Jurisprudence : CE 1/4 ch.-r., 19-04-2022, n° 457560, publié au recueil Lebon

CE 1/4 ch.-r., 19-04-2022, n° 457560, publié au recueil Lebon

A05127UI

Identifiant européen : ECLI:FR:CECHR:2022:457560.20220419

Identifiant Legifrance : CETATEXT000045630825

Référence

CE 1/4 ch.-r., 19-04-2022, n° 457560, publié au recueil Lebon. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/83768337-ce-14-chr-19042022-n-457560-publie-au-recueil-lebon
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Abstract

18-04-02-04 1) Le préjudice d’anxiété dont peut se prévaloir un salarié éligible à l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (ACAATA), instaurée par le I de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998, naît de la conscience prise par celui-ci qu’il court le risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d’une espérance de vie diminuée, à la suite de son exposition aux poussières d’amiante. La publication de l’arrêté qui inscrit l’établissement en cause, pour une période au cours de laquelle l’intéressé y a travaillé, sur la liste établie par arrêté interministériel dans les conditions prévues par la loi du 23 décembre 1998, est par elle-même de nature à porter à la connaissance de l’intéressé, s’agissant de l’établissement et de la période désignés dans l’arrêté, la créance qu’il peut détenir de ce chef sur l’administration au titre de son exposition aux poussières d’amiante. ...Le droit à réparation du préjudice en question doit donc être regardé comme acquis, au sens des articles 1er, 2, 3, 6 et 7 de la loi n° 98-1194 du 31 décembre 1968, pour la détermination du point de départ du délai de prescription, à la date de publication de cet arrêté. ...2) Lorsque l’établissement a fait l’objet de plusieurs arrêtés successifs étendant la période d’inscription ouvrant droit à l’ACAATA, la date à prendre en compte est la plus tardive des dates de publication d’un arrêté inscrivant l’établissement pour une période pendant laquelle le salarié y a travaillé. ...3) Enfin, dès lors que l’exposition a cessé, la créance se rattache non à chacune des années au cours desquelles l’intéressé souffre de l’anxiété dont il demande réparation, mais à la seule année de publication de l’arrêté, lors de laquelle la durée et l’intensité de l’exposition sont entièrement révélées, de sorte que le préjudice peut être exactement mesuré. Par suite la totalité de ce chef de préjudice doit être rattachée à cette année, pour la computation du délai de prescription institué par l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968.



CONSEIL D'ETAT

Statuant au contentieux

N° 457560

Séance du 30 mars 2022

Lecture du 19 avril 2022

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d'Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 1ère et 4ème chambres réunies)


Vu la procédure suivante :

Par un arrêt n° 18MA05094 du 15 octobre 2021, enregistré le même jour au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la cour administrative d'appel de Marseille, avant de statuer sur l'appel de M. C D contre le jugement du 4 octobre 2018 du tribunal administratif de Toulon rejetant sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice moral et la somme de 15 000 euros en réparation des troubles dans ses conditions d'existence résultant de carences fautives de l'Etat dans la prise en charge de la prévention des risques liés à l'exposition des travailleurs aux poussières d'amiante, a décidé, en application des dispositions de l'article L. 113-1 du code de justice administrative🏛, de transmettre le dossier de cette demande au Conseil d'Etat, en soumettant à son examen les questions suivantes :

1°) Le délai de prescription a-t-il commencé à courir à compter de la date de publication de l'arrêté portant inscription de l'établissement dans lequel l'intéressé a travaillé sur la liste de l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA) ' Dans l'hypothèse où l'établissement a fait l'objet de plusieurs arrêtés successifs étendant la période d'inscription ouvrant droit à l'ACAATA et lorsque l'intéressé a travaillé durant la période initiale et terminé pendant la prolongation, la date à prendre en compte est-elle celle de la publication de l'arrêté initial d'inscription ou celle de l'arrêté de prolongation ' En cas de réponse négative, à quelle autre date '

2°) S'agissant du préjudice d'anxiété invoqué, constitue-t-il un préjudice continu et évolutif dont la créance en résultant doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles il a été subi '

3°) Le cours de ce délai de prescription a-t-il pu être interrompu par les recours formés soit à l'encontre de l'Etat, par des tiers tels que les ayants droit des salariés d'autres sociétés ayant donné lieu aux quatre décisions du Conseil d'Etat du 3 mars 2004, n° 241150, 241151, 241152, 241153⚖️ ou des sociétés comme dans le cas de la décision du 9 novembre 2015, SAS Construction Mécanique de Normandie (CMN) n° 342468, soit à l'encontre de l'employeur, par les actions en reconnaissance de sa faute inexcusable formées devant les juridictions judiciaires, soit par la plainte pénale contre X déposée en 2006 par un salarié de l'établissement de Dunkerque de la société Normed et une association '

Des observations, enregistrées le 30 novembre 2021, ont été présentées par la ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion.

