CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête n° 28216/09
Henri HELLY et autres
contre la FRANCE
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant le 11 octobre 2011 en une Chambre composée de :
Dean Spielmann, président,
Elisabet Fura,
Jean-Paul Costa,
Boštjan M. Zupanèiè,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Ann Power-Forde,
Angelika Nußberger, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 15 mai 2009,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants sont : M. Henri Helly, né en 1942 et résidant à Nice ; M. Pierre Peschier, né en 1956 et résidant à Vallon Pont d'Arc ; M. Georges Peschier, né en 1920 et résidant à Vallon Pont d'Arc ; Mme Odile Ozil, épouse Peschier, née en 1925 et résidant à Vallon Pont d'Arc ; Mme Olga Ollier, née en 1926 et résidant à Alès ; Mme Eliette Ollier, épouse Bacconnier, née en 1939 et résidant à Vallon Pont d'Arc ; Mme Henriette Ollier, épouse Galizzi, née en 1938 et résidant à Orgnac l'Aven ; M. Jean-Louis Ollier, né en 1936 et résidant à Barjac ; M. Léopold Ollier, né en 1933 et résidant à Vallon Pont d'Arc ; M. Patrick Gineste, né en 1957 et résidant à Vagnas ; M. Christian Gineste, né en 1945 et résidant à Vagnas ; M. Alain Gineste, né en 1950 et résidant à Vagnas ; M. Xavier Souche, né en 1977 et résidant à Saint Julien de Cassagnas ; Mme Isabelle Souche, née en 1989 et résidant à Saint Julien de Cassagnas. Tous ressortissants français, ils sont représentés devant la Cour par Me Dominique de Leusse, avocat à Paris.
A. Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
M. Henri Helly était propriétaire de plusieurs parcelles d'une surface totale de 39 832 m2, sises sur le territoire de Vallon Pont D'Arc, dans le périmètre du site classé des abords du Pont d'Arc. M Georges Peschier et son épouse, Mme Odile Ozile, étaient usufruitiers et M. Pierre Peschier, nu-propriétaire, de plusieurs parcelles situées sur ce même territoire, d'une surface totale de 52 810 m2.
Les autres requérants sont les héritiers de M. Sully Ollier, décédé le 8 juillet 1999, qui était propriétaire au même endroit d'un terrain de 8 840 m2. Mme Olga Ollier, Mme Eliette Ollier, Mme Henriette Ollier, M. Jean-Louis Ollier et M. Léopold Ollier sont ses frères et sœurs. M. Xavier Souche et Mme Isabelle Souche sont ses petits-neveux. M. Patrick Gineste, M. Christian Gineste et M. Alain Gineste, sont les héritiers de sa sœur, Yvette Ollier, décédée le 2 juin 2006.
Le 18 décembre 1994, trois spéléologues, Jean-Marie Chauvet, Eliette Brunel Deschamps et Christian Hillaire, découvrirent sous ces terrains une grotte ornée de dessins, peintures et gravures vieux de plus de 30 000 ans et remarquablement conservés. Désormais communément dénommée " Grotte Chauvet ", elle se révéla être une découverte majeure. Ainsi, notamment, dans le rapport qu'il rédigea le 2 janvier 1995 à ce propos, le Conservateur Général du Patrimoine souligna que, parmi les trois cents grottes ornées européennes, seule la grotte de Lascaux pouvait s'y comparer ; il fit en particulier ce commentaire : " Par le nombre et la diversité des œuvres, par leur qualité esthétique et leur conservation, par leur originalité aussi (dominance d'espèces rares ailleurs), par la préservation du contexte, cette grotte est unique et d'une importance mondiale. C'est l'un des plus grands chefs d'œuvres de l'art préhistorique. A mon avis, elle devrait figurer en temps voulu sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO ".
Des mesures de protection furent prises immédiatement. Dès janvier 1995, des arrêtés préfectoraux interdirent l'accès de la grotte (l'accès sera définitivement prohibé - sauf autorisation spéciale - par un arrêté du 26 juin 1996) et autorisèrent l'Etat à occuper les terrains pendant cinq ans.
