Jurisprudence : CEDH, 22-04-2013, Req. 48876/08, ANIMAL DEFENDERS INTERNATIONAL c/ ROYAUME-UNI

CEDH, 22-04-2013, Req. 48876/08, ANIMAL DEFENDERS INTERNATIONAL c/ ROYAUME-UNI

A4226KCI

Référence

CEDH, 22-04-2013, Req. 48876/08, ANIMAL DEFENDERS INTERNATIONAL c/ ROYAUME-UNI. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/8194757-cedh-22042013-req-4887608-animal-defenders-international-c-royaumeuni
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GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE ANIMAL DEFENDERS INTERNATIONAL c. ROYAUME-UNI

(Requête n° 48876/08)

ARRÊT

STRASBOURG

22 avril 2013

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Animal Defenders International c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,

Nicolas Bratza,

Françoise Tulkens,

Josep Casadevall,

Nina Vajic,

Ineta Ziemele,

Elisabeth Steiner,

Päivi Hirvelä,

George Nicolaou,

András Sajó,

Zdravka Kalaydjieva,

Mihai Poalelungi,

Nebojša Vucinic,

Kristina Pardalos,

Vincent A. de Gaetano,

Julia Laffranque,

Helen Keller, juges,

et de Michael O'Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 mars 2012 et le 20 février 2013,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 48876/08) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont Animal Defenders International, une organisation non gouvernementale (" ONG ") sise à Londres (" la requérante "), a saisi la Cour le 11 septembre 2008 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (" la Convention ").

2. La requérante a été représentée devant la Cour par Me T. Allen, avocate à Londres. Le gouvernement britannique (" le Gouvernement ") a été représenté par son agente, Mme A. Sornarajah, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.

3. La requérante dénonçait l'interdiction de la publicité politique payante posée par l'article 321 § 2 de la loi de 2003 sur les communications.

4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour - " le règlement "). Le 21 janvier 2011, la Cour l'a communiquée au Gouvernement. Elle a décidé également de se prononcer en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l'affaire (article 29 § 1 de la Convention). Le 29 novembre 2011, la chambre s'est dessaisie de l'affaire au profit de la Grande Chambre.

5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.

6. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé un mémoire sur la recevabilité et sur le fond de l'affaire.

7. Une audience s'est déroulée en public au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 7 mars 2012 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

- pour le Gouvernement

Mme A. Sornarajah, agente,

M. M. Chamberlain, conseil,

Mmes E. Van Heyningen,

S. White, conseillères ;

- pour la requérante

MM. H. Tomlinson QC,

A. O'Neill QC, conseils,

Mmes T. Allen, conseillère,

J. Creamer, présidente de l'organisation requérante.

La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Chamberlain et Tomlinson.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

8. L'ONG requérante milite contre l'utilisation des animaux à des fins commerciales, scientifiques ou récréatives. Elle s'efforce d'obtenir un changement de la législation et des politiques publiques dans ce domaine et, à cette fin, d'influer sur l'opinion publique et sur le point de vue des parlementaires.

1. La publicité télévisuelle interdite

9. En 2005, la requérante lança une campagne intitulée " My Mate's a Primate " (" Primate mon ami "), dirigée contre l'enfermement et l'exhibition de primates et leur utilisation dans la publicité télévisée. Dans le cadre de cette campagne, elle souhaitait diffuser à la télévision une publicité de vingt secondes. Le message envisagé s'ouvrait sur l'image d'une cage où l'on apercevait peu à peu, émergeant de l'ombre, une fillette enchaînée. Venait ensuite un écran blanc, où l'on pouvait lire consécutivement les trois messages suivants : " Un chimpanzé a l'âge mental d'un enfant de quatre ans ", " Alors que nous partageons avec eux 98 % de notre patrimoine génétique, les chimpanzés sont toujours enfermés dans des cages et maltraités pour notre divertissement ", " Pour en savoir plus et découvrir comment vous pouvez nous aider à mettre un terme à cela, commandez votre kit d'information - 10 £ ". Le message se refermait sur l'image d'un chimpanzé dans la même position que la fillette.

10. Cette publicité fut soumise au Centre de vérification de la publicité télévisée (Broadcast Advertising Clearance Centre, " le BACC ") pour qu'il en contrôle la conformité avec les lois et codes pertinents. Le 5 avril 2005, le BACC refusa d'autoriser la diffusion de la publicité au motif que, les objectifs de la requérante étant " totalement ou principalement de nature politique ", l'article 321 § 2 de la loi de 2003 sur les communications (" la loi de 2003 ") interdisait pareille diffusion. Cette décision fut confirmée le 6 mai 2005. En revanche, le message était visible sur Internet et l'est encore.

2. La High Court ([2006] EWHC 3069)

11. Le 19 octobre 2005, la requérante demanda à la High Court d'émettre une déclaration d'incompatibilité au titre de l'article 4 de la loi de 1998 sur les droits de l'homme (" la loi sur les droits de l'homme "), arguant que l'interdiction de la publicité politique à la télévision et à la radio imposée par la loi de 2003 était incompatible avec l'article 10 de la Convention. Le seul point en litige était à son avis celui de savoir si cette interdiction pouvait être considérée comme " nécessaire dans une société démocratique ".

12. Le Directeur général du Département de la culture, des médias et des sports (" le DCMS ") communiqua à la High Court au nom de l'Etat une déclaration sous serment datée du 16 décembre 2005 dans laquelle il expliquait en quoi l'impartialité était un élément fondamental du cadre réglementaire applicable à la télédiffusion et pourquoi la publicité politique était considérée comme incompatible avec cette valeur. Il déclarait qu'il n'était pas possible en pratique d'imposer une interdiction moins restrictive. S'appuyant à cet égard sur la description du processus de contrôle mis en place en 1999 (paragraphes 37-55 ci-dessous), il soulignait que les organes compétents qui avaient été consultés s'étaient prononcés en faveur de l'interdiction et estimait que cela répondait aux arguments de la requérante. Il considérait qu'eu égard à la nature particulière des médias que constituaient la radio et la télévision il se justifiait de contrôler les messages diffusés sur ceux-ci et que la requérante disposait d'autres vecteurs pour faire passer ses idées. Enfin, citant d'autres Etats appliquant des dispositions similaires (le Danemark, l'Irlande, la Norvège et la Suède), il concluait que, dans les pays qui avaient autorisé la diffusion de publicités politiques payantes, la mise en œuvre du système posait encore " d'importants problèmes pratiques ", en particulier quant à l'aptitude à garantir à tous les partis un accès égal aux médias là où le paysage politique se caractérisait par le multipartisme, que les partis ou les diffuseurs contournaient les règles relatives aux limites temporelles ou financières imposées en matière de publicité politique payante et qu'on ne savait pas bien comment définir en quoi consistait la publicité " politique ".

13. Le 4 décembre 2006, la High Court, composée du Lord Justice Auld et du juge Ousley, rejeta la demande de la requérante. Les deux juges considérèrent que l'interdiction avait été définie de manière large, le juge Ousley observant qu'elle couvrait " un continuum d'activités politiques d'intensités différentes, depuis l'activité politique des partis en période électorale jusqu'à la défense par des organismes non politiques, à tout moment, d'intérêts particuliers correspondant à des préoccupations du public ". Ils conclurent que, même si la liberté d'expression dans le domaine politique était précieuse, l'ingérence était justifiée.

14. Les deux juges décidèrent de ne pas s'appuyer sur l'arrêt VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse (n° 24699/94, CEDH 2001-VI), qui pour eux ne valait que pour les circonstances particulières de cette affaire. Le Lord Justice Auld nota que la loi de 2003 présentait bon nombre d'améliorations par rapport au système examiné dans l'affaire VgT, notamment une plus grande souplesse des contrôles de la durée et de la teneur des messages politiques et électoraux. Les deux juges s'appuyèrent sur les critiques de l'arrêt VgT formulées dans l'arrêt R (ProLife Alliance) v. BBC ([2003] UKHL 23), le juge Ousley indiquant qu'il n'était pas possible de discerner quel était le fondement de l'arrêt VgT. Ils exprimèrent des doutes sur la pertinence pour la cause de l'arrêt Murphy c. Irlande (n° 44179/98, CEDH 2003-IX), où il n'était pas question de publicité politique ; en outre, ils jugèrent peu convaincante l'observation faite dans cet arrêt selon laquelle la marge d'appréciation de l'Etat pouvait être plus étroite en matière de restrictions à la publicité politique qu'en matière de restrictions à la publicité religieuse.

15. Les deux juges soulignèrent que les tribunaux devaient se montrer prudents lorsqu'ils examinaient les choix politiques et législatifs opérés par le Parlement. A cet égard, le Lord Justice Auld s'exprima ainsi :

" (...) dans ces domaines où il s'agit d'exercer un jugement en matière sociale et politique, on peut normalement supposer que les autorités exécutives et législatives d'un Etat partie - en particulier les secondes - comprennent mieux ou plus sûrement les besoins démocratiques du pays et leurs aspects pratiques que les juges de Strasbourg ou même les tribunaux internes. Il s'agit là de la notion de retenue qui, quel que soit le nom qu'on lui donne, incite le juge à se garder, lorsqu'il les applique, de s'immiscer trop volontiers dans les politiques du gouvernement ou les actions législatives du Parlement. Cette retenue est un facteur d'élargissement et non de resserrement de la marge d'appréciation des Etats contractants dans ce contexte, tout comme elle peut l'être dans le contexte d'autres questions importantes et sensibles propres aux traditions d'un Etat contractant, auxquelles les autorités nationales - comme les autorités irlandaises dans l'affaire Murphy - sont particulièrement sensibles et qu'elles sont tout à fait à même d'apprécier.

En l'espèce, le Parlement du Royaume-Uni a choisi de mettre en place une interdiction de la publicité politique qui ne s'applique qu'à la radio et à la télévision, ces médias étant perçus comme ayant un pouvoir plus important que les autres et comme étant dès lors plus susceptibles d'être utilisés pour fausser le processus démocratique par des groupes disposant d'importants moyens financiers. Le Parlement aurait peut-être pu procéder autrement, mais est-ce au tribunal d'en juger, face au large soutien, y compris d'instances hautement compétentes, dont a bénéficié le projet du Parlement ? "

Le Lord Justice Auld conclut ensuite que le Parlement avait agi dans les limites de son pouvoir d'appréciation.

Le juge Ousley indiqua pour sa part que la High Court ne s'était pas appuyée uniquement sur les éléments qui lui avaient été communiqués car " l'expérience, la compétence et le jugement du Parlement que la loi laissait transparaître [permettaient] de démontrer le caractère justifié de l'interdiction ". A cet égard, il s'exprima ainsi :

" Sont ici en jeu des intérêts concurrents que le législateur peut et doit mettre en balance en tenant compte de la manière dont il prévoit que les groupes et les partis feront usage de l'accès plus large à la radio et à la télévision que la demanderesse s'efforce d'obtenir pour elle et pour d'autres. (...)

A cet égard, il est clair que le Parlement a exprimé un avis mûrement réfléchi après avoir passé au crible les implications de l'article 321 en matière de droits de l'homme. J'attache un poids important à un avis ainsi formé, et considère qu'il démontre la nécessité de la restriction. Il s'agit ici non pas d'un acte de l'exécutif ou d'un règlement, mais d'une loi adoptée par le Parlement sans aucune voix contre, alors même que les députés avaient connaissance tant de l'opposition du Professeur Barendt, qui avait exprimé des préoccupations relativement au respect des droits de l'homme, que des réserves formulées par la Commission mixte des droits de l'homme (Joint Committee on Human Rights) et par la Commission électorale compte tenu de la jurisprudence VgT.

C'est aussi eu égard au sujet concerné que j'accorde un tel poids à l'avis mûrement pesé du Parlement. L'impact de la télédiffusion sur les questions, le cadre et l'intensité du débat politique est un élément que peu d'autorités sont mieux à même d'apprécier que celles qui ont affaire quotidiennement à des électeurs et à des groupes d'intérêt, qu'il s'agisse d'utiliser leur influence, d'y répondre ou d'y résister. Celles-ci sont bien placées pour savoir quels types de groupes pourraient utiliser à leur avantage certaines modifications de l'interdiction en cause. Il est incontestable que le Parlement, par l'intermédiaire des députés et des membres de la Chambre des lords actifs en politique, est bien plus apte que les juges à apprécier ces questions. Il ne s'agit pas d'un domaine dans lequel on peut dire que les juges ont plus d'expérience et de compétences. Ce constat vaut a fortiori pour les juges d'une autre nationalité.

J'estime que ces facteurs confèrent une forte valeur probante à l'avis d'un organe démocratiquement élu qui a jugé qu'une restriction donnée était nécessaire dans l'intérêt public. En substance, une autre manière de formuler ma pensée serait de dire que le sujet justifie que soit laissée au Parlement une ample marge d'appréciation.

Sans aucun doute, le Parlement aurait pu choisir une formulation de nature à apporter une forme de réponse à toutes les interrogations sur le point de savoir où se situe la ligne de partage entre les types d'annonceurs ou d'annonces. Cela étant, il était légitime que le Parlement tienne compte des complexités et de l'arbitraire inhérents à une telle réponse, quel que soit le nom que l'on choisisse de lui donner, et décide donc qu'interdire totalement la diffusion de publicité à la radio et à la télévision était la seule solution juste et réalisable en pratique. "

En conclusion, que l'adoption de l'interdiction en cause découlât de sa nécessité dans un domaine où le Parlement était le plus compétent ou d'un jugement du Parlement dans un domaine où il fallait laisser à celui-ci un plus large pouvoir d'appréciation, le juge Ousley considéra que les juges devaient respecter la décision du législateur.

16. Notant l'absence de consensus européen en la matière, le Lord Justice Auld estima que les expertises versées au dossier étaient de peu d'utilité et releva que l'Etat les avait communiquées à titre purement informatif, sans y faire référence dans son argumentation. Notant pour sa part qu'avaient été transmis à la High Court quelques documents, non exhaustifs, sur la manière dont certains autres Etats membres du Conseil de l'Europe ou du Commonwealth traitaient la question, le juge Ousley estima que ces documents n'avaient guère d'autre utilité que de démontrer que, s'il existait un consensus général pour considérer qu'il était justifié d'interdire la publicité politique en période électorale, il n'y avait en revanche pas de consensus net sur le point de savoir si cette interdiction était nécessaire en dehors des périodes électorales. Observant que différents Etats avaient décidé que des restrictions étaient nécessaires compte tenu des particularités de leur système de télédiffusion et de leur sensibilité politique, il estima que l'absence de consensus reflétait peut-être ces différences de situation dont il était légitime selon lui que le législateur tînt compte pour apprécier la nécessité d'une interdiction de cette ampleur dans la société démocratique qu'il représentait.

17. Tant le Lord Justice Auld que le juge Ousley soulignèrent la raison sous-tendant l'interdiction, à savoir la protection de l'intégrité du processus démocratique contre le détournement de la radio et de la télévision en faveur d'un programme politique donné par des groupes disposant d'importants moyens financiers. Pour le juge Ousley, l'interdiction était une restriction visant à renforcer le processus démocratique plutôt qu'à s'opposer à la diffusion de certains contenus. Les deux juges considérèrent qu'il était légitime de traiter différemment la radio et la télévision, leur impact potentiel étant plus puissant. Le juge Ousley estima à cet égard qu'il n'était pas sérieusement contestable que ces médias fussent plus puissants et plus répandus que les autres. Quant au point de savoir si la télévision coûtait plus cher que les autres médias, il considéra qu'il suffisait d'admettre que les publicités diffusées à la radio et à la télévision présentaient un avantage dont les annonceurs et les diffuseurs étaient conscients et pour lequel les premiers étaient prêts à payer aux seconds des sommes considérables, nettement hors de portée des groupes ordinaires souhaitant participer au débat public.

18. Enfin, les deux juges rejetèrent l'argument selon lequel l'interdiction était disproportionnée en ce qu'elle s'appliquait aussi en dehors des périodes électorales et aux groupes qui, comme la requérante, n'étaient pas associés à des partis politiques ou à des campagnes électorales. Le Lord Justice Auld souligna qu'une limitation de l'interdiction aux périodes électorales n'aurait pas été une " distinction fondée sur la logique ou des principes ". Les deux juges considérèrent que la publicité politique diffusée à la radio et à la télévision en dehors des périodes électorales était susceptible d'avoir une influence tout aussi évidente sur le processus démocratique. A cet égard, le juge Ousley nota que ces médias étaient omniprésents, que des questions suscitant la controverse dans une société démocratique pouvaient se poser à tout moment, et que l'influence acquise à prix d'argent pouvait affecter la promotion d'une loi, la décision d'organiser des élections, voire le résultat de celles-ci. Les deux juges considérèrent qu'il eût été irréalisable, arbitraire et potentiellement injuste de tenter d'établir une distinction entre les sujets politiques liés aux partis et les autres sujets d'importance publique ; suivant leur analyse, en effet, la distorsion du débat politique pouvait prendre de nombreuses formes et porter sur une large gamme de questions d'intérêt public, certains sujets seraient difficiles à classer par catégories, et une telle distinction risquerait de permettre à des partis politiques de " sous-traiter " leur publicité politique à des " groupes dissidents ou sympathisants " auxquels les restrictions ne s'appliqueraient pas.

19. En conséquence, la High Court refusa de prononcer une déclaration d'incompatibilité.

3. La Chambre des lords ([2008] UKHL 15)

20. Le 12 mars 2008, la Chambre des lords, composée de Lord Bingham, Lord Scott, la baronne Hale, Lord Carswell et Lord Neuberger, rejeta à l'unanimité le recours que la requérante lui avait soumis.

21. Lord Bingham rendit le jugement de la majorité. Il reconnut que dès lors que l'interdiction restreignait la liberté d'expression en matière politique le degré de justification imposé à l'Etat était " élevé " et la marge d'appréciation par conséquent étroite. Il définit ainsi l'objectif de l'interdiction :

" 28. L'idée fondamentale qui sous-tend le processus démocratique est que si des vues, opinions ou politiques concurrentes font l'objet d'un débat et d'un examen publics, avec le temps le bien l'emportera sur le mal et la vérité sur le mensonge. Il faut présumer que, si on lui donne du temps, le public fera un bon choix lorsque, dans le cadre du processus démocratique, il sera appelé à choisir. Mais il est hautement souhaitable que le débat se déroule autant que possible dans des conditions équitables. C'est le cas lorsque, dans le cadre de la discussion publique, différents avis sont exprimés, contredits, commentés et débattus. Il est du devoir des diffuseurs de réaliser cet objectif de manière impartiale en présentant des programmes équilibrés dans lesquels tous les points de vue licites peuvent être exprimés. "

22. Selon Lord Bingham, cet objectif n'était pas réalisé lorsque

" (...) des groupes qui ne sont pas des partis politiques mais qui disposent de moyens importants sont en mesure d'utiliser leur pouvoir financier pour augmenter la visibilité de points de vue qui peuvent être vrais ou faux, séduisants ou répulsifs pour des esprits progressistes, bénéfiques ou néfastes. Le risque est que le public puisse être amené à admettre des thèses qui sont essentiellement politiques non parce que le débat public a montré leur justesse mais parce que, par le biais d'une répétition constante, il a été conditionné à les accepter. Parmi les droits d'autrui qu'une restriction à l'exercice du droit à la liberté d'expression peut légitimement viser à protéger figure à mon avis celui à être prémuni contre les méfaits potentiels de la publicité politique partiale. "

Or pour Lord Bingham cet argument n'avait pas été exposé dans toute sa force dans l'arrêt VgT précité.

23. Selon lui, une interdiction globale était nécessaire pour parer au risque de voir des organismes aux objectifs discutables faire diffuser des publicités, éventualité qui avait été écartée dans l'arrêt VgT mais prise en compte dans l'arrêt Murphy (précité), et le fait que l'interdiction était cantonnée à la radio et à la télévision s'expliquait, comme l'avait observé le juge Ousley, par la puissance et l'omniprésence particulières de la télévision et de la radio, facteur que la Cour avait reconnu dans l'arrêt Jersild c. Danemark (23 septembre 1994, § 31, série A n° 298) et dans l'arrêt Murphy, même si elle semblait l'avoir ignoré dans l'arrêt VgT.

24. Lord Bingham considéra par ailleurs qu'il n'était pas nécessaire d'examiner en détail la question de savoir si une interdiction moins restrictive (encadrant la durée, la fréquence et le coût des publicités ou encore leur nature et leur qualité) permettrait d'éviter les méfaits redoutés, estimant notamment qu'un système moins restrictif pourrait être contourné par la formation de petits groupes poursuivant des objectifs politiques analogues, qu'il serait difficile à appliquer de manière objective et cohérente, et qu'il serait encore plus difficile aux diffuseurs de respecter leur obligation d'impartialité. Lord Bingham rappela que la Commission mixte des droits de l'homme avait demandé une solution de compromis, mais que le Gouvernement avait estimé qu'il ne pouvait en être trouvé aucune qui fût juste et réalisable et qui permît de répondre au problème. Il ajouta qu'il n'apercevait " aucune raison de remettre en cause cette appréciation admise par le Parlement ". Selon lui, il fallait attacher à l'évaluation du Parlement " un poids important ", et ce pour trois motifs. Premièrement, il était raisonnable de penser que des hommes politiques démocratiquement élus seraient " particulièrement sensibles " aux mesures nécessaires pour préserver l'intégrité de la démocratie. Deuxièmement, si le Parlement considérait que l'interdiction pouvait " peut-être, bien que ce fût improbable " se heurter à l'article 10, il avait résolu de l'adopter tout de même, en raison de l'importance qu'il y attachait, et son jugement ne devait pas être " écarté à la légère ". Troisièmement, la loi ne pouvait être conçue pour traiter des cas particuliers mais devait poser des règles générales, et c'était au Parlement de décider où placer la barre et, même s'il en découlait inévitablement que des cas difficiles se retrouveraient du mauvais côté de la barre, " on ne [devait] pas en déduire que la règle n'avait aucune valeur si, prise globalement, elle [était] bénéfique. "

25. Pour Lord Bingham, le fait que la requérante disposait d'autres moyens de communication était un " facteur d'un certain poids ", ce qui distinguait le cas de l'espèce de l'affaire Bowman c. Royaume-Uni (19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998
-I), où la disposition litigieuse avait été qualifiée d'obstacle total à la communication de ses idées par la requérante.

26. Enfin, Lord Bingham déclara qu'il n'y avait pas de consensus clair au sein des Etats membres sur la façon de légiférer en matière de diffusion de publicités politiques sur les chaînes de radio et de télévision. Ajoutant que la Cour avait considéré que les Etats devaient se voir reconnaître une marge d'appréciation plus large dans ce type de cas et qu'ils étaient probablement mieux à même de juger des garanties et contrepoids nécessaires pour protéger, dans le respect de l'article 10, l'intégrité de leurs propres démocraties, il rejeta le recours, souscrivant à l'avis du juge Ousley et, pour l'essentiel, à celui du Lord Justice Auld. Contrairement à Lord Scott, qui avait exprimé l'avis que les juridictions internes pouvaient interpréter différemment de la Cour les droits garantis par la Convention, il considéra qu'en l'absence de circonstances particulières ces juridictions devaient suivre la jurisprudence de la Cour dès lors que celle-ci était claire et constante.

27. Lord Scott marqua son plein accord avec le raisonnement de Lord Bingham et ajouta deux commentaires.

Premièrement, du fait de son ampleur " remarquable ", l'interdiction risquait selon lui de donner lieu à d'autres recours fondés sur l'article 10. Cette interdiction pouvait empêcher la requérante de faire diffuser des publicités dénuées de contenu politique ou au contenu entièrement neutre et de " contrer " des publicités commerciales autorisées heurtant ses principes, en conséquence de quoi il y avait peut-être des aspects des articles 319 et 321 qui étaient incompatibles avec l'article 10 ; toutefois, même si les juges disposaient d'une certaine latitude pour décider de l'opportunité de prononcer une déclaration d'incompatibilité en vertu de l'article 4 de la loi sur les droits de l'homme, ils ne devaient le faire en principe que si les circonstances de l'affaire faisaient apparaître que la disposition législative en cause avait " porté à un droit du requérant garanti par la Convention (...) une atteinte incompatible avec ce droit " : il ne suffisait pas de fournir des exemples hypothétiques de manières dont une disposition donnée était susceptible d'être incompatible avec un droit garanti par la Convention. Lord Scott conclut donc que l'interdiction n'était pas incompatible avec les droits résultant pour la requérante de l'article 10.

