CIV. 1
CF
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 23 mars 2022
Cassation partielle
M. CHAUVIN, président
Arrêt n° 267 F-B
Pourvoi n° N 20-17.663
Aide juridictionnelle partielle en demande
au profit de Mme [B].
Admission du bureau d'aide juridictionnelle
près la Cour de cassation
en date du 26 février 2020.
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 23 MARS 2022
Mme [M] [B], domiciliée [Adresse 3], a formé le pourvoi n° N 20-17.663 contre l'arrêt rendu le 12 juin 2019 par la cour d'appel de Paris (pôle 3, chambre 1), dans le litige l'opposant :
1°/ à Mme [S] [N], épouse [O], domiciliée [Adresse 1],
2°/ à Mme [Aa] [Ab], épouse [J], domiciliée [Adresse 5],
3°/ à M. [T] [N], domicilié [… …] (…),
4°/ à M. [F] [W], domicilié [… …],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, les trois moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Poinseaux, conseiller, les observations de la SARL Delvolvé et Trichet, avocat de Mme [B], de la SCP Ohl et Vexliard, avocat de Mmes [S] et [A] [N] et de M. [T] [N], et l'avis de Mme Marilly, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 1er février 2022 où étaient présents M. Chauvin, président, Mme Poinseaux, conseiller rapporteur, Mme Auroy, conseiller doyen, et Mme Berthomier, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 12 juin 2019) et les productions, [K] [W] est décédé le 22 janvier 2016, sans descendance, en l'état d'un testament authentique du 17 décembre 2013, confirmé par codicille daté du 13 décembre 2014, instituant, d'une part, Ac [S] et [A] [N], ainsi que M. [T] [N] (les consorts [N]), légataires universels, d'autre part, différents légataires à titre particulier, parmi lesquels Mme [Ad].
2. Des difficultés sont survenues entre eux pour le règlement de la succession.
Examen des moyens
Sur les premier et deuxième moyens, ci-après annexés
3. En application de l'
article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile🏛, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le troisième moyen
Enoncé du moyen
4. Mme [B] fait grief à l'arrêt de dire que le legs qui lui a été consenti se heurte à l'interdiction résultant des dispositions de l'
article L. 116-4 du code de l'action sociale et des familles🏛 et de dire en conséquence que les consorts [Ab] sont déchargés de toute obligation de délivrance du legs à son profit, alors « qu'en l'absence de dispositions particulières, les actes juridiques sont régis par la loi en vigueur au jour où ils ont été conclus, de sorte que le legs consenti par actes des 17 décembre 2013 et 1er avril 2014 ne peut être régi par l'
article L. 116-4 du code de l'action sociale et des familles🏛 issu de la
loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015🏛, entrée en vigueur postérieurement aux actes ; qu'en faisant néanmoins application de l'
article L. 116-4 du code de l'action sociale et des familles🏛 la cour d'appel l'a violé, ensemble l'
article 2 du code civil🏛. »
Réponse de la Cour
Vu l'
article 2 du code civil🏛 :
5. Selon ce texte, la loi ne dispose que pour l'avenir et n'a point d'effet rétroactif.
6. Pour dire que les consorts [N] sont déchargés de toute obligation de délivrance du legs au profit de Mme [B], l'arrêt fait application de l'
article L. 116-4, alinéa 2, du code de l'action sociale et des familles🏛, créé par la
loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015🏛 et dans sa version en vigueur au jour du décès de [K] [W]. Il retient qu'il résulte de cette loi que c'est à la date de la libéralité qu'il y a lieu de rechercher si le légataire avait une qualité l'empêchant, au jour du décès du testateur, de recevoir. Après avoir relevé qu'à la date du testament authentique, Mme [B] était employée par [K] [W] en qualité d'auxiliaire de vie à domicile, il en déduit que le legs à titre particulier consenti à son profit se heurte à l'interdiction résultant de ce texte.