La grotte Chauvet fut inscrite à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques le 15 mai 1995, puis classée le 13 octobre 1995. Un projet d'inscription sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO est en cours.
1. Le jugement du juge de l'expropriation du tribunal de grande instance de Privas du 4 février 1997
Afin d'assurer de manière efficace la protection de la grotte et de ses abords, l'Etat proposa aux propriétaires d'acquérir leurs terrains à l'amiable. En l'absence d'accord, il engagea une procédure d'expropriation.
L'expropriation des terrains constituant la grotte fut déclarée d'utilité publique (l'enquête d'utilité publique avait été ouverte 23 juin 1995) et leur cessibilité à l'Etat fut prononcée par des arrêtés préfectoraux du 8 août 1995, et l'ordonnance d'expropriation fut prise le 20 octobre 1995.
L'Etat saisit le juge de l'expropriation du tribunal de grande instance de Privas en vue de la détermination de l'indemnisation. Dans des mémoires datés du 21 mai 1996, le préfet de l'Ardèche invita le juge à allouer les sommes suivantes à titre d'indemnités principales et de remploi : 2 770 francs (422,28 euros ; " EUR ") à M. Suly Ollier ; 12 450 francs (1 898 EUR) à M. Henri Helly ; 16 510 francs (2 517 EUR) aux consorts Peschier. Ces propositions étaient basées sur la valeur marchande des parcelles objets de l'expropriation. Elles ne prenaient pas en compte la présence de la grotte. Le préfet considérait notamment qu'il était généralement admis que l'expropriation du tréfonds ne générait pas de préjudice au propriétaire, sauf à démontrer la présence d'un sous-sol possédant une valeur d'utilité avérée ; or le fait que les terrains se trouvaient dans le site classé des abords du pont d'Arc et les dispositions de la loi du 27 septembre 1941 relative aux fouilles archéologiques faisaient obstacle à toute possibilité d'exploitation de la grotte.
De leur côté, les propriétaires demandaient que la présence de la grotte Chauvet soit prise en compte pour le calcul des indemnités, celle-ci étant la seule raison de l'expropriation dont ils faisaient l'objet. Ils réclamaient ensemble une somme globale de 87 500 000 francs (13 339 290 EUR), soit 70 000 000 de francs (10 671 431,20 EUR) au titre de l'indemnité principale et 17 500 000 de francs (2 667 858 EUR) au titre de l'indemnité de remploi. Ils parvenaient à ce montant en procédant à un rapprochement avec les modalités de la mutation de propriété dont la grotte de Lascaux avait été l'objet trois décennies auparavant, et en mettant en exergue l'originalité de la grotte Chauvet et son exceptionnelle valeur.
Dans son jugement du 4 février 1997, renvoyant à l'article L. 13-15 I du code de l'expropriation, le juge de l'expropriation rappela que les biens devaient être estimés selon leur usage effectif un an avant l'ouverture de l'enquête préalable à la déclaration d'utilité publique. Il considéra ensuite que la cavité devait être considérée comme un " gisement archéologique " susceptible de générer une plus-value au terrain de surface (la propriété du sol emportant la propriété du dessus et du dessous) dans la mesure où il était exploité ou exploitable. Il constata cependant que tel n'était pas le cas en l'espèce à la date de référence : d'une part, la cavité n'était alors pas connue ; d'autre part, elle ne pouvait être exploitée pour des raisons juridiques, compte tenu du classement du site de Pont d'Arc en zone protégée et non constructible, des arrêtés de protection pris en application de la législation sur les vestiges archéologiques, du classement à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques, et de la loi du 27 septembre 1941 susmentionnée, qui interdit aux particuliers toutes exploitations des gisements et impose une déclaration des découvertes aux autorités. Il en déduisit qu'il n'y avait pas de plus-value indemnisable, et que l'indemnité devait être limitée au prix du terrain, c'est-à-dire aux montants proposés par l'Etat.