Deuxièmement, il n'était pas possible d'après lui de déduire de l'arrêt VgT que la Cour serait en désaccord avec la Chambre des lords dans le cas d'espèce. Il rappela à cet égard que, dans l'arrêt Murphy, elle ne s'était écartée ni de près ni de loin du raisonnement qu'elle avait suivi dans l'arrêt VgT, et il ajouta que les arrêts de la Cour se rapportaient toujours étroitement aux circonstances de la cause. Selon lui, il n'existait donc en l'espèce qu'une simple possibilité de divergence entre la conclusion de la Chambre des lords et celle de la Cour.

28. La baronne Hale commença son opinion en déclarant que l'on avait occulté une évidence " grosse comme une maison " (" an elephant in the house ") lors de l'examen de l'affaire, à savoir la prééminence de la publicité, non seulement dans les élections mais aussi dans la formation de l'opinion politique, aux Etats
-Unis. Elle souligna que des sommes colossales étaient dépensées en période électorale aux Etats-Unis, sommes qu'il fallait bien trouver quelque part, et qu'il n'y avait pas de limite aux montants que les groupes de pression pouvaient dépenser dans ce pays pour faire passer leur message dans les médias ayant l'impact le plus puissant et le plus large.

29. Elle indiqua ensuite que la raison sous-jacente à l'interdiction était le souci de garantir que ce ne soient pas les plus gros payeurs qui choisissent le gouvernement et ses politiques :

" Notre démocratie ne repose pas seulement sur l'adage " une personne, une voix ". Elle repose sur l'idée que tous les individus sont d'égale valeur (...) Chacun doit pouvoir se forger son propre avis sur les questions importantes de l'actualité. Pour cela, il faut que les informations et les idées soient échangées librement. Nous devons admettre que certaines personnes disposent de ressources plus importantes que d'autres pour faire passer leurs idées ; mais nous voulons éviter les distorsions criantes qu'un accès libre de toute restriction à la radio et à la télévision ne manquerait pas d'entraîner.

Il n'est donc pas simplement question en l'espèce des restrictions admissibles à la liberté d'expression. Il s'agit de ménager un juste équilibre entre les deux composantes les plus importantes d'une démocratie : la liberté d'expression et l'égalité des électeurs. "

30. Souscrivant pleinement au raisonnement de Lord Bingham, la baronne Hale estima que l'interdiction telle qu'elle avait été appliquée en l'espèce n'était pas incompatible avec les droits de la requérante garantis par l'article 10. Elle s'exprima comme suit :

" 51. Il s'agit d'une réponse équilibrée et proportionnée au problème : [la requérante] peut chercher à faire passer ses idées de toute autre manière, mais pas d'une façon qui risque si fortement de fausser le débat public en faveur des riches. Il faut appliquer la même règle pour toutes les publicités de même type, quelles que puissent être la cause qu'elles défendent et les ressources des annonceurs qui souhaitent les diffuser. Nous n'avons pas à établir de distinction entre les causes que nous approuvons et celles que nous réprouvons. Nous ne pouvons pas non plus, en pratique, établir de distinction entre les petits groupes qui se battent pour récolter chaque centime et les grands qui disposent de sommes colossales. Le plafonnement ou le rationnement ne fonctionnent pas dans ce domaine (...) "

31. Elle émit des doutes quant à la possibilité d'appliquer en l'espèce l'arrêt VgT, estimant que, comme tous les arrêts de la Cour, celui-ci se rapportait étroitement aux circonstances particulières de la cause :

" 52. (...) Quoique les organisations soient similaires, les publicités étaient assez différentes : " mangez moins de viande " n'est pas le même message que " aidez-nous à mettre un terme à la souffrance animale ". Des arguments importants auxquels il a été accordé peu de poids dans l'arrêt VgT ont été retenus dans l'arrêt Murphy. A tout le moins, la nécessité de ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents est plus forte dans le domaine politique que dans le domaine religieux. Le discours politique est certes important mais, dans une démocratie, les droits politiques d'autrui le sont tout autant. La question est de savoir si l'interdiction, telle qu'elle a été appliquée aux faits de l'espèce, était proportionnée au but légitime consistant à protéger les droits démocratiques d'autrui. Comme Lord Bingham l'a montré, le gouvernement et le Parlement ont récemment examiné avec soin la question de savoir si une interdiction plus limitée aurait pu fonctionner et ils ont conclu que ce n'était pas le cas. La solution choisie a reçu le soutien de tous les partis. Les parlementaires de tous bords politiques sont d'avis que cette interdiction est nécessaire dans notre société démocratique. N'importe quel tribunal y regarderait à deux fois avant d'émettre un avis différent sur une question telle que celle-ci. On pourrait arguer qu'il est possible de modifier la règle à la marge, par exemple pour qu'elle interdise toute publicité quelle qu'elle soit émanant d'un organisme politique, ou toute publicité, de qui qu'elle provienne, sur des questions faisant l'objet d'une controverse publique. Mais telle n'est pas la question qu'il s'agit de trancher en l'espèce. "

32. Enfin, la baronne Hale estima comme Lord Bingham (et contrairement à Lord Scott) qu'il appartenait en définitive à la Cour de donner la bonne interprétation des droits garantis par la Convention repris dans la loi sur les droits de l'homme. Selon elle, les juridictions internes devaient adopter une " approche prudente " et ne pas " devancer " les interprétations de la Cour mais simplement " suivre la jurisprudence de Strasbourg au fur et à mesure de son évolution, ni plus ni moins ".

33. Lord Carswell et Lord Neuberger rejetèrent tous deux le recours pour les motifs exposés par Lord Bingham.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La loi de 1998 sur les droits de l'homme (" la loi sur les droits de l'homme ")

34. La loi sur les droits de l'homme est entrée en vigueur en Angleterre, au pays de Galles et en Irlande du Nord le 2 octobre 2002. En son article 4, elle permet aux tribunaux de prononcer une déclaration d'incompatibilité lorsqu'il est impossible d'interpréter un texte législatif ou réglementaire de manière compatible avec les dispositions de la Convention. L'article 19 de cette loi, intitulé " Déclarations de compatibilité ", dispose :

" 1. Un ministre (...) qui porte un projet de loi devant l'une ou l'autre des chambres du Parlement doit, avant que le projet n'arrive en deuxième lecture,

a) émettre une déclaration indiquant que, selon lui, les dispositions du projet de loi sont compatibles avec les droits garantis par la Convention (" déclaration de compatibilité ") ; ou

b) émettre une déclaration indiquant que, bien qu'il ne soit pas en mesure de prononcer une déclaration de compatibilité, le gouvernement souhaite néanmoins que le Parlement examine le projet de loi.

2. Cette déclaration doit être revêtir une forme écrite et être publiée de la manière que le ministre juge appropriée. "

B. Le contexte législatif de l'interdiction

1. Le contexte du projet de loi de 2002 sur les communications (" le projet de loi de 2002 ")

a) La loi de 1954 sur la télévision (" la loi de 1954 ")

35. Avant la loi de 1954, la BBC était le seul télédiffuseur du Royaume-Uni, et elle ne diffusait jamais de publicité payante. La loi de 1954 a ouvert le marché aux diffuseurs commerciaux, dont le financement est assuré par les revenus de la publicité, et elle a mis en place un organe de contrôle, l'autorité indépendante de la télévision (Independent Television Authority - " l'ITA "), chargée de faire appliquer notamment l'interdiction de la publicité politique payante, qu'elle posait en ces termes :

" Est interdite la publicité insérée par ou pour tout organisme dont les objectifs sont totalement ou principalement de nature religieuse ou politique ainsi que la publicité ayant une finalité religieuse ou politique ou un rapport quelconque avec un conflit du travail. "

36. Les textes ultérieurs ont maintenu cette interdiction.

b) La Commission sur les normes applicables à la vie publique (" la Commission Neill ")

37. La Commission Neill fut instituée par le gouvernement britannique pour examiner la question plus large du financement des partis politiques. En octobre 1998, après s'être rendue en Allemagne, au Canada, aux Etats
-Unis, en Irlande et en Suède, elle lui remit son cinquième rapport. Au chapitre 13 de ce rapport, elle recommandait le maintien de l'interdiction de la publicité politique à la télévision et à la radio, et en décrivait ainsi les avantages :

" 13.7 Le fait d'empêcher les partis politiques et les autres organisations ayant des motivations politiques d'acheter du temps d'antenne à la télévision et à la radio a pour effet de limiter le montant total qu'ils peuvent dépenser et ainsi les sommes d'argent qu'ils doivent réunir. Il est admis de façon quasi universelle que ces effets sont positifs. Les campagnes électorales sont moins coûteuses au Royaume-Uni que dans bien d'autres pays et, pendant ces campagnes, les téléspectateurs et les auditeurs ne sont pas soumis à un flot continu de propagande des partis politiques (dont la majeure partie, si elle était autorisée ici, serait sans aucun doute négative). Les partis sont ainsi moins dépendants des riches donateurs. Les dirigeants politiques ne sont pas obligés de dépenser un temps et une énergie considérables à collecter des fonds pour financer la diffusion de leur campagne à la télévision et à la radio. En outre, et ce n'est pas le moindre des avantages de l'interdiction, les diffuseurs fournissent aux partis du temps d'antenne gratuit. Ainsi, tous les grands partis politiques, et non pas seulement les plus riches, ont la possibilité d'exprimer leur point de vue. Presque tous ceux qui ont observé les campagnes électorales aux Etats-Unis considèrent que, de ce point de vue, le système britannique est meilleur. Nous estimons que le dispositif actuel rend service au pays et qu'il doit être maintenu. "

38. Le rapport indiquait que la restriction à la liberté d'expression découlant de l'interdiction pouvait se justifier. Il concluait ainsi :

" 13.11 (...) le gouvernement peut parfaitement continuer à partir du principe que l'interdiction de la publicité politique à la télévision et à la radio est juridiquement défendable. Nous renvoyons en particulier à l'argument du ministère [dans l'affaire X et l'Association Z c. Royaume-Uni, n° 4515/70, décision de la Commission du 12 juillet 1971, Annuaire 14, p. 538] (...) qui justifiait l'interdiction totale par la nécessité de protéger le droit démocratique des citoyens britanniques à ne pas être soumis aux heures de grande écoute à des flots de propagande politique du parti ayant les plus riches bailleurs de fonds. Si un tribunal devait à l'avenir dire le contraire, cela pourrait avoir un effet spectaculaire sur le financement des partis politiques. S'ils étaient libres d'agir ainsi, les partis se sentiraient certainement obligés d'utiliser la possibilité de faire de la publicité à la télévision et à la radio pour vanter leurs thèses (ou dénigrer celles de leurs adversaires). Aux Etats-Unis, un pourcentage important des dépenses des partis politiques en période électorale est consacré à la publicité télévisée. C'est la pression incitant à faire de la publicité qui, autant que tout autre facteur, est à l'origine de leur besoin d'argent et, partant, de l'escalade entre Démocrates et Républicains (...) "

39. Le rapport ajoutait que s'il fallait réexaminer la loi ce devrait être pour s'assurer que sa portée était suffisamment large :

" 13.12 Un autre risque possible à l'avenir, mentionné dans certains éléments de preuve, est que, au fur et à mesure que les progrès de la technologie amènent dans leur sillage des moyens nouveaux et variés de diffuser l'information (la télévision par câble, la télévision numérique et sa cohorte de chaînes, l'Internet, etc.), il apparaisse de nouvelles méthodes conçues pour chercher à contourner les restrictions à la publicité politique actuellement posées par la loi. Il faudra être vigilant pour faire en sorte que cela n'arrive pas. Il faudrait réexaminer la législation actuelle pour s'assurer que sa portée est suffisamment large. "

40. En 1999, le gouvernement entreprit un réexamen complet de la règlementation en matière de télédiffusion et lança une consultation concernant, entre autres, la mise en place de mesures moins restrictives que l'interdiction de la publicité politique alors en vigueur. En juillet 1999, il répondit comme suit à la proposition de la Commission Neill tendant notamment au maintien de l'interdiction de la publicité politique :

" 9.2 L'interdiction de la publicité politique payante à la télévision et à la radio est un facteur majeur de limitation du montant que les partis politiques peuvent dépenser dans le cadre de leurs campagnes électorales et, partant, des sommes qu'ils doivent réunir. Cette mesure recueille donc le soutien de toutes les tendances politiques, et le gouvernement approuve vivement la recommandation de la Commission Neill visant à son maintien. "

2. La consultation sur le projet de loi de 2002

a) Le Livre blanc sur les communications

41. En décembre 2000, le gouvernement publia un Livre blanc sur les communications où était présenté un projet de loi visant à appliquer de nouveaux contrôles aux chaînes de radio et de télévision en Angleterre et au pays de Galles et maintenant dans ce cadre l'interdiction de la publicité politique. Pendant la période de consultation qui s'ensuivit, la Cour rendit son arrêt dans l'affaire Vgt Verein gegen Tierfabriken (précité).

b) La publication et l'examen du projet de loi de 2002

42. En mai 2002, après ladite période de consultation, le gouvernement publia le projet de loi de 2002, ouvrant ainsi une nouvelle période de consultation de trois mois. Le projet de loi prévoyait que les programmes des services de télédiffusion ne devaient pas contenir de publicités politiques, c'est-à-dire de publicités insérées par ou pour un organisme de nature politique ou visant directement un but politique. Etaient publiés avec le projet de loi des notes explicatives (prenant en compte l'arrêt VgT et indiquant qu'il avait fait naître un doute sur le point de savoir si l'interdiction était compatible avec la Convention) et un document d'orientation résumant les propositions du projet de loi et les décisions politiques connexes et exprimant notamment le point de vue que le projet ménageait un bon équilibre entre la liberté d'expression et la nécessité de protéger le public contre certains types de contenus diffusés à la radio et à la télévision.

43. La Commission mixte des droits de l'homme, commission parlementaire permanente chargée d'examiner les implications des projets de loi pour le respect des droits de l'homme, examina le texte de 2002 et entendit en juin 2002 le professeur Barendt, qui de 1990 à 2010 fut titulaire de la chaire Goodman de droit des médias au University College de Londres, la première de la sorte à avoir été créée au Royaume-Uni. Répondant à la question de savoir s'il y avait des restrictions à la publicité politique que l'on pouvait imposer tout en respectant l'article 10, le professeur Barendt déclara souscrire aux conclusions de l'arrêt VgT. Il expliqua que refuser à un organisme sans but lucratif doté d'un programme politique (tel qu'Amnesty International) l'autorisation de faire diffuser une courte publicité alors qu'il a les moyens de la payer lui semblait être une " atteinte monstrueuse et injustifiable à la liberté d'expression ". Il n'y avait pour lui aucune justification à permettre par exemple la diffusion de publicités pour des automobiles et des produits associés à la conduite et à interdire les publicités de groupes opposés à l'automobile. Il ne préconisait pas d'autoriser un accès illimité à la radio et à la télévision, mais pensait qu'il fallait adopter des règles limitant le nombre de messages publicitaires pouvant y être achetés. Selon lui, la distorsion du débat politique pouvait être " évitée par l'imposition de limites financières, comme celles déjà imposées dans le cadre du financement et des dépenses des partis politiques ".

44. Le 19 juillet 2002, la Commission mixte des droits de l'homme publia un rapport sur le projet de loi de 2002. En ce qui concerne l'interdiction de la publicité politique, elle y reconnaissait que celle-ci pouvait être jugée incompatible avec l'article 10 sur la base de l'arrêt VgT. Cependant, elle appelait à faire preuve de la plus grande prudence au cas où l'on envisagerait de l'abroger, compte tenu de l'importance des raisons qui la motivaient et de la difficulté à concevoir une solution plus limitée. Ayant pris note de l'approche de la Cour suprême canadienne et de l'existence de traditions différentes en matière de liberté d'expression aux Etats-Unis et en Australie, elle déclarait préférer l'approche européenne, qui accordait à ses yeux " le poids nécessaire à l'objectif légitime consistant à assurer l'égalité des chances en matière d'expression politique, tout au moins à la radio et à la télévision ", et qui justifiait selon elle l'interdiction. Elle poursuivait ainsi :

" 63. (...) il y a des considérations plus larges, qui commandent à notre avis d'exercer la plus grande prudence si l'on envisage de modifier le régime juridique actuellement en vigueur au Royaume-Uni (où l'accès à la télévision et à la radio de ceux qui entendent promouvoir des causes politiques se limite presque entièrement au système extrêmement réglementé des messages politiques provenant des partis). Parmi ces considérations plus larges on peut citer la crainte de l'accaparement du processus démocratique par les riches et les puissants, situation à laquelle la Cour a fait allusion dans l'arrêt VgT (...) Les risques de pareille dérive sont accrus lorsqu'il est impossible d'empêcher la concentration de plusieurs médias entre les mêmes mains dans un pays. Nous sommes conscients également que le compromis suggéré en filigrane par la Cour - à savoir une interdiction plus limitée appliquée de manière plus ciblée - serait extraordinairement difficile à traduire sous la forme d'un texte de loi. En particulier, il est difficile d'imaginer comment on pourrait concevoir des moyens d'attribuer du temps d'antenne ou de plafonner les dépenses dans le cadre de la publicité pour un " point de vue politique " (par opposition à la publicité pour un parti politique, quelle que soit la définition qui pourrait en être donnée dans la loi) (...) "

45. Tout en doutant de l'applicabilité générale de l'arrêt VgT et en jugeant utile d'attendre que la jurisprudence dans ce domaine évolue avant de décider de la conduite législative à tenir, la Commission mixte des droits de l'homme expliquait qu'une interdiction totale de la publicité politique à la radio et à la télévision était susceptible selon elle d'être jugée incompatible avec l'article 10, comme le Gouvernement l'avait lui-même reconnu dans les notes explicatives afférentes au projet de loi de 2002. Elle recommandait au Gouvernement d' " explorer les moyens d'inclure dans le projet de loi des restrictions de ce type applicables en pratique et compatibles avec les dispositions de la Convention ".

46. Le Parlement mit en place en son sein une commission (la Commission mixte sur le projet de loi sur les communications - Joint Committee on the Draft Communications Bill) chargée d'examiner le projet de loi. Celle-ci adopta le 25 juillet 2002 un rapport dans lequel elle souscrivait aux principes qui sous-tendaient l'interdiction proposée :

" 301. (...) Le gouvernement est d'avis qu'il existe des motifs puissants de reconduire l'interdiction de la publicité politique à la radio et à la télévision, qui existe depuis fort longtemps, mais il reconnaît qu'une décision récente de la Cour européenne des droits de l'homme a fait naître un doute quant à la compatibilité de cette interdiction avec la Convention. Le professeur Eric Barendt estime qu'une interdiction totale de la publicité politique n'est pas compatible avec le respect des droits de l'homme et que l'objectif recherché serait mieux atteint au moyen d'une limitation des dépenses pouvant être engagées pour la publicité politique. La Commission mixte des droits de l'homme considère qu'une interdiction d'acheter du temps d'antenne à des fins politiques serait probablement compatible avec le respect des droits garantis par la Convention. Nous souscrivons aux principes sous-jacents à l'interdiction de la publicité politique envisagée (...) et engageons vivement le gouvernement à examiner attentivement les méthodes propres à permettre de maintenir cette interdiction selon des modalités qui ne soient pas susceptibles d'être contestées pour incompatibilité avec les droits garantis par la Convention. "

47. La Commission indépendante sur la télévision (Independent Television Commission) était responsable de la télévision commerciale à l'époque. Le 10 octobre 2002, elle invita le gouvernement à maintenir l'interdiction en cause :

" La Commission indépendante sur la télévision partage les objections de principe du gouvernement à l'égard de la publicité politique et espère que l'interdiction, jusqu'ici efficace, sera conservée. Selon nous, un dispositif de " contrôle " de la publicité politique géré par l'OFCOM [Office of Communications - Office des communications]/les diffuseurs et qui reposerait sur des critères de respect de l'impartialité et de rejet d'un déséquilibre en faveur de certains s'effondrerait très rapidement, car il serait inapplicable en pratique (...) Si l'interdiction absolue était levée, les diffuseurs (...) feraient à tout le moins l'objet de contestations en cas de refus de passer des annonces politiques. Nous nous trouverions alors sur une pente glissante (...) interdire certains partis politiques nommément désignés est plutôt inefficace lorsque (...) il n'est pas difficile de créer des organisations servant de paravent. Il en va ainsi de nombre de questions ponctuelles sensibles, comme le droit à la vie. La décision rendue par les juges de Strasbourg dans l'affaire suisse n'apporte pas d'indications précises sur le point de savoir quand une publicité politique peut être interdite. Il y a donc au moins un risque que toute " demi-mesure ", en plus d'être inefficace, soit également jugée incompatible avec la Convention. "

c) La présentation du projet de loi de 2002 devant le Parlement et les débats y afférents

48. Le 19 novembre 2002, le gouvernement soumit au Parlement le projet de loi de 2002, qui reprenait, intacte, l'interdiction de la publicité politique. Le ministre qui présenta le projet de loi fit, au titre de l'article 19 § 1 b) de la loi de 1998 sur les droits de l'homme, la déclaration suivante :

" Je ne suis pas en mesure de déclarer (mais ce uniquement en raison de [l'interdiction de la publicité politique]) que, à mon avis, les dispositions du [projet de loi de 2002] sont compatibles avec le respect des droits garantis par la Convention. Néanmoins, le gouvernement souhaite que la Chambre [des communes] examine le projet de loi. "

49. C'était la première fois depuis l'adoption de la loi sur les droits de l'homme que le gouvernement suivait pareille procédure, dont l'utilisation signifiait non pas qu'il considérait que le projet de loi de 2002 était incompatible avec la Convention, mais simplement qu'eu égard à l'arrêt VgT il n'était pas en mesure de déclarer clairement que ce texte était compatible avec elle.

50. Le 22 novembre 2002, le ministre responsable du DCMS publia un mémorandum en réponse au rapport de la Commission mixte des droits de l'homme de juillet 2002. On pouvait y lire ceci :

" (...) le gouvernement est conscient que l'affaire [Vgt] fait peser un doute sur le point de savoir si l'interdiction de la publicité politique (que le projet de loi reconduirait) est compatible avec la Convention. Nous prenons note de l'avis de la Commission, qui estime que l'objectif légitime consistant à assurer l'égalité des chances en matière d'expression politique à la radio et à la télévision justifie d'appliquer des restrictions à la publicité politique et qu'il s'agit de faire preuve de la plus grande prudence si l'on envisage de modifier la législation en vigueur (...)

Ayant à l'esprit les observations de la Commission, le gouvernement a suivi sa recommandation tendant à ce que soient examinées les possibilités d'inclure dans le projet de loi des restrictions concrètement applicables et compatibles avec la Convention. Nous avons notamment envisagé un autre régime reposant sur des interdictions spécifiques, prohibant par exemple toute publicité politique provenant des partis et toute publicité politique, de quelque sorte que ce soit, en période électorale ou référendaire, et prévoyant d'autres règles visant à éviter la prédominance d'un point de vue donné, à signaler par des avertissements visuels ou sonores les publicités politiques et à en contrôler l'ampleur tant en ce qui concerne le temps d'antenne qu'en ce qui concerne la proportion de ses revenus publicitaires qu'un diffuseur peut être autorisé à en retirer. Nous avons conclu qu'un tel système pourrait difficilement être rendu applicable en pratique et qu'en tout état de cause il serait nettement moins efficace que l'interdiction totale actuelle et ouvrirait la porte à la diffusion d'un volume important de publicité politique. "

51. Le 3 décembre 2002, le ministre responsable du DCMS expliqua au Parlement pourquoi il n'avait pas été possible d'émettre une déclaration de compatibilité. Il s'exprima comme suit :

" Même si la Commission aura bien sûr l'occasion de débattre de cette question de manière approfondie, j'ai souhaité expliquer la situation devant toute la Chambre. La décision de soumettre aux débats un projet de loi contenant une disposition de ce type est évidemment exceptionnelle, et elle n'a été prise qu'après que les différents arguments juridiques et les autres solutions possibles avaient fait l'objet d'une réflexion poussée et d'un examen approfondi.