7. En statuant ainsi, alors qu'en l'absence de dispositions particulières, les actes juridiques sont régis par la loi en vigueur au jour où ils ont été conclus et qu'il ressortait de ses constatations qu'au jour de l'établissement du testament, l'
article L. 116-4, alinéa 2, du code de l'action sociale et des familles🏛 n'était pas en vigueur, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
8. En application de l'
article 624 du code de procédure civile🏛, la cassation de la disposition qui porte sur l'interdiction résultant de l'
article L. 116-4 du code de l'action sociale et des familles🏛 entraîne, par voie de conséquence, la cassation de celles portant sur la décharge de délivrance du legs et sur les pénalités et majorations fiscales.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que le legs à titre particulier au profit de Mme [B] aux termes du testament du 17 décembre 2013 se heurte à l'interdiction résultant des dispositions de l'
article L. 116-4 du code de l'action sociale et des familles🏛 et que Ac [S] et [A] [N], ainsi que M. [T] [N] sont déchargés de toute obligation de délivrance du legs au profit de Mme [Ad] et rejette la demande de Mme [B] au titre des pénalités et majorations au profit de l'administration fiscale, l'arrêt rendu le 12 juin 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne Ac [S] et [A] [N], ainsi que M. [T] [N] aux dépens ;
En application de l'
article 700 du code de procédure civile🏛, rejette la demande formée par Ac [S] et [A] [N] et M. [T] [N] et les condamne à payer à la SARL Delvolvé et Trichet la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-trois mars deux mille vingt-deux. MOYENS ANNEXES au présent arrêt
Moyens produits par la SARL Delvolvé et Trichet, avocat aux Conseils, pour Mme [B]
PREMIER MOYEN DE CASSATION
Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir débouté Mme [M] [B] de sa demande tendant à voir déclarer nul et de nul effet le testament du 13 décembre 2014 ;
Aux motifs propres qu' « aux termes des dispositions de l'
article 901 du code civil🏛, pour faire une libéralité, il faut être sain d'esprit ; que la libéralité est nulle lorsque le consentement a été vicié par l'erreur, le dol ou la violence ; Que l'insanité d'esprit visée par les dispositions précitées comprend toutes les variétés d'affections mentales par l'effet desquelles l'intelligence du disposant aurait été obnubilée ou sa faculté de discernement déréglée ; que la charge de la preuve de l'insanité d'esprit du testateur incombe à celui qui agit en nullité du testament ; Considérant que M. [F] [W] et Mme [M] [B] soulignent, s'appuyant sur l'avis donné par rapport du 23 avril 2015 par le docteur [H] [V] pour la mise en application d'un contrat de protection future de [K] [W], que ce dernier connaissait une dégradation de ses fonctions cognitives depuis plus d'un an, ce qui est effectivement mentionné par ce médecin au titre des antécédents médicaux de l'intéressé ; que comme l'a justement relevé le jugement entrepris, le rapport du docteur [H] [V], succinct, qui ne mentionne aucun avis ou examen médicaux relatifs aux capacités cognitives du défunt, est de ce fait insuffisant à rapporter la preuve de l'insanité alléguée courant décembre 2014 ; que le fait que le jugement entrepris conclut au caractère insuffisant de ce rapport, tout en rappelant les qualités professionnelles du docteur [H] [V], le fait qu'il a examiné [K] [W] et que son rapport mentionne les antécédents médicaux précités ne saurait entacher cette décision d'une quelconque contradiction comme l'affirment M. [F] [W] et Mme [M] [B] (page 16 conclusions appelants) ; qu'en effet, le rapport du docteur [H] [V] qui conclut à l'affaiblissement par l'âge des fonctions mentales de [K] [W] au terme de deux examens, ne précise nullement la nature desdits examens et que la lecture de son rapport montre qu'il n'est fait état que d'un seul examen réalisé à la résidence [7] [Adresse 2] ; que cet avis médical a par ailleurs été établi en application des dispositions de l'
article 481 du code civil🏛 aux seules fins d'établir si [K] [W] était, à l'époque de l'examen, dans l'une des situations prévues à l'