2. L'arrêt de la cour d'appel de Nîmes du 19 janvier 1998 et l'arrêt de la Cour de cassation du 14 avril 1999
Saisie par les propriétaires, la cour d'appel de Nîmes confirma le jugement déféré par un arrêt du 19 janvier 1998, au motif que, bien qu'elle ait été connue à la date de l'ordonnance d'expropriation et qu'elle fît partie de la consistance des biens expropriés, la grotte Chauvet ne conférait aucune plus-value aux terrains en surface.
Sur pourvoi des propriétaires, la Cour de cassation, par un arrêt du 14 avril 1999, cassa et annula cet arrêt. Elle jugea qu'en statuant ainsi, la cour d'appel n'avait pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et avait violé l'article L. 13-13 du code de l'expropriation, aux termes duquel " les indemnités allouées doivent couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l'expropriation ". Elle renvoya cause et parties devant la cour d'appel de Toulouse.
3. L'arrêt de la cour d'appel de Toulouse du 26 mars 2001
Par un arrêt du 26 mars 2001, faisant droit aux prétentions des propriétaires, la cour d'appel de Toulouse condamna l'Etat à leur payer une indemnité principale de dépossession de 70 000 000 francs (10 671 431,20 EUR) et une indemnité de remploi de 17 500 000 francs (667 858 EUR).
Dans son arrêt, la cour d'appel souligna que les parois de la grotte Chauvet étaient ornées de plus de 500 signes, peintures et dessins datés de 30 000 ans environ, de la plus haute importance archéologique, tant en raison de leur diversité que de la qualité de la réalisation et de leur parfait état de conservation, dû au fait que le site n'avait sans doute pas été visité par des humains pendant des milliers d'années. Elle retint que le site était qualifié de " chapelle Sixtine " ou " cathédrale " de la préhistoire, certains historiens le considérant comme le plus bel ensemble de peintures rupestres connu dans le monde, et que les chercheurs considéraient qu'un siècle de découvertes attendait les archéologues dans les parties non encore explorées.
Ensuite, renvoyant à l'article 545 du code civil, la cour d'appel indiqua que, si l'indemnité d'expropriation devait permettre à l'exproprié de trouver une situation équivalente à celle qu'il avait avant l'expropriation, cela n'était pas possible en l'espèce puisqu'il n'existait pas de " marché des grottes ornées préhistoriques ". Elle en déduisit que pour évaluer le préjudice, il fallait chercher quelle aurait été la situation des expropriés s'ils n'avaient pas été dépossédés : en vertu des articles 544 et 552 du code civil, sauf prescriptions légales contraires, ils auraient pu jouir de leur fond, en disposer et faire en-dessous des constructions ou des fouilles et en tirer tous les produits qu'elles peuvent fournir. Ainsi, le préjudice résultait de la dépossession non seulement des terrains mais aussi de leur tréfonds, lequel constituait un patrimoine d'une " valeur historique, artistique, scientifique, culturelle et émotionnelle exceptionnelle ".
Selon la cour d'appel, l'article L. 13-15 du code de l'expropriation ne pouvant avoir pour effet de priver les propriétaires du bénéfice de l'article 522 du code civil, la nature du tréfonds devait être prise en considération même s'il n'était pas exploité à la date de référence. Par ailleurs, les servitudes affectant l'utilisation du site ne pouvaient priver les propriétaires du droit de jouir de leur patrimoine ou d'en disposer. La valeur des biens expropriés était ainsi constituée de la valeur des fruits que les propriétaires auraient pu en retirer ou du prix de vente qu'ils auraient pu en obtenir. Or, ils auraient pu du moins faire ce que faisait d'ores et déjà l'Etat c'est-à-dire, dans le respect du site, sous la surveillance de scientifiques et dans le cadre des normes de protection imposées, en commercialiser l'image ; ils auraient également pu vendre leur bien à une entreprise privée qui aurait elle-même exploité le droit à l'image. Elle jugea qu'un préjudice direct, matériel et certain résultait ainsi de l'expropriation, dont l'indemnisation devait être fixée en fonction de l'ampleur des profits dont les propriétaires auraient bénéficié s'ils avaient conservé leur bien. Prenant en compte l'engouement du public pour la grotte Chauvet, son caractère exceptionnel, son potentiel et ses spécificités, et procédant à une comparaison avec l'estimation dont la grotte de Lascaux avait fait l'objet au moment de sa donation à l'Etat, la cour d'appel jugea qu'il était cohérent d'évaluer le préjudice à quinze fois la valeur actualisée de cette dernière.
