Jurisprudence : CEDH, 08-07-2004, Req. 48787/99, ILASCU ET AUTRES c/ MOLDOVA ET RUSSIE

CEDH, 08-07-2004, Req. 48787/99, ILASCU ET AUTRES c/ MOLDOVA ET RUSSIE

A9552DCR

Référence

CEDH, 08-07-2004, Req. 48787/99, ILASCU ET AUTRES c/ MOLDOVA ET RUSSIE. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1897106-cedh-08072004-req-4878799-ilascu-et-autres-c-moldova-et-russie
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AFFAIRE ILASCU ET AUTRES c. MOLDOVA ET RUSSIE

(Requête n° 48787/99)

ARRÊT

STRASBOURG

8 juillet 2004

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire ILASCU et autres c. Moldova et Russie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

MM. L. WILDHABER, président,

C.L. ROZAKIS,

J.-P. COSTA,

G. RESS,

Sir Nicolas BRATZA,

MM. L. LOUCAIDES,

I. CABRAL BARRETO,

Mme F. TULKENS,

MM. C. BIRSAN,

J. CASADEVALL,

B. ZUPANCIC,

M. J. HEDIGAN,

Mme W. THOMASSEN,

MM. T. PANÞIRU,

E. LEVITS,

A. KOVLER,

Mme E. FURA-SANDSTRÖM, juges, ainsi que de M. P.J. MAHONEY, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 janvier, 26 février et 11 septembre 2002, 8 octobre 2003 et 7 mai 2004,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

INTRODUCTION

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 48787/99) dirigée contre la République de Moldova et la Fédération de Russie et dont quatre ressortissants moldaves, MM. Ilie ILASCU, Alexandru Lesco, Andrei Ivantoc et Tudor Petrov-Popa (" les requérants "), ont saisi la Cour le 5 avril 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").

2. La requête concerne principalement des actes accomplis par les autorités de la " République moldave de Transnistrie (la " RMT ") ", région de la Moldova qui a proclamé son indépendance en 1991 mais n'est pas reconnue par la communauté internationale.

3. Les requérants alléguaient qu'ils avaient été condamnés par un tribunal transnistrien qui n'était pas compétent au sens de l'article 6 de la Convention, qu'ils n'avaient pas bénéficié d'un procès équitable, en violation de la même disposition, et qu'à la suite de leur procès, ils avaient été privés de leurs biens en violation de l'article 1 du Protocole n° 1. Ils se plaignaient également que leur détention en Transnistrie n'était pas régulière, au mépris de l'article 5, et que leurs conditions de détention avaient emporté violation des articles 3 et 8 de la Convention. M. ILASCU dénonçait en outre une atteinte à l'article 2 de la Convention en raison de sa condamnation à la peine capitale. Les requérants considéraient que les autorités moldaves étaient responsables au titre de la Convention des violations alléguées de leurs droits garantis par ce texte, puisqu'elles n'avaient pris aucune mesure adéquate en vue d'y mettre fin. Ils affirmaient en outre que la Fédération de Russie partageait cette responsabilité car le territoire de la Transnistrie se trouvait, et se trouve toujours, sous le contrôle de fait de la Russie en raison des troupes et équipements militaires russes qui y stationnent et du soutien que fournirait ce pays au régime séparatiste.

Enfin, les requérants alléguaient que la Moldova et la Fédération de Russie avaient entravé l'exercice de leur droit de recours individuel devant la Cour, enfreignant ainsi l'article 34.

PROCÉDURE

1. Procédure sur la recevabilité

4. La requête a été attribuée à l'ancienne première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Celle-ci l'a portée à la connaissance des gouvernements défendeurs le 4 juillet 2000. Des observations écrites sur la recevabilité de la requête ont été présentées le 24 octobre 2000 par le gouvernement moldave, le 14 novembre 2000 par le gouvernement russe et le 2 janvier 2001 par les requérants.

5. Le 20 mars 2001, la chambre de la première section s'est dessaisie au profit de la Grande Chambre, sans qu'aucune des parties ne s'y oppose (articles 30 de la Convention et 72 du règlement de la COur).

