Jurisprudence : Cass. civ. 1, 15-06-2022, n° 21-17.654, FS-B, Rejet

Cass. civ. 1, 15-06-2022, n° 21-17.654, FS-B, Rejet

A468777Q

Identifiant européen : ECLI:FR:CCASS:2022:C100492

Identifiant Legifrance : JURITEXT000045939999

Référence

Cass. civ. 1, 15-06-2022, n° 21-17.654, FS-B, Rejet. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/85615465-cass-civ-1-15062022-n-2117654-fsb-rejet
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Abstract

Des gamètes humains ne constituent pas des biens au sens de l'article 1 du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, eu égard à la portée économique et patrimoniale attachée à ce texte (CEDH, arrêt du 27 août 2015, n° 46470/11, [GC], § 215) et seule la personne peut en disposer


CIV. 1

CF


COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 15 juin 2022


Rejet


M. CHAUVIN, président


Arrêt n° 492 FS-B

Pourvoi n° Y 21-17.654


R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 15 JUIN 2022


Mme [P] [I], veuve [C], domiciliée [Adresse 2], a formé le pourvoi n° Y 21-17.654 contre l'arrêt rendu le 6 avril 2021 par la cour d'appel de Paris (pôle 4, chambre 13), dans le litige l'opposant :

1°/ à l'établissement public Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP - HP), dont le siège est [Adresse 1],

2°/ au procureur général près la cour d'appel de Paris, domicilié [… …],

défendeurs à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.


Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Serrier, conseiller référendaire, les observations de la SCP Gadiou et Chevallier, avocat de Mme [I], de la SCP Didier et Pinet, avocat de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, et l'avis de M. Chaumont, avocat général, après débats en l'audience publique du 10 mai 2022 où étaient présents M. Chauvin, président, M. Serrier, conseiller référendaire rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseiller doyen, MM. Mornet, Chevalier, Mmes Kerner-Menay, Bacache-Gibeili, conseillers, Mmes Aa, Ab, Le Gall, Feydeau-Thieffry, conseillers référendaires, M. Chaumont, avocat général, et Mme Tinchon, greffier de chambre,

la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire🏛, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.


Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 6 avril 2021), [X] [C] est décédé le 13 janvier 2017, à l'âge de 23 ans, des suites d'un cancer, après avoir procédé au dépôt de ses gamètes auprès du centre d'étude et de conservation des oeufs et du sperme humain (CECOS) de l'hôpital [3], établissement relevant de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (l'AP-HP).

2. Par ordonnance du 2 novembre 2018, le juge des référés du tribunal administratif de Paris, saisi par Mme [I], mère de [X] [C], a rejeté sa requête tendant à enjoindre à l'administration de prendre toutes mesures utiles afin de permettre l'exportation des gamètes vers un établissement de santé situé en Israël. Par ordonnance du 4 décembre 2018, le juge des référés du Conseil d'Etat a rejeté le recours de Mme [Ac] contre cette décision.

3. Par décision du 12 novembre 2019 (n° 23038/19
§ 16 et 20), la Cour européenne des droits de l'homme, saisie par Mme [Ac] qui invoquait une violation de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, a déclaré sa requête irrecevable aux motifs, d'une part, que « le sort des gamètes déposés par un individu et la question du respect de sa volonté qu'elles soient mises en oeuvre après sa mort concernent le droit d'un individu de décider de quelle manière et à quel moment il souhaite devenir parent qui relève de la catégorie des droits non transférables », d'autre part, que le champ d'application de l'article 8 de la Convention précitée ne comprend pas le droit de fonder une famille et ne saurait englober, en l'état de sa jurisprudence, le droit à une descendance pour des grands-parents.

4. Le 22 janvier 2020, invoquant l'existence d'une voie de fait, Mme [Ac] a assigné l'AP-HP devant la juridiction judiciaire aux fins de lui voir enjoindre de lui restituer les gamètes de son fils. L'AP-HP a soulevé une exception d'incompétence au profit de la juridiction administrative.