4. L'arrêt de la Cour de cassation du 15 février 2006
Saisie par l'Etat, la Cour de cassation cassa et annula l'arrêt de la cour d'appel de Toulouse. Elle constata que cette dernière avait alloué une indemnité aux parties expropriées alors qu'était en cours une instance relative à la propriété de la grotte (des personnes expropriés de terrains adjacents aux leurs avaient en effet saisi le juge civil d'une action tendant à se voir reconnaître la propriété de celle-ci), et que, bien qu'ayant relevé cette circonstance, elle avait retenu qu'il n'y avait pas de doute sérieux sur l'identité des propriétaires dépossédés des cavités. Elle jugea qu'en statuant ainsi, la cour d'appel n'avait pas tiré les conséquences légales de ses constatations et avait violé l'article L. 13-8 du code de l'expropriation en ce qu'il exigeait que le juge règle l'indemnité indépendamment de telles contestations. Elle renvoya cause et parties devant la cour d'appel de Lyon.
La procédure évoquée ci-dessus aboutira à la conclusion que les requérants - ou, selon les cas, leur auteur - étaient effectivement propriétaires de la grotte Chauvet avant l'expropriation (arrêt de la cour d'appel de Nîmes du 7 avril 2009).
5. L'arrêt de la Cour d'appel de Lyon du 10 mai 2007
Dans son arrêt du 10 mai 2007, la cour d'appel de Lyon confirma que, présente " dans le tréfonds des parcelles expropriés ", la grotte Chauvet faisait partie de la consistance des biens expropriés, et devait en conséquence être prise en considération dans la détermination du montant des indemnités.
Elle rechercha ensuite si, à la date de l'ordonnance de l'expropriation (le 20 octobre 1995), la présence de la grotte était de nature à apporter aux biens une plus-value. Elle constata à cet égard qu'ils faisaient alors l'objet de servitudes et contraintes administratives, résultant notamment : du classement en 1982 des abords du Pont d'Arc en application de la loi relative à la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque ; du plan d'occupation des sols de la commune de Vallon Pont d'Arc approuvé en 1993 ; de la procédure de classement de la grotte sur la liste des monuments historiques initiée en janvier 1995, et de son inscription à l'inventaire supplémentaire en mai 1995 ; d'arrêtés préfectoraux pris en janvier 1995, interdisant l'accès de la grotte et autorisant l'Etat à occuper les terrains pendant cinq ans ; de l'arrêté ministériel du 30 janvier 1995 déclarant d'utilité publique l'étude des vestiges archéologiques de la grotte ; de l'arrêté préfectoral du 15 mai 1995 délimitant un périmètre au sein duquel les travaux dans le sol et le sous-sol devaient faire l'objet d'une autorisation spéciale du Ministère de l'Environnement. Elle jugea toutefois que ces servitudes et contraintes n'avaient pas entraîné une interdiction absolue et permanente de l'exploitation la grotte, et qu'il n'avait pas été établi que l'exploitation était matériellement impossible. Ainsi, dès lors qu'elle pouvait faire l'objet d'une exploitation à la date de l'ordonnance d'expropriation, la présence de la grotte dans les tréfonds des terrains apportait à ceux-ci une plus-value devant être indemnisée.
La cour d'appel précisa ensuite que ne pouvaient être pris en compte pour l'évaluation de cette plus-value ni les bénéfices que la mise en valeur et l'exploitation de la grotte auraient pu procurer (sauf à indemniser un préjudice éventuel) ni l'indemnisation des droits résultant de la reproduction d'images de la grotte, celle-ci faisant l'objet d'une autre procédure. Elle statua comme il suit sur ce dernier point :
" (...) doit également être écartée de l'évaluation de la plus-value l'indemnisation des droits résultant de la reproduction d'images de la grotte, qui fait l'objet d'une instance distincte engagée par les expropriés, ainsi que ces derniers en conviennent dans leurs mémoires déposés devant la cour ".