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement. Lors des dernières délibérations, MM. I. Cabral Barreto, B. Zupanèiè et Mme Fura-Sandström, suppléants, ont remplacé MM. L. Ferrari Bravo, J. Makarczyk et K. Jungwiert, empêchés (article 24 § 3 du règlement).

7. Par une décision du 4 juillet 2001, la Grande Chambre a déclaré la requête recevable, après une audience consacrée à la recevabilité et au fond (article 54 § 4 du règlement), tenue le 6 juin 2001. Lors de celle-ci, le gouvernement moldave a déclaré qu'il souhaitait retirer son mémoire du 24 octobre 2000, tout au moins dans sa partie relative à la responsabilité de la Fédération de Russie.

Dans sa décision sur la recevabilité, la Cour a jugé que les questions de savoir si la responsabilité et la juridiction de la Moldova et de la Fédération de Russie pouvaient se trouver engagées au regard de la Convention, et si la Cour était compétente ratione temporis pour examiner les griefs présentés, étaient étroitement liées au fond de l'affaire, ce pourquoi elle les a y jointes.

2. Procédure sur le fond

a) Observations des parties

8. Après que la requête eut été déclarée recevable, tant les requérants que les gouvernements moldave et russe ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire : le gouvernement moldave les 12 novembre 2001 et 28 janvier 2002, le gouvernement russe le 8 décembre 2001 et les requérants le 27 septembre et les 2, 4, 12 et 16 novembre 2001.

Des observations ont également été soumises par le gouvernement roumain, que le Président avait invité à intervenir dans la procédure dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice (articles 36 de la Convention et 61 §§ 2 et 3 du règlement). Les parties y ont répondu (article 61 § 5 du règlement). Une demande d'intervention a également été formulée par Mme Ludmila Gusar, partie civile dans la procédure ayant abouti à la condamnation des requérants par le " Tribunal suprême de la RMT ". Le président de la Grande Chambre a rejeté cette demande.

9. Après les auditions des témoins (voir paragraphes 12-15 ci-dessous), les parties ont été invitées par le Président à déposer des observations finales au plus tard le 1er septembre 2003. Le président ayant refusé d'accorder une prolongation de ce délai au gouvernement russe, les conclusions finales des parties sont parvenues à la Cour à cette date.

10. Par une décision du 12 janvier 2004, le Président de la Grande Chambre a décidé d'inviter les gouvernements défendeurs, en application de l'article 39 du règlement de la Cour, à prendre toutes les mesures nécessaires afin d'assurer à M. Ivantoc, en grève de la faim depuis le 28 décembre 2003, des conditions de détention conformes au respect de ses droits garantis par la Convention. Les parties ont été invitées, conformément à l'article 24 § 2 a) du règlement, à fournir des renseignements sur la mise en œuvre des mesures provisoires demandées. Le représentant de M. Ivantoc, M. Gribincea, et le gouvernement moldave ont fourni à la Cour les informations demandées par des lettres datées respectivement des 24 et 26 janvier 2004.

11. Par une décision du 15 janvier 2004, le Président a décidé d'inviter M. Ivantoc, en application de l'article 39 du règlement, à mettre un terme à sa grève de la faim. Le 24 janvier 2004, le représentant de M. Ivantoc a informé la Cour que son client avait cessé sa grève de la faim le 15 janvier 2004.

b) Audition des témoins

12. Afin d'éclaircir certaines questions controversées et, en particulier, celle de l'éventuelle responsabilité de la Moldova et/ou de la Fédération de Russie quant aux violations alléguées, la Cour a mené une enquête sur place, conformément aux articles 38 § 1 a) de la Convention et 42 § 2 du règlement de la Cour (version alors en vigeur). Elle a fait porter ses recherches sur les faits pertinents pour déterminer la juridiction de la Moldova et de la Fédération de Russie, notamment sur la situation en Transnistrie et les relations entre celle-ci, la Moldova et la Fédération de Russie, ainsi que sur les conditions de détention des requérants.

