CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête n° 12686/10
Jean-Louis BARRAS contre la FRANCE
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant le 17 mars 2015 en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Botjan M. Zupancic,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 22 février 2010,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Le requérant, M. Jean-Louis Barras, est un ressortissant français né en 1949 et résidant à Beuvron en Auge. Il est représenté devant la Cour par Me Dominique Foussard, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
A. Les circonstances de l'espèce
2. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
3. Les époux V. étaient gardiens salariés d'une ferme appartenant à la grand-mère du requérant. Ils bénéficiaient dans le cadre de leur contrat, de la mise à disposition d'une maison d'habitation. En 1960, la grand-mère du requérant mit fin à leur relation de travail mais autorisa les époux V. à y demeurer à titre gracieux leur vie durant.
4. Au décès de la mère du requérant (qui avait hérité de cette maison), le mari de celle-ci et le requérant devinrent respectivement usufruitier et nu propriétaire de cette maison. Souhaitant y loger le fils du requérant, ils décidèrent en 2000 de mettre un terme au prêt à usage dont bénéficiaient les époux V. Ces derniers ayant refusé de libérer les lieux, le requérant et son père les assignèrent devant le tribunal de grande instance de Lisieux aux fins d'obtenir leur expulsion.
5. Le tribunal de grande instance de Lisieux fit droit à leur demande par un jugement du 8 février 2001. Cependant, saisie par les époux V., la cour d'appel de Caen infirma ce jugement par un arrêt du 3 septembre 2002. Renvoyant aux articles 1888 et 1889 du code civil, elle jugea, au vu en particulier des situations économiques respectives des époux V. et du requérant, que les premiers avaient " un besoin de l'immeuble plus pressant ". Elle conclut également qu'il n'était pas établi que l'immeuble souffrait d'un défaut d'entretien imputable aux époux V. Estimant que cet arrêt était conforme aux principes qui se dégageaient alors de la jurisprudence de la Cour de cassation, le requérant et son père décidèrent de ne pas former de recours devant cette juridiction.
6. La Cour de Cassation, après avoir fait évoluer sa jurisprudence, décida par un arrêt du 3 février 2004 qu'un prêt à usage à durée indéterminée pouvait être résilié à tout moment, que le besoin de l'emprunteur ait cessé ou non (paragraphe 16 ci-dessous).
7. Le 28 janvier 2005, le requérant et son père assignèrent une nouvelle fois les époux V. devant le tribunal de grande instance de Lisieux. D'après le jugement rendu par cette juridiction le 23 mars 2006 (ci-dessous), ils entendaient " demander la résiliation du prêt à usage pour défaut d'entretien par les occupants " ainsi que l'expulsion de ces derniers. Ils se fondaient sur un rapport d'expertise déposé le 21 septembre 2004.
8. Le tribunal de grande instance de Lisieux débouta le requérant et son père par un jugement du 23 mars 2006, au motif que les époux V. n'avaient pas manqué à leur obligation d'entretien.
9. Par un arrêt du 30 octobre 2007, la cour d'appel de Caen infirma ce jugement et déclara le requérant et son père irrecevables en leur demande. Elle constata tout d'abord que, par son arrêt du 3 septembre 2002, " quels que soient les motifs pour lesquels cette décision [avait] été prise, [elle les avait] déboutés (...) de leur demande en expulsion des époux V., tant sur le moyen de la précarité de leur titre que sur celui du projet de loger l'un d'entre eux dans cette maison ", et que les époux V. faisaient valoir qu'ayant été déboutés, le requérant et son père ne pouvaient présenter les mêmes demandes. Elle constata ensuite ce qui suit :
" (...) Attendu que l'expert a relevé quelques défauts d'entretien à l'encontre des époux [V.] sur les embellissements des pièces et les boiseries ; qu'il s'agit de défauts anciens (...) ; que l'entretien était d'ailleurs difficile à compter de 1999, en l'état des dégâts occasionnés par la tempête à la toiture ; qu'en tout état de cause, ce défaut ne présente aucune nouveauté depuis l'arrêt de 2002 ; qu'ainsi, l'expertise diligentée ne permet pas de retenir un défaut d'entretien justifiant une résiliation du commodat postérieurement à l'arrêt du 3 septembre 2002 ".