Examen du moyen

Enoncé du moyen

5. Mme [I] fait grief à l'arrêt de déclarer la juridiction judiciaire incompétente, alors :

« 1°/ que toute personne physique ayant droit au respect de ses biens, nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ; que l'article R. 2141-18 du code de la santé publique🏛, qui règle les conditions de conservation des gamètes, prévoit leur destruction "en cas de décès de la personne" par l'administration ; que ce texte étant contraire au Premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l'homme🏛, il ne saurait prévaloir sur les principes régissant la protection de la propriété prévus par cette Convention ; qu'en se fondant dès lors sur ce texte réglementaire pour décider que le refus de restitution des gamètes - équivalant à leur destruction - constituait "une décision qui se rattache aux prérogatives de l'AP-HP puisqu'elle procède de la stricte application des dispositions de l'article R. 2141-18 (…)", la cour d'appel a violé la loi des 16-24 août 1790, ensemble la loi du 24 mai 1872 et le décret du 16 fructidor an III, ensemble le premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛 ;

2°/ que toute personne physique ayant droit au respect de ses biens, nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ; que l'article R. 2141-18 qui règle les conditions de conservation des gamètes, prévoit leur destruction "en cas de décès de la personne" ; que ce texte étant contraire au Premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l'homme, il ne saurait prévaloir sur les principes régissant la protection de la propriété prévus par celle-ci ; qu'en l'espèce, [X] [C] ayant été propriétaire de ses gamètes, en a transmis la propriété à sa mère ; qu'en décidant le contraire, motif pris de ce que "le don est expressément réservé à la décision de leur déposant et de lui seul", circonstance prévue par le seul article R. 2141-18 du code de la santé publique🏛, la cour d'appel a derechef violé la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III, ensemble la loi du 24 mai 1872 et le premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛 ;

3°/ que le juge judiciaire est également compétent pour statuer sur une voie de fait lorsque celle-ci résulte d'une décision prise par l'administration qui a porté atteinte à la liberté individuelle ; qu'en l'espèce, Mme [C] avait, aux termes de conclusions particulièrement circonstanciées, nombreuses pièces à l'appui, fait valoir que, durant son vivant, son fils [X] n'avait eu de cesse de concevoir un enfant, y compris post-mortem, dès lors qu'il se savait atteint d'une maladie incurable, fatale à court terme ; que la démarche de Mme [C] ne s'inscrit que dans la continuité de cette volonté exprimée devant plusieurs témoins et tenant à la liberté individuelle de d'assurer sa descendance ; qu'après avoir rappelé que le juge judiciaire retrouvait sa compétence en cas d'atteinte à une liberté individuelle, la cour d'appel s'est exclusivement placée sur le terrain de l'extinction du droit de propriété des gamètes ; qu'en se déterminant de la sorte, sans rechercher, comme elle y avait été invitée, si la destruction des gamètes par le CECOS ne portait pas atteinte à la liberté individuelle de pouvoir procréer exprimée de son vivant par [X] [C] et poursuivie, selon le souhait de celui-ci, par sa mère, la cour d'appel a, en toute hypothèse, privé sa décision de base légale au regard de l'article 66 de la Constitution, ensemble la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III, ensemble la loi du 24 mai 1872 et le premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛. »


Réponse de la Cour

6. Selon les articles L. 2141-11,dans sa rédaction issue de la loi n° 2011-814 du 7 juillet 2011, et R. 2141-18, dans sa rédaction issue du décret n° 2016-173 du 4 mars 2016, du code de la santé publique, toute personne dont la prise en charge médicale est susceptible d'altérer la fertilité ou dont la fertilité risque d'être prématurément altérée peut bénéficier du recueil ou du prélèvement et de la conservation de ses gamètes ou de ses tissus germinaux en vue de la réalisation ultérieure, à son bénéfice, d'une assistance médicale à la procréation, de la préservation et de la restauration de sa fertilité et, en cas de décès de la personne, il est mis fin à la conservation des gamètes ou des tissus germinaux.

7. La juridiction administrative est compétente pour connaître des demandes dirigées contre un établissement de santé public au titre notamment du transfert et de l'exportation de gamètes ou de tissus germinaux.

8. Il n'y a voie de fait de la part de l'administration, justifiant, par exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire pour en ordonner la cessation ou la réparation, que dans la mesure où l'administration soit a procédé à l'exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d'une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l'extinction d'un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets d'atteinte à la liberté individuelle ou d'extinction d'un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d'être rattachée à un pouvoir appartenant à l'autorité administrative.