La Cour a désigné quatre délégués, M. G. Ress, Sir Nicolas Bratza, MM. J. Casadevall et E. Levits, qui ont entendu des témoins à Chiþinãu et Tiraspol du 10 au 15 mars 2003. A Chisinau, les témoins ont été entendus au siège de la mission de l'OSCE en Moldova, qui a largement contribué à l'organisation de ces auditions. A Tiraspol, les délégués de la Cour ont entendu les requérants et autres témoins résidant en Transnistrie à la prison n° 3 de Tiraspol, et les témoins appartenant aux forces armées de la Fédération de Russie au quartier général du Groupement opérationnel des forces russes dans la région transnistrienne de la Moldova (" GOR ").

13. Les délégués ont entendu au total 43 témoins cités par les parties et par la Cour. Le chef de la délégation ayant accédé à la demande de trois de ces témoins de garder l'anonymat, ils sont désignés par les lettres X, Y et Z.

14. Sept autres témoins cités à comparaître devant les délégués ne se sont pas présentés. A la demande de ces derniers, les parties ont soumis, après la fin des auditions, des explications écrites sur les motifs de non-comparution des témoins et les démarches accomplies pour transmettre les convocations de la Cour.

Les témoins suivants ne se sont pas présentés : Olga Cãpãþînã, hospitalisée juste avant les auditions à la suite d'une agression ; Vladimir Gorbov et Mikhaïl Bergman, au sujet desquels les gouvernements défendeurs ont prétendu qu'ils n'avaient pas été en mesure les joindre ; Petru Godiac, dont l'absence n'a pas été motivée ; Valeriu Pãsat, non présent sur le territoire moldave et, enfin, Valeriu Muravschi et Petru Tãbuicã, qui n'ont pas motivé leur absence.

La Cour déplore la non-comparution de pareils témoins, comme celle du commandant Bergman, alors qu'elle a du mal à croire, compte tenu de la notoriété de celui-ci, qu'il a été impossible de le joindre en vue de le citer à comparaître devant ses délégués. La Cour se réserve le droit de tirer les conclusions qui s'imposent en l'absence de tels témoignages.

15. La liste des témoins qui ont comparu devant les délégués, ainsi que le résumé de leurs dépositions, se trouvent à l'annexe au présent arrêt. Un compte rendu intégral des dépositions des témoins devant les délégués a également été établi par le greffe de la Cour et inclus dans le dossier.

c) Les preuves documentaires

16. Outre les observations des parties et les dépositions des témoins, la Cour a pris en compte les nombreux documents soumis par les parties et par les autorités transnistriennes tout au long de la procédure : des lettres de M. Ilie ILASCU ; des déclarations et lettres de M. Andrei Ivantoc ; des documents des autorités moldaves concernant les enquêtes sur l'arrestation et la détention des requérants ; des déclarations écrites de témoins, y compris Olga Cãpãþînã et Petru Godiac ; des documents concernant le procès des requérants devant le " Tribunal suprême de la RMT " et la " grâce " accordée à M. ILASCU ; des documents et déclarations au sujet de la Transnistrie et de la présente requête émanant de différentes administrations de la Moldova et de la Fédération de Russie ; des extraits de presse évoquant des déclarations d'hommes politiques et d'autres officiels de la Fédération de Russie ; des documents officiels concernant la présence militaire de la Fédération de Russie en Transnistrie et le règlement du différend transnistrien, y compris des traités et accords conclus entre la Moldova et la Transnistrie, et entre la Fédération de Russie et la Transnistrie ; des cassettes vidéo traitant du conflit de 1992 et de la situation en Transnistrie.

17. La Cour s'est aussi appuyée sur certains documents déposés par " le ministère de la Justice de la RMT " par l'intermédiaire de la mission de l'OSCE à Chiþinãu, en particulier des extraits des dossiers médicaux et des registres de visites et des colis reçus par les requérants sur leurs lieux de détention. Les gouvernements défendeurs ont en outre déposé des documents émanant de la Commission chargée du contrôle de la mise en place de l'accord du 21 juillet 1992 (la " Commission de contrôle unifiée ", la " CCU ").