Des observations, enregistrées le 28 décembre 2021, ont été présentées par M. D.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code de la sécurité sociale ;

- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968🏛 ;

- la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998🏛 ;

- le code de justice administrative, notamment son article L. 113-1 ;

Après avoir entendu en séance publique :

le rapport de M. Damien Pons, maître des requêtes en service extraordinaire,

les conclusions de M. Arnaud Skzryerbak, rapporteur public ;

- La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Thouvenin, Coudray, Grevy, avocat de M. C D ;

REND L'AVIS SUIVANT :

Sur le cadre juridique :

1. D'une part, aux termes du premier alinéa de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968🏛 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'État, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ". Aux termes de l'article 2 de la même loi : " La prescription est interrompue par : / () Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance ; / () Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée ". Aux termes de l'article 3 de la même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". Aux termes de l'article 6 du même texte : " Les autorités administratives ne peuvent renoncer à opposer la prescription qui découle de la présente loi ". Aux termes, enfin, du premier alinéa de son article 7 : " L'Administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond ".

2. D'autre part, aux termes du I de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998🏛 de financement de la sécurité sociale pour 1999 : " Une allocation de cessation anticipée d'activité est versée aux salariés et anciens salariés des établissements de fabrication de matériaux contenant de l'amiante, des établissements de flocage et de calorifugeage à l'amiante ou de construction et de réparation navales, sous réserve qu'ils cessent toute activité professionnelle, lorsqu'ils remplissent les conditions suivantes : / 1° Travailler ou avoir travaillé dans un des établissements mentionnés ci-dessus et figurant sur une liste établie par arrêté des ministres chargés du travail, de la sécurité sociale et du budget, pendant la période où y étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante. L'exercice des activités de fabrication de matériaux contenant de l'amiante, de flocage et de calorifugeage à l'amiante de l'établissement doit présenter un caractère significatif ; / 2° Avoir atteint l'âge de soixante ans diminué du tiers de la durée du travail effectué dans les établissements visés au 1°, sans que cet âge puisse être inférieur à cinquante ans ; / 3° S'agissant des salariés de la construction et de la réparation navales, avoir exercé un métier figurant sur une liste fixée par arrêté conjoint des ministres chargés du travail, de la sécurité sociale et du budget. / Le bénéfice de l'allocation de cessation anticipée d'activité est ouvert aux ouvriers dockers professionnels et personnels portuaires assurant la manutention sous réserve qu'ils cessent toute activité professionnelle () ". Ces dispositions instaurent un régime particulier de cessation anticipée d'activité permettant aux salariés ou anciens salariés des établissements de fabrication ou de traitement de l'amiante ou de matériaux contenant de l'amiante figurant sur une liste établie par arrêté ministériel, dits " travailleurs de l'amiante ", de percevoir, sous certaines conditions, une allocation de cessation anticipée d'activité (ACAATA) sous réserve qu'ils cessent toute activité professionnelle.

3. Si, en application de la législation du travail désormais codifiée à l'article L. 4121-1 du code du travail🏛, l'employeur a l'obligation générale d'assurer la sécurité et la protection de la santé des travailleurs placés sous son autorité, il incombe aux autorités publiques chargées de la prévention des risques professionnels de se tenir informées des dangers que peuvent courir les travailleurs dans le cadre de leur activité professionnelle, compte tenu notamment des produits et substances qu'ils manipulent ou avec lesquels ils sont en contact, et d'arrêter, en l'état des connaissances scientifiques et des informations disponibles, au besoin à l'aide d'études ou d'enquêtes complémentaires, les mesures les plus appropriées pour limiter et si possible éliminer ces dangers. En outre, une faute commise par l'inspection du travail dans l'exercice des pouvoirs qui sont les siens pour veiller à l'application des dispositions légales relatives à l'hygiène et à la sécurité au travail est de nature à engager la responsabilité de l'Etat s'il en résulte pour celui qui s'en plaint un préjudice direct et certain.