Pendant de nombreuses années, les gouvernements qui se sont succédé ont maintenu l'interdiction complète de la publicité de nature politique à la télévision et à la radio. L'intention du gouvernement en l'occurrence est de maintenir l'interdiction actuelle - que la Commission Neill a approuvée dans son rapport de 1998 sur le financement des partis politiques - et de définir plus précisément le mot " politique ", de sorte que l'OFCOM puisse continuer à appliquer l'interprétation large de ce terme utilisée par les autorités de régulation en place. (...)

Cependant, [l'arrêt VgT], qui [concernait] une interdiction apparemment similaire, est une source possible de complications. Cela a du reste été relevé par la [Commission mixte des droits de l'homme]. En réponse à l'arrêt de la Cour et aux préoccupations de la [Commission mixte des droits de l'homme], nous avons examiné de très près l'interdiction actuelle pour voir si l'une ou l'autre modification mineure ne rendrait pas plus certaine sa compatibilité avec le respect des droits de l'homme. Malheureusement, toute modification tournée vers cet objectif permettrait quand même la diffusion d'une quantité importante de publicité politique, et je crois pouvoir dire que tous les partis s'entendent à reconnaître que ce ne serait pas un résultat souhaitable. En empêchant ceux qui représentent des intérêts puissants de biaiser le débat politique, l'interdiction actuelle protège le débat public et démocratique ainsi que l'impartialité des diffuseurs.

Après avoir examiné tous les faits et recueilli de nombreux avis juridiques, j'ai conclu que des arguments très forts pouvaient être avancés pour dire que l'interdiction contenue dans ce projet de loi est conforme à la Convention (...)

Le gouvernement applique un certain nombre de critères pour apprécier la compatibilité avec la Convention des textes de loi qu'il propose et, compte tenu de l'existence de [l'arrêt VgT], je dois demander à la Chambre d'examiner le présent projet de loi accompagné d'une déclaration au titre de l'article 19 § 1 b) de la loi de 1998 sur les droits de l'homme. Cela ne signifie pas que nous pensons que ce projet est incompatible avec la Convention, et nous serions en mesure de présenter une défense solide s'il devait être contesté sur le plan juridique. Bien sûr, si cette défense devait être mise en échec devant les juridictions internes, il nous faudrait reconsidérer notre position. Au-delà de cela, nous prenons nos obligations internationales très au sérieux et, si les juges de Strasbourg venaient à adopter un arrêt considérant que l'interdiction n'est pas conforme à la Convention, nous nous efforcerions de la modifier conformément à un tel arrêt. En l'état actuel des choses, cependant, le gouvernement estime qu'il convient de demander à la Chambre de maintenir l'interdiction de la publicité politique. "

52. Le 10 décembre 2002, le ministre responsable du DCMS répondit à une question d'un député au sujet de la compatibilité de l'interdiction avec la Convention en joignant à sa réponse une " note explicative " détaillée exposant les raisons pour lesquelles le gouvernement souhaitait maintenir l'interdiction. Il y était expliqué que, même si l'affaire VgT suscitait un doute quant à la compatibilité de l'interdiction avec la Convention, cette interdiction était largement approuvée par tous les partis politiques et vivement soutenue par la Commission Neill, que la commission d'examen prélégislatif et la Commission mixte des droits de l'homme souscrivaient aux principes qui la sous-tendaient, et qu'elles avaient vivement engagé le gouvernement à rechercher les moyens de garantir sa compatibilité avec la Convention. Il y était également précisé que le gouvernement avait recueilli l'avis de personnes compétentes et qu'une interdiction plus certainement conforme à la Convention ne pouvait passer que par un changement radical d'approche qui ouvrirait la voie " à tout le moins à une quantité importante de publicité provenant de groupes de pression et de groupes de plaidoyer ". Il était indiqué en outre que des " arguments très solides " permettaient de dire que l'interdiction était compatible avec la Convention, raison pour laquelle le gouvernement demandait au Parlement de maintenir l'interdiction sans y rien changer.

Il était précisé que la volonté de voir comment l'interdiction pourrait être maintenue tout en étant conforme à la Convention avait débouché sur l'examen d'autres solutions :

" A notamment été envisagé un autre régime, reposant sur des interdictions spécifiques, prohibant par exemple toute publicité politique provenant des partis et toute publicité politique en période électorale ou référendaire et prévoyant d'autres règles visant à éviter la prédominance d'un point de vue donné sur telle ou telle chaîne, à signaler par des avertissements visuels ou sonores les publicités politiques et à en contrôler l'ampleur tant en ce qui concerne le temps d'antenne qu'en ce qui concerne la proportion de ses revenus publicitaires qu'un diffuseur peut être autorisé à en retirer.

8. A la lumière des avis juridiques recueillis, la conclusion a été tirée qu'un tel système pourrait difficilement être rendu applicable en pratique et qu'en tout état de cause il serait nettement moins efficace que l'interdiction totale actuelle et ouvrirait la porte à la diffusion d'un volume important de publicité politique sur bon nombre de chaînes. "

Enfin, la note explicative retraçait les avis que le DCMS avait reçus de son conseil quant à la compatibilité de l'interdiction avec la Convention malgré l'arrêt VgT :

" 20. Le gouvernement a sollicité l'avis de son conseil quant aux incidences de l'affaire suisse sur la compatibilité avec la Convention de l'interdiction de la publicité politique posée dans la loi de 1990 sur la télédiffusion. Le conseil a indiqué que, sans cette affaire, il aurait été presque certain que l'interdiction de la publicité politique prévue par la législation britannique était conforme à l'article 10. Il a également exprimé l'avis que l'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire suisse n'était pas convaincant et qu'il existait des arguments solides pour justifier qu'une juridiction interne et la Cour elle-même ne suivent pas cette décision dans le présent contexte.

21. Les principaux éléments qui ont amené le conseil du gouvernement à conclure en ce sens ont trait aux facteurs suivants :

a) l'importance fondamentale du maintien de l'impartialité à la radio et à la télévision, du fait de leur portée, de leur immédiateté et de leur influence ;

b) le fait qu'autoriser la diffusion de publicités émanant d'organismes politiques ou de nature politique irait à l'encontre du principe d'impartialité, permettrait à des groupes puissants d'acquérir de l'influence en achetant du temps d'antenne et priverait les diffuseurs de protection face aux annonceurs politiques cherchant à exercer une influence éditoriale sur d'autres programmes de radio ou de télévision ;

c) les considérations liées aux restrictions de spectre, la troisième phrase de l'article 10 § 1 (qui permet de soumettre les entreprises de radiodiffusion ou de télévision à un régime d'autorisations) et la directive " Télévision sans frontières ", chacun de ces éléments militant en faveur d'un traitement spécial de la radio et de la télévision ;

d) les avis récemment exprimés en faveur de l'interdiction par des organes indépendants (par exemple la Commission Neill et la Commission mixte des droits de l'homme) ;

e) le caractère injustifié de la critique reprochant à l'interdiction de s'appliquer aux organismes politiques au lieu de s'attacher à la nature de chaque publicité, étant donné que toute publicité provenant d'un tel organisme aura tendance à promouvoir les intérêts de celui-ci (ne serait-ce qu'en accroissant sa notoriété ou en lui permettant de collecter plus de fonds), que ce serait une tâche intrinsèquement ardue et incertaine que de tenter de déterminer si la teneur d'une publicité donnée est ou non " trop politique ", et que, à la lumière des facteurs militant en faveur de l'interdiction, le Parlement agit dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire d'appréciation lorsqu'il choisit de s'attacher à la nature de l'annonceur plutôt qu'à celle du message afin de poursuivre son objectif de maintien de l'impartialité.

22. L'explication du conseil sur le point de savoir pourquoi il considérait que le raisonnement suivi dans l'affaire suisse n'était pas convaincant s'appuyait sur les points suivants :

a) la conclusion " déconcertante " de la Cour de Strasbourg selon laquelle les préoccupations auxquelles l'interdiction était censée répondre (par exemple empêcher les groupes puissants d'exercer une influence indue) ne correspondaient pas à un besoin " impérieux " puisqu'elle ne s'appliquait pas aux autres types de médias ;

b) le fait que la Cour eût reconnu qu'une interdiction de la publicité politique pouvait être admissible dans certaines circonstances ; or, selon le conseil, il ressortait d'autres précédents que des règles générales (" d'application stricte ") pouvaient être justifiées, même si des cas difficiles pouvaient se produire à la marge ;

c) le poids selon lui insuffisant attaché par la Cour au fait que d'autres formes de publicité (journaux, tracts ou affichage, par exemple) étaient disponibles. "

53. Le 10 décembre 2002, la Commission mixte des droits de l'homme demanda par écrit au gouvernement une explication plus complète des raisons motivant le maintien de l'interdiction. Le 20 décembre 2002, elle publia un rapport dans lequel elle regrettait que le gouvernement n'eût pas expliqué pourquoi il n'avait pas inscrit dans le projet de loi une interdiction moins stricte. Le 9 janvier 2003, le ministre responsable du DCMS lui répondit en se référant à la lettre et à la note explicative envoyées à un député en décembre 2002 (paragraphe 52 ci-dessus). Le 10 février 2003, la Commission mixte des droits de l'homme répondit qu'elle était désormais convaincue de la légitimité de la démarche du gouvernement. Elle s'exprima notamment comme suit (quatrième rapport de la session 2002
-2003) :

" 40. Dans notre premier rapport, nous mentionnions six facteurs que nous estimions à titre provisoire devoir être pris en compte par le Parlement dans le cadre de l'examen de l'opportunité d'adopter un texte emportant un risque reconnu d'incompatibilité avec le respect d'un droit garanti par la Convention. A la lumière de ces éléments et de la correspondance susmentionnée, nous estimons établi :

- qu'en cas de litige relatif à l'interdiction de la publicité et du parrainage politiques à la radio et à la télévision prévue à l'article 309 du projet de loi, le gouvernement arguerait qu'il n'y a pas lieu de suivre l'arrêt [Vgt] ou, à titre subsidiaire, qu'on ne peut déduire automatiquement de cet arrêt que l'article 309 est incompatible avec le respect du droit à la liberté d'expression garanti par l'article 10 de la Convention, et que cette argumentation présenterait une perspective raisonnable de succès ;

- que le gouvernement s'estimerait tenu de modifier la loi si la [Cour], après examen des arguments des parties, jugeait cette disposition incompatible avec l'article 10, et qu'il reconsidérerait sa position si une juridiction du Royaume-Uni prononçait une déclaration d'incompatibilité au titre de l'article 4 de la loi de 1998 sur les droits de l'homme ;

- et que dans l'intervalle, tant qu'il n'a pas eu l'occasion de défendre devant les tribunaux ses arguments relatifs à la compatibilité de l'interdiction avec l'article 10, le gouvernement a de bonnes raisons de penser que les motifs politiques militant en faveur d'un maintien de cette mesure l'emportent sur les raisons de l'atténuer, en particulier parce qu'il serait difficile de produire une solution de compromis applicable. "

54. Le 13 janvier 2003, la Commission électorale, organe indépendant créé par le Parlement pour suivre tout un ensemble de questions électorales et politiques, publia un rapport intitulé Party Political Broadcasting: Report and Recommendations (Diffusion à la radio ou à la télévision de messages politiques de partis : rapport et recommandations). Elle y considérait que les arguments en faveur de l'interdiction étaient convaincants. Elle expliquait que l'une de ses préoccupations principales était d'éviter que ceux qui disposent de ressources financières importantes ne confisquent le débat politique, l'électorat ne recevant plus que des informations provenant d'un nombre très restreint de (grands) partis politiques bien financés. Elle indiquait qu'il serait difficile pour les diffuseurs de maintenir équilibre et impartialité et ajoutait que l'observation de la situation prévalant dans d'autres pays n'était guère de nature à dissiper les inquiétudes relatives à l'impact de la publicité payante. Elle se référait notamment, à cet égard, à ce qui se passait aux Etats-Unis et en Allemagne, où, même si les partis politiques bénéficiaient de tarifs préférentiels pour la publicité, seuls les plus grands d'entre eux disposaient des ressources nécessaires pour faire diffuser leurs messages. Elle concluait que, nonobstant l'arrêt VgT, l'interdiction envisagée pouvait se justifier au regard de l'article 10 § 2 de la Convention (pages 16-17 du rapport) :

" (...) il est à noter que l'arrêt [VgT] concernait la publicité politique payante en général et non la publicité émanant de partis politiques dans un contexte où l'interdiction de la publicité payante s'accompagne d'un régime d'annonces gratuites pour l'essentiel non contrôlées par les diffuseurs. Pareil [régime] n'a fait l'objet d'aucune décision de la Cour de Strasbourg ou de nos propres juridictions appliquant la loi sur les droits de l'homme (...) [il] constitue indubitablement un contrepoids à l'interdiction de la publicité payante. S'il ne la compense pas entièrement (...) nous considérons néanmoins qu'il joue un rôle important en ce sens étant donné qu'il s'applique principalement en période électorale.

A notre avis, le système britannique est apte à résister à un examen au regard tant de la Convention que de la loi sur les droits de l'homme, tout au moins tant qu'il comporte un volet solide de diffusions gratuites et sans contrôle. "

55. La Chambre des lords a examiné l'arrêt VgT dans l'affaire R (ProLife Alliance) v. BBC ([2003] UKHL 23). Lord Hoffmann l'y a qualifié de " décision circonspecte, quoique quelque peu opaque ", tout en notant que la Cour " n'[excluait] pas qu'une interdiction de la " publicité politique " pût être compatible avec les exigences de l'article 10 de la Convention dans certaines situations ". Lord Walker y a quant à lui estimé que cet arrêt, " avec tout le respect dû à la Cour, [n'énonçait] pas de manière claire ou exhaustive les raisons sur lesquelles [reposait] ce qui [semblait] être une conclusion d'une portée considérable ", et que son véritable sens était donc " plutôt insaisissable ".

C. La loi de juillet 2003 sur les communications (" la loi de 2003 ")

1. L'interdiction de la publicité politique

56. La loi de 2003 a été adoptée par le Parlement sans aucune opposition. Elle a remplacé les autorités de contrôle existantes par une autorité unique de régulation des médias, des télécommunications et des communications radio appelée Office des communications (Office of Communications - " l'OFCOM "). Cependant, le BACC (Broadcast Advertising Clearance Centre - Centre de vérification de la publicité télévisée) a continué jusqu'au 31 décembre 2007 à être responsable de l'examen avant transmission et de l'autorisation des publicités proposées à la diffusion.

57. L'article 319 § 1 de la loi de 2003 donne pour mission à l'OFCOM d'élaborer et de réviser des normes visant à atteindre certains objectifs déterminés énoncés à l'article 319 § 2. Il s'agit notamment de faire en sorte que les actualités soient présentées à la télévision et à la radio avec l'impartialité requise, que les exigences d'impartialité énoncées à l'article 320 soient respectées et que la télévision et la radio ne diffusent pas de publicités enfreignant l'interdiction de la publicité politique.

58. Cette interdiction est énoncée à l'article 321 § 2) de la loi, ainsi libellé :

" 2. Aux fins de l'article 329 § 2 g), une publicité enfreint l'interdiction de la publicité politique :

a) si elle est insérée par ou pour un organisme dont les objectifs sont totalement ou principalement de nature politique,

b) si elle vise un but politique, ou

c) si elle est liée à un conflit du travail.

59. L'article 321 § 3 énumère les objectifs qui " sont de nature politique ou visent un but politique " :

" a) influer sur l'issue d'une élection ou d'un référendum tenus au Royaume-Uni ou ailleurs,

b) provoquer une modification de la législation sur tout ou partie du territoire du Royaume-Uni ou d'un autre pays, ou influer d'une autre manière sur le processus législatif de tout pays ou territoire,

c) influer sur les politiques ou décisions des organes de gouvernement local, régional ou national, que ce soit au Royaume-Uni ou ailleurs,

d) influer sur les politiques ou décisions de personnes investies de fonctions publiques en vertu des lois du Royaume-Uni ou d'un autre pays ou territoire,

e) influer sur les politiques ou décisions de personnes exerçant des fonctions qui leur ont été attribuées en vertu d'accords internationaux,

f) influencer l'opinion publique sur une question qui, au Royaume-Uni, est l'objet d'une controverse publique,

g) promouvoir les intérêts d'un parti ou d'un autre groupe de personnes constitué, au Royaume-Uni ou ailleurs, à des fins politiques. "

60. L'interdiction s'applique donc non seulement aux publicités ayant un contenu politique, mais aussi aux organismes qui sont totalement ou principalement de nature politique, quel que soit le contenu des publicités qu'ils souhaitent faire diffuser.

61. L'article 321 § 7 de la loi prévoit une exception pour les publicités de service public insérées par ou pour un ministère et pour les messages de certains partis politiques diffusés dans le cadre de campagnes politiques ou référendaires (paragraphe 64 ci-dessous). Les partis politiques pour lesquels de telles publicités peuvent être diffusées sont déterminés par l'OFCOM, qui ne peut les sélectionner que parmi ceux inscrits auprès de la Commission électorale.

2. Les trois mécanismes conçus pour faire respecter l'obligation d'impartialité à la radio et à la télévision

62. L'impartialité politique a toujours été l'une des caractéristiques fondamentales du régime législatif applicable à la télédiffusion. Elle est assurée par trois mécanismes. Le premier est l'interdiction de la publicité politique payante.

63. Le deuxième est l'obligation d'impartialité imposée par la loi à tous les diffuseurs. L'article 320 de la loi de 2003 est intitulé " Obligations particulières en matière d'impartialité ". Ses paragraphes 1 et 2 sont ainsi libellés :

" 1. Les obligations imposées par le présent article sont les suivantes :

a) dans le cas des services de télévision et de radio (...), l'obligation d'exclure des programmes toute expression des vues ou opinions de la personne fournissant le service sur l'un quelconque des sujets mentionnés au paragraphe 2 ci-dessous,

b) dans le cas des services de programmes télévisés, de télétexte, de radio nationale et de programmes sonores numériques nationaux, l'obligation pour la personne fournissant le service de préserver l'impartialité requise relativement à tous ces sujets,

c) dans le cas des services de radio locale, de programmes sonores numériques locaux ou de programmes radiodiffusés dans le cadre d'une licence, l'obligation d'éviter d'accorder dans les programmes diffusés une importance exagérée aux vues et opinions de certaines personnes ou organisations sur l'un quelconque de ces sujets.

2. Ces sujets sont :

a) les sujets controversés sur les plans politique ou social, et

b) les sujets relevant de la politique des pouvoirs publics en vigueur. "

64. Le troisième mécanisme est la fourniture par les diffuseurs d'un temps d'antenne gratuit pour les campagnes politiques, électorales et référendaires des partis. Il fait partie du paysage réglementaire depuis le début de la télédiffusion. Les premières publicités politiques gratuites ont été diffusées à la radio en 1924 et à la télévision en 1951. L'article 333 de la loi de 2003 dispose que les licences octroyées à certains diffuseurs doivent imposer la diffusion de publicités gratuites et le respect des règles de l'OFCOM. Ces règles régissent la diffusion des messages politiques des partis (possibilité offerte aux grands partis à l'occasion des principaux événements du calendrier politique), des messages électoraux des partis (possibilité offerte en période électorale à tous les grands partis ainsi qu'aux petits partis inscrits qui briguent un sixième ou plus des sièges en jeu lors d'un scrutin législatif) et des messages diffusés dans le cadre des campagnes référendaires (possibilité offerte à chaque organisation s'étant vu reconnaître [par la Commission électorale] la qualité de participant officiel à la campagne préparatoire au référendum).

D. Les travaux de la plate-forme européenne des instances de régulation (European Platform of Regulatory Authorities - " l'EPRA ")

1. L'étude menée par l'EPRA en mai 2006

65. Cette étude a été réalisée par le secrétariat de l'EPRA à partir des informations reçues des 31 pays ou territoires suivants : l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique (2), la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, le Danemark, l'Espagne, l'Estonie, la Finlande, la France, la Grèce, la Hongrie, l'île de Man, l'Irlande, Israël (2), l'Italie, la Lettonie, l'ex
-République yougoslave de Macédoine, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, la Suède et la Suisse (2). Elle recommandait l'exercice de la plus grande prudence pour toute comparaison des règles régissant la publicité politique, soulignant que, compte tenu de l'absence de définitions précises dans les différents ordres juridiques et de la grande diversité des traditions nationales, il pouvait y avoir une certaine ambiguïté quant au sens à attribuer au terme " politique ", qui pouvait s'appliquer à des éléments aussi divers que les messages politiques de partis diffusés en période électorale et l'expression d'un intérêt public par une organisation non gouvernementale.

66. L'étude résumait comme suit les réponses à la question " La diffusion de publicité politique payante à la radio et à la télévision est-elle interdite dans votre pays ? " :

" Pays interdisant la publicité politique payante

La publicité politique payante est interdite par la loi dans la grande majorité des pays d'Europe occidentale (Allemagne, Belgique, Danemark, France, Irlande, Malte, Norvège, Portugal, Royaume-Uni, Suède et Suisse). Plusieurs pays d'Europe centrale et orientale, dont la République tchèque et la Roumanie, l'interdisent également.

La justification classiquement avancée à l'appui de cette interdiction est que les partis riches ou bien ancrés pourraient acheter beaucoup plus de temps d'antenne que les partis plus récents ou minoritaires, et que cette situation aurait un caractère discriminatoire. Un autre motif invoqué pour restreindre ou interdire ce type de publicité est qu'elle risquerait de susciter des divisions et des préoccupations dans la société. Il a également été suggéré, moins fréquemment toutefois, que cette interdiction préserverait la qualité du débat politique.

Pays autorisant la publicité politique payante

La publicité politique payante est autorisée dans bon nombre de pays d'Europe centrale et orientale (Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Hongrie, l'ex
-République yougoslave de Macédoine, Pologne) ainsi que dans les pays baltes - Estonie, Lettonie et Lituanie. Dans un petit nombre de pays, la publicité politique n'est autorisée qu'en période électorale. C'est le cas par exemple en Bosnie-Herzégovine (soixante jours avant le scrutin) et en Croatie.

On oublie souvent que plusieurs pays d'Europe occidentale, tels que l'Autriche, la Finlande, le Luxembourg (actuellement, mais cela va changer prochainement) ou encore les Pays-Bas autorisent également la publicité politique payante.

En Italie, la publicité politique payante, c'est-à-dire l'achat d'espaces libres, a aussi été autorisée sur les chaînes nationales jusqu'en 2003, sous réserve que les chaînes en question diffusassent également des " espaces de communication politique " (...), c'est-à-dire des programmes de débat avec la participation de personnalités du monde politique ; aujourd'hui, elle n'est plus autorisée que sur les chaînes locales, où elle ne doit pas coûter plus de 70% du prix des publicités commerciales, tandis que les chaînes nationales ne peuvent diffuser ce type de messages que gratuitement.

En Grèce, où la publicité politique personnelle est soumise à une interdiction complète et permanente, la publicité politique payante pour les partis politiques n'est pas interdite.

En Espagne, si l'interdiction de la publicité politique est permanente en ce qui concerne les chaînes de télévision, le code électoral autorise la publicité électorale payante sur les chaînes de radio commerciales, ce uniquement en période électorale.

Le principal argument en faveur de la publicité politique payante est qu'elle peut permettre à de nouveaux candidats de se faire connaître. On dit souvent aussi que le droit à la publicité politique fait partie intégrante du droit à la liberté d'expression et d'information. "

(Traduction du greffe)

67. Au sujet de la portée de l'interdiction de la publicité politique, l'étude indiquait ceci :

" En règle générale, la publicité politique ne concerne pas exclusivement les périodes électorales, les partis politiques ou les candidats aux élections. Des messages relatifs à d'autres sujets faisant l'objet de débats de société importants, par exemple les droits des animaux, les questions environnementales, l'avortement, etc. (souvent qualifiés de propagande politique ou de messages de plaidoyer) sont parfois considérés comme poursuivant un but politique ou comme présentant un caractère politique et, dès lors, comme relevant de la publicité politique.

Pays appliquant une interdiction large

C'est le cas par exemple de l'Espagne, de la France, de l'île de Man, de l'Irlande, d'Israël, de Malte et du Royaume-Uni. En Irlande, l'interdiction s'applique à toutes les publicités dont on peut dire qu'elles sont de nature politique et à tous les groupes qui poursuivent un but politique. Elle est donc appliquée de la façon la plus large qui soit et ne se limite pas aux campagnes électorales ou référendaires. En Israël, elle s'applique en permanence aux partis politiques comme aux groupes d'intérêt et aux réseaux de plaidoyer.