18. Enfin, la Cour a disposé aussi de plusieurs documents publics au sujet de la Transnistrie et de la situation des requérants émanant d'organisations et organes internationaux comme l'OSCE, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (le " CPT "), l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, le Commissaire aux Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe et le Conseil de l'Union interparlementaire.

EN FAIT

I. LES REQUÉRANTS

19. Les requérants, ressortissants moldaves au moment de l'introduction de la requête, sont nés respectivement en 1952, 1955, 1961 et 1963. Lors de l'introduction de leur requête, les requérants étaient détenus dans la partie transnistrienne de la Moldova.

20. Bien que détenu, M. ILASCU a été élu deux fois au Parlement moldave, de 1994 à 2000. En tant que parlementaire, il a été désigné pour faire partie de la délégation moldave à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Le 4 octobre 2000, M. ILASCU a acquis la nationalité roumaine. En décembre 2000, il a été élu sénateur au Parlement roumain et nommé à la délégation roumaine à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.

21. MM. Lesco et Ivantoc ont acquis la nationalité roumaine en 2001.

22. M. ILASCU a été libéré le 5 mai 2001 ; il réside depuis lors à Bucarest (Roumanie). Les deuxième et troisième requérants sont domiciliés à Chiþinãu (Moldova), tandis que le quatrième requérant réside à Tiraspol (Transnistrie, Moldova). Actuellement, ils sont tous les trois détenus à Tiraspol.

23. Compte tenu de l'impossibilité où les requérants prétendaient se trouver de s'adresser directement à la Cour, la requête a été déposée par leurs épouses respectives, Mmes Nina ILASCU, Tatiana Lesco et Eudochia Ivantoc, et par la sœur du quatrième requérant, Mme Raisa Petrov-Popa.

24. Le deuxième requérant est représenté devant la Cour par Me Alexandru Tãnase, avocat au barreau de Chisinau. Les autres requérants étaient représentés par Me Corneliu Dinu, du barreau de Bucarest, jusqu'à son décès en décembre 2002. Depuis janvier 2003, ils sont représentés par Me Vladislav Gribincea, du barreau de Chiþinãu.

II. L'ÉTABLISSEMENT DES FAITS

25. Afin d'établir les faits, la Cour s'est fondée sur des preuves documentaires, sur les observations des parties et sur les dépositions des témoins entendus sur place, à Chiþinãu et à Tiraspol.

26. Dans l'appréciation des preuves aux fins de l'établissement des faits, la Cour considère comme pertinents les éléments suivants :

i. Pour apprécier les preuves tant écrites qu'orales, la Cour a généralement adopté jusqu'ici le critère de la preuve " au-delà de tout doute raisonnable ". Une telle preuve peut résulter d'un faisceau d'indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants ; de surcroît, le comportement des parties dans le cadre des efforts entrepris par la Cour pour obtenir des preuves peut constituer un élément à prendre en compte (voir, mutatis mutandis, arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A n° 25, pp. 64-65, § 161 ; arrêt Salman c. Turquie du 27 juin 2000, n° 21986/93 [GC], Recueil des arrêts et décisions 2000, p. 459, § 100).

ii. Quant aux dépositions recueillies par les délégués, la Cour est consciente des difficultés pouvant surgir lors de l'appréciation de telles dépositions obtenues par l'intermédiaire d'interprètes : elle a, en conséquence, prêté une attention particulière au sens et au poids devant être attribués aux déclarations faites par les témoins devant les délégués. La Cour est aussi consciente que bon nombre de faits pertinents concernent des événements qui se sont produits il y a plus de dix ans dans un contexte trouble et particulièrement complexe, ce qui rend inévitable une certaine imprécision quant aux dates et autres détails. Elle ne considère pas que cela puisse en soi jeter un doute sur la crédibilité des dépositions.

iii. Dans une affaire où coexistent des récits contradictoires et conflictuels, la Cour se trouve inévitablement confrontée à des difficultés propres à toute juridiction de première instance dans l'établissement des faits, compte tenu, par exemple, de l'absence de connaissance directe et détaillée des conditions existant dans la région. En outre, la Cour n'a pas de pouvoirs de contrainte quant à la présence des témoins. En l'occurrence, sur 51 témoins appelés à comparaître, sept d'entre eux ne se sont pas présentés devant les délégués. Par conséquent, la Cour s'est trouvée confrontée à la difficile tâche d'établir les faits en l'absence de dépositions potentiellement importantes.

