Jurisprudence : CEDH, 10-11-2011, Req. 29681/08, MALLAH c/ FRANCE

CEDH, 10-11-2011, Req. 29681/08, MALLAH c/ FRANCE

A9119HZR

Référence

CEDH, 10-11-2011, Req. 29681/08, MALLAH c/ FRANCE. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/5630605-cedh-10112011-req-2968108-mallah-c-france
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Abstract

Après avoir constaté que le requérant, ressortissant français qui avait hébergé son gendre, ressortissant marocain, alors même qu'il connaissait sa situation irrégulière, les juridictions internes l'ont déclaré coupable d'aide au séjour irrégulier, tout en prononçant une dispense de peine par application des articles L. 622-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et 132-59 du Code pénal.



CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE MALLAH c. FRANCE

(Requête n° 29681/08)

ARRÊT

STRASBOURG

10 novembre 2011

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Mallah c. France,

La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Elisabet Fura, présidente,

Jean-Paul Costa,

Karel Jungwiert,

Mark Villiger,

Isabelle Berro-Lefèvre,

Ann Power-Forde,

Ganna Yudkivska, juges,

et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 octobre 2011,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 29681/08) dirigée contre la République française et dont un ressortissant marocain, M. El Houssine Mallah (" le requérant "), a saisi la Cour le 18 mai 2008 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (" la Convention ").

2. Le requérant est représenté par Me M. Tubiana, avocat à Paris. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Invoquant l'article 8 de la Convention, le requérant se plaint de ce que sa condamnation pénale aurait constitué une ingérence disproportionnée dans sa vie familiale.

4. Le 14 juin 2010, le président de la cinquième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

5. Le requérant, de nationalité marocaine, est né en 1957 et réside à Ajaccio.

6. Il réside régulièrement en France depuis plus de trente ans. Lui et son épouse hébergeaient leurs cinq enfants, dont F., âgée de vingt-deux ans, qui réside régulièrement en France depuis sa naissance.

7. Le 28 août 2003, F. se maria avec B.A., ressortissant marocain résidant au Maroc. Ils entreprirent des démarches afin que ce dernier puisse la rejoindre en France au titre du regroupement familial.

8. Le 10 décembre 2005, B.A. entra régulièrement en France avec un visa de trois mois pour retrouver F., qui résidait chez ses parents (le requérant et son épouse).

9. Le 10 mars 2006, après l'expiration de son visa, B.A. resta en France auprès de F. qui était alors enceinte.

10. Le 19 avril 2006, la police aux frontières de Corse du Sud reçut un courrier anonyme dénonçant la présence d'une personne sans papiers au domicile du requérant.

11. Le 25 avril 2006, à six heures, des policiers se présentèrent au domicile du requérant et effectuèrent une perquisition dans le cadre d'une enquête préliminaire diligentée par le procureur de la République d'Ajaccio. Ils placèrent B.A. et le requérant en garde à vue.

12. Le 18 mai 2006, le requérant refusa une mesure de composition pénale proposée par le procureur de la République. Le 24 juillet 2006, ce dernier fit citer le requérant devant le tribunal correctionnel d'Ajaccio le 8 septembre 2006 pour aide au séjour irrégulier d'un étranger, infraction prévue à l'article L. 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

13. Le 10 août 2006, B.A. et son épouse déposèrent une demande de regroupement familial.

14. Le 30 août 2006, le procureur de la République adressa au requérant un courrier l'informant qu'il avait décidé d'abandonner les poursuites à son encontre, eu égard à de nouveaux éléments portés à sa connaissance quant à la situation administrative de son gendre, B.A. Ce courrier se lit comme suit :

" Eu égard aux nouveaux éléments portés à ma connaissance, quant à la situation administrative de votre gendre, [B.A.], le délit d'aide au séjour irrégulier ne me paraît plus constitué. La procédure à votre encontre fait en conséquence l'objet d'une décision de classement sans suite à ce jour. "

15. Nonobstant ce courrier, le tribunal correctionnel, saisi de la citation du procureur de la République du 24 juillet 2006, rendit un jugement le 8 septembre 2006, dans lequel il déclara le requérant coupable du délit d'aide au séjour irrégulier d'un étranger et le dispensa de peine en raison de la cessation de l'infraction, en application de l'article 132-59 du code pénal.

16. Le 11 septembre 2006, le requérant interjeta appel du jugement.

17. Le 10 octobre 2006, la demande de regroupement familial de B.A. et de son épouse fut accueillie.

18. Le 14 novembre 2006, F. et B.A. eurent un fils.

19. Par un arrêt du 11 avril 2007, la cour d'appel de Bastia confirma le jugement, dispensant de peine le requérant au motif que son comportement avait été dicté uniquement par la générosité.