Enfin, elle conclut ainsi sur l'indemnité :
" (...) Attendu que la référence faite par [les expropriés] à la décision qui a condamné l'Etat à payer au propriétaire d'un tableau de Van Gogh 145 000 000 francs pour la perte de possibilité de vendre le tableau à l'étranger en raison de son classement n'est pas pertinente dès lors qu'elle a trait à un bien de toute autre nature, et que la valeur d'un tableau est soumise aux fluctuations importantes du marché de l'art ; que l'Etat souligne à juste titre que le tableau remis en vente quatre ans plus tard en 1996 n'a pas trouvé preneur à 32 000 000 de francs.
Attendu que les seules références utiles doivent être recherchées dans des évaluations de biens similaires ; que la seule soumise aux débats concerne la grotte de Lascaux, qui a fait l'objet en 1972 d'une évaluation à 1 100 000 francs à l'occasion de sa donation à l'Etat ; qu'aucun élément ne permet de considérer qu'il s'agissait d'une évaluation de convenance ;
Que si la grotte Chauvet est d'une superficie plus grande que la grotte de Lascaux, si elle renferme des gravures et peintures rupestres remontant à plus de 30 000 ans dont l'état de conservation est remarquable, et si la grotte de Lascaux a souffert de ses exploitations, la référence à cette évaluation doit néanmoins être considérée comme pertinente s'agissant du seul bien de même nature, dès lors qu'il doit être tenu compte du fait que la grotte de Lascaux était aménagée, alors que tout projet d'exploitation de la grotte Chauvet nécessite des investissements importants et coûteux, qui influent nécessairement sur l'évaluation ;
Que cette référence conduit, en tenant compte d'une réactualisation à la date du jugement entrepris, à retenir une valeur de 4 000 000 francs, soit 609 796,07 euros ;
Attendu que la fixation de cette valeur apparaît également comme une juste indemnisation de la plus-value apportée aux terrains si on la compare à l'indemnité de 3 000 000 de francs versée par l'Etat aux inventeurs de la grotte, dans le cadre d'un protocole d'accord établi le 15 février 2000 (...) ".
La cour d'appel fixa l'indemnité principale de manière alternative : 613 652,50 EUR (la valeur des terrains de surface étant prise en compte) dans l'hypothèse où les intéressés seraient reconnus propriétaires de la grotte ; 3 856,43 EUR (soit la valeur des terrains de surface) dans l'hypothèse contraire. Elle ajouta une indemnité de remploi (25 % de l'indemnité principale), soit 153 413,13 EUR dans la première hypothèse et 964,11 EUR dans la seconde.
6. L'arrêt de la Cour de cassation du 18 novembre 2008
Par un arrêt du 18 novembre 2008, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par les requérants, au motif notamment que la cour d'appel de Lyon avait souverainement fixé le montant de l'indemnité d'expropriation.
Les requérants - ou, selon les cas, leur auteur - ayant été jugés propriétaires de la grotte Chauvet (arrêt de la cour d'appel de Nîmes du 7 avril 2009), ils se virent finalement octroyer une indemnité principale de 613 652,50 EUR et une indemnité de remploi de 153 413 ,13 EUR, soit 767 065,63 EUR au total.
B. Le droit interne pertinent
Les articles 544, 545 et 552 du code civil sont rédigés comme il suit :
Article 544
" Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. "
Article 545
" La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. "
Article 552
" La propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous.
