CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête n° 25797/14
Marie-Antoinette KOFFI contre la FRANCE
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant le 19 mai 2015 en un comité composé de :
Ganna Yudkivska, présidente,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki, juges,
et de Milan Blako, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 28 mars 2014,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. La requérante, Mme Marie-Antoinette Koffi, est une ressortissante ivoirienne née en 1972 et résidant à Saint-Germain-en-Laye. Elle est représentée devant la Cour par Me Méhana Mouhou, avocat à Rouen.
A. Les circonstances de l'espèce
2. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par la requérante, peuvent se résumer comme suit.
3. La requérante était en situation irrégulière en France jusqu'au 18 novembre 2009.
4. La requérante fut victime de viols en 2006. Par un arrêt du 7 mai 2009 la cour d'assises des Hauts-de-Seine condamna son agresseur à quinze ans de réclusion criminelle et à l'interdiction du territoire français, ainsi qu'au paiement de 15 000 EUR à la requérante en réparation de son préjudice moral.
5. Le 31 décembre 2008, la requérante avait saisi la commission d'indemnisation des victimes d'infractions du tribunal de grande instance de Versailles en application de l'article 706-3 du code de procédure pénale. Sa demande fut rejetée par une décision du 26 mars 2010 au motif qu'elle ne résidait pas régulièrement sur le territoire français au moment des faits ou de la demande. L'accès à ce mécanisme n'était alors ouvert aux victimes étrangères qu'à condition qu'elles soient ressortissantes d'un État membre de l'Union européenne ou qu'elles soient en séjour régulier en France au jour des faits ou de la demande, et à condition que les faits aient été commis sur le territoire national.
6. Par un arrêt du 5 avril 2012, la cour d'appel de Versailles infirma cette décision au motif que la requérante avait produit un récépissé de demande de carte de séjour délivré le 4 décembre 2009, valable du 24 juillet 2008 au 23 juillet 2009, et qu'elle devait donc être considérée comme étant en séjour régulier à la date du dépôt de sa demande.
7. Le fonds de garantie des victimes d'actes de terrorismes et autres infractions se pourvut en cassation. Il faisait valoir ce qui suit : premièrement, que l'objet du litige était déterminé par les prétentions respectives des parties, et que la requérante avait admis, dans ses conclusions d'appel, être en situation irrégulière lorsqu'elle avait saisi la commission d'indemnisation des victimes d'infractions ; deuxièmement, qu'en retenant qu'il était expressément indiqué que le récépissé de demande de carte de séjour était valable du 24 juillet 2008 au 23 juillet 2009, la cour d'appel avait dénaturé ce document ; troisièmement que ce document ne pouvait avoir pour effet de régulariser rétroactivement la situation de la requérante.
8. La requérante, qui était représentée par un avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, ne formula pas dans son mémoire en défense les griefs dont elle entend présentement saisir la Cour.
9. Par un arrêt du 3 octobre 2013, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation cassa sans renvoi l'arrêt déféré au motif que la cour d'appel avait dénaturé les termes clairs et précis du récépissé, lequel ne portait pas régularisation rétroactive du séjour de la requérante, et déclara la demande de cette dernière irrecevable.
B. Le droit et la pratique internes pertinents
10. À l'époque des faits de la cause, l'article 706-3 du code de procédure pénale était ainsi rédigé :
" Toute personne ayant subi un préjudice résultant de faits volontaires ou non qui présentent le caractère matériel d'une infraction peut obtenir la réparation intégrale des dommages qui résultent des atteintes à la personne, lorsque sont réunies les conditions suivantes :
1° Ces atteintes n'entrent pas dans le champ d'application de l'article 53 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2001 (n° 2000-1257 du 23 décembre 2000) ni de l'article L. 126-1 du code des assurances ni du chapitre Ier de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation et n'ont pas pour origine un acte de chasse ou de destruction des animaux nuisibles ;
2° Ces faits :
- soit ont entraîné la mort, une incapacité permanente ou une incapacité totale de travail personnel égale ou supérieure à un mois ;
- soit sont prévus et réprimés par les articles 222-22 à 222-30, 225-4-1 à 225-4-5 et 227-25 à 227-27 du code pénal ;
3° La personne lésée est de nationalité française. Dans le cas contraire, les faits ont été commis sur le territoire national et la personne lésée est :
- soit ressortissante d'un État membre de la Communauté économique européenne ;
- soit, sous réserve des traités et accords internationaux, en séjour régulier au jour des faits ou de la demande.
La réparation peut être refusée ou son montant réduit à raison de la faute de la victime ".
GRIEFS
11. Invoquant l'article 3 de la Convention, la requérante dénonce une double atteinte à sa dignité, résultant des viols dont elle a été victime et du fait que la commission d'indemnisation des victimes d'infractions a rejeté sa demande au motif qu'elle ne résidait pas régulièrement en France au moment de celle-ci ou au moment des faits.
12. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, la requérante soutient que le rejet de sa demande d'indemnisation pour un tel motif porte atteinte à son droit à un tribunal.
13. Invoquant l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 et avec l'article 1 du Protocole n° 12, la requérante soutient que le rejet de sa demande d'indemnisation pour un tel motif est discriminatoire.
EN DROIT
14. La requérante se plaint de violations des articles 3 et 6 § 1 de la Convention, ainsi que de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 et 1 du Protocole n° 12. Ces dispositions sont ainsi libellées :
Article 3 de la Convention
" Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. "
Article 6 § 1 de la Convention
" Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) "
Article 14 de la Convention
" La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. "
Article 1 du Protocole n° 1
" Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. "
Article 1 du Protocole n° 12
" 1. La jouissance de tout droit prévu par la loi doit être assurée, sans discrimination aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.
2. Nul ne peut faire l'objet d'une discrimination de la part d'une autorité publique quelle qu'elle soit fondée notamment sur les motifs mentionnés au paragraphe 1. "
15. La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes. La finalité de cette disposition est de ménager aux États contractants l'occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. Ainsi, les griefs dont on entend la saisir doivent d'abord être soulevés, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées (voir, parmi de nombreux autres arrêts et décisions, Civet c. France [GC], n° 29340/95, § 41, CEDH 1999-VI).
16. La Cour constate que la requérante n'a pas préalablement saisi la Cour de cassation des griefs qu'elle développe devant elle. Certes, ayant obtenu gain de cause en appel, la requérante n'était pas demandeur en cassation. Elle avait cependant la possibilité de faire valoir dans son mémoire en défense que, dans le cas où la cassation demandée par la partie adverse interviendrait, un refus d'indemnisation fondé sur le motif retenu par la commission d'indemnisation des victimes d'infractions emporterait violation des dispositions précitées. La Cour en déduit qu'ayant omis de procéder de la sorte, la requérante n'a en tout état de cause pas épuisé les voies de recours internes.
17. Il s'ensuit que la requête doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 11 juin 2015.
Milan Blako, Greffier adjoint
Ganna Yudkivska, Présidente