20. Le 12 avril 2007, le requérant se pourvut en cassation, dénonçant une violation de l'article 8 de la Convention.

21. Par un arrêt du 5 décembre 2007, la Cour de cassation déclara le pourvoi non admis.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

22. Les dispositions du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile telles qu'en vigueur au moment des faits se lisent comme suit :

Article L. 622-1

" Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d'un étranger en France sera punie d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 Euros. "

Article L. 622-4

" (...) Ne peut donner lieu à des poursuites pénales sur le fondement des articles L. 622-1 à L. 622-3 l'aide au séjour irrégulier d'un étranger lorsqu'elle est le fait :

1° Des ascendants ou descendants de l'étranger, de leur conjoint, des frères et sœurs de l'étranger ou de leur conjoint, sauf si les époux sont séparés de corps, ont un domicile distinct ou ont été autorisés à résider séparément ;

2° Du conjoint de l'étranger, sauf si les époux sont séparés de corps, ont été autorisés à résider séparément ou si la communauté de vie a cessé, ou de la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui ;

3° De toute personne physique ou morale, lorsque l'acte reproché était, face à un danger actuel ou imminent, nécessaire à la sauvegarde de la vie ou de l'intégrité physique de l'étranger, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ou s'il a donné lieu à une contrepartie directe ou indirecte. "

23. Extraits de la proposition de loi tendant à exclure les bénévoles et les associations du champ d'application du délit d'aide à l'entrée, à la circulation et au séjour irréguliers des étrangers en France (texte n° 291 (2008-2009), annexe au procès-verbal de la séance du 18 mars 2009).

" Le délit d'aide à l'entrée, à la circulation et au séjour irréguliers d'un étranger en France trouve son origine dans l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d'entrée et de séjour en France des étrangers. L'objectif légitime recherché était de lutter contre les réseaux organisés (passeurs, transporteurs, employeurs ...) qui aident, en contrepartie de sommes importantes, les étrangers à entrer ou à se maintenir illégalement sur le territoire (...)

Depuis, cette disposition a subi de nombreuses et profondes modifications. Les réformes législatives qui se sont succédées n'ont fait que renforcer tous les dispositifs de contrôle et de répression envers les étrangers sans épargner ceux qui, regroupés ou non en association, leur viennent en aide.

Un des symboles de cette tendance répressive est le tristement célèbre " délit de solidarité " défini, depuis la codification en 2003 de l'ordonnance de 1945, à l'article L. 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA).

C'est sur le fondement de cet article que de plus en plus de personnes ont pu se retrouver menacées de poursuites pénales, arrêtées, placées en garde à vue, mises en examen, pour avoir aidé des étrangers en situation irrégulière.

En effet, la politique du chiffre menée par le gouvernement en matière d'expulsion du territoire conduit à considérer comme des délinquants non seulement les étrangers en situation irrégulière mais également les personnes qui leur apportent une aide de façon désintéressée.

Ce délit ne vise donc plus seulement les réseaux mafieux qui profitent, à des fins lucratives, de la détresse des étrangers ; sont également visées les personnes physiques ou morales qui, par humanité, témoignent de leur solidarité et apportent leur soutien aux étrangers démunis, ce qui n'est pas acceptable.

Ce rôle humanitaire est indispensable face au dénuement dans lequel se trouvent ces personnes qui risquent leur vie pour fuir guerres, famines ou misère, et gagner un monde qu'elles espèrent meilleur.

Cette politique répressive menée en matière d'immigration tant au plan national qu'européen, loin de remédier à la question plus globale des migrations et qui n'a pas encore fait la preuve de son efficacité s'agissant du démantèlement de réseaux de passeurs, ne fait qu'aggraver la situation matérielle, sociale, juridique, des sans papiers (...) "

24. L'article 132-59 du code pénal est ainsi libellé :

" La dispense de peine peut être accordée lorsqu'il apparaît que le reclassement du coupable est acquis, que le dommage causé est réparé et que le trouble résultant de l'infraction a cessé.

La juridiction qui prononce une dispense de peine peut décider que sa décision ne sera pas mentionnée au casier judiciaire.

La dispense de peine ne s'étend pas au paiement des frais du procès. "

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

25. Le requérant dénonce une violation de l'article 8 de la Convention, qui se lit comme suit :

" 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. "

26. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.