Sur l'île de Man, le terme " politique " ne veut pas seulement dire " relatif à un parti politique " mais a un sens plus large. L'interdiction touche par exemple les campagnes de plaidoyer visant à influer sur la législation ou sur l'action exécutive du gouvernement ou des autorités locales.

En France, l'interdiction s'applique non seulement aux partis politiques et aux candidats aux élections mais aussi à toute organisation dont les messages publicitaires viseraient un objectif politique. Les associations (la plupart des groupes d'intérêt et des réseaux de plaidoyer sont constitués sous cette forme) n'ont pas le droit de faire diffuser de messages publicitaires. Les associations à but non lucratif peuvent faire diffuser des " messages d'intérêt général " mais ceux-ci ne doivent pas comporter de message politique.

En Espagne, l'interdiction s'applique en permanence sans qu'il soit précisé quels groupes elle vise.

A Malte, elle s'applique en permanence sauf pour les programmes approuvés de messages politiques. Le paragraphe 1 f) de l'annexe III interdit la publicité de nature politique et il a toujours été compris comme s'appliquant au sens strict aux partis politiques. Cependant, l'autorité compétente a aussi adopté une interprétation plus large, appliquant l'interdiction à d'autres groupes, par exemple des syndicats, qui poursuivaient des buts pouvant être qualifiés de politiques au sens large du terme.

Pays appliquant une interdiction plus restreinte

En Suisse, du fait de [l'arrêt VgT] (...) certaines formes de publicité " politique " sont désormais autorisées. Les ONG et les réseaux de plaidoyer peuvent faire passer des publicités ayant une certaine teneur politique, mais pas avant les élections ni pendant les campagnes précédant les votations. Cependant, l'interdiction est maintenue à l'égard de la publicité émanant de partis politiques ou de candidats aux élections.

De même, au Danemark, en conséquence dudit arrêt, l'interdiction permanente de la publicité politique à la télévision ne concerne que les publicités pour les partis ou les mouvements politiques ou pour les candidats aux élections ainsi que les publicités pour les syndicats ou les mouvements religieux. Elle ne s'applique pas aux mouvements politiques au sens large tels que les réseaux de plaidoyer pour des causes environnementales ou sociales, sauf lorsque ces groupes sont désignés pour siéger dans des organes ou des assemblées politiques.

De plus, la législation danoise n'autorise pas la diffusion de publicités contenant un message politique pendant les périodes de campagne électorale, où il est estimé nécessaire d'appliquer une interdiction totale afin d'empêcher que les électeurs ne soient indûment influencés et d'assurer l'égalité des droits démocratiques des candidats indépendamment des moyens économiques ou financiers de chacun. En revanche, la publicité politique et les campagnes politiques ne sont pas interdites dans les autres médias, par exemple à la radio.

En Norvège, l'interdiction s'applique en permanence et à tous les groupes et partis visant des buts politiques. Cependant, elle est interprétée à la lumière de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme relative à cet article.

En Suède, la publicité politique n'est interdite que sur les services de télédiffusion qui sont soumis à une obligation d'impartialité. En principe, les licences régissant la diffusion des chaînes commerciales de télévision numérique terrestre (TNT) ne prévoient pas cette obligation, et ces chaînes sont donc libres de diffuser de la publicité politique. Jusqu'au 1er mars 2006, cette liberté ne s'appliquait pas aux chaînes de TNT spécialisées du groupe TV4. Cependant, les nouvelles licences de ces chaînes ne prévoient plus d'obligation d'impartialité, ce qui signifie que celles-ci sont désormais également libres de diffuser de la publicité politique.

En Italie, le terme " politique " est utilisé dans un sens très étroit, et les [messages des] groupes d'intérêt relèvent de ce que l'on appelle les messages " sociaux ". Tous les diffuseurs peuvent faire passer sur les ondes des messages ayant une utilité sociale (ce concept n'est pas défini), même à titre payant, sous réserve que le prix de ces messages ne dépasse pas 50 % de celui des publicités commerciales. Ces messages (payants ou gratuits) ne sont pas pris en compte pour le calcul des durées horaires et journalières et ne peuvent, au total, représenter plus de quatre minutes par jour.

Dans certains pays, l'interdiction concerne essentiellement les élections et les périodes électorales (République tchèque, par exemple) ou les partis politiques et les candidats aux élections (Belgique, par exemple). Les messages de plaidoyer ne sont pas mentionnés. "

(Traduction du greffe)

68. L'étude montrait que certains Etats autorisaient la publicité politique sous réserve de certaines restrictions tandis que d'autres n'appliquaient aucune restriction :

" Pays appliquant des restrictions à la publicité politique payante

La plupart des pays qui autorisent la publicité politique prévoient aussi certaines restrictions légales pour éviter que cette pratique ne soit discriminatoire. Peuvent ainsi être encadrés la durée et la fréquence des messages (l'ex
-République yougoslave de Macédoine, Bosnie-Herzégovine), le moment de leur diffusion (l'ex-République yougoslave de Macédoine : ni pendant les journaux ni pendant les programmes pour enfants), leur prix (Bosnie-Herzégovine : les listes de tarifs doivent être soumises pour examen à l'autorité de régulation quinze jours avant l'ouverture de la période électorale), le montant maximal que la loi permet de dépenser pour les campagnes électorales (Grèce, Lettonie : dans ce dernier pays, pendant les élections législatives ou européennes les partis ne peuvent pas dépenser plus de 0,20 LVL (0,284 EUR) x le nombre d'électeurs au dernier scrutin), les indications permettant de reconnaître les messages (Chypre, l'ex République yougoslave de Macédoine : il doit être correctement et visiblement indiqué tout au long de sa diffusion qu'il s'agit d'un " message publicitaire politique payant "). En Hongrie, les diffuseurs doivent accorder à tous les partis des conditions égales (même prix, même période de programmation, etc.), mais il n'y a pas de restrictions spécifiques quant au volume de la publicité politique.

Enfin, il est à noter que dans plusieurs pays, par exemple dans l'ex
-République yougoslave de Macédoine, les chaînes de radio et de télévision du service public ne sont pas autorisés à diffuser des messages publicitaires politiques payants et que seuls les diffuseurs privés le sont.

Pays n'appliquant pas de restrictions à la publicité politique payante

C'est le cas par exemple de l'Autriche, de l'Estonie, de la Finlande et de la Pologne. Dans ce dernier pays, la question des restrictions à la publicité politique est gérée par les diffuseurs, qui ont chacun leurs propres règles internes en la matière.

Analyse et commentaires

Même si elle reflète une tendance réelle, l'affirmation souvent répétée selon laquelle il y aurait un fossé entre les pays de l'Est et ceux de l'Ouest en matière d'interdiction de la publicité politique n'est pas forcément exacte. Les pays d'Europe occidentale qui autorisent cette pratique sont souvent oubliés dans les études comparatives.

Etant donné la diversité des positions sur le sujet, le Conseil de l'Europe ne se prononce pas sur la question de savoir si la publicité politique payante doit ou non être acceptée, se bornant à indiquer dans sa recommandation [no R (99) 15] que " si la publicité payante est autorisée, elle devrait être assujettie à certaines règles minimales (...) ".

La plupart des pays qui autorisent la publicité politique payante ont mis en place certaines limites, de sorte que cette pratique n'est pas nécessairement discriminatoire dans tous les cas. Il est possible que tous les partis se voient offrir les mêmes possibilités. Cependant, cette " égalité des chances " n'est réelle que lorsqu'ils disposent tous des fonds nécessaires pour acheter le même temps d'antenne. "

69. Enfin, l'étude résumait ainsi la situation :

" L'absence de définitions explicites et la grande diversité des traditions nationales risquent d'être source de malentendus entre les partenaires européens dans les discussions touchant à la publicité politique. Généralement, dans l'expression " publicité politique ", le terme " publicité " est utilisé dans son acception la plus large, au sens de propagande. Le plus souvent, les dispositions nationales en matière de publicité ne sont pas applicables car elles requièrent un paiement ou une autre forme de contrepartie. Cependant, dans certains pays, la publicité politique est soumise aux dispositions légales générales relatives à la publicité.

(...)

De manière assez surprenante, quelques pays n'imposent aucune restriction à la publicité politique payante. Cependant, cela ne semble pas poser de problèmes particuliers ni être source de préoccupations. (...)

Dans la grande majorité des pays, les partis et/ou les candidats se voient généralement octroyer du temps d'antenne gratuit pour présenter leur programme, souvent mais non exclusivement sur les chaînes des diffuseurs de service public. Il est intéressant de noter que, dans quelques pays, il n'existe pas de système de ce type : la télévision ne diffuse pas de programmes officiels pendant les campagnes électorales. (...)

On dit parfois que si les candidats et les partis bénéficient d'un accès équitable à du temps d'antenne gratuit pendant les campagnes électorales, la publicité politique payante devient moins (voire plus du tout) nécessaire. Cette affirmation ne peut être systématiquement vérifiée en pratique, l'existence d'un programme d'attribution de temps d'antenne gratuit n'empêchant pas certains pays d'autoriser la publicité politique payante (...)

Dans bon nombre de pays d'Europe (occidentale), le sujet le plus brûlant actuellement semble être celui des " messages de plaidoyer ", c'est-à-dire des messages diffusés à des fins politiques mais émanant d'organisations qui sont non pas des partis politiques, comme des groupes d'intérêt ou des groupes sociaux. Depuis l'adoption par la Cour de l'arrêt [VgT], quelques pays ont restreint la portée de l'interdiction de la publicité politique, dont ils permettent désormais la diffusion - hors période électorale. (...) "

Le résumé se terminait par la question suivante :

" Les interdictions totales actuelles (qui portent aussi sur les messages de plaidoyer) reposent-elles sur une justification " pertinente et suffisante " qui leur permettrait de résister à un examen au regard de la Convention ? Ou constituent-elles au contraire une restriction disproportionnée à la liberté d'expression ? "

2. L'exposé préparé pour le Groupe de travail de l'EPRA sur la publicité politique (GT 1, 30e réunion de l'EPRA, octobre 2009)

70. Analysant la jurisprudence récente afférente à la Convention, l'auteur de cet exposé considérait que l'arrêt VgT avait ouvert une perspective originale sur l'article 10, qui semblait imposer désormais à l'Etat l'obligation positive d'intervenir pour mettre en œuvre une forme de droit de diffusion sur l'espace publicitaire. Il comparait cet arrêt à l'arrêt Appleby et autres c. Royaume-Uni (n° 44306/98, CEDH 2003
-VI), où était soulignée l'importance de l'accès aux autres médias, et à l'arrêt Murphy (précité), où étaient rejetés les arguments fondés sur l'arrêt VgT.

3. Les autres études comparatives

71. Alors que l'étude menée par l'EPRA en 2006 portait aussi sur certains Etats non membres du Conseil de l'Europe, la Cour a examiné la situation dans 34 Etats membres, dont sept (Monaco, la Russie, Saint
-Marin, la Serbie, la Slovénie, la Turquie et l'Ukraine) n'étaient pas couverts par cette étude. Depuis 2006, 25 Etats contractants ont modifié leur réglementation dans ce domaine, souvent dans une mesure relativement importante.

72. Dix-neuf des 34 Etats examinés interdisent, d'une manière ou d'une autre, la publicité politique payante. Outre le Royaume-Uni, sept d'entre eux (l'Allemagne, l'Espagne, la France, l'Irlande, le Portugal, la République tchèque et la Suède) appliquent une interdiction qui, soit en raison de la définition large du mot " politique ", soit parce qu'elle s'applique en dehors des périodes électorales, soit pour ces deux raisons à la fois, peut passer pour large. Cependant, même au sein de ces sept Etats, la définition et l'interprétation du mot " politique " varient, de sorte que l'interdiction pourrait probablement être appliquée (Irlande) ou a été appliquée (Allemagne, Espagne, France, Portugal, République tchèque), de manière à permettre l'attribution d'un temps d'antenne à certaines ONG (telles que la Croix-Rouge ou Greenpeace), à certaines organisations intergouvernementales (par exemple le HCR) et à certaines organisations à but non lucratif. Dans la grande majorité des Etats contractants étudiés, la tendance est d'autoriser certains organismes à faire diffuser des publicités présentant un certain intérêt social.

E. Les textes du Conseil de l'Europe

73. La recommandation n° R (99) 15 du Comité des Ministres relative à des mesures concernant la couverture des campagnes électorales par les médias est ainsi libellée :

" 5. Publicité politique payante

Dans les Etats membres où les partis politiques et les candidats ont le droit d'acheter de l'espace publicitaire à des fins électorales, les cadres de régulation devraient faire en sorte que :

- la possibilité d'acheter de l'espace publicitaire soit accordée à tous les partis concurrents, dans les mêmes conditions et sur la base de tarifs égaux ;

- le public sache que le message constitue une publicité politique payante.

Les Etats membres pourraient étudier l'introduction dans leurs cadres de régulation d'une disposition limitant le volume d'espace publicitaire politique que les partis politiques ou les candidats peuvent acheter. "

74. On trouve dans l'exposé des motifs de cette recommandation les observations suivantes :

" Publicité politique payante

La publicité politique payante dans les médias du secteur de la radiodiffusion a été traditionnellement interdite dans de nombreux Etats membres du Conseil de l'Europe, tout en étant en même temps acceptée dans d'autres. Un de ses principaux avantages est la possibilité pour toutes les forces politiques de diffuser largement leurs messages/programmes. En revanche, elle peut donner un avantage indu aux partis ou candidats qui peuvent acheter un temps d'antenne important.

Etant donné les différentes positions prises à ce sujet, la recommandation ne tranche pas la question de savoir s'il faut ou non accepter cette pratique, se bornant à indiquer que si la publicité payante est autorisée, elle devrait être assujettie à certaines règles minimales : premièrement, accorder des conditions égales (en matière d'accès et de tarifs) à tous les partis demandant un temps d'antenne ; deuxièmement, le public devrait savoir que le message est une publicité payante.

On peut également considérer nécessaire d'imposer des limites au volume de publicité payante pouvant être achetée par un seul parti. La recommandation ne précise pas toutefois s'il est souhaitable de faire ainsi et ne fixe pas non plus de limites précises à cette forme de publicité achetée, car l'on a estimé que la décision à ce sujet devait être prise au niveau national. "

75. Le 7 novembre 2007, le Comité des Ministres a adopté une recommandation (Rec(2007)15) portant révision de la recommandation n° R (99) 15. Le projet d'exposé des motifs comportait le passage suivant :

" 78. Etant donné les différentes positions prises à ce sujet, la Recommandation CM/Rec(2007) (...) ne tranche pas la question de savoir s'il faut ou non accepter cette pratique, se bornant à indiquer que si la publicité payante est autorisée, elle devrait être assujettie à certaines règles minimales, en particulier qu'il soit accordé des conditions égales (en matière d'accès et de tarifs) à tous les partis demandant un temps d'antenne. "

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

76. Invoquant l'article 10, la requérante dénonce l'interdiction de la publicité politique payante à la radio et à la télévision prévue par la loi (" l'interdiction "). En ses passages pertinents, l'article 10 est ainsi libellé :

" 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. "

A. Sur la recevabilité

77. Constatant que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

78. Les parties s'accordent à reconnaître que l'interdiction s'analyse en une ingérence dans l'exercice par la requérante des droits garantis par l'article 10, que cette ingérence était " prévue par la loi " (articles 319 et 321 de la loi de 2003) et qu'elle visait à préserver l'impartialité de la télédiffusion sur les questions d'intérêt public et, ainsi, à protéger le processus démocratique. La Cour admet que l'objectif que poursuivait le législateur britannique correspond au but légitime consistant à protéger les " droits d'autrui " au sens du second paragraphe de l'article 10 (VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, n° 24699/94, § 62, CEDH 2001
-VI, et TV Vest AS et Rogaland Pensjonistparti c. Norvège, n° 21132/05, § 78, CEDH 2008). Le point controversé entre les parties est celui de savoir si ladite ingérence était " nécessaire dans une société démocratique ", question que la Cour va à présent examiner.

1. Les arguments de la requérante

79. Soulignant la force de la protection accordée par la Convention à la liberté d'expression dans le domaine politique et sur des questions d'intérêt public, et arguant que l'interdiction est de portée large et constitue une forme de restriction préalable, la requérante soutient qu'il y a lieu d'appliquer en l'espèce une marge d'appréciation étroite et un contrôle strict (elle invoque à cet égard l'arrêt Verein gegen Tierfabriken (VgT), précité). La " marge d'appréciation légèrement plus large " mentionnée dans l'arrêt TV Vest (précité) ne trouverait à s'appliquer que dans les cas où l'Etat cherche à justifier la restriction litigieuse en invoquant les particularités de sa situation nationale (comme dans l'arrêt Murphy c. Irlande, n° 44179/98, CEDH 2003
-IX), ce qui ne serait pas le cas en l'espèce. Le Parlement étant constitué de partis politiques bénéficiaires de l'interdiction litigieuse, l'ample marge que lui accorderaient les juridictions internes serait inopportune.

80. Le principal argument de la requérante consiste à dire que l'interdiction de la publicité politique payante est trop large pour pouvoir être considérée comme proportionnée au but recherché, et ce pour les raisons suivantes.

81. Premièrement, l'interdiction aurait une définition trop large. La requérante reconnaît la nécessité de l'interdiction en période pré-électorale mais elle estime que, le reste du temps, il est disproportionné de l'imposer aux associations défendant des causes sociales qui souhaitent s'exprimer sur des questions d'intérêt public. Elle soutient que si l'interdiction distinguait la " politique partisane " de la défense de causes sociales sur des sujets d'intérêt public elle reposerait sur des principes et serait applicable et proportionnée. Cette distinction aurait du reste été opérée à l'article 321 § 3 de la loi de 2003, et elle aurait cours dans d'autres Etats. L'interdiction large mise en place au Royaume-Uni restreindrait de manière injustifiable la possibilité pour les petits groupes de participer au débat public sur des sujets d'intérêt général. Elle créerait un monopole en faveur des partis politiques bien établis ayant accès - certes dans certaines limites - aux chaînes de radio et de télévision, où ils pourraient faire diffuser gratuitement des messages politiques et électoraux. L'interdiction causerait donc une distorsion du débat public. Enfin, la création par une entité d'une branche associative ad hoc pour faire diffuser des messages sur des sujets non politiques serait financièrement lourde, de sorte que l'interdiction favoriserait les organismes disposant de financements importants.

82. Deuxièmement, la différence de traitement entre la radio et la télévision et les autres médias ne reposerait sur aucun élément tangible et serait inexplicable et inutile. Le Gouvernement présumerait que ces médias sont plus puissants et plus onéreux que les autres sans apporter à l'appui la moindre preuve, analyse ou étude comparative. Compte tenu de l'impact croissant d'autres formes de médias touchant un large public, il y aurait de bonnes raisons de croire que ces idées sont aujourd'hui erronées. Le Gouvernement s'appuierait à tort sur des conclusions formulées dans le passé par la Cour quant au pouvoir des médias audiovisuels. En tout état de cause, cela n'aurait aucun sens de restreindre l'accès à la radio et à la télévision mais non à d'autres médias à l'impact large et puissant. Pour la requérante, soit on considère que la radio et la télévision sont particulièrement puissants, et cela constitue une raison d'y diffuser des messages politiques, soit on estime qu'ils ne sont plus aussi puissants qu'auparavant comparés, par exemple, à Internet, et la justification invoquée par l'Etat à l'appui de l'interdiction s'écroule. Quoi qu'il en soit, le but du Gouvernement consistant à empêcher la confiscation de la radio et de la télévision par les plus riches et les plus puissants ne serait pas atteint car tous (riches et pauvres) seraient exclus de ces médias, tandis que les plus riches pourraient toujours monopoliser d'autres médias puissants.

83. Troisièmement, la proportionnalité d'une mesure générale devrait s'apprécier à l'aune des réalités pratiques et factuelles de chaque cas et être démontrée par elles. S'appuyant sur l'arrêt VgT, la requérante considère que l'interdiction l'a empêchée de parler d'un problème important d'intérêt public et de répondre à des émissions sur les primates déjà dans le domaine public alors que ni elle ni la publicité qu'elle souhaitait faire passer n'auraient été considérées comme critiquables.

84. Quatrièmement, ni l'existence d'un risque que l'impartialité de la télédiffusion soit compromise en l'absence de l'interdiction ni l'interdépendance des trois mécanismes censés assurer l'impartialité dans ce domaine ne seraient prouvées.

85. La requérante estime également que les préoccupations associées à un système moins restrictif ne justifient pas le maintien de l'interdiction. La crainte que le débat public ne soit faussé par des groupes d'intérêts riches et puissants serait exagérée et ne reposerait sur aucune preuve. D'autres Etats européens seraient parvenus à définir des cadres réglementaires différents, qui réussiraient à atteindre l'objectif visé sans susciter les effets de déferlement redoutés, et les généralisations inspirées par les Etats-Unis ne seraient pas applicables au Royaume-Uni.

86. La requérante considère que les arrêts VgT et TV Vest (précités) ainsi que l'arrêt Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (n° 2) ([GC], n° 32772/02, CEDH 2009) sont directement applicables à son affaire et plaident en sa faveur : comme dans ces affaires, les messages et les annonceurs concernés en l'espèce seraient inoffensifs, les annonceurs ne seraient pas puissants et, spécialement dans l'affaire TV Vest, la Cour aurait précisément rejeté les arguments avancés par le gouvernement norvégien et le gouvernement britannique pour justifier l'adoption d'une mesure générale visant à protéger le débat public contre les groupes financièrement puissants. Or on ne pourrait limiter la portée des arrêts VgT et TV Vest aux circonstances particulières de ces affaires. Indépendamment du point de savoir si les requérants avaient pris part à un débat existant ou s'ils l'avaient suscité, ce serait l'intérêt public de ce débat qui aurait été jugé déterminant dans l'affaire VgT, et le même raisonnement devrait être tenu en l'espèce. L'expression de vues religieuses revêtant un caractère particulièrement sensible, l'affaire Murphy se distinguerait des autres, comme la Cour l'aurait du reste relevé dans l'arrêt TV Vest. De plus, l'argument consistant à dire que l'arrêt VgT est erroné ne serait pas convaincant : cet arrêt aurait été examiné et confirmé à trois reprises (dans les arrêts Murphy, VgT n° 2 et TV Vest) et il n'y aurait dans la thèse du Gouvernement rien de nouveau ni de déterminant. Dans l'intérêt de la sécurité juridique et de la cohérence de la jurisprudence issue de la Convention, les précédents clairs devraient être suivis.

87. Enfin, la requérante argue que la Convention européenne sur la télévision transfrontière (qui protège la télédiffusion et la publicité internationales) s'applique à la publicité politique payante. Elle renvoie également à la directive " Télévision sans frontières ", soulignant que, si les Etats peuvent être plus exigeants envers les fournisseurs de services de médias, une approche commune à l'échelle de l'Union européenne est requise en ce qui concerne la question de la liberté d'expression et de la publicité diffusée à la radio et à la télévision.

2. Les arguments du Gouvernement

88. Le Gouvernement souligne que le Parlement a estimé l'interdiction nécessaire pour écarter le risque inacceptable que le débat politique ne soit faussé en faveur des groupes qui disposent de financements importants leur permettant de faire diffuser des publicités dans les médias les plus onéreux et les plus puissants. Selon lui, la diffusion non régulée de publicités politiques payantes transformerait l'influence démocratique en marchandise et affaiblirait l'impartialité dans les médias de télédiffusion et le processus démocratique. L'objectif de la mesure litigieuse serait de renforcer le débat politique et non de le restreindre.

89. Le Gouvernement soutient ensuite que, pour les raisons exposées par les autorités nationales lors de l'adoption et du réexamen de l'interdiction, l'ingérence est proportionnée au but poursuivi. Le cadre réglementaire choisi aurait été conçu pour établir un équilibre entre, d'un côté, la liberté d'expression en matière politique et, de l'autre, l'impartialité des opinions politiques exprimées et la protection du processus démocratique. Ces objectifs importants seraient atteints grâce à trois mécanismes interdépendants : l'interdiction litigieuse, l'obligation d'impartialité imposée seulement aux télédiffuseurs (article 320 de la loi de 2003) et la diffusion de messages gratuits dans le cadre des campagnes politiques et électorales des partis et des campagnes référendaires. Ce serait la proportionnalité de l'interdiction en tant que mesure générale qu'il y aurait lieu d'examiner et non son application dans le cas d'espèce. Cette dernière démarche supposerait d'ailleurs à tort qu'il soit possible, réalisable et légitime pour un organe public d'établir des distinctions entre annonceurs ou messages publicitaires dans le cadre d'un débat de société, ou d'appliquer au cas par cas quelque autre restriction que ce soit à la publicité politique.