article 425 du même code🏛, soit dans l'impossibilité de pourvoir seul à ses intérêts en raison d'une altération médicalement constatée, soit de ses facultés mentales, soit de ses facultés corporelles de nature à empêcher l'expression de sa volonté ; qu'il n'avait ainsi pas vocation à rechercher l'origine des troubles du patient et leur progressivité, ni à éclairer sur son état antérieur ; que dans ces conditions, les seuls éléments factuels fournis par le docteur [H] [V] pour illustrer la désorientation dans le temps et l'espace de [K] [W] lors de son examen ne suffisent pas à démontrer qu'à la date du 13 décembre 2014, [K] [W] n'était pas en mesure d'exprimer une volonté saine » ;
Et aux motifs adoptés que « selon l'
article 901 du code civil🏛, « pour faire une libéralité, il faut être sain d'esprit. La libéralité est nulle lorsque le consentement a été vicié par l'erreur, le dol ou la violence ». À la demande de sa soeur, Mme [R] [W], le docteur [V], neurologue, inscrit sur la liste des experts du procureur de la République de Paris, a examiné [K] [W] le 23 avril 2015 à son nouveau domicile depuis trois semaines, la résidence [7]. Son rapport, qui mentionne au titre des antécédents médicaux une dégradation des fonctions cognitives depuis plus d'un an, conclut à un affaiblissement important de ses fonctions mentales. Ce seul rapport, succinct, qui ne mentionne aucun avis ou examen médicaux relatifs aux capacités cognitives du patient, est de ce fait insuffisant à rapporter la preuve de l'insanité alléguée courant décembre 2014. Cette pièce n'est en outre confortée par aucun témoignages de proches du défunt permettant de juger que [K] [W] n'était plus sain d'esprit le jour de la rédaction du testament olographe du 13 décembre 2014, lequel confirme les volontés exprimes dans le testament authentiques du 17 décembre 2013 et révoque toutes dispositions ultérieures. La validité de ces dernières dispositions et la sanité d'esprit de [K] [W] sont par ailleurs confortés par le contenu de l'attestation d'[R] [W], attestation d'autant plus crédible : - qu'elle émane de la soeur du défunt, elle-même privée de tous droits dans son patrimoine dont elle souligne qu'il était sujet à de multiples convoitises, que cette confirmation a pour conséquence de privilégier la bellefamille du défunt au détriment de sa propre famille, choix qui peut se justifier par le fait qu'une part importante de la fortune de [K] [W] était composée de biens propres de sa défunte épouse née [N] de sorte qu'au delà des liens affectifs, ou de la confiance que le défunt pouvait ressentir pour tel ou tel, il n'apparaît pas incohérent qu'il ait souhaité un retour de ces biens dans la famille de cette dernière, ce qu'il a d'ailleurs noté sur le document olographe écrit par le défunt la veille de la réception de son testament authentique. Il convient en conséquence de confirmer la validité du testament olographe du 13 décembre 2014 » (jugement, p. ) ;
1°) Alors d'une part que le juge a l'obligation de ne pas dénaturer les documents de la cause ; que selon l'avis médical du Dr [H] [V], «Monsieur [K] [W] présente une désorientation dans le temps et l'espace, il ne connaît ni le mois ni l'année en cours, il ne connaît pas l'adresse de son ancien domicile, ni celle de la résidence où il séjourne. Il a de gros troubles de mémoire : il a oublié que son frère ainé est décédé depuis dix ans et il le croit encore vivant, il ne connaît pas l'adresse de sa soeur qui est pourtant très proche de lui. Il a perdu la connaissance de la valeur de l'argent : il n'a pas été en mesure de me donner des prix cohérents pour les services et achats courants que je lui ai demandé » (avis médical p. 2), ce dont il résulte que l'avis médical fait état de troubles cognitifs de trois ordres : des troubles d'orientation spatio-temporelle, des troubles de la mémoire et des représentations altérées de la valeur réelle des choses et prestations courantes ; qu'en retenant que cet avis médical se bornait à attester de troubles de désorientations dans le temps et l'espace, pour conclure au défaut d'insanité d'esprit de [K] [W], la cour d'appel a dénaturé les termes clairs et précis de l'écrit qui était produit, en violation du principe selon lequel le juge a l'obligation de ne pas dénaturer les documents de la cause ;
2°) Alors, d'autre part, que Mme [M] [B] contestait devant la cour d'appel (conclusions n° 2, p. 17, 18 et 19) la fiabilité de l'attestation émanant d'[R] [W] sur laquelle les juges du fond s'étaient fondés pour conclure à la validité du testament du 13 décembre 2014 ; que la cour d'appel, qui n'a pas répondu, même sommairement, à ces conclusions, a violé l'
article 455 du code de procédure civile🏛.