10. Le requérant se pourvut en cassation. Il soutenait en particulier qu'à supposer que la cour d'appel ait entendu opposer la fin de non-recevoir tirée de la nécessité de concentrer les moyens invoqués à l'appui d'une demande dès la première instance, issue de l'arrêt de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation du 7 juillet 2006 (paragraphe 19 ci-dessous), il y aurait là une violation de l'article 6 § 1 de la Convention. Il déduisait cette conclusion du fait que sa demande était fondée sur une cause (le droit de résiliation unilatéral du prêteur) distincte de celle (le besoin pressant et imprévu du prêteur de reprendre son bien) de la demande d'expulsion qui avait été rejetée le 3 septembre 2002 par la cour d'appel de Caen. Il ajoutait qu'opposer cette fin de non-recevoir avait aussi pour effet de priver le prêteur de toute possibilité de reprendre le bien donné en commodat, en violation notamment de l'article 1 du Protocole n° 1. Il soutenait également que l'autorité de la chose jugée ne pouvait faire obstacle à ce que la partie précédemment déboutée se prévale d'un élément nouveau, pouvant notamment résider dans un revirement de jurisprudence. Or tel était selon lui la situation en sa cause : à la date du premier arrêt de la cour d'appel de Caen (le 3 septembre 2002), le droit de résiliation unilatéral du prêteur était exclu même si le prêt était à durée indéterminée ; depuis l'arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 3 février 2004, le prêteur peut résilier le prêt à tout moment dès lors qu'il est à durée indéterminée, peu important que le besoin de l'emprunteur n'ait pas cessé. Il estimait en conséquence qu'en déclarant sa demande irrecevable nonobstant ce fait nouveau, la cour d'appel de Caen avait violé l'article 6 § 1 de la Convention.
11. La Cour de cassation (première chambre civile) rejeta le pourvoi par un arrêt du 24 septembre 2009 ainsi motivé :
" (...) attendu qu'il incombe au demandeur de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci ; que l'arrêt attaqué, constatant que les consorts Barras avaient été déboutés de leur demande d'expulsion des époux [V.] par arrêt du 3 septembre 2002, n'a pu qu'en déduire, en l'absence de faits nouveaux venus modifier la situation ainsi antérieurement reconnue en justice, et sans encourir les griefs de violation de l'article 6 § 1 de la Convention (...) et de l'article 1 du Protocole additionnel n° 1 ( ...), qu'ils étaient irrecevables en leurs prétentions tendant aux mêmes fins puisqu'ils entendaient à nouveau obtenir, en se fondant en particulier sur le droit de résiliation unilatérale reconnu au prêteur lorsque le prêt est à durée indéterminée, la résiliation du contrat liant les parties et l'expulsion des époux [V.] (...). "
B. Le droit interne pertinent
1. Le prêt à usage, ou commodat
12. Le prêt à usage est un contrat par lequel l'une des parties livre une chose à l'autre pour s'en servir, à charge par le preneur de la rendre après s'en être servi (article 1875 du code civil).
13. Il résulte de l'article 1888 du code civil que le prêteur ne peut retirer la chose prêtée qu'après le terme convenu, ou, à défaut de convention, qu'après qu'elle a servi à l'usage pour lequel elle a été empruntée. L'article 1889 précise toutefois que, si, pendant ce délai, ou avant que le besoin de l'emprunteur ait cessé, il survient au prêteur un " besoin pressant et imprévu " de sa chose, le juge peut, suivant les circonstances, obliger l'emprunteur à la lui rendre.
14. Il fut longtemps admis que le prêteur avait le droit de résilier unilatéralement le contrat. La Cour de cassation a toutefois jugé en 1993 qu'en cas de prêt à usage à durée indéterminée, le prêteur ne pouvait retirer la chose prêtée qu'après qu'elle eut servi à l'usage pour lequel elle avait été empruntée, le juge pouvant cependant obliger l'emprunteur à la rendre si le prêteur en avait un " besoin pressant et imprévu " (voir, par exemple, première chambre civile, 3 février 1993, Bulletin 1993 I n° 62).