90. Le Gouvernement considère que l'interdiction est proportionnée au but visé et avance à cet égard les motifs clés suivants.

91. Premièrement, la mesure se limiterait autant que possible à son but essentiel tout en permettant d'éviter de problématiques appréciations au cas par cas : elle ne concernerait que la publicité payante, les médias à l'impact le plus large et le plus puissant, et la requérante aurait toujours accès à d'autres médias très utiles.

92. Deuxièmement, la radio et la télévision seraient coûteux, et seuls des groupes disposant de financements importants pourraient y avoir accès en l'absence de l'interdiction. Le Gouvernement plaide qu'il ne serait pas dans l'intérêt de la requérante qu'une avalanche de messages insérés par des groupes financièrement puissants défendant la thèse inverse à la sienne viennent répondre à sa publicité. Il aurait communiqué aux juridictions internes des informations concernant le coût de la publicité à la radio et à la télévision qui feraient apparaître un élément important, à savoir que ce coût serait suffisamment élevé pour exclure de ces médias la plupart des ONG. Il rappelle à cet égard que, selon la déclaration sous serment faite par la requérante dans le cadre de la procédure interne, le budget dépensé en publicité par les entreprises commerciales pour une journée est supérieur à celui dépensé par l'ensemble des ONG pour une année.

93. Troisièmement, le Gouvernement considère que si l'on autorisait la diffusion de publicités politiques payantes, on amoindrirait l'impartialité de la télédiffusion et il faudrait alors adopter une série de règles complexes pour faire en sorte qu'aucun point de vue ni aucun annonceur ne prennent une importance exagérée, pour définir clairement ce qu'est la publicité politique et veiller à ce qu'elle demeure secondaire par rapport aux autres formes d'expression, pour limiter le pourcentage de leurs revenus que les diffuseurs pourraient tirer de la publicité politique et pour éviter l'arbitraire. Selon lui, il serait difficile, d'une part, d'appliquer toutes ces règles sans être accusé de discrimination et sans porter atteinte au principe d'impartialité et, d'autre part, d'en assurer le respect et l'application d'une manière garantissant la sécurité juridique.

94. Quatrièmement, le Gouvernement soutient que, constitutives de l'un des trois aspects du système de régulation, les publicités politiques et électorales pouvant être diffusées par les partis et celles pouvant l'être dans le cadre des campagnes référendaires atténuent l'impact de la mesure générale litigieuse.

95. De plus, le rôle de la Cour se limiterait à vérifier si la solution adoptée par le législateur peut être considérée comme ménageant un juste équilibre entre les intérêts en présence et relevant de la marge d'appréciation applicable. La présente affaire concernerait certes le discours politique, mais l'objectif serait d'en préserver l'intégrité et l'impartialité. La Cour aurait reconnu dans l'arrêt TV Vest que l'absence de consensus plaidait en faveur d'une marge d'appréciation légèrement plus large. En l'occurrence, les autorités britanniques auraient cherché à ménager un équilibre délicat entre des intérêts concurrents. A cette fin, différents organes spécialisés et des représentants démocratiquement élus, particulièrement sensibles aux mesures nécessaires pour préserver l'intégrité du processus démocratique, auraient examiné de manière approfondie d'autres solutions moins restrictives et les auraient rejetées. Le Parlement aurait été parfaitement en droit de considérer que l'objectif justifiait l'interdiction, et il aurait adopté celle-ci à l'unanimité. L'interdiction aurait ensuite été examinée par les juridictions nationales, qui en auraient validé la motivation et la portée. En conséquence, compte tenu de la marge d'appréciation applicable, le Gouvernement considère que la Cour devrait se garder de critiquer après coup la solution choisie avec soin, dans un domaine complexe, par les organes internes compétents. Quant au conflit d'intérêt censé entacher l'appréciation par la classe politique de la nécessité de l'interdiction, le Gouvernement estime au contraire que l'expérience américaine montre qu'un système non régulé favorise l'establishment politique et ne bénéficie pas aux partis minoritaires.

96. S'appuyant par ailleurs sur la déclaration sous serment du Directeur général du DCMS (paragraphe 12 ci-dessus), qui exposait et faisait sienne la réflexion de ce département sur la nécessité de l'interdiction et sur les autres solutions possibles (paragraphes 50-52 ci-dessus), le Gouvernement signale les aspects suivants.

Ce serait à raison que le Parlement aurait estimé qu'il ne fallait pas limiter l'interdiction aux périodes électorales, les plus riches pouvant à tout moment saturer l'électorat avec des messages présentant des avis partiaux et fausser ainsi le processus électoral lui-même. Le Gouvernement considère que si l'on admet, comme la requérante, qu'une interdiction en période électorale est conforme à l'article 10 en ce qu'elle vise à protéger le processus électoral, le point de savoir dans quelle mesure il est nécessaire d'appliquer l'interdiction à d'autres moments pour atteindre le même objectif est question de fait et de degré. Il souligne que l'interdiction ne peut pas être limitée aux partis politiques : à son avis, les partis pourraient facilement contourner pareille limitation en se cachant derrière des groupes d'intérêt public et fausser ainsi les priorités politiques. De plus, il n'existerait pas de distinction claire et exploitable entre les partis politiques et les groupes défendant des causes sociales. Le Gouvernement insiste sur le fait qu'il ne serait pas non plus réaliste de chercher à écarter les messages à contenu politique, car on aurait du mal à imaginer un groupe défendant des causes sociales dont les annonces ne viseraient pas à promouvoir ses objectifs propres. Il considère que tout message inséré par un tel groupe servirait de fait à promouvoir les objectifs politiques de celui-ci, ne serait-ce qu'en lui permettant d'augmenter sa notoriété ou de collecter des fonds plus facilement. Selon lui, si un organisme souhaite faire diffuser des publicités non politiques, tout ce qu'il a à faire (et ce que beaucoup ont fait) est de créer une branche associative ad hoc. Enfin, le Gouvernement estime que le plafonnement des dépenses publicitaires serait facile à contourner par des groupes fortunés qui pourraient financer diverses organisations défendant leurs thèses, voire en créer à cette fin. Il pense aussi qu'il serait difficile de rédiger et d'appliquer objectivement des dispositions limitant les dépenses pouvant être engagées pour la défense de certains points de vue politiques. Il ajoute que limiter le nombre de plages horaires disponibles pour la diffusion de publicités politiques poserait inéluctablement des problèmes d'injustice et de discrimination alors qu'il est à son avis possible de concevoir des règles pour la répartition des messages politiques de partis par référence aux partis politiques inscrits et/ou aux résultats des élections.

97. Le Gouvernement estime que l'étude comparative de l'EPRA corrobore sa thèse. Seuls quatre Etats n'appliqueraient aucune restriction. Des " interdictions de grande ampleur " seraient imposées en Espagne, en France, en Irlande, à Malte et au Royaume-Uni. Quant aux trois Etats (le Danemark, la Norvège et la Suisse) qui autoriseraient les publicités émanant de groupes défendant des causes sociales, ils s'estimeraient tenus d'agir ainsi du fait de l'arrêt VgT, dont la portée et l'effet seraient précisément en cause dans la présente affaire. Quoi qu'il en soit, il y aurait bien au niveau européen un large consensus pour considérer que la radio et la télévision doivent être assujettis à une réglementation, mais les avis divergeraient sur la manière d'y parvenir. Le Gouvernement fait ainsi valoir que lorsque le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a examiné la question en 1999 et en 2007 (paragraphes 73-75 ci-dessus) il n'a pas recommandé l'adoption d'une approche commune à toute l'Europe, et que la directive " Télévision sans frontières " ne s'applique qu'à la publicité commerciale et prévoit en tout état de cause que ses dispositions ne peuvent être utilisées pour tourner des règles nationales plus strictes. Il en irait de même de la directive sur les Services de médias audiovisuels. Par ailleurs, le Comité Permanent sur la Télévision Transfrontière aurait conclu lors de sa réunion de juillet 2010 que la publicité politique ne relevait pas de la compétence de l'Union européenne.

98. En ce qui concerne la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement présente des arguments détaillés qui portent notamment sur les arrêts VgT, Murphy et TV Vest précités.

Selon lui, il faudrait considérer que la portée de l'arrêt VgT se limite à cette affaire précise, où la requérante se serait efforcée de restaurer l'équilibre dans un débat déjà ouvert. En l'espèce, au contraire, la requérante aurait tenté de lancer un débat sur le traitement des primates. A titre subsidiaire, le Gouvernement argue que l'arrêt VgT ne peut être considéré comme un précédent à suivre car, selon lui, la Cour n'y a pas tenu compte de la nécessité reconnue de traiter différemment les médias audiovisuels en raison de leur puissance et de leur omniprésence, elle n'a pas examiné la justification du caractère général de la mesure litigieuse, et elle n'a donc pas répondu, ou en tout cas pas suffisamment, à certaines questions pertinentes à cet égard. Par ailleurs, l'arrêt VgT (n° 2) serait dépourvu de pertinence, la Cour n'y ayant pas examiné la question de fond que pose la présente affaire au regard de l'article 10 de la Convention. Quant à l'arrêt TV Vest, le Gouvernement estime qu'il concerne une situation différente de celle de la présente espèce, à savoir le cas d'un parti politique minoritaire en Norvège, où n'existerait pas l'obligation légale d'impartialité et d'attribution de temps d'antenne gratuit pour la diffusion de messages politiques ou électoraux émanant de partis et de messages de campagnes référendaires, obligation qui bénéficierait aux partis minoritaires. La Cour y aurait reconnu que l'absence de consensus au niveau européen accroissait la marge d'appréciation de l'Etat, mais elle n'aurait, là non plus, pas apprécié la justification du caractère général de la mesure de restriction litigieuse. Elle aurait en revanche procédé à cette analyse dans l'arrêt Murphy, et il n'y aurait aucune raison de considérer qu'un examen au cas par cas n'est pas indiqué dans le contexte de la publicité religieuse mais qu'il l'est dans celui de la publicité politique.

3. Appréciation de la Cour quant à la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique

99. La requérante soutient que l'interdiction est disproportionnée car elle prohibe la diffusion en dehors des périodes électorales de publicités " politiques " payantes par les associations défendant des causes sociales. Le Gouvernement considère pour sa part que cette mesure est nécessaire pour éviter qu'un accès inégal aux médias influents ne permette à des organismes financièrement puissants de fausser les débats sur des questions d'intérêt public et, par conséquent, pour protéger un pluralisme effectif et le processus démocratique. L'expression " publicité politique " utilisée dans le présent arrêt recouvre la publicité sur des sujets d'intérêt public au sens large.

a) Principes généraux

100. Les principes généraux permettant d'apprécier la nécessité d'une ingérence donnée dans l'exercice de la liberté d'expression ont été résumés dans l'arrêt Stoll c. Suisse ([GC], n° 69698/01, § 101, CEDH 2007
-V) et rappelés plus récemment dans l'arrêt Mouvement raëlien suisse c. Suisse ([GC], n° 16354/06, § 48, CEDH 2012) :

" i. La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle vaut non seulement pour les " informations " ou " idées " accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de " société démocratique ". Telle que la consacre l'article 10, elle est assortie d'exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii. L'adjectif " nécessaire ", au sens de l'article 10 § 2, implique un " besoin social impérieux ". Les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence d'un tel besoin, mais elle se double d'un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une " restriction " se concilie avec la liberté d'expression que protège l'article 10.

iii. La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation. Il ne s'ensuit pas qu'elle doive se borner à rechercher si l'Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si elle était " proportionnée au but légitime poursuivi " et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent " pertinents et suffisants " (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) "

Outre la substance des idées et informations exprimées, l'article 10 protège leur mode de diffusion (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, §31, série A n° 298).

101. La Cour rappelle aussi les principes qu'elle a récemment exposés dans l'arrêt Centro Europa 7 S.R.L. et di Stefano c. Italie [GC], (n° 38433/09, CEDH 2012) quant au pluralisme dans les médias audiovisuels :

" 129. (...) Comme elle l'a déjà souvent souligné, il n'est pas de démocratie sans pluralisme. (...) Il est de [l']essence [de la démocratie] de permettre la proposition et la discussion de projets politiques divers (...) pourvu qu'ils ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même (...).

(...)

132. Les médias audiovisuels, tels que la radio et la télévision, ont un rôle particulièrement important à jouer à cet égard. (...)

133. Une situation dans laquelle une fraction économique ou politique de la société peut obtenir une position dominante à l'égard des médias audiovisuels et exercer ainsi une pression sur les diffuseurs[,] pour finalement restreindre leur liberté éditoriale, porte atteinte au rôle fondamental de la liberté d'expression dans une société démocratique telle que garantie par l'article 10 de la Convention, notamment quand elle sert à communiquer des informations et des idées d'intérêt général (...)

134. La Cour souligne que, dans un secteur aussi sensible que celui des médias audiovisuels, au devoir négatif de non-ingérence s'ajoute pour l'Etat l'obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif approprié pour garantir un pluralisme effectif (...)

Dans cette optique, il convient de rappeler que, dans sa Recommandation CM/Rec(2007)2 sur le pluralisme des médias et la diversité du contenu des médias (...), le Comité des Ministres a réaffirmé qu' " afin de protéger et de promouvoir activement le pluralisme des courants de pensée et d'opinion ainsi que la diversité culturelle, les Etats membres devraient adapter les cadres de régulation existants, en particulier en ce qui concerne la propriété des médias, et adopter les mesures réglementaires et financières qui s'imposent en vue de garantir la transparence et le pluralisme structurel des médias ainsi que la diversité des contenus diffusés par ceux
-ci ". "

De plus, compte tenu de l'importance des intérêts en jeu dans l'application de l'article 10, l'Etat est l'ultime garant du pluralisme (Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, 24 novembre 1993, § 38, série A n° 276, et Manole et autres c. Moldova, n° 13936/02, § 99, CEDH 2009).

102. Par ailleurs, la Cour rappelle que l'ampleur de la marge d'appréciation à accorder dépend de plusieurs facteurs. La marge d'appréciation est définie par le type d'expression en cause ; à cet égard, l'article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du débat sur des questions d'intérêt public (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V). Parmi ces questions figure la protection des animaux (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], n° 21980/93, §§ 61-64, CEDH 1999-III, ainsi que VgT Verein gegen Tierfabriken, précité, §§ 70 et 72, et Mouvement raëlien suisse, précité, §§ 59-61). La marge d'appréciation se trouve aussi circonscrite par le fort intérêt d'une société démocratique à permettre à la presse de jouer son rôle indispensable de " chien de garde " (Editions Plon c. France, n° 58148/00, § 43, CEDH 2004
-IV) : la liberté de la presse et des autres médias d'information fournit à l'opinion publique l'un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des responsables politiques. Il incombe à la presse de communiquer des informations et des idées sur des questions d'intérêt public, et le public a pour sa part le droit d'en recevoir (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A n° 24, et Centro Europa 7 S.R.L. et di Stefano, précité, § 131).

103. La Cour examine donc scrupuleusement la proportionnalité des restrictions à la liberté d'expression de la presse dans les programmes télévisés portant sur des sujets d'intérêt général (Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft SRG c. Suisse, n° 34124/06, § 56, 21 juin 2012). Dans le présent contexte, il y a lieu de noter que lorsqu'une ONG appelle l'attention de l'opinion sur des sujets d'intérêt public elle exerce un rôle de chien de garde public semblable par son importance à celui de la presse (Vides Aizsardzibas Klubs c. Lettonie, n° 57829/00, § 42, 27 mai 2004).

104. Pour ces raisons, la marge d'appréciation devant être reconnue à l'Etat dans le présent contexte est en principe étroite.

105. A la lumière des facteurs exposés ci-dessus, la Cour recherchera si les motifs avancés à l'appui de l'interdiction étaient " pertinents " et " suffisants " et si, dès lors, l'ingérence litigieuse correspondait à un " besoin social impérieux " et était proportionnée aux objectifs légitimes poursuivis. A cet égard, elle rappelle qu'elle n'a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales, mais qu'elle doit vérifier à la lumière de l'ensemble de l'affaire les décisions qu'elles ont prises dans le cadre de leur marge d'appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], n° 29183/95, § 45, CEDH 1999-I).

b) Remarques préliminaires

106. Indépendamment du point de savoir si c'est ainsi que fut présentée l'ingérence dans l'affaire VgT précitée, les parties ici en présence admettent que la publicité politique peut être réglementée par une mesure générale, leur seul point de désaccord concernant la portée de la mesure choisie. La Cour rappelle que l'Etat peut, dans le respect des dispositions de la Convention, adopter des mesures générales qui s'appliquent à des situations prédéfinies indépendamment des circonstances propres à chaque cas individuel, même si ces mesures risquent de conduire à des difficultés dans certains cas particuliers (Zdanoka c. Lettonie [GC], n° 58278/00, §§ 112
-115, CEDH 2006-IV). Contrairement à ce que soutient la requérante, l'application d'une mesure générale doit être distinguée d'une restriction préalable à l'exercice de la liberté d'expression imposée dans un cas donné (Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 60, série A n° 216).

107. La Cour a déjà eu l'occasion d'apprécier la nécessité de mesures générales dans différents contextes, notamment ceux de la politique économique et sociale (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, série A n° 98 ; Mellacher et autres c. Autriche, 19 décembre 1989, série A n° 169 , et Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], n° 36022/97, § 123, CEDH 2003
-VIII), de la protection sociale et des pensions (Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], n° 65731/01, CEDH 2006-VI ; Runkee et White c. Royaume-Uni, n°s 42949/98 et 53134/99, 10 mai 2007, et Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], n° 42184/05, CEDH 2010), du droit électoral (Zdanoka, précité), du vote des détenus (Hirst c. Royaume-Uni (n° 2) [GC], n° 74025/01, CEDH 2005-IX, et Scoppola c. Italie (n° 3) [GC], n° 126/05, 22 mai 2012), de l'insémination artificielle pour les détenus (Dickson c. Royaume-Uni [GC], n° 44362/04, §§ 79-85, CEDH 2007-V), de la destruction d'embryons congelés (Evans c. Royaume-Uni [GC], n° 6339/05, CEDH 2007-I), du suicide assisté (Pretty c. Royaume-Uni, n° 2346/02, CEDH 2002-III) ou encore dans le contexte de l'interdiction de la publicité religieuse (Murphy c. Irlande, précité).

108. Il ressort de cette jurisprudence que, pour déterminer la proportionnalité d'une mesure générale, la Cour doit commencer par étudier les choix législatifs à l'origine de la mesure (James et autres, précité, § 36). La qualité de l'examen parlementaire et judiciaire de la nécessité de la mesure réalisé au niveau national revêt une importance particulière à cet égard, y compris pour ce qui est de l'application de la marge d'appréciation pertinente (voir, par exemple, Hatton et autres, § 128, Murphy, § 73, Hirst, §§ 78-80, Evans, § 86, et Dickson, § 83, tous précités). Il y a lieu également de tenir compte du risque d'abus que peut emporter l'assouplissement d'une mesure générale, ce risque étant un facteur qu'il appartient avant tout à l'Etat d'apprécier (Pretty, précité, § 74). La Cour a déjà jugé qu'une mesure générale était un moyen plus pratique pour parvenir à l'objectif légitime visé qu'une disposition permettant un examen au cas par cas, pareil système étant de nature à engendrer un risque non négligeable d'incertitude (Evans, précité, § 89), de litiges, de frais et de retards (James et autres, § 68, et Runkee, § 39, précités) ou de discrimination et d'arbitraire (Murphy, §§ 76
-77, et Evans, § 89, précités). Cela étant, il ressort aussi de la jurisprudence de la Cour que la manière dont une mesure générale a été appliquée aux faits d'une cause donnée permet de se rendre compte de ses répercussions pratiques et est donc pertinente pour l'appréciation de sa proportionnalité, de sorte qu'elle demeure un facteur important à prendre en compte (James et autres, précité, § 36).

109. Il s'ensuit que plus les justifications d'ordre général invoquées à l'appui de la mesure générale sont convaincantes, moins la Cour attache de l'importance à l'impact de cette mesure dans le cas particulier soumis à son examen. Cette méthode qu'adopte la Cour pour examiner les mesures générales s'inspire de l'analyse à laquelle elle a procédé tant dans l'arrêt VgT que dans l'arrêt Murphy (précités), l'analyse développée dans l'arrêt Murphy ayant été appliquée également dans l'affaire TV Vest. L'arrêt VgT (n° 2) de 2009 (précité) n'est quant à lui pas pertinent, puisqu'il concernait l'obligation positive pour l'Etat d'exécuter un arrêt de la Cour.

110. Enfin, contrairement à ce que soutient la requérante, la question centrale s'agissant de telles mesures n'est pas de savoir s'il aurait fallu adopter des règles moins restrictives, ni même de savoir si l'Etat peut prouver que sans l'interdiction l'objectif légitime visé ne pourrait être atteint. Il s'agit plutôt de déterminer si, lorsqu'il a adopté la mesure générale litigieuse et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d'appréciation (James et autres, § 51, Mellacher et autres, § 53, Evans [GC], § 91, précités).

111. De plus, la Cour note que la justification avancée par le Gouvernement porte entre autres sur la nécessité de protéger le processus électoral en tant qu'élément de l'ordre démocratique, et qu'il a invoqué à cet égard l'arrêt Bowman c. Royaume-Uni (19 février 1998, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1998
-I), dans lequel elle a admis la nécessité d'encadrer le débat public par des dispositions de loi compte tenu du risque pesant sur le droit à des élections libres. La requérante conteste pour sa part la pertinence de cet arrêt, arguant qu'il concernait une restriction appliquée en période électorale. Si le risque menaçant le pluralisme des débats publics, les élections et le processus démocratique est à l'évidence plus élevé en période électorale, l'arrêt Bowman n'indique pas qu'il soit limité à ces périodes car le processus démocratique est continu et doit être constamment alimenté par un débat public libre et pluraliste. La Cour n'a d'ailleurs pas indiqué dans l'arrêt Centro Europa 7 S.R.L. et di Stefano (précité, § 134) que l'obligation positive pour l'Etat d'intervenir pour garantir un pluralisme effectif dans le secteur audiovisuel se limiterait à des périodes particulières.

En conséquence, il convient de rappeler qu'il existe au sein de l'Europe une multitude de différences historiques, culturelles et politiques qu'il incombe à chaque Etat d'incorporer dans sa propre vision de la démocratie (Hirst (n° 2), précité, § 61, et Scoppola (n° 3), précité, § 83). Etant en prise directe et permanente avec les forces vives de leur pays, avec leur société et avec les besoins de celle-ci, les autorités nationales, tant législatives que judiciaires, sont en principe les mieux placées pour apprécier les difficultés particulières qu'implique la sauvegarde de l'ordre démocratique dans leur Etat (Zdanoka, précité, § 134). Il faut en conséquence reconnaître à l'Etat une certaine latitude pour procéder à pareille appréciation, complexe et tributaire des données propres à chaque pays, qui a joué un rôle crucial dans les choix législatifs examinés en l'espèce.

112. Enfin, la Cour observe que les deux parties visent le même objectif, à savoir garantir un débat libre et pluraliste sur les questions d'intérêt public et, de manière plus générale, contribuer au processus démocratique. Elle doit donc mettre en balance, d'une part, le droit de l'ONG requérante à communiquer des informations et des idées d'intérêt général que le public a le droit de recevoir et, d'autre part, le souci des autorités d'empêcher que le débat et le processus démocratiques ne soient faussés par des groupes financièrement puissants bénéficiant d'un accès privilégié aux médias influents. Elle reconnaît que de tels groupes peuvent s'assurer un avantage concurrentiel dans le domaine de la publicité payante et ainsi porter atteinte à la liberté et au pluralisme du débat, dont l'Etat demeure l'ultime garant. Un encadrement du débat d'intérêt public dans les médias de télédiffusion peut donc être nécessaire au sens de l'article 10 § 2 de la Convention. Si elle a expressément admis ce principe tant dans l'arrêt VgT que dans l'arrêt TV Vest (voir aussi, par exemple, l'arrêt Centro Europa 7 S.R.L. et di Stefano précité), la Cour a conclu dans un cas comme dans l'autre au caractère disproportionné de l'application faite de l'interdiction par les juridictions internes. La question à trancher dans la présente affaire est donc celle de savoir si l'interdiction litigieuse est allée trop loin, compte tenu de l'objectif, décrit plus haut, qu'elle visait, et de la marge d'appréciation devant être reconnue à l'Etat.

c) Proportionnalité

113. Pour apprécier la proportionnalité de cette mesure générale, la Cour a d'abord passé en revue les contrôles effectués par le Parlement et par les tribunaux nationaux quant à sa nécessité, ces contrôles revêtant, pour les raisons exposées aux paragraphes 106 à 111 ci-dessus, une importance cruciale aux fins de l'espèce.