27. Avec l'assistance des parties, la Cour a mené une enquête sur place, lors de laquelle elle a entendu quarante-trois témoins :

a) sur les circonstances particulières de l'arrestation, de la condamnation et de la détention des requérants : les requérants, Mmes Tatiana Lesco et Eudochia Ivantoc, épouses des deuxième et troisième requérants, Mme Raisa Petrov-Popa, sœur du quatrième requérant, M. Þtefan Urîtu, détenu en 1992 avec les requérants, M. Constantin Þîbîrnã, médecin ayant examiné en 1995-1998 les requérants lors de leur détention à Tiraspol et Hlinaia, M. Nicolae Leþanu, médecin ayant examiné en 1995-1997 les requérants lors de leur détantion à Tiraspol et Hlinaia, M. Vladimir Golovatchev, directeur de la prison de Tiraspol n° 2, M. Stepan Tcherbebchi, directeur de la prison de Hlinaia de 1992 à 2001, M. Sergueï Kotovoï, directeur de la prison de Hlinaia, M. Yefim Samsonov, " directeur du Département médical des établissements pénitentiaires de la RMT ", et M. Vassili Sementchouk, médecin à la prison de Hlinaia depuis 1995 ;

b) sur les mesures prises par la Moldova afin d'obtenir la libération des requérants et sur les relations entre la Moldova, la Fédération de Russie et la Transnistrie, différents responsables et hommes politiques moldaves : M. Dumitru Postovan, procureur général de la Moldova de 1990 jusqu'en juillet 1998, M. Valeriu Catanã, procureur général de la Moldova du 31 juillet 1998 au 29 juillet 1999, M. Vasile Rusu, procureur général de la Moldova depuis le 18 mai 2001, M. Vasile Sturza, adjoint au procureur général de la Moldova de 1990 à 1994 et ministre de la Justice de 1994 à 1998, Z, ancien ministre de la Moldova ; M. Victor Vieru, vice-ministre de la Justice depuis 2001, X, ancien haut fonctionnaire moldave, M. Mircea Snegur, président de la Moldova de 1990 à 1996, M. Alexandru Moþanu, président du Parlement moldave de 1990 à 1992, Y, ancien diplomate, M. Andrei Sangheli, Premier ministre de la Moldova de 1992 à 1997, M. Anatol Plugaru, ministre de la Sécurité de la Moldova en 1991-1992, M. Nicolai Petricã, général dans l'armée moldave de 1992 à 1993, M. Andrei Stratan, ancien directeur du Département des douanes, M. Vladimir Molojen, directeur du Département des technologies de l'information, M. Ion Costaþ, ministre de la Défense en 1991-1992, M. Valentin Sereda, directeur du Département des établissements pénitentiaires de la Moldova, M. Victor Berlinschi, député au Parlement moldave de 1990 à 1994, M. Constantin Obroc, Premier ministre adjoint en 1991-1992 et conseiller du Président de la Moldova de 1993 à 1996, M. Mikhaïl Sidorov, député au Parlement moldave, et M. Pavel Creangã, ministre de la Défense moldave de 1992 à 1997 ;

c) sur la présence du GOR et du contingent militaire de maintien de la paix de la Fédération de Russie dans la région transnistrienne de Moldova, des militaires de ces unités : le général Boris Sergueïev, commandant du GOR, le colonel Alexandre Verguz, officier au commandement du GOR, le lieutenant-colonel Vitalius Radzaevichus, ancien membre du commandement du GOR, le colonel Anatoli Zverev, commandant du contingent militaire de maintien de la paix de la Fédération de Russie dans la région transnistrienne de Moldova, le lieutenant-colonel Boris Levitskiy, président du tribunal militaire auprès du GOR, le lieutenant-colonel Valeri Chamaïev, procureur militaire auprès du GOR, et Vassili Timochenko, ancien procureur militaire auprès de la 14e Armée et du GOR.