Le propriétaire peut faire (...) au-dessous toutes les constructions et fouilles qu'il jugera à propos, et tirer de ces fouilles tous les produits qu'elles peuvent fournir, sauf les modifications résultant des lois et règlements relatifs aux mines, et des lois et règlements de police. "
Les articles L. 13-13 et L. 13-15 du code de l'expropriation sont ainsi libellés :
Article L. 13-13
" Les indemnités allouées doivent couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l'expropriation. "
Article L. 13-15
" I. - Les biens sont estimés à la date de la décision de première instance ; toutefois, et sous réserve de l'application des dispositions du II du présent article, sera seul pris en considération l'usage effectif des immeubles et droits réels immobiliers un an avant l'ouverture de l'enquête prévue à l'article L. 11-1 ou, dans le cas visé à l'article L. 11-3, un an avant la déclaration d'utilité publique (...). Il est tenu compte des servitudes et des restrictions administratives affectant de façon permanente l'utilisation ou l'exploitation des biens à la même date, sauf si leur institution révèle, de la part de l'expropriant, une intention dolosive.
(...) "
GRIEF
Invoquant l'article 1er du Protocole n° 1 à la Convention, les requérants se plaignent du montant de l'indemnisation versée en compensation de l'expropriation de leurs biens - ou, selon les cas, du bien de leur auteur -, qu'ils jugent sans rapport avec la valeur de ceux-ci.
EN DROIT
Les requérants dénoncent une violation de l'article 1er du Protocole n° 1, aux termes duquel :
" Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. (...) ".
Les requérants jugent l'indemnisation versée inadéquate au regard de la valeur considérable du bien exproprié. Ils estiment qu'aucune circonstance ne justifiait un remboursement inférieur à sa valeur marchande, soulignant que, contrairement à la thèse défendue par l'Etat devant le juge interne, les contraintes affectant le site n'en interdisaient pas toute exploitation commerciale. Ils considèrent que pour évaluer le " préjudice réel " il fallait, vu le caractère exceptionnel des dessins, peintures et gravures dont il était question, prendre en compte les prix que les travaux des artistes les plus réputés atteignent sur le marché de l'art. Ils donnent plusieurs exemples d'œuvres d'artistes tels que Chagall, Picasso ou Klimt, vendues à des prix allant de 3 600 000 USD et 104 000 000 EUR, et rappellent que la première juridiction de renvoi avait suivi un raisonnement de ce type et fixé les indemnités à plus de 11 000 000 EUR. Ils critiquent également le fait que le juge interne s'est fondé sur l'évaluation par l'Etat français de la grotte de Lascaux en 1972 ainsi que les modalités de cette évaluation, soulignant en particulier que la grotte de Lascaux est plus petite que la grotte Chauvet et que les gravures et peintures y figurant sont dégradées et moins anciennes. Selon eux, vu les caractéristiques de la grotte Chauvet, sa valeur vénale est 15 fois supérieure à celle de la grotte de Lascaux.
La Cour relève en premier lieu que les requérants ne contestent ni que les intéressés ont été privés de leur propriété " dans les conditions prévues par la loi " ni que l'expropriation dont il est question repose sur une " cause d'utilité publique ", comme l'exige l'article 1er du Protocole n° 1. S'agissant de ce dernier point, la Cour a déjà eu l'occasion de souligner que la préservation du patrimoine historique et culturel constitue un but légitime propre à justifier une expropriation (voir, notamment, Kozacýoðlu c. Turquie [GC], n° 2334/03, §§ 52-55, 19 février 2009). L'impérieuse nécessité de garantir la protection de la grotte Chauvet qui, en l'espèce, constitue la cause d'utilité publique, est au demeurant une évidence au vu de l'importance de ce site archéologique.
Ensuite, la Cour rappelle qu'une mesure portant atteinte au droit au respect des biens doit ménager un " juste équilibre " entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu ; en particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Ainsi, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive si elle ne s'accompagne pas du versement d'une somme raisonnablement en rapport avec la valeur des biens expropriés : un défaut total d'indemnisation ne saurait se justifier au regard de l'article 1 du Protocole n° 1 que dans des circonstances exceptionnelles. Cette disposition ne garantit cependant pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale : des objectifs légitimes " d'utilité publique " - dont la protection du patrimoine historique et culturel - peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur desdits biens (voir, notamment, Les saints monastères c. Grèce, série A n° 301-A, § 71, 9 décembre 1994, et Kozacýoðlu précité, §§ 63-64). Les Etats jouissent en la matière d'une marge d'appréciation, et le rôle de la Cour se limite à rechercher si les modalités qu'ils ont choisies n'excèdent pas celle-ci (voir, par exemple, Dervaux c. France, n° 40975/07, § 49, 4 novembre 2010, et Lallement c. France, n° 46044/99, § 18, 11 avril 2002).