9. Dès lors que des gamètes humains ne constituent pas des biens au sens de l'article 1er du protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛, eu égard à la portée économique et patrimoniale attachée à ce texte (CEDH, 27 août 2015, n° 46470/11⚖️, [GC], § 215), que seule la personne peut en disposer et que la liberté de procréer n'entre pas dans le champ de la liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution, c'est à bon droit et sans être tenue de procéder à une recherche inopérante que la cour d'appel, faisant application de l'article R. 2141-18 du code de la santé publique🏛, a retenu que le refus opposé par l'AP-HP à la restitution des gamètes se rattachait à ses prérogatives, écarté l'existence d'une voie de fait et déduit que la juridiction judiciaire était incompétente pour connaître du litige.

10. Le moyen n'est donc pas fondé.


PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne Mme [I] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile🏛, rejette la demande de Mme [Ac] et la condamne à payer la somme de 3 000 euros à l'Assistance public-Hôpitaux de [Localité 5] ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du quinze juin deux mille vingt-deux.



MOYEN ANNEXE au présent arrêt

Moyen produit par la SCP Gadiou et Chevallier, avocat aux Conseils, pour Mme [Ac]

Mme [Ac] veuve [C] fait grief à l'arrêt attaqué d'AVOIR dit le tribunal judiciaire de Paris incompétent pour statuer sur la demande tendant à voir enjoindre à l'AP-HP de lui restituer les gamètes de son fils [X] détenues par l'hôpital [3] ;

1°) ALORS QUE toute personne physique ayant droit au respect de ses biens, nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ; que l'article R. 2141-18 du code de la santé publique🏛, qui règle les conditions de conservation des gamètes, prévoit leur destruction « en cas de décès de la personne » par l'administration ; que ce texte étant contraire au Premier Protocole additionnel de la Convention européenne des Droits de l'Homme🏛, il ne saurait prévaloir sur les principes régissant la protection de la propriété prévus par cette Convention ; qu'en se fondant dès lors sur ce texte réglementaire pour décider que le refus de restitution des gamètes - équivalant à leur destruction - constituait « une décision qui se rattache aux prérogatives de l'AP-HP puisqu'elle procède de la stricte application des dispositions de l'article R. 2141-18 (…)», la cour d'appel a violé la loi des 16-24 août 1790, ensemble la loi du 24 mai 1872 et le décret du 16 fructidor an III, ensemble le premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales🏛 ;

2°) ALORS QUE toute personne physique ayant droit au respect de ses biens, nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ; que l'article R. 2141-18 qui règle les conditions de conservation des gamètes, prévoit leur destruction « en cas de décès de la personne » ; que ce texte étant contraire au Premier Protocole additionnel de la Convention européenne des Droits de l'Homme, il ne saurait prévaloir sur les principes régissant la protection de la propriété prévus par celle-ci ; qu'en l'espèce, M. [Ad] [C] ayant été propriétaire de ses gamètes, en a transmis la propriété à sa mère ; qu'en décidant le contraire, motif pris de ce que « le don est expressément réservé à la décision de leur déposant et de lui seul », circonstance prévue par le seul article R. 2141-18 du code de la santé publique🏛, la cour d'appel a derechef violé la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III, ensemble la loi du 24 mai 1872 et le premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales🏛 ;

3°) ALORS QUE le juge judiciaire est également compétent pour statuer sur une voie de fait lorsque celle-ci résulte d'une décision prise par l'administration qui a porté atteinte à la liberté individuelle ; qu'en l'espèce, Mme [C] avait, aux termes de conclusions particulièrement circonstanciées, nombreuses pièces à l'appui, fait valoir que, durant son vivant, son fils [X] n'avait eu de cesse de concevoir un enfant, y compris post-mortem, dès lors qu'il se savait atteint d'une maladie incurable, fatale à court terme ; que la démarche de Mme [C] ne s'inscrit que dans la continuité de cette volonté exprimée devant plusieurs témoins et tenant à la liberté individuelle de d'assurer sa descendance ; qu'après avoir rappelé que le juge judiciaire retrouvait sa compétence en cas d'atteinte à une liberté individuelle, la cour d'appel s'est exclusivement placée sur le terrain de l'extinction du droit de propriété des gamètes ; qu'en se déterminant de la sorte, sans rechercher, comme elle y avait été invitée, si la destruction des gamètes par le CECOS ne portait pas atteinte à la liberté individuelle de pouvoir procréer exprimée de son vivant par [X] [C] et poursuivie, selon le souhait de celui-ci, par sa mère, la cour d'appel a, en toute hypothèse, privé sa décision de base légale au regard de l'article 66 de la Constitution, ensemble la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III, ensemble la loi du 24 mai 1872 et le premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales🏛.

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