III. LE CONTEXTE GÉNÉRAL DE L'AFFAIRE

A. La dissolution de l'URSS et le conflit moldo-transnistrien relatif à la séparation de la Transnistrie

1. La dissolution de l'URSS, la séparation de la Transnistrie et l'indépendance de la Moldova

28. Créée par décision du Soviet suprême de l'URSS le 2 août 1940, la République socialiste soviétique de Moldavie se composait d'une partie de la Bessarabie enlevée à la Roumanie le 28 juin 1940 à la suite du pacte Molotov-Ribbentrop conclu entre l'URSS et l'Allemagne, habitée majoritairement par une population de langue roumaine, et d'une bande de terre située sur la rive gauche du Dniestr en Ukraine (URSS), la Transnistrie, qui lui a été transférée en 1940 et qui est habitée par une population dont la composition linguistique était en 1989, selon des données publiques, de 40 % moldaves, 28 % ukrainiens, 24 % russes et 8 % autres. Le russe devint la langue officielle de la nouvelle république soviétique.

Dans la vie publique, les autorités soviétiques imposèrent l'écriture du roumain avec des caractères cyrilliques, qui devint ainsi " le moldave ", et qui prit la deuxième place après le russe [Note : Extraits d'un document d'information du 10 juin 1994 établi par le Centre de l'OSCE pour la prévention des conflits au sujet du conflit transnistrien. Ce document, publié en anglais sur le portail Internet de la Mission de l'OSCE en Moldova, est intitulé " Le conflit transnistrien : origines et principaux problèmes ".].

29. En août et septembre 1989, le Soviet suprême moldave adopta deux lois introduisant l'alphabet latin pour l'écriture du roumain (moldave) et instituant cette langue comme première langue officielle du pays, à la place du russe.

Le 27 avril 1990, le Soviet suprême adopta un nouveau drapeau tricolore (rouge, jaune, bleu) avec le blason moldave et un hymne national, qui, à l'époque, était le même que celui de la Roumanie. En juin 1990, avec en toile de fond les mouvements autonomistes et indépendantistes au sein de l'Union soviétique, la République socialiste soviétique de Moldavie prit le nom de République socialiste soviétique de Moldova. Elle proclama sa souveraineté le 23 juin 1990 (extraits du document de l'OSCE du 10 juin 1994, voir la note du paragraphe 28 ci-dessus).

Le 23 mai 1991, la République socialiste soviétique de Moldova prit le nom de République de Moldova.

30. Le 2 septembre 1990 fut proclamée la " République moldave de Transnistrie " (la " RMT "). Le 25 août 1991, le " Conseil suprême de la RMT " adopta la déclaration d'indépendance de la " RMT ".

A ce jour, la " RMT " n'est pas reconnue par la communauté internationale.

31. Le 27 août 1991, le Parlement moldave adopta la Déclaration d'indépendance de la République de Moldova, qui englobait la Transnistrie. A cette époque, la République de Moldova n'avait pas d'armée propre et les premières tentatives pour en créer une eurent lieu quelques mois plus tard. Le Parlement moldave demanda au gouvernement de l'URSS " d'entamer des négociations avec le gouvernement moldave pour mettre fin à l'occupation illégale de la République de Moldova et retirer les troupes militaires soviétiques du territoire moldave ".

32. Après la déclaration d'indépendance de la République de Moldova, la 14e Armée du district militaire d'Odessa du ministère de la Défense de l'URSS (" la 14e Armée "), dont le quartier général se trouvait à Chisinau depuis 1956, resta sur le territoire moldave. Des mouvements importants de matériel furent néanmoins signalés à partir de 1990 : entre autres, de grandes quantités de matériel commencèrent à être retirées du territoire moldave.