114. Alors que l'interdiction fait partie intégrante du paysage de la télédiffusion au Royaume-Uni depuis les années 1950, la Commission Neill en a expressément réexaminé et confirmé la nécessité dans son rapport de 1998. Un Livre blanc maintenant cette interdiction fut donc publié. C'est à ce moment, en 2001, que l'arrêt VgT précité a été rendu. A tous les stades ultérieurs de l'examen prélégislatif, l'impact de cet arrêt sur la compatibilité de l'interdiction avec la Convention a été examiné de manière approfondie. En 2002, à l'issue de la consultation sur le Livre blanc, un projet de loi a été publié avec une note explicative détaillée étudiant les implications de l'arrêt VgT. Tous les organes spécialisés consultés ultérieurement sur ce projet de loi (la Commission mixte des droits de l'homme, la Commission mixte sur le projet de loi, la Commission indépendante sur la télévision et la Commission électorale) se sont, pour les raisons exposées ci-dessus (paragraphes 42-55), déclarés favorables au maintien de l'interdiction et ont estimé que, même analysée à la lumière de l'arrêt VgT, celle-ci représentait une mesure générale proportionnée. Le Gouvernement, par l'intermédiaire du DCMS, a joué un rôle important dans ce débat, expliquant fréquemment et en détail les raisons qui justifiaient de maintenir l'interdiction et de la considérer comme proportionnée, allant même jusqu'à rendre public l'avis juridique qu'il avait sollicité sur la question (paragraphes 50-53 ci-dessus). La loi de 2003, qui reprenait l'interdiction, a ensuite été adoptée sans aucune voix contre. Le maintien de l'interdiction est donc l'aboutissement d'un examen exceptionnel, effectué par les organes parlementaires, de tous les aspects culturels, politiques et juridiques de cette mesure, qui s'inscrivait dans le cadre plus large de la réglementation de la liberté d'expression sur des sujets d'intérêt public à la radio et à la télévision au Royaume-Uni. Au cours de cet examen, tous les organes consultés ont estimé que l'interdiction litigieuse constituait une restriction nécessaire des droits garantis par l'article 10.

115. C'est par cette compétence particulière du Parlement et par l'ampleur de la consultation prélégislative menée sur la compatibilité de l'interdiction avec la Convention que s'explique le degré de déférence dont les juridictions internes ont fait preuve à l'égard du choix du législateur d'adopter l'interdiction (voir en particulier les paragraphes 15 et 24 ci
-dessus). La proportionnalité de cette mesure a néanmoins été débattue de manière assez approfondie devant la High Court et devant la Chambre des lords. Ces deux juridictions ont examiné la pertinence de l'arrêt VgT précité, analysé la jurisprudence issue de la Convention et ses principes pertinents, et ont appliqué ceux-ci avec soin à l'interdiction. Les juges de ces deux juridictions ont tous approuvé l'objectif de la mesure ainsi que les motifs qui sous-tendaient les choix législatifs relatifs à son ampleur, et ils ont tous conclu qu'il s'agissait d'une ingérence nécessaire et proportionnée dans l'exercice par la requérante des droits garantis par l'article 10 de la Convention.

116. La Cour attache pour sa part un poids considérable aux contrôles exigeants et pertinents auxquels les organes parlementaires et judiciaires ont soumis le régime réglementaire complexe encadrant la diffusion à la radio et/ou à la télévision de messages politiques au Royaume-Uni ainsi qu'à l'avis desdits organes selon lequel la mesure générale en cause était nécessaire pour empêcher la distorsion de débats d'importance cruciale sur des sujets d'intérêt public et, ainsi, l'affaiblissement du processus démocratique .

117. De plus, la Cour juge important que l'interdiction ait été conçue de manière à ne viser que le risque de distorsion contre lequel l'Etat entendait se prémunir et à porter le moins possible atteinte à la liberté d'expression. La mesure ne s'applique donc qu'à la publicité, en raison de sa nature intrinsèquement partiale (Murphy, précité, § 42), à la publicité payante, compte tenu du risque d'inégalité d'accès aux médias liés aux disparités de fortune, et à la publicité politique (comme expliqué au paragraphe 99 ci
-dessus), celle-ci ayant été jugée être au cœur du processus démocratique. En outre, elle est limitée à certains médias (la radio et la télévision), considérés comme les plus influents et les plus onéreux et comme constituant la pierre angulaire du cadre réglementaire en cause dans la présente affaire. Les limites dont une restriction est assortie sont des éléments importants pour l'appréciation de sa proportionnalité (Mouvement raëlien suisse, précité, § 75). En conséquence, il reste à la disposition de la requérante un éventail d'autres médias, qui se trouvent exposés au paragraphe 124 ci-dessous.

118. La requérante conteste toutefois les raisons avancées à l'appui des choix législatifs opérés quant à la portée de l'interdiction.

119. Invoquant le paragraphe 77 de l'arrêt VgT, elle argue premièrement que, compte tenu de la puissance comparée des nouveaux médias tels qu'Internet, il est illogique de limiter cette interdiction à la radio et à la télévision. La Cour estime pour sa part cohérente la distinction fondée sur l'influence particulière de la radio et de la télévision. En particulier, elle reconnaît l'immédiateté et la puissance de ces médias, dont l'impact est renforcé par le fait qu'ils restent des sources familières de divertissement nichées au cœur de l'intimité du foyer (Jersild, § 31 ; Murphy, § 74 ; TV Vest, § 60, et Centro Europa 7 S.R.L. et di Stefano, § 132, tous précités). De plus, les choix inhérents à l'utilisation d'Internet et des médias sociaux impliquent que les informations qui en sont issues n'ont pas la même simultanéité ni le même impact que celles qui sont diffusées à la télévision ou à la radio. Dès lors, malgré leur développement important au cours des dernières années, rien ne montre qu'Internet et les réseaux sociaux aient bénéficié dans l'Etat défendeur d'un transfert de l'influence des médias de télédiffusion suffisamment important pour qu'il devienne moins nécessaire d'appliquer à ces derniers des mesures spéciales.

120. Deuxièmement, la requérante soutient que la publicité a cessé d'être plus coûteuse à la radio et à la télévision que dans d'autres médias, ce que le Gouvernement conteste. La Cour considère à cet égard qu'il suffit de constater, comme l'a fait le juge Ousley dans le cadre de la procédure devant la High Court (paragraphe 17 ci-dessus), que les publicités diffusées sur ces médias présentent un avantage dont les annonceurs et les diffuseurs sont conscients et pour lequel les premiers sont prêts à payer aux seconds des sommes d'argent considérables, qui sont nettement hors de portée de la plupart des ONG qui souhaiteraient participer au débat public.

121. Troisièmement, la requérante soutient que l'attribution aux partis politiques d'un temps d'antenne gratuit pour la diffusion de messages politiques et électoraux et de messages liés aux campagnes référendaires n'est pas un élément pertinent pour apprécier la proportionnalité de l'interdiction. La Cour estime au contraire que, dans son examen de l'équilibre global résultant de la mesure générale (paragraphes 106 à 111 ci
-dessus), elle doit tenir compte de cet assouplissement contrôlé de l'interdiction pour les organes qui sont au cœur du processus démocratique, même s'il ne touche pas directement la requérante.

122. Quatrièmement, la requérante argue que le Gouvernement aurait pu restreindre la portée de l'interdiction de façon à permettre aux associations défendant des causes sociales de faire diffuser des publicités en dehors des périodes électorales. Les autorités parlementaires et judiciaires ont admis la validité des arguments présentés comme militant contre une interdiction moins restrictive, et le Gouvernement a insisté à nouveau devant la Cour sur les préoccupations que lui inspiraient essentiellement deux types de risque : le risque d'abus et le risque d'arbitraire. Le premier risque relève principalement de l'appréciation des autorités internes (paragraphe 108 ci
-dessus) ; quant au second, la Cour juge raisonnable la crainte que l'option préconisée par la requérante incite des organismes richement dotés à créer des groupes de défense de causes sociales spécialement pour faire passer leurs idées. De même, ces riches organismes pourraient contourner un éventuel plafonnement des dépenses publicitaires en créant un grand nombre de groupes d'intérêts similaires pour accumuler du temps d'antenne. La Cour juge aussi rationnelle la crainte qu'une interdiction nécessitant de distinguer au cas par cas les différents annonceurs et les différents messages ne constitue pas un moyen efficace de parvenir à l'objectif légitime visé. Elle considère en particulier que, compte tenu de la complexité du cadre réglementaire, cette forme de contrôle pourrait être source d'incertitude, de litiges, de dépenses et de retards et déboucher sur des allégations de discrimination et d'arbitraire, toutes raisons qui peuvent justifier l'adoption d'une mesure générale (paragraphe 108 ci-dessus). Il était donc raisonnable de la part du Gouvernement de craindre que l'autre option préconisée ne puisse être appliquée en pratique et qu'elle compromette le principe d'impartialité des chaînes de radio et de télévision, qui constitue la pierre angulaire du cadre réglementaire ici en cause (paragraphes 62-64 ci-dessus).

123. De plus, la Cour souligne qu'il n'y a pas de consensus au sein des Etats contractants quant à la manière de réglementer la publicité politique payante à la radio et à la télévision (paragraphes 65-72 ci-dessus), ce que les parties s'accordent à reconnaître. Elle rappelle à cet égard que l'absence de consensus au sein des Etats contractants pourrait constituer un argument en faveur d'une marge d'appréciation quelque peu élargie par rapport à celle normalement laissée à l'Etat en matière de restrictions à la liberté d'expression sur des sujets d'intérêt public (Hirst (n° 2), § 81, TV Vest, § 67, précités, et Société de conception de presse et d'édition et Ponson c. France, n° 26935/05, §§ 57 et 63, 5 mars 2009). Il est vrai que l'EPRA a souligné que les données comparatives dans ce contexte étaient à manier avec prudence (paragraphe 65 ci-dessus). Cependant, même s'il peut y avoir aujourd'hui une tendance à l'abandon des interdictions larges, il n'en demeure pas moins clair que les Etats contractants recourent, pour réglementer ce type de publicités, à une grande variété de moyens, reflet de la multitude des différences que l'on peut constater dans l'évolution historique, la diversité culturelle et la pensée politique de ces Etats et, par conséquent, dans leurs visions respectives de la démocratie (Scoppola (n° 3), précité, § 83). L'absence de consensus dans ce domaine est telle que, lorsqu'il a examiné la question de la publicité politique payante dans les médias de télédiffusion en 1999 et en 2007, le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe s'est abstenu de recommander une position commune à ce sujet (paragraphes 73-75 ci-dessus). Cette absence de consensus élargit aussi la marge d'appréciation à accorder à l'Etat en matière de restrictions à la liberté d'expression sur des sujets d'intérêt public.

124. Enfin, la Cour considère que les conséquences qu'a eues pour la requérante l'application de l'interdiction litigieuse ne l'emportent pas sur les justifications convaincantes, exposées ci-dessus, avancées à l'appui de la mesure générale litigieuse (paragraphe 109 ci-dessus).

A cet égard, elle rappelle que d'autres moyens de communication restent ouverts à la requérante et qu'il s'agit là d'un facteur clé pour l'appréciation de la proportionnalité d'une restriction à l'accès à des médias potentiellement utiles (Appleby et autres, précité, § 48, et Mouvement raëlien suisse, précité, §§ 73-75). En particulier, l'ONG requérante a toujours accès aux programmes de la radio et de la télévision (c'est-à-dire aux émissions autres que les publicités payantes) pour s'y exprimer politiquement. Elle a aussi la possibilité de faire diffuser sur ces médias des publicités sur des sujets non politiques en créant à cette fin une branche associative, démarche dont il n'a pas été démontré que le coût soit prohibitif. De plus, et c'est là un point important, elle bénéficie pour la diffusion de ses publicités d'un accès sans entrave aux vecteurs de communication autres que la radio et la télévision, notamment à la presse écrite et à Internet (y compris aux réseaux sociaux), et elle peut aussi organiser des manifestations et distribuer des affiches et des tracts. Même s'il n'a pas été démontré qu'Internet, avec les réseaux sociaux, soit plus influent que la radio et la télévision dans l'Etat défendeur (paragraphe 119 ci-dessus), il n'en reste pas moins que ces nouveaux médias constituent de puissants outils de communication, qui peuvent, de manière significative, faciliter à la requérante la réalisation de ses objectifs.

125. Dès lors, la Cour considère que les motifs avancés par les autorités nationales pour justifier l'interdiction faite à la requérante de diffuser sa publicité sont pertinents et suffisants. La mesure litigieuse ne peut donc s'analyser en une atteinte disproportionnée au droit de l'intéressée à la liberté d'expression. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l'unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par neuf voix contre huit, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention ;

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique le 22 avril 2013, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Michael O'Boyle, Greffier adjoint

Dean Spielmann, Président


Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :

- opinion concordante du juge Bratza ;

- opinion dissidente commune aux juges Ziemele, Sajó, Kalaydjieva, Vucinic et De Gaetano ;

- opinion dissidente de la juge Tulkens, à laquelle se rallient les juges Spielmann et Laffranque.


OPINION CONCORDANTE DU JUGE BRATZA

(Traduction)

1. J'ai voté avec la majorité pour la non-violation de l'article 10 en l'espèce et je peux souscrire de manière générale au raisonnement exposé dans l'arrêt. Je souhaite cependant ajouter quelques observations en raison de l'importance des questions en jeu dans cette affaire qui a suscité un fort clivage au sein de la Cour.

2. A mon avis, cette affaire présente plusieurs caractéristiques sur lesquelles il convient d'insister d'emblée.

3. Premièrement, comme l'a signalé Lord Bingham devant la Chambre des lords, le principe selon lequel il ne faut pas autoriser la diffusion à la radio et à la télévision de publicités visant un but religieux ou politique quel qu'il soit a une longue histoire au Royaume-Uni. Il s'agit d'un principe qui a toujours été préservé et qui a pris effet avec son incorporation dans l'article 321 de la loi de 2003 sur les communications. Le terme " politique " a toujours renvoyé à une notion plus large que celle de " parti politique ". En vertu de cette disposition, une publicité peut se heurter à l'interdiction soit en raison de la nature de l'annonceur soit en raison de la nature de l'annonce. En l'espèce, c'est parce que les objectifs de l'association requérante étaient " totalement ou principalement de nature politique " que sa publicité a été interdite. La requérante ne conteste pas que la publicité en question devait être traitée comme une publicité politique aux fins de l'article 321 de la loi ; elle ne conteste pas non plus - la présidente de l'association requérante l'a d'ailleurs expressément admis dans sa déposition - que son objectif était de persuader le Parlement de légiférer afin d'interdire l'utilisation des animaux à des fins commerciales, scientifiques ou récréatives. Il s'agissait, pour reprendre les mots de la baronne Hale, d'une publicité provenant " d'un groupe d'intérêt particulier militant pour obtenir des amendements à la loi ".

4. Deuxièmement, comme dans les arrêts VgT et TV Vest (VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, n° 24699/94, CEDH 2001
-VI, et TV Vest AS et Rogaland Pensjonistparti c. Norvège, n° 21132/05, CEDH 2008), l'ingérence dans la liberté d'expression de la requérante provenait non d'une décision ou de l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un tribunal ou de l'exécutif, mais d'une interdiction légale applicable à toutes les formes de publicité politique. Lorsque l'ingérence résulte d'une décision individuelle, la Cour a pour habitude d'examiner la nécessité et la proportionnalité de la restriction en fonction des circonstances de l'affaire. Cependant, lorsque, comme en l'espèce, l'ingérence provient directement d'une disposition de loi qui interdit ou limite l'exercice d'un droit protégé par la Convention, la Cour suit d'ordinaire une approche différente. Dans ce cas de figure, au lieu de se concentrer sur la situation particulière du requérant en cause - même s'il faut qu'il soit touché par la législation pour pouvoir se prévaloir de la qualité de victime - elle se penche principalement sur la question de savoir si le législateur lui-même a agi dans le cadre de sa marge d'appréciation et a respecté les critères de nécessité et de proportionnalité lorsqu'il a imposé l'interdiction ou la restriction en cause. Ainsi que la High Court et la Chambre des lords l'ont signalé, on trouve dans la jurisprudence de la Cour de nombreux exemples où la question de la nécessité, de la proportionnalité et du juste équilibre a été examinée non à la lumière de la situation particulière d'un requérant donné mais en fonction de la législation qui était à l'origine de l'ingérence. De même, et c'est tout aussi important, il existe de nombreuses affaires où la Cour a admis la nécessité d'adopter une règle d'application stricte (bright line) ou une règle générale, et a conclu qu'il n'y avait pas eu violation de la Convention alors même que le respect de ladite règle pouvait entraîner des difficultés apparentes pour le requérant dans l'affaire en cause. La réponse à la question de la compatibilité ne peut alors être donnée en fonction de la situation particulière du requérant visé par la disposition de loi en cause. Ainsi que l'a dit Lord Bingham, " le fait de placer la barre à un certain endroit implique inévitablement que des cas difficiles se retrouvent du mauvais côté de la barre, mais on ne doit pas en déduire que la règle n'a aucune valeur si, prise globalement, elle est bénéfique ", adjectif que, dans le contexte où il est employé, j'interprète comme voulant dire conforme à la Convention. Plusieurs exemples de ce genre sont cités au paragraphe 107 de l'arrêt. Comme il ressort de la brève description qui figure dans ce paragraphe, les affaires citées portaient sur une large gamme de mesures législatives, dont aucune ne concernait une interdiction du type de celle en cause. Toutefois, cela ne diminue en rien l'importance du principe établi dans ces affaires, et qui est à mon avis directement applicable en l'espèce.

5. Troisièmement, la Cour a constamment insisté sur le rôle fondamental que joue la liberté d'expression dans une société démocratique, où elle sert à communiquer des informations et idées d'intérêt général, que le public est en outre en droit de recevoir. Elle a aussi souligné le haut niveau de protection accordé au discours politique et a en général dit qu'il devait y avoir un besoin social particulièrement impérieux pour imposer des restrictions à ce type de discours. Or il est fondamental de rappeler que la législation sur laquelle la Cour se penche en l'espèce n'a jamais imposé d'interdiction ou de restriction au discours politique en général. Il s'agit au contraire d'une législation visant spécifiquement un mode particulier d'expression politique (la publicité) et certains médias précis (la radio et la télévision). Dès lors, elle n'a pas et ne vise pas à avoir un impact sur d'autres moyens de communication d'opinions politiques, que ce soit les journaux, les magazines, la publicité directe, les affiches, les réunions publiques ou les défilés, ou encore d'autres formes de communication reposant sur des technologies plus modernes telles qu'Internet ou les messageries électroniques. Elle n'interdit pas non plus le recours aux chaînes de télévision ou de radio pour la diffusion de messages publics autrement que par la publicité, par exemple grâce à la participation à des émissions portant sur des questions d'actualité ou à des émissions de radio où les auditeurs interviennent en direct par téléphone.

L'association requérante minimise l'importance de ces autres méthodes de diffusion de son message, alors qu'elle en a utilisé certaines. A l'instar de la Chambre des lords, je considère qu'il s'agit d'un élément d'une importance considérable. Comme l'a indiqué Lord Bingham, la présente affaire se distingue nettement de l'affaire Bowman c. Royaume-Uni (19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998
-I), où la disposition législative fonctionnait en pratique comme un obstacle empêchant totalement la requérante de communiquer ses idées. Il est vrai, bien sûr, que la publicité à la télévision est le moyen le plus puissant de véhiculer un message de nature politique ou autre ; c'est d'ailleurs pour cette raison que la requérante a choisi ce moyen de communication. Mais c'est également à cause du pouvoir de la télévision que le Parlement estime depuis 60 ans qu'il est nécessaire de considérer ce média comme une catégorie à part, et ce parce qu'il a potentiellement la capacité de fausser le paysage politique et de donner un avantage indu à des personnes ou groupes défendant des thèses politiques particulières.

6. Quatrièmement, le fait que les restrictions imposées se limitent aux publicités diffusées à la télévision et à la radio est traité dans la jurisprudence de la Cour comme une question d'une certaine importance et comme directement pertinente pour la question de la proportionnalité de la mesure. C'est ce qui ressort clairement de l'arrêt Murphy c. Irlande (n° 44179/98, CEDH 2003
-IX), où la Cour a souligné qu'il était légitime que l'Etat se méfie non seulement du pouvoir des médias audiovisuels mais aussi des risques afférents à une absence de contrôle de la publicité sur ces médias, et ce en raison de leur puissance et du risque pesant sur le principe d'impartialité de ces médias.

La requérante plaide que le Gouvernement n'a pas prouvé que la télévision et la radio sont des médias particulièrement puissants et soutient que, vu l'augmentation du nombre d'autres médias à fort pouvoir de persuasion, il y a de bonnes raisons de croire que cette thèse serait maintenant erronée. Elle se plaint aussi que le Gouvernement s'appuie à tort sur les conclusions de la Cour quant au pouvoir des médias audiovisuels car ces conclusions ne reposeraient sur aucune preuve et confondraient la diffusion en direct à la télévision et à la radio avec les médias audiovisuels en général, qui engloberaient les films, les enregistrements sonores et les sites Internet multimédias. Je ne suis pas de cet avis. Que les termes " médias audiovisuels " aient ou non un sens plus large que la simple diffusion à la télévision, il ressort clairement d'affaires telles que l'affaire Jersild c. Danemark (23 septembre 1994, § 31, série A n° 298) et l'affaire Murphy (précitée) que la diffusion à la télévision a toujours été considérée par la Cour, ainsi que par le Parlement en l'espèce, comme ayant une influence particulièrement puissante de nature à rendre nécessaires des dispositions de contrôle spéciales. Que son importance ait été supplantée par d'autres formes de médias tel Internet ou le soit à l'avenir, comme la requérante l'affirme, il n'en demeure pas moins que, bien que la publicité en cause paraisse sur Internet, c'est sa diffusion par le biais de la télévision que la requérante elle-même considère comme ayant encore l'impact le plus puissant.

7. Les parties ont dans une large mesure concentré leurs arguments sur la question de savoir s'il fallait suivre l'affaire VgT ou s'en écarter, sachant que les faits étaient très proches de ceux de l'espèce et que la Cour y a conclu à la violation. Bien que l'arrêt VgT ait été rendu il y a plus de dix ans, j'avoue nourrir quelques doutes au sujet de la décision adoptée par la chambre dans cette affaire.

