, "est considéré comme 'livraison d'un bien' le transfert du pouvoir de disposer d'un bien corporel comme un propriétaire ".
7 Il résulte du libellé de cette disposition que la notion de livraion d'un bien ne se réfère pas au transfert de propriété dans les formes prévues par le droit national applicable, mais qu'elle inclut toute opération de transfert d'un bien corporel par une partie qui habilite l'autre partie à en disposer en fait comme si elle était le propriétaire de ce bien.
8 Cette conception est conforme à la finalité de la directive, qui vise, entre autres, à fonder le système commun de TVA sur une définition uniforme des opérations taxables. Or, cet objectif pourrait être compromis si la constatation d'une livraison de biens, qui est l'une des trois opérations taxables, était soumise à la réalisation de conditions qui varient d'un État membre à l'autre, comme c'est le cas de celles relatives au transfert de propriété en droit civil.
9 En conséquence, il y a lieu de répondre à la première question que l'article 5, paragraphe 1, de la sixième directive doit être interprété en ce sens qu'est considéré comme "livraison d'un bien" le transfert du pouvoir de disposer d'un bien corporel comme un propriétaire, même s'il n'y a pas transfert de la propriété juridique du bien.
Quant à la deuxième question
10 Il ressort du dossier que la juridiction nationale s'est notamment posé la question de savoir si le transfert de la "propriété économique", notion qui s'est développée en droit fiscal néerlandais, pouvait être assimilé à une livraison de bien au sens de l'article 5 de la sixième directive. Ainsi, la juridiction nationale a défini les quatre éléments qui étaient constitutifs d'un transfert de propriété économique dans le cas qui lui a été soumis.
11 En insérant les quatre éléments ainsi définis dans la deuxième question, la juridiction nationale demande en vérité à la Cour d'appliquer la disposition de l'article 5, paragraphe 1, de la sixième directive au contrat qui est en cause dans le litige au principal. Il appartient cependant à la juridiction nationale, dans la répartition des tâches établie par l'article 177 du traité, d'appliquer les règles de droit communautaire, telles qu'interprétées par la Cour, à un cas concret. En effet, une telle application ne peut être effectuée sans une appréciation des faits de l'affaire dans leur ensemble.
12 Les conditions spécifiques énoncées dans la deuxième question en sont, d'ailleurs, l'illustration, puisqu' elles évoquent, d'une part, un engagement de transférer la propriété selon le droit civil, élément qui ne paraît pas toujours de nature à établir le transfert d'un pouvoir effectif tel qu'indiqué par l'article 5, paragraphe 1, de la sixième directive, et, d'autre part, la mise à la disposition effective du bien au cocontractant, élément qui devrait normalement contribuer à la constatation d'un tel transfert du pouvoir effectif.
13 Il y a donc lieu de répondre à la deuxième question qu'il appartient au juge national de déterminer au cas par cas, en fonction des faits de l'espèce, s'il y a transfert du pouvoir de disposer du bien comme un propriétaire, au sens de l'article 5, paragraphe 1, de la sixième directive.
Sur les dépens
14 Les frais exposés par le gouvernement des Pays-Bas et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
statuant sur les questions à elle soumises par le Hoge Raad des Pays-Bas, par arrêt du 19 octobre 1988, dit pour droit :
1)L' article 5, paragraphe 1, de la sixième directive doit être interprété en ce sens qu'est considéré comme "livraison d'un bien" le transfert du pouvoir de disposer d'un bien corporel comme un propriétaire, même s'il n'y a pas transfert de la propriété juridique du bien.
2)Il appartient au juge national de déterminer au cas par cas, en fonction des faits de l'espèce, s'il y a transfert du pouvoir de disposer d'un bien comme un propriétaire, au sens de l'article 5, paragraphe 1, de la sixième directive.