15. La Cour de cassation procéda à un revirement de jurisprudence en 1998. Elle jugea alors que " l'obligation pour le preneur de rendre la chose prêtée après s'en être servi est de l'essence du commodat " et que, par suite, " lorsqu'aucun terme n'a été convenu pour le prêt d'une chose d'un usage permanent, sans qu'aucun terme naturel soit prévisible, il appartient au juge de déterminer la durée du prêt " (Première chambre civile, 12 novembre 1998, Bulletin 1998 I n° 312 ; voir cependant : troisième chambre civile, 4 mai 2000, Bulletin 2000 III n° 97).
16. En 2004, procédant à un nouveau revirement de jurisprudence (Première chambre civile, 3 février 2004, Bulletin 2004 I n° 34), elle jugea ce qui suit :
" (...) Attendu que l'obligation pour le preneur de rendre la chose prêtée après s'en être servi est de l'essence du commodat ; que lorsqu'aucun terme n'a été convenu pour le prêt d'une chose d'un usage permanent, sans qu'aucun terme naturel soit prévisible, le prêteur est en droit d'y mettre fin à tout moment, en respectant un délai de préavis raisonnable (...) ".
2. L'autorité de la chose jugée
17. L'article 1351 du code civil est ainsi libellé :
" L'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité. "
18. La Cour de cassation en avait déduit que l'autorité de la chose jugée ne faisait pas obstacle au renouvellement d'une demande formée à l'encontre d'un même défendeur et pour le même objet mais sur un fondement différent (voir, par exemple, deuxième chambre civile, 3 juin 2004, Bulletin 2004 II n° 264, et chambre sociale, 24 mai 2006, Bulletin 2006 V n° 185).
19. Toutefois, par un arrêt du 7 juillet 2006 (Bulletin 2006 Assemblée plénière n° 8), l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a retenu qu' " il incomb[ait] au demandeur de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estim[ait] de nature à fonder celle-ci ". Elle a en conséquence jugé que la cour d'appel dont l'arrêt était soumis à son examen avait exactement déduit du fait que la demande dont elle était saisie tendait à la même fin que la demande originaire formée entre les mêmes parties, que le demandeur ne pouvait être admis à contester l'identité de cause des deux demandes en invoquant un fondement juridique qu'il s'était abstenu de soulever en temps utile et que la seconde demande se heurtait en conséquence à la chose précédemment jugée relativement à la même contestation.
GRIEFS
20. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint qu'on ait appliqué à sa demande le principe issu du revirement de jurisprudence opéré par la Cour de cassation le 7 juillet 2006, selon lequel une partie ne peut, pour contester l'identité de cause avec une demande en justice antérieure et échapper à l'autorité de la chose jugée, invoquer un fondement juridique qu'elle s'était abstenue de soulever dans le cadre de l'instance relative à sa première demande. Il souligne qu'il en résulte qu'une demande en justice est irrecevable dès lors qu'elle a le même objet qu'une demande précédemment formulée, même si elle est fondée sur une autre cause juridique. Il estime que son droit d'accès à un tribunal et son droit à un procès équitable ont été violés pour trois raisons: premièrement, parce qu'il a été fait application de cette règle alors que la première procédure qu'il a conduite s'est achevée avant le 7 juillet 2006 ; deuxièmement, parce qu'il s'est ainsi trouvé privé du bénéfice du revirement de jurisprudence opéré par l'arrêt de la Cour de cassation du 3 février 2004, qui consacre le droit du prêteur de mettre fin unilatéralement et à tout moment à un prêt à usage à durée indéterminée, constitutif selon lui d'un fait nouveau justifiant une nouvelle demande ; troisièmement, parce qu'en jugeant qu'il y avait en l'espèce " identité d'objets " alors que la résiliation du contrat de prêt à usage qu'il recherchait devait être décidée par le juge dans la première procédure, tandis qu'elle résultait dans la seconde d'un acte de volonté des propriétaires dont le juge interne ne devait que tirer les conséquences, le juge interne a donné une définition excessivement large à cette notion.