En l'espèce, les requérants (ou, selon les cas, leur auteur) ont obtenu une indemnisation fixée à l'issue de la procédure devant le juge de l'expropriation à 767 065,63 EUR. Cette somme comprend une indemnité principale couvrant la valeur marchande des terrains expropriés et la plus-value que la grotte apporte à ceux-ci (évaluée à 609 796,07 EUR), ainsi qu'une indemnité de remploi, qui représente le montant des frais et droits que devraient supporter les expropriés pour reconstituer en nature leur patrimoine. Pour déterminer cette plus-value, le juge de l'expropriation s'est basé comparativement sur la valeur actualisée de la grotte de Lascaux telle qu'évaluée à l'occasion de sa donation à l'Etat en 1972 et a pris en compte l'indemnité versée aux trois découvreurs.
Ainsi, le juge de l'expropriation ne s'est pas borné à fixer l'indemnité à l'aune de la valeur vénale des seuls terrains, mais a pris en compte la plus-value générée par la présence de la grotte et, ce faisant, les caractéristiques spécifiques des biens expropriés (arrêt Kozacýoðlu précité, §§ 67-72).
S'agissant des modalités de fixation de l'indemnisation, en particulier de la détermination de la valeur de la grotte Chauvet, la Cour prend note de la critique formulée par les requérants, dirigée contre le fait que le juge de l'expropriation a pris pour référence la valeur (actualisée) retenue pour la grotte de Lascaux en 1972 plutôt que le prix atteint sur le marché de l'art par des œuvres majeures, les privant ainsi prétendument d'un remboursement correspondant à sa valeur marchande. Cette critique n'est toutefois pas fondée. En effet, il n'appartient pas à la Cour de se substituer aux juridictions internes pour déterminer la base sur laquelle l'indemnisation doit être évaluée (Liakopoulou c. Grèce, n° 20627/04, § 31, 24 mai 2006). Ensuite, s'il est vrai que c'est la valeur marchande des biens expropriés qui doit en principe servir de base à la détermination de l'indemnisation (voir, par exemple, Lallement précité, § 23, et Motais de Narbonne c. France, n° 48161/99, § 19, 2 juillet 2002), il faut prendre en compte le fait qu'eu égard à l'impératif de sa protection, inhérente à ses caractéristiques exceptionnelles, ainsi qu'aux contraintes légales dans lesquelles elle se trouve de ce fait insérée, la grotte Chauvet ne se prête pas à une évaluation marchande stricto sensu.
Enfin, la Cour constate que les indemnités ont été fixées à l'issue d'une procédure assurant une appréciation globale des conséquences de l'expropriation dans le cadre de laquelle les intéressés ont dûment été en mesure de défendre leurs droits (Efstathiou et Michaïlidis & Cie Motel Amerika c. Grèce, n° 55794/00, § 29, CEDH 2003-IX), et que le juge de l'expropriation a à cette fin mis en œuvre des critères qui n'apparaissent pas arbitraires (la Cour relève en particulier qu'il a pris soin d'actualiser le montant de référence).
Au vu de ce qui précède, la Cour considère que l'Etat défendeur n'a pas outrepassé sa marge d'appréciation et que les expropriés ont obtenu une somme raisonnablement en rapport avec la valeur des biens dont ils ont été dépossédés. Elle conclut que le " juste équilibre " devant être ménagé entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et la protection du droit au respect des biens n'a pas été rompu.
Il s'ensuit que la requête est manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et doit être rejetée en application de l'article 35 § 4.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Claudia Westerdiek, Greffière
Dean Spielmann, Président