A. Sur l'applicabilité de l'article 8

27. S'appuyant sur la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement soutient que la requête est irrecevable pour incompatibilité ratione materiae (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, série A n° 94, Affaire " relative à certains aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique " c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, p. 33, § 7, série A n° 6, et Slivenko c. Lettonie [GC], n° 48321/99, § 94, CEDH 2003 X). Selon lui, la relation invoquée par le requérant n'entre pas dans la définition de la " vie familiale " donnée par la Cour qui restreint cette notion à la cellule formée par le père, la mère et les enfants mineurs. Or, en l'espèce, les liens familiaux invoqués par le requérant sont ceux qui unissent un beau-père et son gendre. Le Gouvernement précise que ce dernier s'est marié avec la fille du requérant en 2003, qu'il est arrivé en France à la fin de l'année 2005 et qu'il n'a séjourné qu'un peu plus de trois mois chez le requérant. Il n'existerait aucun lien de dépendance direct entre le requérant et son gendre.

28. Selon le requérant, la jurisprudence citée par le Gouvernement n'est pas pertinente.

29. Conformément à sa jurisprudence, la Cour relève que la question de l'existence ou de l'absence d'une " vie familiale " est d'abord une question de fait, qui dépend de l'existence de liens personnels étroits (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A n° 31, et K. et T. c. Finlande [GC], n° 25702/94, § 150, CEDH 2001-VII).

30. La Cour rappelle que la notion de " famille " visée par l'article 8 ne se borne pas aux seules relations fondées sur le mariage, mais peut englober d'autres liens " familiaux " de facto, lorsque les parties cohabitent en dehors de tout lien marital (voir, entre autres, Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 55, série A n° 112, Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 44, série A n° 290, Kroon et autres c. Pays-Bas, 27 octobre 1994, § 30, série A n° 297 C, et X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1997 II).

31. En l'espèce, la Cour relève ainsi qu'il ressort du dossier que le requérant et son épouse hébergeaient leurs cinq enfants, dont F., ainsi que leur gendre B.A. Dès lors que ce dernier résidait sous le toit familial avec le requérant, fait qui constitue d'ailleurs l'objet du litige, que F. et B.A. étaient mariés depuis deux ans, qu'ils avaient entrepris des démarches administratives au titre du regroupement familial et enfin, qu'ils attendaient un enfant, la Cour considère que l'existence d'un lien familial entre le requérant et son gendre B.A. est établi. L'article 8 est donc applicable en l'espèce.

32. La Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

33. Le requérant soutient que sa condamnation porte atteinte au respect de sa vie familiale. Il explique qu'au moment des faits son épouse et lui-même hébergeaient leur fille et qu'ils ont accueilli à leur domicile l'époux de celle-ci, lequel était alors autorisé à rester sur le territoire français pour une durée de trois mois afin qu'ils puissent avoir une vie commune. Le requérant fait également état de circonstances particulières. Il indique que sa fille était enceinte, que sa grossesse présentait des complications médicales et que des démarches administratives au titre du regroupement familial étaient en cours. Il ajoute que B.A. n'est resté sur le territoire français que pour être aux côtés de son épouse enceinte et malade, et qu'il a vécu au domicile du requérant pour l'unique raison que son épouse y habitait. Le requérant ajoute que les faits tendaient vers un classement sans suite en raison du lien de parenté entre lui-même et B.A. et de la régularisation de la situation de ce dernier, ce que la position du ministère public confirme.

34. Le Gouvernement soutient que la condamnation pénale du requérant a été prononcée sur le fondement de l'article L. 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et qu'elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de l'ordre public et la prévention des infractions pénales. Il ajoute que la mesure litigieuse était proportionnée au but recherché. Le Gouvernement rappelle à cet égard que le législateur a prévu des immunités pour les membres de la famille proche de l'étranger à l'article L. 622-4 du code précité. Il souligne qu'en l'espèce le requérant ne rentrait pas dans le cadre des immunités et que le mobile qu'il a invoqué, à savoir la solidarité familiale, est indifférent, dès lors qu'il n'est pas couvert par une immunité pénale offerte par la loi.

35. La Cour rappelle que l'article 8 de la Convention tend pour l'essentiel à prémunir l'individu contre d'éventuelles ingérences arbitraires des pouvoirs publics. Il engendre de surcroît des obligations positives inhérentes à un " respect " effectif de la vie familiale. Dans un cas comme dans l'autre, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l'individu et de la société dans son ensemble.