Il faut avant tout noter que, même si, comme en l'occurrence, l'ingérence dans l'exercice par la requérante de son droit à la liberté d'expression provenait directement d'une loi interdisant la diffusion à la radio et à la télévision de publicités à caractère religieux ou politique, l'arrêt VgT ne portait pas principalement, d'après moi, sur la justification au regard de la Convention de la législation elle-même mais sur la proportionnalité de son application dans le cas particulier de la requérante. La chambre a certes conclu que la législation visait un but légitime, à savoir assurer l'indépendance et l'égalité des chances, et soutenir la presse écrite. Mais c'est là qu'a effectivement pris fin l'examen de la législation. Il n'y a eu aucune étude de la question de savoir si les motifs à l'origine de la législation étaient de nature à justifier une interdiction générale de la " publicité politique ", dont l'affaire de la requérante n'était qu'un exemple. Au lieu de cela, la Cour a conclu que, quels que soient les motifs avancés à l'appui d'une interdiction générale, il fallait montrer que l'ingérence se justifiait dans la situation particulière de l'association requérante en cause. La chambre a conclu que l'ingérence ne pouvait se justifier parce que nul n'avait avancé que l'association était un groupe financier puissant mettant en danger l'indépendance du diffuseur et parce que l'objectif de cette association n'était que de participer au débat général en cours sur la protection et l'élevage des animaux, sujet qui recueillait l'adhésion de beaucoup de gens en Europe

Si cette approche reflète très certainement la manière dont les parties ont plaidé l'affaire devant la Cour, je pense qu'elle ne tient pas suffisamment compte du but de l'interdiction générale prévue dans la législation, qui est d'éviter de soumettre à un jugement au cas par cas des questions comme la richesse ou l'influence de l'individu, du parti politique ou de l'association, ou la valeur ou la moralité de la cause politique en question, avec les risques de discrimination que cela entraîne. Comme les juridictions nationales l'ont indiqué, si la protection des animaux contre l'exploitation commerciale est un sujet relativement peu controversé, il y a d'autres domaines où c'est très loin d'être le cas et où le risque de distorsion est particulièrement élevé : l'avortement, l'immigration, le mariage homosexuel et le changement climatique sont des exemples qui viennent immédiatement à l'esprit. On ne saurait ignorer la situation du requérant dans l'affaire en cause, mais c'est la justification de la loi en général qui doit selon moi être au cœur de l'examen effectué par la Cour. A cet égard, je considère qu'il faut préférer l'approche adoptée par la chambre dans l'affaire Murphy (précitée). Contrairement à l'affaire VgT et à l'espèce, elle portait sur la publicité dans le domaine religieux et non dans le domaine politique. Toutefois, le principe est le même, et la Cour doit avant tout centrer son examen sur le caractère pertinent et suffisant des motifs invoqués pour justifier l'interdiction générale frappant au Royaume-Uni la diffusion de publicités politiques à la radio et à la télévision.

8. Pour la même raison, j'hésite à admettre que la marge d'appréciation doive fluctuer selon la nature de l'association concernée ou du message politique transmis. J'ai du mal à accepter l'idée, exposée au paragraphe 71 de l'arrêt VgT, qu'il faille réduire la marge d'appréciation dès lors que l'enjeu porte non pas sur les intérêts strictement " commerciaux " de tel individu mais sur sa participation à un débat touchant à l'intérêt général. Lorsque, comme en l'occurrence, la question en jeu est et doit être celle de la justification d'une mesure législative générale conçue pour protéger le système démocratique d'un risque de distorsion, la marge d'appréciation doit selon moi être plus large, en particulier quand il n'existe pas de consensus au sein des Etats membres sur la façon de contrôler la publicité politique, aspect qui n'a pas été directement traité dans l'arrêt VgT.

9. J'ai aussi quelque difficulté à comprendre ce qui est dit au paragraphe 74 de l'arrêt VgT, à savoir qu'une interdiction de la propagande politique qui ne s'applique qu'à la radio et à la télévision et non à d'autres médias ne semble pas procéder d'un besoin particulièrement impérieux. Cela me semble contredire l'approche traditionnelle de la Cour, reflétée dans l'arrêt Murphy, à savoir non seulement que les médias audiovisuels ont un effet plus immédiat et puissant que la presse écrite et peuvent exiger des mesures de contrôle différentes mais aussi que le fait même que l'interdiction de la publicité politique soit limitée à la télévision et à la radio témoigne de son caractère proportionné. Mais ce que je ne peux admettre, c'est que le fait que l'Etat limite l'interdiction aux médias audiovisuels signifie qu'il reconnaît que la question ne relève pas d'un besoin social impérieux.

10. Quoi qu'il en soit, il ne me semble pas nécessaire de déterminer si la décision adoptée dans l'affaire VgT était judicieuse, la question étant bien plutôt de savoir si les restrictions à la publicité politique contenues dans la loi de 2003 étaient dans le cas d'espèce compatibles avec les exigences de l'article 10.

11. Nul n'a contesté que la législation poursuivait un but légitime. Elle visait essentiellement à protéger l'impartialité des émissions de télévision et de radio sur des sujets d'intérêt public et le processus démocratique lui
-même en faisant en sorte que des groupes financièrement puissants ne puissent pas dicter directement ou indirectement l'agenda politique, et ainsi à rendre effectif le principe d'égalité des chances.

12. Pour ce qui est de la question de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure, la Cour a souvent rappelé que, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités nationales - et en particulier les parlements nationaux - se trouvent en principe mieux placés que le juge international pour évaluer les conditions et besoins locaux et pour se prononcer sur la nature et la portée des mesures nécessaires pour répondre à ces besoins. A l'instar des juridictions nationales, j'accorde un poids important à l'avis mûrement pesé exprimé par le Parlement dans la présente affaire. Comme Lord Bingham l'a indiqué, il est raisonnable de penser que des hommes et des femmes politiques démocratiquement élus se montrent particulièrement sensibles aux mesures nécessaires pour protéger l'intégrité de la démocratie. C'est le législateur qui est le mieux placé pour juger de l'impact de la télédiffusion sur les sujets, le cadre et l'intensité du débat politique ainsi que pour déterminer quelles restrictions sont nécessaires pour veiller à ce que le processus politique ne soit pas faussé. Cette observation vaut encore plus dans les circonstances de l'espèce du fait de la profondeur de l'examen effectué par le Parlement et les tribunaux de la nécessité de la loi et de la possibilité d'adopter d'autres solutions moins restrictives. Alors que l'arrêt VgT ne permet pas de savoir quelle était exactement l'ampleur de l'examen que le Parlement avait fait de la mesure en cause dans cette affaire, en l'occurrence la chose est très claire. Le résumé de la genèse du projet de loi de 2002 exposé aux paragraphes 35 à 55 de l'arrêt montre bien l'examen exceptionnellement détaillé auquel a été soumise la question des contrôles sur la télédiffusion de publicités politiques. La commission Neill en 1998, le Livre blanc en 2000, la Commission mixte des droits de l'homme, la Commission mixte sur le projet de loi de 2002, la Commission indépendante sur la télévision et la Commission électorale se sont tous prononcés pour le maintien de l'interdiction, en vigueur depuis 1954. Le Gouvernement a en outre expliqué en détail pourquoi, en dépit de l'arrêt VgT, il considérait, après avoir pris des avis juridiques, qu'il y avait de fortes raisons de conserver l'interdiction puisqu'il était fondamental de maintenir l'impartialité des médias audiovisuels vu leur portée, leur immédiateté et leur influence. Il a également expliqué pourquoi il serait difficile de produire une solution de compromis applicable comprenant des restrictions moins fortes ne portant que sur les horaires de diffusion, sur la nature de la personne, du parti ou de l'association responsable de la publicité ou sur le contenu même de la publicité. La Commission mixte des droits de l'homme s'est en fin de compte ralliée à cet avis, jugeant que le Gouvernement avait de bonnes raisons de croire que les motifs de politique de conserver l'interdiction l'emportaient sur les motifs de la réduire. Il est également fondamental de rappeler que la loi de 2003 a été adoptée par le Parlement sans aucune voix contre, que ce soit d'un bord ou de l'autre de l'échiquier politique. Pour toutes ces raisons, la présente espèce est très différente de l'affaire Hirst c. Royaume-Uni (n° 2) ([GC], n° 74025/01, CEDH 2005
-IX) où, comme la Cour le souligne dans l'arrêt qu'elle a rendu en cette affaire, il n'y avait eu aucun examen indépendant des questions en jeu et aucun débat de fond récent sur la question de savoir s'il était toujours justifié de maintenir une restriction générale sur le droit de vote des détenus condamnés.

13. Il est également important que la compatibilité avec l'article 10 des mesures en question ait été analysée avec soin et en détail par deux juridictions nationales, dont les juges ont conclu à l'unanimité que les restrictions en cause étaient justifiées. La High Court et la Chambre des lords sont accusées d'avoir fait preuve d'une déférence excessive envers l'avis du Parlement. Je ne pense pas que cela soit une critique juste des jugements rendus, lesquels expliquent - selon moi correctement - pour quelle raison, s'agissant du cas particulier de la loi de 2003, il fallait accorder un poids spécial à la décision du Parlement de conserver les restrictions touchant la publicité politique.

14. J'accorde aussi un certain poids à l'absence de consensus européen en la matière. L'étude de l'EPRA citée dans l'affaire TV Vest ne mentionnait aucun consensus à l'époque. On a plaidé que, au cours des années écoulées depuis l'adoption de l'arrêt VgT, est apparue au moins une tendance consistant à permettre la diffusion à la radio et à la télévision de publicités présentant un intérêt général ou social, et que le Royaume-Uni demeure l'un des derniers pays à connaître une interdiction d'une telle ampleur. Même à supposer qu'une telle tendance soit avérée, il ressort clairement de l'étude et des propres observations de la requérante qu'il existe encore en la matière une grande diversité d'approches au sein des Etats membres, dont certains appliquent une interdiction totale à la télédiffusion de publicités politiques, d'autres réglementent les publicités politiques payantes à la radio et à la télévision de manière générale ou durant les périodes électorales, et d'autres encore compensent une interdiction législative au moyen d'un système de publicités politiques gratuites mais en nombre limité pour les partis politiques reconnus. En tout cas, je ne trouve rien dans les éléments soumis à la Cour qui justifie de réduire la marge d'appréciation reconnue à l'Etat défendeur.

15. Enfin, tout comme les juges des deux juridictions nationales, j'accorde une importance, pour l'examen de la proportionnalité de la mesure, à d'autres aspects de l'affaire : celle-ci se limitait aux médias audiovisuels, elle ne frappait que la publicité et la requérante avait en principe accès à ces médias pour la diffusion de programmes non commerciaux ; par ailleurs, si un organisme souhaitait diffuser une publicité sur une question non politique, tout ce qu'il avait à faire (et ce que beaucoup ont fait) était de créer une antenne caritative et, enfin, les restrictions étaient compensées par la fourniture d'un temps d'antenne gratuit pour les campagnes politiques, électorales et référendaires des partis afin d'assurer que la radio et la télévision couvrent toute la gamme des opinions politiques et sociales.

16. Comme dans beaucoup d'autres affaires que la Cour a tranchées, j'admets aisément que le Parlement aurait pu régler la situation autrement. Comme indiqué dans le jugement du juge Ousley : " Sans aucun doute, le Parlement aurait pu choisir une formulation de nature à apporter une forme de réponse à toutes les interrogations sur le point de savoir où se situe la ligne de partage entre les types d'annonceurs ou d'annonces. " Il aurait pu limiter l'interdiction aux périodes électorales, il aurait pu la restreindre aux partis politiques et en exclure les groupes de plaidoyer, il aurait pu laisser l'examen de la nécessité de l'interdiction se faire au cas par cas ; enfin, il aurait pu plafonner les dépenses publicitaires. Toutes ces options ont été expressément examinées et jugées non réalisables ou non applicables sans risque de discrimination ou d'arbitraire et sans saper le principe d'impartialité et la sécurité juridique.

17. Le rôle de la Cour dans une affaire de ce type n'est pas de procéder à son propre exercice de mise en balance ou, grâce à un examen indépendant, de substituer son avis à celui du législateur national quant au point de savoir s'il était possible de trouver une solution de compromis équitable et réalisable pour traiter le problème sous-jacent ou quant à savoir quel était le moyen le plus approprié ou le mieux proportionné de résoudre ce problème. Son rôle est bien plutôt, ainsi que l'arrêt l'indique clairement, de contrôler la décision prise par les autorités nationales afin de déterminer si, lorsqu'elles ont adopté les mesures en question et placé la barre là où elles l'ont mise, elles ont outrepassé la marge d'appréciation qui leur est reconnue. Pour les raisons mentionnées ci-dessus et exposées plus longuement dans l'arrêt de la Cour, je ne suis pas en mesure de conclure que le Parlement a outrepassé une marge d'appréciation acceptable ou que les restrictions prévues par la loi de 2003 ont emporté violation des droits garantis à la requérante par l'article 10 de la Convention.


OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES ZIEMELE, SAJÓ, KALAYDJIEVA, VUCINIC ET DE GAETANO

(Traduction)

1. Nous sommes au regret de ne pouvoir partager l'avis de la majorité selon lequel il n'y a pas eu violation de l'article 10 en l'espèce. Nous sommes particulièrement frappés par le fait que, lorsque l'on compare l'issue de l'affaire à l'étude et celle de l'affaire VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse (n° 24699/94, CEDH 2001
-VI), la conclusion qui s'impose quasiment d'elle-même est qu'une " interdiction générale " de la " publicité politique " pour l'essentiel identique dans les deux cas - reposant en l'espèce sur l'article 321 §§ 2 et 3 de la loi de 2003 et dans l'affaire VgT sur les articles 18 et 15 respectivement de la loi fédérale sur la radio et la télévision et de l'ordonnance sur la radio et la télévision - n'est pas nécessaire dans la société démocratique suisse mais est proportionnée et à plus forte raison nécessaire dans la société démocratique du Royaume-Uni. Il nous est extrêmement difficile de comprendre pourquoi on applique ainsi deux poids et deux mesures dans le cadre de la Convention, dont les normes minimales doivent être mises en vigueur de la même façon dans la totalité des Etats parties.

2. En l'espèce, la mesure en cause est une restriction quasi totale. En effet, elle interdit, quel qu'en soit le contenu, toutes les publicités payantes sur des questions " politiques ". Sont donc interdites les publicités payantes sur quelque sujet que ce soit insérées par tout organisme dont les objectifs sont " totalement ou principalement de nature politique ", quelles que soient l'identité ou la fonction de l'annonceur. Le terme " politique " a une acception tellement large qu'il couvre la plupart des questions d'intérêt public. La portée de l'interdiction a été soulignée tant par le juge Ousley, de la High Court (paragraphe 13 de l'arrêt), que par Lord Scott, de la Chambre des lords (paragraphe 27 de l'arrêt). Or tous deux ont fait preuve de déférence envers la volonté du Parlement[1]. En l'espèce, l'interdiction frappe tous les télédiffuseurs et tous les radiodiffuseurs, qu'ils soient nationaux ou locaux, et qu'ils appartiennent au service public ou qu'ils soient indépendants. En ce sens, elle est plus large que celle qui avait été jugée excessive dans l'affaire VgT. De surcroît, elle est appliquée sans aucune exception. En bref, il s'agit d'une interdiction qui touche la forme d'expression la plus protégée (le discours sur des sujets d'intérêt public), un élément de l'une des catégories d'acteurs les plus importantes du processus démocratique (une ONG), et l'un des types de médias les plus influents (la radio et/ou la télévision).

3. Nous sommes préoccupés par l'approche adoptée en l'espèce par la Cour quant à la question des " mesures générales " et par l'application qui est faite du principe de proportionnalité. Dans l'arrêt, la majorité réaffirme que l'article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du débat sur des questions d'intérêt public. Ce principe est rappelé dans le cadre de l'examen de l'ampleur de la marge d'appréciation à accorder, le type d'expression en cause étant simplement traité comme un " facteur " parmi d'autres et non comme un droit spécifique ne pouvant subir de restriction que lorsque l'existence d'un besoin social impérieux de le restreindre a été démontrée de manière claire et convaincante. Etant donné que, comme indiqué au paragraphe 104 de l'arrêt, " la marge d'appréciation devant être reconnue à l'Etat dans le présent contexte est en principe étroite ", il s'ensuit, à notre avis du moins, que rien ne justifie de s'écarter de la méthodologie bien établie pour l'analyse de la proportionnalité, où l'on commence par une analyse de la nature du droit, cette analyse étant décisive pour une protection effective des droits de l'homme. Selon notre compréhension des principes établis dans la jurisprudence antérieure, l'hypothèse selon laquelle il existe un intérêt public ne doit ni être mise sur le même plan qu'un besoin social impérieux justifiant des restrictions à la liberté d'expression garantie par l'article 10, ni être nécessairement jugée suffisante pour établir l'existence d'un tel besoin.

I.

4. Une limitation du discours politique ou du discours d'intérêt public est-elle d'une certaine manière plus " justifiable " parce que la restriction revêt un caractère général ? En l'espèce, le gouvernement défendeur a fait valoir dans son mémoire que " la Cour devrait y regarder à deux fois avant de conclure que le jugement du Parlement quant à ce qui était approprié ne relevait pas de son pouvoir discrétionnaire de jugement pour le Royaume
-Uni alors que l'approche qu'il a adoptée a reçu le soutien d'organes indépendants et spécialisés qui ont examiné la question (...) ". Il renvoie notamment au fait que " la question a été débattue devant le Parlement (...) et que le Parlement a conclu qu'il n'était pas possible en pratique de réduire la portée de l'interdiction (...) " (paragraphe 28 du mémoire). Cela signifie que les mesures générales adoptées par le Parlement doivent être traitées avec un respect particulier, et ce même dans le contexte de l'article 10 (ou d'ailleurs des articles 9 à 11). Qu'il nous soit permis d'avoir un avis différent à la lumière de notre jurisprudence.

5. La question des mesures générales a été examinée dans trois domaines différents. Dans le cadre de l'article 1 du Protocole n° 1, s'agissant de politique économique et sociale, la Cour fait en principe preuve de déférence envers la législation (pour ce qui est du but de la législation). Or c'est dans le contexte du constat relatif à l'objectif de la loi applicable (à savoir qu'elle visait un intérêt public, puisqu'elle se rapportait au logement) qu'il a été fait montre de déférence envers le caractère de " mesure générale " de l'ingérence. Naturellement, il y a une différence fondamentale entre la protection accordée au droit au respect des biens et celle accordée aux droits énoncés aux articles 9 à 11 : s'agissant de ces derniers, et de la liberté d'expression en particulier, l' " intérêt général " ou l' " intérêt public " en tant que tels ne sont pas reconnus dans le texte de la Convention comme des motifs d'ingérence.

6. En dehors de l'article 1 du Protocole n° 1, on peut observer un certain degré de déférence envers des mesures générales dans le contexte électoral, où la Convention est nettement moins catégorique que dans le domaine de l'article 10 ; en conséquence, du fait de la nature du droit en jeu, une marge d'appréciation plus large devait être reconnue aux Etats contractants pour fixer les conditions d'exercice du droit de vote (voir Hirst c. Royaume-Uni (n° 2) [GC], n° 74025/01, CEDH 2005
-IX passim, et notamment §§ 60 et 62, et Doyle c. Royaume-Uni (déc.), n° 30158/06, 6 février 2007). Mais même dans ce cas, les restrictions générales ont été admises avec des conditions (Zdanoka c. Lettonie [GC], n° 58278/00, §§ 134-135, CEDH 2006-IV), voire pas du tout (Hirst (n° 2)), car le poids décisif était donné à l'existence d'une limite temporelle et à la possibilité de contrôler la mesure en question (Paksas c. Lituanie [GC], n° 34932/04, § 109, CEDH 2011). Une interdiction générale a été jugée constitutive d'une violation dans l'arrêt Hirst (n° 2) précisément parce qu'elle ne permettait pas un examen au cas par cas, ce qui est exactement la situation qui se présente en l'espèce (dans l'arrêt Hirst (n° 2), le fait qu'il n'y avait pas eu de véritable débat parlementaire depuis l'adoption de la mesure générale en 1870 a été considéré comme constituant un motif supplémentaire de conclure à la violation).

7. Il a aussi été fait montre d'une certaine déférence envers des mesures générales dans quelques affaires assez particulières se rapportant à l'article 8. Ainsi, dans l'arrêt Evans c. Royaume-Uni ([GC], n° 6339/05, CEDH 2007
-I), par exemple, la Cour a recherché si la réglementation sur la fécondation in vitro ménageait un juste équilibre entre des individus, non pas principalement à cause de la nécessité d'éliminer l'incertitude, mais en raison du défi particulier que le législateur devait relever pour mettre en balance les intérêts " parfaitement incommensurables " de deux citoyens (§ 89). Or la présente espèce ne porte pas sur la mise en balance de droits conventionnels incommensurables de deux individus. Quant à l'affaire Pretty c. Royaume-Uni (n° 2346/02, CEDH 2002-III), elle avait trait à un droit - le droit de mourir - dont l'existence est contestée ; c'est dans ce contexte que la Cour a dit qu'il incombait " au premier chef aux Etats d'apprécier le risque d'abus et les conséquences probables des abus éventuellement commis qu'impliquerait un assouplissement de l'interdiction générale du suicide assisté ou la création d'exceptions au principe " (§ 74).

8. Une mesure générale, et particulièrement une interdiction totale (quoique limitée dans le temps et à une localité précise) a été jugée légitime car elle visait à assurer une application égale de la loi en ce qu'elle était destinée à exclure tout possibilité de prendre des mesures arbitraires contre un mode particulier d'exercice du droit de manifester (Christians against Racism and Fascism c. Royaume-Uni, n° 8440/78, décision de la Commission du 16 juillet 1980, DR 21, p. 153). Néanmoins, la Commission a dit clairement à l'époque que " [u]ne interdiction générale des manifestations ne peut se justifier que s'il existe un risque réel qu'elles aboutissent à des troubles qu'on ne peut empêcher par d'autres mesures moins rigoureuses. " L'acceptabilité de la mesure était dans ce cas sans rapport avec sa source (législative ou administrative). De même, dans l'affaire Société de conception de presse et d'édition et Ponson c. France (n° 26935/05, 5 mars 2009), la restriction - une interdiction générale prévue par la loi - a été jugée proportionnée à son objectif sans que, là encore, l'origine législative de l'interdiction ait été jugée pertinente ; ce qui a au contraire été jugé pertinent était le consensus européen incontesté en faveur d'une interdiction générale de la publicité pour le tabac (question qui, en tout état de cause, supposait au départ un niveau plus faible de contrôle par la Cour et une plus large marge d'appréciation en raison de la nature du droit en jeu). En d'autres termes, la Cour a maintes fois estimé, de manière expresse ou implicite, que le fait qu'une restriction découle d'une " mesure générale " n'est pas en soi une raison de s'écarter des normes habituelles applicables au mode d'expression en question. Dans l'arrêt Murphy c. Irlande (n° 44179/98, CEDH 2003
-IX), l'interdiction générale (des annonces à caractère religieux) a été considérée comme justifiée du fait de troubles qui s'étaient produits par le passé à propos de graves facteurs de division dans la société irlandaise, à savoir les convictions religieuses (§ 73).

9. En l'espèce, comme on l'a déjà dit au paragraphe 2 ci-dessus, la Cour se trouvait face à une interdiction générale de la publicité " politique " sur les chaînes de télévision et de radio. Le fait qu'une mesure générale ait été adoptée avec soin et équité par le Parlement ne change rien au fait qu'il incombe à la Cour d'appliquer les normes établies en matière de protection des droits fondamentaux. Le fait qu'un sujet ait été débattu (le cas échéant à plusieurs reprises) au sein du Parlement ne signifie pas non plus nécessairement que la conclusion à laquelle il est parvenu est conforme à la Convention ; pareil débat (répété) ne modifie par ailleurs en rien la marge d'appréciation accordée à l'Etat. Naturellement, un débat parlementaire approfondi peut aider la Cour à comprendre la nature du besoin social impérieux qui est à l'origine de l'ingérence dans une société donnée. Cette explication mérite qu'on s'y attarde honnêtement eu égard au principe de subsidiarité. En l'espèce, toutefois, l'arrêt accorde une importance excessive à la genèse de la mesure générale, ce qui a eu pour résultat de renverser l'arrêt VgT, en tout cas sur le fond, alors que cet arrêt avait incité un certain nombre d'Etats membres à abroger leur interdiction générale, amendement qui s'est effectué sans difficulté majeure. Ainsi que le juge Martens l'a déclaré dans son opinion dissidente jointe à l'affaire Cossey : " [u]ne juridiction ne doit se déjuger (...) que si elle est convaincue " de la supériorité juridique de la nouvelle doctrine ". Cette condition procède évidemment de l'idée qu'en principe la sécurité et la cohérence requièrent qu'une juridiction suive la jurisprudence établie par elle-même : elle ne doit dès lors opter pour un revirement que si la nouvelle doctrine est manifestement préférable à l'ancienne. "[2]

10. Pour conclure sur ce point, le fait qu'une interdiction tire son origine d'une mesure générale ne soustrait pas cette mesure à une analyse complète de sa compatibilité avec les exigences de l'article 10 § 2. Dans le contexte de mesures d'interdiction générale confinant à une restriction préalable (Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 60, série A n° 216), les normes établies dans le cadre de la liberté de manifester s'appliquent également en l'espèce : " Ce n'est que si l'inconvénient dû au fait que de pareils défilés soient touchés par l'interdiction est manifestement dépassé par les considérations de sécurité justifiant cette interdiction, et que s'il n'existe aucune possibilité d'éviter de tels effets secondaires indésirables de l'interdiction en circonscrivant étroitement sa portée, du point de vue de son application territoriale et de sa durée, que l'interdiction peut être considérée comme nécessaire au sens de l'article 11, paragraphe 2 de la Convention " (Christians against Racism and Fascism, décision précitée). Comme indiqué précédemment, il ne peut y avoir deux poids et deux mesures, en matière de protection des droits de l'homme, selon l' " origine " de l'ingérence. Pour un droit fondamental, et de ce fait pour la Cour, peu importe que l'atteinte au droit tire son origine de la législation ou d'un acte ou d'une omission judiciaire ou administratif. Poussée à l'extrême, pareille approche risque de limiter l'engagement pris par les autorités de l'Etat de reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés garantis par la Convention. Lorsque la détermination de l'intérêt public et la meilleure manière de le servir sont laissées entre les seules mains du législateur national, cela peut avoir pour effet de balayer les engagements pris par les Hautes Parties contractantes au titre de l'article 1 de la Convention combiné avec l'article 19, et de réaffirmer la souveraineté absolue du Parlement dans les meilleures traditions antérieures à la Convention de Bagehot et Dicey. La théorie de la marge d'appréciation, qui a été élaborée pour faciliter l'analyse de la proportionnalité, ne doit pas être utilisée à cette fin.