21. Invoquant l'article 1 du Protocole n° 1, le requérant se plaint du fait que, malgré le revirement de jurisprudence opéré par l'arrêt de la Cour de cassation du 3 février 2004, il se trouve dans l'impossibilité de mettre un terme au prêt à usage à durée indéterminée dont l'immeuble lui appartenant est l'objet depuis plus de cinquante ans et de récupérer son bien.
EN DROIT
A. Sur la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la Convention
22. Le requérant se plaint d'une violation de son droit d'accès à un tribunal et de son droit à un procès équitable. Il invoque l'article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :
" Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). "
1. Les thèses des parties
23. Le Gouvernement estime que le revirement de jurisprudence du 7 juillet 2006 et son application en la cause du requérant n'ont pas méconnu les droits qu'il tire de cette disposition.
24. Renvoyant à des arrêts de la Cour de cassation des 4 mars 2004 (Bull. civ. II, n° 84), 23 septembre 2004 (Bull. civ. II, n° 413) et 8 mars 2005 (Bull. civ. I, n° 113), il souligne à cet égard que plusieurs décisions antérieures annonçaient le revirement de jurisprudence qu'opère cet arrêt. Il ajoute que, comme dans l'affaire Legrand c. France (n° 23228/08, 26 mai 2011), cela n'a pas eu pour effet de priver le requérant et son père de leur droit d'accès à un tribunal, qu'ils ont d'ailleurs exercé en première instance comme en appel lors de la première procédure. Selon lui, leur décision de ne pas se pourvoir en cassation en 2002 relève d'une stratégie procédurale d'autant plus discutable qu'à cette époque, la question de la résiliation du prêt à usage ne faisait pas l'objet d'une jurisprudence solidement ancrée.
25. S'agissant de l'application de la règle de la concentration des moyens, le Gouvernement estime que la thèse du requérant revient à mettre en cause l'appréciation des juges internes. Il observe que ceux-ci ont constaté dans le cadre de la seconde procédure que le requérant n'avait délivré aucun nouveau congé aux occupants postérieurement à l'arrêt définitif du 3 septembre 2002 et que les défauts d'entretiens évoqués ne présentaient aucune nouveauté : aucune faute n'ayant été commise par les occupants après cette date, l'action en expulsion du requérant était irrecevable. Il souligne que l'irrévocabilité de la chose jugée attachée à cet arrêt s'opposait à ce qu'une partie forme à nouveau une demande devant un juge, relativement à la même contestation et entre les mêmes parties, sur le seul fondement d'une évolution jurisprudentielle apparue postérieurement. Selon lui, considérer une évolution jurisprudentielle comme un fait nouveau ouvrirait la voie à une remise en cause potentiellement perpétuelle des décisions de justices revêtues de l'autorité de la chose jugée, allant à l'encontre même du principe de sécurité juridique découlant de l'article 6. Le Gouvernement fait en outre remarquer que, dans le cadre de la seconde procédure, le requérant et son père n'ont invoqué la résiliation unilatérale qu'à titre subsidiaire en cause d'appel, leur demande à titre principale étant à ce stade aussi la résiliation contractuelle pour défaut d'entretien.