36. En l'espèce, la Cour observe qu'après avoir constaté que le requérant avait hébergé son gendre B.A. alors même qu'il connaissait sa situation irrégulière, les juridictions internes l'ont déclaré coupable d'aide au séjour irrégulier, tout en prononçant une dispense de peine, par application des articles L. 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ci-après CESEDA) et 132-59 du code pénal (voir paragraphes 22 et 24 ci-dessus).

37. Elle constate que les parties s'accordent sur le fait que la condamnation pénale du requérant constitue une ingérence au sens de l'article 8. La Cour partage ce point de vue.

38. Elle relève que cette ingérence était prévue par l'article L. 622-1 du CESEDA et qu'elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de l'ordre public et la prévention des infractions pénales.

39. Reste donc à déterminer si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts en présence, étant rappelé que les autorités nationales jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour se prononcer sur la nécessité, dans une société démocratique, d'une ingérence dans l'exercice d'un droit protégé par l'article 8 et sur la proportionnalité de la mesure en question au but légitime poursuivi (Slivenko c. Lettonie [GC], n° 48321/99, § 113, CEDH 2003-X et Berrehab c. Pays-Bas, 21 juin 1988, série A n° 138, § 28).

40. La Cour constate qu'en créant le délit d'aide à l'entrée, à la circulation et au séjour irréguliers d'un étranger en France, l'objectif du législateur était de lutter contre l'immigration clandestine et les réseaux organisés tels que les passeurs qui aident, en contrepartie de sommes importantes, les étrangers à entrer ou à se maintenir illégalement sur le territoire (voir paragraphe 23 ci-dessus). Elle note qu'un mécanisme d'impunité légale a été prévu pour les membres de la famille les plus proches de l'étranger en situation irrégulière, à savoir les ascendants de l'étranger, ses descendants, ses frères et sœurs, ainsi que son conjoint ou la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui (voir paragraphe 22 ci-dessus). Toutefois, en l'espèce, il faut constater qu'en dépit du lien familial qui l'unit à son gendre, le requérant n'entrait pas dans la catégorie des personnes fixée par la loi et ne pouvait donc bénéficier de l'immunité pénale. A l'instar du Gouvernement, la Cour relève que le délit étant constitué au regard de la loi, qui est au demeurant suffisamment claire et prévisible, les juridictions internes ne pouvaient que statuer dans le sens de la responsabilité pénale du requérant. Cependant, tenant compte des circonstances particulières de l'espèce et du comportement du requérant qui n'avait été dicté uniquement par la générosité, les juridictions ont assorti la déclaration de culpabilité d'une dispense de peine, par application de l'article 132-59 du code pénal. Le procureur de la République avait décidé le classement sans suite de l'affaire (voir paragraphe 14 ci-dessus). Dès lors, la Cour estime que les autorités ont ménagé un juste équilibre entre les divers intérêts en présence, à savoir la nécessité de préserver l'ordre public et de prévenir les infractions pénales d'une part, et de protéger le droit du requérant au respect de sa vie familiale, d'autre part.

41. Partant, la mesure prise à l'égard du requérant n'a pas porté une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie familiale. De surcroît, elle n'a eu que des conséquences limitées sur son casier judiciaire.

42. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l'unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par six voix contre une, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 novembre 2011, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia Westerdiek, Greffière

Elisabet Fura, Présidente


Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente de la juge Ann Power-Forde.


OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE POWER-FORDE

(Traduction)

Je ne partage pas l'opinion de la majorité en l'espèce. J'estime en effet qu'il y a eu violation des droits que le requérant tire de l'article 8. Il ressort du dossier que ce dernier, qui réside en France depuis plus de 30 ans, est père de cinq enfants qu'il a élevés dans ce pays depuis leur naissance. En 2003, sa fille F. épousa un ressortissant marocain. Peu après, le couple demanda aux autorités françaises le regroupement familial. L'époux de F. entra régulièrement sur le territoire français en 2005, muni d'un visa de trois mois. En mars 2006, après l'expiration de son visa, il resta en France auprès de la famille de son épouse alors que celle-ci était enceinte et que sa grossesse connaissait des complications médicales.

Un matin, à 6 heures, le requérant reçut à son domicile la visite de la police, qui avait reçu un courrier anonyme. Soupçonné d'héberger un étranger en séjour irrégulier sur le territoire de l'Etat défendeur - une infraction relevant de l'article L.622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers -, il fut interrogé à ce sujet. Peu après, la police l'emmena, lui et son gendre, hors du domicile familial puis les mit en garde à vue. Par la suite, le requérant fut poursuivi pour cette même infraction prévue à l'article L.622-1. Au bout du compte, il fut reconnu coupable des faits qui lui étaient reprochés alors que, parallèlement, les autorités avaient finalement examiné et accepté la demande de regroupement familial formée par son gendre.