II.

11. La majorité semble conclure, quoiqu'indirectement, que l'interdiction en vigueur vise un but légitime, à savoir la protection des droits d'autrui (paragraphe 117 de l'arrêt). Les droits d'autrui sont défendus par la mise en place d'un régime de radiodiffusion impartial et complet, au service de la démocratie. Une situation dans laquelle une puissante fraction économique ou politique de la société peut obtenir une position dominante à l'égard des médias audiovisuels et exercer ainsi une pression sur les diffuseurs pour finalement restreindre leur liberté éditoriale, porte atteinte au rôle fondamental de la liberté d'expression dans une société démocratique telle que garantie par l'article 10 de la Convention, notamment quand elle sert à communiquer des informations et des idées d'intérêt général, auxquelles le public peut d'ailleurs prétendre (VgT, précité, §§ 73 et 75, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], n° 38433/09, § 133, CEDH 2012). En l'espèce, toutefois, aucun groupe constituant une telle menace n'a été identifié, et la requérante est une ONG dont le potentiel de domination n'a en rien été démontré.

12. L'interdiction générale de la publicité " politique " pose problème non seulement parce que, comme on l'a déjà dit, elle confine à une restriction préalable, mais aussi parce que l'utilité même de son objectif suscite des doutes ; il semble en effet y avoir une contradiction inhérente au fait de vouloir protéger la démocratie tout en imposant des restrictions à la radiodiffusion. De fait, à notre avis, l'interdiction générale frappant la publicité " politique " paraît relever d'une obligation positive assumée à tort par l'Etat afin de permettre aux gens de recevoir et de communiquer des informations. Cette mesure se fonde sur le point de vue que des groupes puissants vont forcément entraver la réception des informations en saturant le public d'informations favorables à une seule des thèses en présence. Défendre un droit lorsqu'il ne peut revêtir un caractère effectif sans une action supplémentaire de la part de l'Etat est acceptable, d'après notre jurisprudence, mais il ne s'agit pas là d'un motif généralement admis comme primordial pour restreindre des droits. Il y a le risque qu'en développant la notion d'obligations positives en vue de protéger les droits énoncés aux articles 8 à 11, et surtout dans le cadre des articles 9 à 11, l'on ne perde de vue l'obligation négative fondamentale qui incombe à l'Etat : s'abstenir de toute ingérence. L'initiative même consistant à légiférer sur l'exercice de la liberté au nom de la liberté de diffusion à la télévision et à la radio pour promouvoir la démocratie de façon générale, dans des buts qui ne sont pas nécessairement conformes aux buts légitimes prévus à l'article 10 § 2, demeure un problème. L'interdiction elle-même crée la condition qu'elle est censée éviter : par crainte que de petites organisations ne puissent gagner la compétition des idées sur les ondes, elle les empêche carrément de participer à la compétition. C'est une chose que de niveler le terrain ; c'en est une autre que de fermer les portes du terrain de cricket.

13. Tout sujet ne passe pas forcément par une confrontation directe entre des protagonistes riches et des protagonistes pauvres. La portée de l'interdiction est telle qu'elle frappe la publicité sur des sujets sociaux, au point d'empêcher la diffusion d'une publicité attirant l'attention sur le génocide au Rwanda et au Burundi (R. v Radio Authority Ex p. Bull and Another [1998] Q.B. 294). Fermer entièrement et en permanence le média le plus important à tout message publicitaire concernant la conduite des affaires publiques constitue une restriction à liberté plus dure qu'il n'est nécessaire dans une société démocratique. La liberté d'expression se fonde sur l'hypothèse que c'est l'auteur du message, et non le Gouvernement, qui sait le mieux ce qu'il a à dire et comment le dire. Les idées ne peuvent entrer en concurrence que lorsque l'auteur du message est en mesure de déterminer, dans les limites reconnues par la Convention, quel mode de communication de ses idées sera le mieux à même de faire passer ce message. La supposition que l'ONG requérante avait en l'occurrence le choix parmi toute une gamme d'autres médias repose sur une illusion étant donné que la radio et la télévision sont toujours les médias les plus influents (même si ce sont aussi les plus coûteux). L'espoir que l'ONG Animal Defenders International sera en mesure de faire connaître son point de vue par le biais de " programmes " ne tient pas compte de la réalité, à savoir que la diffusion à la radio et à la télévision, et spécialement à la télévision, est commandée par les publicités commerciales. Les programmes relèvent d'un choix éditorial et sont tributaires de la nécessité de viser l'audience la plus large possible. Même dans le contexte de la radiodiffusion publique, avec toutes les obligations d'équité qui s'imposent à elle, il y a une forte tendance à éviter les sujets qui divisent ou offensent. Il est peu probable que les choix de programmation soient favorables aux ONG, qui peuvent représenter des points de vue minoritaires ou controversés, ou être critiques envers le gouvernement en place, lequel a un pouvoir de contrôle considérable sur la radiodiffusion publique, même en présence de garanties importantes en ce qui concerne la programmation quotidienne.

14. La démocratie ne peut pas être vigoureuse si l'on réduit au silence toutes les voix (sauf celles des partis politiques) et si l'on ne permet l'accès aux médias que par le biais des programmes. Un paternalisme bien intentionné ne renforce pas la démocratie. Lorsqu'il n'y a que peu de place pour des restrictions à un droit, l'analyse de la proportionnalité commande de rechercher s'il existe d'autres solutions moins restrictives. Un examen au cas par cas de la publicité proposée, du type de celui effectué pour la publicité commerciale, est l'une des possibilités qui se présentent à cet égard. Une autre possibilité consiste à définir de manière plus étroite la publicité politique. En outre, le gouvernement défendeur ne s'est pas penché sur la différence entre la radiodiffusion publique et la radiodiffusion privée, où les normes diffèrent en matière d'impartialité. Il est étonnant que des solutions moins restrictives n'aient pas été envisagées compte tenu des expériences pertinentes menées en ce sens en Europe.

15. L'arrêt invoque l'absence de consensus européen quant à la manière de réglementer la publicité politique payante comme un argument de plus pour dire qu'en l'espèce, la marge d'appréciation à accorder à l'Etat défendeur doit être plus large que la norme (paragraphe 123, à comparer avec le paragraphe 104). Cependant, il est tout à fait clair qu'il se pose un problème considérable pour déterminer quelle pratique de l'Etat doit être prise en compte, s'il y en a, pour juger de l'existence en Europe d'une tendance voire d'une pratique contraignante. Les travaux cités au chapitre D. de la partie relative au droit et à la pratique internes pertinents (surtout aux paragraphes 68 à 72) fournissent des exemples concernant principalement la réglementation de la publicité par et pour les partis politiques dans le cadre de la législation électorale. Pratiquement la seule observation qui soit directement pertinente pour l'affaire à l'étude est le commentaire suivant de l'étude de l'EPRA : " Dans bon nombre de pays d'Europe (occidentale), le sujet le plus brûlant actuellement semble être celui des " messages de plaidoyer ", c'est-à-dire des messages diffusés à des fins politiques mais émanant d'organisations qui sont non pas des partis politiques, comme des groupes d'intérêt ou des groupes sociaux " (paragraphe 69). Nous considérons que cette étude de droit comparé, qui traite principalement de la réglementation de la publicité des partis politiques, ne peut servir de base adéquate pour accorder à l'Etat défendeur une vaste marge d'appréciation dans une affaire dont le thème essentiel est la liberté d'expression et où un groupe représentant un intérêt public propose de soumettre une question d'intérêt public à la discussion. Nous sommes perplexes devant une approche qui tente de justifier aux fins de la Convention une grave restriction à la liberté d'expression en s'appuyant sur divers cadres réglementaires qui ne traitent pas précisément de la question en jeu. Même si l'on devait accorder un certain poids à l'absence de consensus alléguée - et nous ne pensons pas une seconde que cela doive être le cas -, devant un droit incontestablement garanti par la Convention (et contrairement aux affaires relatives à l'article 8 où la portée ou l'ampleur du droit au respect de la vie privée sont en jeu), l'absence de consensus européen ne saurait justifier que l'on s'écarte des normes établies définissant ce qu'est un besoin impérieux dans une société démocratique. Aucun des éléments produits en l'espèce ne suggère que l'état de la démocratie au Royaume-Uni exige, pour répondre à un " besoin impérieux ", une interdiction de la publicité " politique " payante aussi large que celle qui est en jeu, ni que ladite démocratie est moins vigoureuse que dans d'autres Etats parties à la Convention et ne peut se permettre de prendre des risques avec des " messages de plaidoyer ". Au contraire, la tradition et l'histoire obligent à affirmer précisément l'inverse.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE TULKENS, À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES SPIELMANN ET LAFFRANQUE

1. Je ne partage pas la position de la majorité selon laquelle il n'y a pas dans cette affaire violation de l'article 10 de la Convention. De nombreux éléments de fait et de droit m'amènent, au contraire, à conclure à une violation de cette disposition.

2. L'ONG requérante conteste l'interdiction légale touchant la diffusion de publicité politique payante à la radio et à la télévision. En l'espèce, en raison de son statut " politique ", elle s'est vu refuser l'autorisation de diffuser à la télévision un message publicitaire sur la protection des animaux, en vertu de l'article 321 § 2 de la loi de juillet 2003 sur les communications.

3. Aux fins de déterminer si l'ingérence dans le droit à la liberté d'expression, non contestée, était nécessaire dans une société démocratique, le problème central concerne la proportionnalité de l'interdiction litigieuse.

4. En toile de fond, se pose aussi la délicate question de l'étendue de la marge d'appréciation. En effet, si l'article 10 n'interdit pas en tant que tel toute restriction préalable à la liberté d'expression, pareilles restrictions présentent pour une société démocratique de si grands dangers qu'elles appellent de la part de la Cour l'examen le plus scrupuleux (Editions Plon c. France, n° 58148/00, § 42, CEDH 2004
-IV). Pour ces raisons, la marge d'appréciation à accorder à l'Etat, dans le présent contexte, est étroite.

L'étendue du contrôle

5. Comme l'arrêt le constate (paragraphe 106), les parties ici en présence admettent que la publicité politique peut être réglementée par une mesure générale, leur point de désaccord concernant la portée de la mesure choisie. En effet, la Cour a admis que l'Etat peut, dans le respect des dispositions de la Convention, adopter des mesures générales qui s'appliquent à des situations prédéfinies indépendamment des circonstances propres à chaque cas individuel, même si ces mesures risquent de conduire à des difficultés dans certains cas particuliers (Zdanoka c. Lettonie [GC], n° 58278/00, §§ 112-115, CEDH 2006
-IV).

6. Dans l'exercice de son contrôle, la Cour doit se borner autant que possible à étudier le cas concret dont elle se trouve saisie. Toutefois, pour déterminer la proportionnalité d'une mesure générale, les choix législatifs à l'origine de la mesure peuvent être utiles à examiner (mutatis mutandis, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 36, série A n° 98). La qualité de l'examen parlementaire et judiciaire réalisé au niveau national revêt aussi de l'importance, y compris pour ce qui est de l'application de la marge d'appréciation pertinente (Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], n° 36022/97, § 128, CEDH 2003
-VIII ; Murphy c. Irlande, n° 44179/98, § 73, CEDH 2003-IX ; Hirst c. Royaume-Uni (n° 2) [GC], n° 74025/01, §§ 78-80, CEDH 2005-IX ; Evans c. Royaume-Uni [GC], n° 6339/05, § 86, CEDH 2007-I ; Dickson c. Royaume-Uni [GC], n° 44362/04, § 83, CEDH 2007-V). Cela étant, il ressort aussi de la jurisprudence de la Cour que la manière dont une mesure générale a été appliquée aux faits d'une cause donnée permet de se rendre compte de ses répercussions pratiques et est donc pertinente pour l'appréciation de sa proportionnalité, de sorte qu'elle demeure un facteur important à prendre en compte (James et autres, précité, § 36).

7. Il s'ensuit, ainsi que l'arrêt l'observe (paragraphe 109), que moins les justifications d'ordre général invoquées à l'appui de la mesure générale sont convaincantes, plus la Cour attache de l'importance à l'impact de celle-ci dans le cas particulier soumis à son examen (voir, par exemple, Murphy, précité, et TV Vest AS et Rogaland Pensjonistparti c. Norvège, n° 21132/05, CEDH 2008).

8. En l'espèce, le Gouvernement justifie la mesure litigieuse notamment par la nécessité de protéger le processus électoral en tant qu'élément de l'ordre démocratique et il invoque à cet égard l'arrêt Bowman c. Royaume
-Uni (19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I), dans lequel la Cour a admis qu'il était nécessaire d'encadrer le débat public par des dispositions légales compte tenu du risque pesant sur le droit à des élections libres. La requérante conteste pour sa part la pertinence de cet arrêt, arguant qu'il concernait une restriction appliquée en période électorale. Dans la mesure où l'interdiction qui est ici en cause n'est pas limitée aux périodes électorales, l'arrêt Bowman et la justification liée au souci de l'Etat de protéger le processus électoral me semblent de peu de poids en l'espèce (TV Vest, précité, § 66).

9. Je suis d'accord de considérer que le Gouvernement et l'ONG requérante ont, l'un comme l'autre, pour objectif de garantir un débat public et pluraliste et, de manière plus générale, de contribuer au processus démocratique (paragraphe 112 de l'arrêt). Dans l'examen de la mesure, il faut donc prendre en considération, d'une part, le droit fondamental de la requérante à transmettre des informations et des idées d'intérêt général que le public a le droit de recevoir et, d'autre part, le souci des autorités d'empêcher que ce débat et ce processus ne soient faussés par des groupes financièrement puissants bénéficiant d'un accès privilégié aux médias influents. De tels groupes peuvent, en effet, s'assurer un avantage concurrentiel dans le domaine de la publicité payante et ainsi porter atteinte à la liberté et au pluralisme du débat dont l'Etat demeure l'ultime garant. Certaines mesures d'encadrement du débat d'intérêt public à la radio et à la télévision peuvent donc être nécessaires au sens de l'article 10 § 2 de la Convention. Si elle a expressément admis ce principe tant dans l'arrêt VgT (VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, n° 24699/94, CEDH 2001
-VI) que dans l'arrêt TV Vest, la Cour a conclu dans un cas comme dans l'autre au caractère disproportionné de l'application faite de l'interdiction par les juridictions internes. En l'espèce, l'interdiction litigieuse était-elle nécessaire compte tenu de l'objectif qu'elle visait ? Je ne le pense pas.

L'examen de la proportionnalité

10. L'interdiction en cause a été conçue de manière à ne viser que le risque de distorsion contre lequel l'Etat entendait se prémunir. La mesure ne s'applique donc qu'à la publicité, en raison de sa nature intrinsèquement partiale (Murphy, précité, § 42), à la publicité payante, compte tenu du risque d'inégalité d'accès aux médias liés aux disparités de fortune, et à la publicité politique (selon la définition donnée de ces termes au paragraphe 99 de l'arrêt). De plus, elle est limitée à certains médias (la radio et la télévision), ce choix du législateur reposant sur l'idée que ceux-ci constituent la pierre angulaire du cadre réglementaire en cause et qu'ils sont les plus influents et les plus onéreux.

11. Invoquant le paragraphe 77 de l'arrêt VgT, la requérante fait valoir, à juste titre, que, compte tenu de la puissance comparée des nouveaux médias tels Internet, il est illogique de limiter l'interdiction à la radio et à la télévision et que la distinction fondée sur l'influence particulière de la radio et de la télévision n'est pas pertinente. Je partage cette manière de voir. En effet, les informations provenant de l'utilisation d'Internet et des réseaux sociaux tendent progressivement à avoir le même impact, voire même un plus grand impact, que celles qui sont diffusées à la télévision ou à la radio. Leur développement au cours des dernières années entraîne sans aucun doute un transfert de l'influence des médias de télédiffusion traditionnels suffisamment important pour qu'il devienne sans pertinence d'appliquer à ces derniers des mesures spéciales.

12. Même si l'interdiction a été conçue de manière à répondre strictement à l'objectif visé, il n'en demeure pas moins qu'elle revêt une portée exceptionnellement large. En effet, est interdite toute publicité payante dès lors qu'elle concerne des sujets " politiques " ou qu'elle émane d'un organisme dont les objectifs sont " totalement ou principalement de nature politique ", indépendamment de l'identité ou de la fonction de cet organisme, quel que soit le sujet traité. Le terme " politique " est défini de manière si large qu'il s'applique à la plupart des questions d'intérêt public (art. 321 § 3 de la loi de 2003). Devant la High Court, le juge Ousley a estimé qu'il couvrait " un continuum d'activités politiques d'intensités différentes, depuis l'activité politique des partis en période électorale jusqu'à la défense par des organismes non politiques, à tout moment, d'intérêts particuliers correspondant à des préoccupations du public ", tandis que, devant la Chambre des lords, Lord Scott a souligné l'ampleur " remarquable " de l'interdiction (paragraphes 13 et 27 de l'arrêt). En outre, la mesure frappe tous les télédiffuseurs et tous les radiodiffuseurs, qu'ils soient nationaux ou locaux, et qu'ils appartiennent au service public ou qu'ils soient indépendants. En ce sens, l'interdiction est plus large que celle qui avait été jugée excessive dans l'arrêt VgT (précité) en manière telle que le présent arrêt me semble inconciliable avec cette jurisprudence.

13. De surcroît, l'interdiction est appliquée de manière tout à fait générale. En effet, il s'agit d'une interdiction qui touche la forme d'expression la plus protégée (le discours sur des sujets d'intérêt public), par une des catégories d'acteurs les plus importantes du processus démocratique (une ONG) et l'un des types de médias qui restent influents (la radio et/ou la télévision), et ce sans la moindre exception.

14. Certes, l'attribution aux partis politiques d'un temps d'antenne gratuit pour la diffusion de messages politiques et électoraux et de messages liés aux campagnes référendaires assouplit cette interdiction de manière contrôlée pour ces organes qui sont évidemment essentiels dans une société démocratique. Toutefois, elle ne concerne nullement les autres acteurs importants du débat public et du processus démocratique, parmi lesquels, notamment, les ONG, catégorie à laquelle la requérante appartient.

15. De plus, cette interdiction large va à l'encontre de la tendance observée dans les autres Etats contractants. S'il faut évidemment se montrer prudent lorsque l'on compare les règles régissant la publicité politique, compte tenu de l'absence de définition précise du terme " politique " dans les différents ordres juridiques et de la diversité des traditions nationales, l'élément important est qu'il apparaît clairement que les réglementations en Europe ont évolué à un point tel que l'Etat défendeur est désormais l'un des rares à appliquer encore une interdiction aussi ample, cumulant les trois facteurs que sont une définition large du terme " politique " (qui s'applique tant au message qu'à l'annonceur), un défaut de limites temporelles et une absence d'exceptions.

16. Par ailleurs, ni les organes législatifs qui ont défini l'interdiction ni surtout les juridictions internes qui l'ont examinée n'ont exposé des motifs suffisants pour justifier une ingérence d'une portée aussi inhabituelle. Plus précisément, ils n'ont pas fait valoir des arguments convaincants pour rejeter les solutions moins restrictives qui existent dans la plupart des autres Etats contractants, ce qui est essentiel à mes yeux. Il ne s'agit là que du rappel du principe, aujourd'hui bien ancré dans la jurisprudence de notre Cour, selon lequel " pour qu'une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, l'existence d'une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d'arriver au même but doit être exclue " (Glor c. Suisse, n° 13444/04, § 94, CEDH 2009).

17. Les références à d'autres systèmes faites dans le cadre de cet examen étaient brèves et sélectives. Le système le plus souvent cité, comme exemple à éviter, était celui des Etats-Unis (paragraphes 37-54 de l'arrêt), mais le dispositif réglementaire de ce pays est tellement différent de celui ici en cause que la comparaison ne me paraît guère pertinente. Les solutions moins restrictives envisagées furent rejetées en termes généraux au motif qu'elles seraient potentiellement " difficiles " à appliquer sans arbitraire (paragraphes 43-54 de l'arrêt). Malgré l'adoption en 2001 de l'arrêt VgT, dont le ministre compétent et la plupart des organes parlementaires reconnaissaient qu'il signifiait que l'interdiction risquait d'être ultérieurement jugée incompatible avec la Convention et malgré la nature de plus en plus exceptionnelle de l'interdiction litigieuse par rapport aux règles appliquées dans les autres Etats contractants, le Gouvernement n'a été en mesure de mentionner aucune expertise qui aurait servi à rechercher s'il n'existait pas d'autres solutions pratiques permettant à la fois de réduire la portée de l'interdiction et de lui conserver son objectif (Hatton et autres, précité, § 128), qui consistait notamment à garantir un pluralisme effectif (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], n° 38433/09, §§ 129
-134, CEDH 2012).

18. Enfin, selon moi, la gravité des conséquences qu'a eues pour la requérante l'application de l'interdiction litigieuse l'emporte sur les justifications avancées à l'appui de cette mesure générale (voir supra, 8.). En particulier, la requérante est une ONG qui milite contre l'utilisation des animaux à des fins commerciales, scientifiques ou récréatives. Elle s'efforce de peser sur l'opinion publique pour obtenir un changement de la législation et des politiques publiques dans ce domaine, son objectif final étant d'empêcher la souffrance animale. La publicité qu'elle souhaitait faire diffuser avait pour but de sensibiliser l'opinion au problème de la maltraitance des animaux. C'est en raison de ces objectifs, jugés " totalement ou principalement de nature politique " (art. 321 § 2 de la loi de 2003), que le BACC (Broadcast Advertising Clearance Centre) lui a refusé l'autorisation de faire diffuser cette publicité, en application directe de l'interdiction litigieuse.

19. L'interdiction a donc été appliquée indépendamment du contenu du message : peu importait que celui-ci appelât l'attention de l'opinion sur un sujet d'intérêt public (la maltraitance des animaux) et que nul n'eût avancé qu'il fût d'une quelconque manière choquant ou critiquable. L'interdiction a aussi été appliquée indépendamment de l'identité de l'annonceur : nul n'a affirmé que l'ONG requérante fût un groupe financièrement puissant ayant pour but ou risquant de mettre en péril l'impartialité du diffuseur ou de fausser indûment le débat public, ou qu'elle servît d'écran à un tel groupe. Tout ce qu'elle souhaitait faire c'était participer à un débat général sur la protection des animaux. Pour illustrer l'ampleur de l'effet produit par l'interdiction dans le cas de l'ONG requérante, il faut comparer la situation de cette dernière avec celle d'une organisation commerciale : celle-ci aurait eu toute latitude pour faire diffuser, dans la seule limite de ses moyens financiers, des publicités utilisant les animaux pour vanter ses produits, démarche directement contraire aux valeurs de l'ONG requérante.

20. En conséquence, les motifs avancés par les autorités nationales pour justifier l'interdiction faite à la requérante de diffuser sa publicité me paraissent insuffisants. Partant, cette interdiction a constitué une atteinte disproportionnée au droit de l'intéressée à la liberté d'expression et je conclus à la violation de l'article 10 de la Convention.

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