26. Le requérant rappelle que, si la Cour a jugé qu'un revirement de jurisprudence n'est pas en soi contraire au principe de bonne administration de la justice, elle a précisé qu'il doit être spécialement motivé au regard de l'approche précédente et que son application rétroactive ne doit pas constituer une entrave à l'accès au juge. Il constate que l'arrêt du 7 juillet 2006 n'est pas spécialement motivé. Quant à l'accès au juge, il relève une différence importante entre son cas et celui des requérants Legrand : il n'y avait eu dans ce cas qu'un seul revirement de jurisprudence, sur la procédure, et non sur le fond, et les requérants auraient pu présenter le moyen articulé dans le cadre de la deuxième procédure dès l'introduction de la première instance. Il en déduit que la Cour n'a permis à la Cour de cassation d'opposer le principe de la concentration des moyens que lorsque la dualité de procédures est due à une stratégie procédurale guidée par la convenance personnelle des requérants. Or, souligne-t-il, telle n'était pas sa démarche : s'il n'a pas saisi la Cour de cassation en 2002 c'est parce qu'en l'état du droit positif, un pourvoi en cassation aurait été voué à l'échec ; il n'a engagé une seconde procédure qu'à partir du moment où un droit de résiliation unilatéral a été reconnu par la Cour de cassation le 3 février 2003, et avant que le revirement de jurisprudence du 7 juillet 2006 ne le rende impossible. Selon lui, tout en reconnaissant l'existence de son droit au fond, les juridictions françaises l'ont privé de la possibilité de s'en prévaloir pour des raisons de procédure résultat d'un revirement de jurisprudence opéré en cours d'instance.
2. L'appréciation de la Cour
27. La Cour rappelle tout d'abord que le droit d'accès aux tribunaux, garanti par l'article 6 § 1, n'est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l'État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l'espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se convaincre que les limitations appliquées ne restreignent pas l'accès ouvert à l'individu d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareille limitation ne se concilie avec l'article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir en particulier Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 31, série A n° 333-B, ainsi que les références qui y figurent).
28. Elle constate ensuite qu'il résulte de l'article 1351 du code civil que la chose jugée par un jugement antérieur ne fait autorité à l'égard d'une nouvelle demande que si elle est fondée sur la même cause et qu'il y a en plus identité de parties et d'objet. La jurisprudence antérieure au 7 juillet 2006 en déduisait que l'autorité de la chose jugée ne faisait pas obstacle au renouvellement d'une demande formée à l'encontre d'un même défendeur et pour le même objet mais sur un fondement juridique différent. L'arrêt de la Cour de cassation du 7 juillet 2006 pose le " principe de la concentration des moyens ", selon lequel le demandeur est tenu de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci. Il ne peut donc contester l'identité de cause entre une seconde demande et la première pour échapper à l'autorité de la chose jugée en invoquant un fondement juridique qu'il s'était abstenu de soulever dans le cadre de sa première demande (paragraphes 17-19 ci-dessus).
29. La Cour relève que le principe de la concentration des moyens tend à assurer une bonne administration de la justice en ce qu'il vise à réduire le risque de manuvres dilatoires et à favoriser un jugement dans un délai raisonnable. La limitation au droit d'accès à un tribunal qu'il opère s'inscrit donc dans un objectif légitime.
30. Il s'agit certes d'une condition impossible à remplir lorsque le fondement juridique d'une seconde demande repose sur une modification du droit positif postérieure à l'examen de la première demande : par définition, le demandeur se trouvait dans l'impossibilité de soulever ce fondement dans le cadre de sa première demande. Cela ne préjuge cependant pas de la question de savoir si un demandeur débouté de son action par une décision devenue irrévocable peut invoquer un changement ultérieur de l'état du droit pour saisir à nouveau un tribunal de sa demande.
31. Quoi qu'il en soit à cet égard, en l'espèce, contrairement à ce qu'affirme le requérant, il n'a pas été empêché de bénéficier du revirement de jurisprudence opéré par l'arrêt de la Cour de cassation du 3 février 2004 - qui reconnaît au prêteur le droit de mettre fin unilatéralement à un prêt à usage à durée indéterminée - du fait de l'application du principe de la concentration des moyens. Il ressort en effet du dossier que sa seconde demande, introduite devant le tribunal de grande instance de Lisieux le 28 janvier 2005, n'était pas fondée sur ce droit nouvellement reconnu au prêteur mais, comme dans le cadre de la première procédure, sur un défaut d'entretien qu'il imputait aux occupants. C'est pourquoi cette seconde demande a été déclarée irrecevable par la cour d'appel de Caen dans les termes suivants : " (...) qu'en tout état de cause, ce défaut ne présente aucune nouveauté depuis l'arrêt de 2002 ; qu'ainsi, l'expertise diligentée ne permet pas de retenir un défaut d'entretien justifiant une résiliation du commodat postérieurement à l'arrêt du 3 septembre 2002 ; attendu en conséquence que l'action en expulsion des consorts Barras est irrecevable ". La Cour note que cette conclusion est confortée par la rédaction du pourvoi en cassation formé contre cet arrêt d'appel qui, par son premier moyen, reproche en termes hypothétiques aux juges du second degré d'avoir violé l'article 6 § 1 de la Convention et l'article 1 du premier Protocole, " à supposer " qu'ils aient entendu opposer la fin de non-recevoir tirée de l'obligation de concentrer les moyens invoqués à l'appui d'une demande dès la première procédure telle qu'issue de l'arrêt d'Assemblée plénière du 7 juillet 2006.