SECOND MOYEN DE CASSATION
Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir débouté Mme [M] [B] de sa demande tendant à voir dire que seul le testament du 1er avril 2014 est parfaitement valable ;
Aux motifs que « M. [F] [W] et Mme [M] [Ad] ayant été déboutés de leur demande de nullité du testament du 13 décembre 2014, le jugement entrepris ayant été confirmé de ce chef plus avant, ils seront également déboutés de leur demande tendant à voir dire que seul le testament du 1er avril 2014 est parfaitement valable, celui-ci étant antérieur au testament du 13 décembre 2014 qui confirme le seul testament authentique du 17 décembre 2013 et révoque toutes dispositions faites ultérieurement » ;
Alors que la cassation de l'arrêt en ce qu'il a déclaré valable le testament du 13 décembre 2014 entraînera la cassation du chef de l'arrêt qui a débouté Mme [M] [B] de sa demande tendant à voir dire que seul le testament du 1er avril 2014 est valable, en application de l'
article 624 du code de procédure civile🏛.
TROISIÈME MOYEN DE CASSATION
Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir dit que le legs consenti à Mme [Ad] se heurte à l'interdiction résultant des dispositions des
articles L. 116-4 du code de l'action sociale et des familles🏛 et d'avoir dit en conséquence que Mme [Ae] [Ab] épouse [Af], Mme [Aa] [Ab] épouse [Ag] et M. [T] [N] sont déchargés de toute obligation de délivrance du legs au profit de Mme [B] ;
Aux motifs que « la
loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015🏛 précitée est applicable comme étant en vigueur au moment du décès de [K] [W], intervenu le 22 janvier 2016 ; qu'il résulte des termes de cette loi que c'est au moment où la libéralité a été faite qu'il y a lieu de rechercher si le légataire avait une qualité l'empêchant, au jour du décès, de recevoir ; que Mme [M] [B] ayant été engagée par [K] [W] à compter de septembre 2013 en qualité d'auxiliaire de vie à domicile (pièce 19 intimés), il est établi et non contesté par les parties qu'elle était salariée de [K] [W] à la date du testament authentique du 17 décembre 2013, le licenciement effectif de celle-ci étant intervenu le 15 avril 2015 (pièce 19 intimés) » ;
Alors que en l'absence de dispositions particulières, les actes juridiques sont régis par la loi en vigueur au jour où ils ont été conclus, de sorte que le legs consenti par actes des 17 décembre 2013 et 1er avril 2014 ne peut être régi par l'
article L. 116-4 du code de l'action sociale et des familles🏛 issu de la
loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015🏛, entrée en vigueur postérieurement aux actes ; qu'en faisant néanmoins application de l'
article L. 116-4 du code de l'action sociale et des familles🏛 la cour d'appel l'a violé, ensemble l'
article 2 du code civil🏛.