Sur les questions posées :

4. En premier lieu, lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens des dispositions citées au point 1, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 de la loi du 31 décembre 1968🏛, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré.

5. Le préjudice d'anxiété dont peut se prévaloir un salarié éligible à l'allocation de cessation anticipée des travailleurs de l'amiante mentionnée au point 2 naît de la conscience prise par celui-ci qu'il court le risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d'une espérance de vie diminuée, à la suite de son exposition aux poussières d'amiante. La publication de l'arrêté qui inscrit l'établissement en cause, pour une période au cours de laquelle l'intéressé y a travaillé, sur la liste établie par arrêté interministériel dans les conditions mentionnées au point 2, est par elle-même de nature à porter à la connaissance de l'intéressé, s'agissant de l'établissement et de la période désignés dans l'arrêté, la créance qu'il peut détenir de ce chef sur l'administration au titre de son exposition aux poussières d'amiante. Le droit à réparation du préjudice en question doit donc être regardé comme acquis, au sens des dispositions citées au point 1, pour la détermination du point de départ du délai de prescription, à la date de publication de cet arrêté. Lorsque l'établissement a fait l'objet de plusieurs arrêtés successifs étendant la période d'inscription ouvrant droit à l'ACAATA, la date à prendre en compte est la plus tardive des dates de publication d'un arrêté inscrivant l'établissement pour une période pendant laquelle le salarié y a travaillé. Enfin, dès lors que l'exposition a cessé, la créance se rattache, en application de ce qui a été dit au point 4, non à chacune des années au cours desquelles l'intéressé souffre de l'anxiété dont il demande réparation, mais à la seule année de publication de l'arrêté, lors de laquelle la durée et l'intensité de l'exposition sont entièrement révélées, de sorte que le préjudice peut être exactement mesuré. Par suite la totalité de ce chef de préjudice doit être rattachée à cette année, pour la computation du délai de prescription institué par l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968🏛.

6. En second lieu, d'une part, les recours formés à l'encontre de l'Etat par des tiers tels que d'autres salariés victimes, leurs ayants droit ou des sociétés exerçant une action en garantie fondée sur les droits d'autres salariés victimes ne peuvent être regardés comme relatifs au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, dont ils ne peuvent dès lors interrompre le délai de prescription en application de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968🏛.

7. D'autre part, les dispositions de cet article subordonnant l'interruption du délai de prescription qu'elles prévoient en cas de recours juridictionnel à la mise en cause d'une collectivité publique, les actions en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur formées devant les juridictions judiciaires ne peuvent, en tout état de cause, en l'absence d'une telle mise en cause, davantage interrompre le cours du délai de prescription de la créance le cas échéant détenue sur l'Etat.

8. Enfin, lorsque la victime d'un dommage causé par des agissements de nature à engager la responsabilité d'une collectivité publique dépose contre l'auteur de ces agissements une plainte avec constitution de partie civile, ou se porte partie civile afin d'obtenir des dommages et intérêts dans le cadre d'une instruction pénale déjà ouverte, l'action ainsi engagée présente, au sens des dispositions précitées de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968🏛, le caractère d'un recours relatif au fait générateur de la créance que son auteur détient sur la collectivité et interrompt par suite le délai de prescription de cette créance. En revanche, ne présentent un tel caractère ni une plainte pénale qui n'est pas déposée entre les mains d'un juge d'instruction et assortie d'une constitution de partie civile, ni l'engagement de l'action publique, ni l'exercice par le condamné ou par le ministère public des voies de recours contre les décisions auxquelles cette action donne lieu en première instance et en appel.

Le présent avis sera notifié à la cour administrative d'appel de Marseille, à M. C D et à la ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion.

Il sera publié au Journal officiel de la République française.

Délibéré à l'issue de la séance du 30 mars 2022 où siégeaient : Mme Christine Maugüé, présidente adjointe de la section du contentieux, présidant ; Mme B O, Mme F N, présidentes de chambre ; M. C M, Mme E G, Mme J L, M. K I, M. Damien Botteghi, conseillers d'Etat et M. Damien Pons, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.

Rendu le 19 avril 202La présidente :

Signé : Mme Christine Maugüé

Le Maître des Requêtes en service extraordinaire-Rapporteur :

Signé : M. Damien Pons

La secrétaire :

Signé : Mme A H

Pour expédition conforme,

Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :

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