32. Partant, cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.
B. Sur la violation alléguée de l'article 1 du Protocole n° 1
33. Le requérant se plaint du fait que, malgré le revirement de jurisprudence opéré par l'arrêt de la Cour de cassation du 3 février 2004, il se trouve dans l'impossibilité de mettre un terme au prêt à usage à durée indéterminée dont l'immeuble lui appartenant est l'objet depuis plus de cinquante ans et de récupérer son bien. Il invoque l'article 1 du Protocole n° 1, aux termes duquel :
" Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. "
34. Le Gouvernement estime que cette partie de la requête est manifestement mal fondée. Il indique que la Cour de cassation s'est seulement prononcée sur la recevabilité de la demande du requérant au regard du moyen de droit qu'il invoquait, tendant à l'expulsion des emprunteurs ; par application du principe de la concentration des moyens, elle a jugé la demande irrecevable en l'absence d'une circonstance nouvelle. Il souligne que cela ne libère pas les emprunteurs de leur obligation de restitution. Il ajoute que, selon une jurisprudence constante (il renvoie à un arrêt de la Cour de cassation du 25 avril 2007, n° 06-10.662), une demande tendant aux mêmes fins qu'une demande précédente - voire exactement identique - est recevable si les circonstances ont changé depuis le premier jugement. Or, indique-t-il, cette circonstance nouvelle peut résider soit dans un fait fautif (qu'il faudrait établir à l'appui d'une demande de résiliation), soit dans la délivrance aux occupants d'un congé manifestant le droit de résiliation unilatérale reconnu au propriétaire.
35. Le requérant rejette la thèse du Gouvernement selon laquelle il pourrait retrouver la possession de son bien en invoquant des circonstances nouvelles telles qu'une autre faute ou la délivrance d'un nouveau congé. Il souligne tout d'abord qu'à considérer même qu'il puisse récupérer son bien, il en est privé depuis le jour où il a souhaité le reprendre, ou du moins depuis l'arrêt du 7 juillet 2006. Il souligne ensuite que les occupants pourraient fort bien ne pas commettre de fautes. Quant à la possibilité de délivrer un nouveau congé, il rappelle qu'en droit français, la délivrance d'une assignation vaut congé (il renvoi à un arrêt de la Cour de cassation du 5 décembre 2001 ; Bull. civ. III, n° 141), et en déduit que l'assignation du 28 janvier 2005 par laquelle il a saisi les juges de sa seconde action aurait dû constituer cette " circonstance nouvelle ". Le requérant conclut qu'il est parfaitement douteux qu'il puisse un jour recouvrer la possession de son bien, sauf à ce que les occupants décèdent avant lui.
36. Cependant, comme la Cour l'a relevé précédemment, le requérant a saisi une seconde fois le tribunal de grand instance de Lisieux afin de " demander la résiliation du prêt à usage pour défaut d'entretien par les occupants ", ainsi que l'indique le jugement prononcé par cette juridiction le 23 mars 2006. Il ne saurait donc prétendre avoir été privé du droit qu'énonce et protège l'article 1 du premier Protocole en raison d'un refus de lui accorder le bénéfice d'une nouvelle jurisprudence instaurée par la Cour de cassation le 3 février 2004, dont il n'a pas sollicité l'application.
37. Partant, cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Claudia Westerdiek, Greffière
Mark Villiger, Président