Le dossier montre que l' " ingérence " commise en l'espèce par les autorités dans la vie familiale du requérant n'était pas proportionnée et, à mon sens, l'Etat défendeur n'est pas parvenu à établir en quoi une ingérence aussi grave aurait été " nécessaire dans une société démocratique ". Alors que l' " étranger " en question était son gendre qui logeait au domicile familial à une époque où son épouse connaissait une grossesse difficile, le requérant - son beau-père - a pourtant été considéré par les autorités comme un criminel et traité comme tel. Il fut dérangé au petit matin par la police puis interrogé, arrêté, mis en garde à vue, poursuivi dans le cadre d'une procédure qui dura 20 mois, avant d'être finalement reconnu coupable d'une infraction pénale. La majorité n'y a vu aucune ingérence disproportionnée dans la vie familiale de l'intéressé qui aurait été constitutive d'une violation de l'article 8 de la Convention. Je ne puis me rallier à elle.

Avec le respect que je dois à mes collègues de la majorité, leur raisonnement repose sur une conception plutôt " positiviste " de la loi en question. Elle s'est contentée de relever que le lien familial entre le requérant et son gendre n'entrait pas dans les catégories fixées par la loi et qu'il n'avait donc pas pu bénéficier d'une impunité pénale (§ 40). Pour elle, un juste équilibre avait été ménagé du seul fait que la condamnation du requérant n'avait été assortie d'aucune peine, autrement dit parce que la dispense de peine prononcée par application de l'article 132-59 du code pénal avait atténué les conséquences de sa condamnation.

Contrairement à la majorité, j'estime que, de par sa gravité, l'ingérence en l'espèce était totalement disproportionnée et qu'il n'a pas été établi qu'elle fût nécessaire dans une société démocratique. On peut en effet se demander en quoi il y avait un " besoin social impérieux " d'arrêter, d'incarcérer, de poursuivre et de condamner le requérant comme un criminel. Quel danger ou risque avait-il fait courir à la société en permettant à son gendre de rester sous son toit alors que l'épouse de celui-ci, sa fille, connaissait une grossesse difficile et qu'une demande de regroupement familial avait été adressée aux autorités et était en cours d'examen ?

Une dernière observation semble s'imposer. Si, de manière générale, les lois en matière d'immigration peuvent poursuivre des buts légitimes, y compris notamment la prévention du trafic d'êtres humains, les dispositions de l'article L.622-1, dont il avait été donné application en l'espèce, sont particulièrement étendues dans leur portée. Cet article prévoit que toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d'un étranger en France sera punie d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 Euros . Son interprétation et son application dans le cas du requérant mettent en lumière, selon moi, le caractère globalement problématique de cette loi et montrent à l'évidence qu'une modification du texte s'impose de manière à ce qu'une réponse proportionnée puisse être apportée et un juste équilibre ménagé dans chaque cas d'espèce.

La législation en question a fait l'objet de nombreuses critiques et opinions négatives, notamment de la part d'organes tels que la Commission nationale consultative des droits de l'homme. A mon sens, ses dispositions sont libellées de manière tellement vague et générale que la " qualité de la loi " peut être mise en cause dans le cadre d'un examen conduit sur le terrain de l'article 8 de la Convention. Il apparaîtrait que, dès lors qu'il est établi qu'une personne - n'importe qui - a, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter le séjour irrégulier d'un immigré en France, les conditions de l'infraction ont été réunies, appelant une condamnation. Mais que veut dire " aider " ou " faciliter " le séjour irrégulier d'un immigré ? Lui acheter une carte téléphonique grâce à laquelle il pourra appeler chez lui, lui offrir un pull-over chaud ou un bol de soupe en hiver ou l'héberger un soir de Noël , est-ce " aider " ou " faciliter " - directement ou indirectement - son séjour en France ? Rien dans la législation n'indique le contraire ni ne permet au juge de tenir compte de motifs humanitaires lorsqu'il statue sur la culpabilité d'une personne poursuivie sur la base de ces dispositions. La condamnation du requérant en l'espèce en est une illustration et montre que la qualité de la loi en cause est pour le moins problématique. A mes yeux, ses dispositions trop générales et sans nuances sont incompatibles avec le respect des droits de l'homme dans un Etat régi par la prééminence du droit.

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