33. Au courant de l'année 1991, la 14e Armée se composait de plusieurs milliers de soldats, d'unités d'infanterie, d'artillerie (avec notamment un système de missiles anti-aériens), de blindés et d'aviation (y compris avions et hélicoptères de combat) et était dotée de plusieurs dépôts de munitions, dont un des plus grands dépôts de munitions d'Europe, situé à Kolbasna, en Transnistrie.

34. Outre l'armement de la 14e Armée, la DOSAAF, " l'Association d'aide à l'armée de terre, de l'air et à la marine ", située sur le territoire moldave, à savoir une organisation étatique créée en 1951 pour préparer la population civile en cas de combat, disposait surtout de munitions.

Après la proclamation d'indépendance de la Moldova, le matériel de la DOSAAF situé dans la partie du territoire contrôlée par le gouvernement passa aux mains du gouvernement moldave et le restant du matériel situé en Transnistrie à celles des séparatistes transnistriens.

35. Le 6 septembre 1991, le " Soviet suprême de la République moldave de Transnistrie " adopta une ordonnance plaçant sous la juridiction de la " République de Transnistrie " tous les établissements, entreprises, organisations, et services de la milice, de la Prokuratura, de la justice, du KGB et autres situés en Transnistrie, à l'exception des unités militaires des forces armées soviétiques. Les hommes du rang, les officiers et les sous-officiers des unités militaires stationnées en Transnistrie furent invités à " faire preuve de solidarité civique et à se mobiliser pour défendre la République de Transnistrie aux côtés de représentants des salariés des entreprises en cas d'invasion des forces depuis la Moldova ".

36. Le 18 septembre 1991, le " président du Soviet suprême de la République socialiste soviétique moldave de Transnistrie " décida de placer les unités des forces armées soviétiques déployées en Transnistrie sous la juridiction de cette " République ".

37. Par le décret n° 234 du 14 novembre 1991, le Président de la Moldova, M. Snegur, déclara propriété de la République de Moldova les munitions, armements, moyens de transport militaires, bases militaires et autres biens appartenant aux unités militaires des forces armées soviétiques stationnées sur le territoire moldave.

38. Le 8 décembre 1991, la Biélorussie, la Fédération de Russie et l'Ukraine signèrent l'accord de Minsk, constatant la fin de l'existence de l'URSS et constituant la Communauté des Etats Indépendants (la " CEI " - voir paragraphe 290 ci-dessous).

39. Le 21 décembre 1991, onze Etats membres de l'URSS dont la Moldova et l'Ukraine signèrent la déclaration d'Alma-Ata, qui confirmait et développait l'accord de Minsk, créant la CEI. La déclaration d'Alma-Ata confirma aussi qu'en vertu de la création de la CEI, l'URSS avait cessé d'exister et que la CEI n'était ni un Etat, ni une entité supra-étatique. Fut aussi créé un Conseil des chefs des gouvernements de la CEI, qui décida de soutenir la Russie en tant que continuatrice de l'URSS aux Nations Unies, y compris au Conseil de sécurité de l'ONU, et dans d'autres organisations internationales.

40. Le 30 janvier 1992, la République de Moldova devint membre de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe. Le 2 mars 1992, elle fut admise au sein de l'Organisation des Nations Unies.

41. Le 8 avril 1994, le Parlement moldave ratifia, avec certaines réserves, le traité d'adhésion de la Moldova à la CEI, signé par le Président moldave à Alma-Ata le 21 décembre 1991 (voir paragraphe 293 ci-dessous).

2. Le conflit armé (1991-1992)

42. Les dépositions recueillies sur place par les délégués de la Cour ont confirmé l'existence d'opérations militaires au cours du conflit (annexe, MM. Urîtu §§ 64-66 et 69-71, X §§ 216, 218 et 220, Snegur §§ 230 et 238, Moºanu §§ 243-245, Y § 254, Z §§ 271 et 277-281, général Petricã §§ 296-297 et 299, M. Costaº §§ 401, 405-407 et 409 et M. Creangã §§ 457-460) ; elles sont aussi attestées par d'autres documents déposés au dossier.

Les gouvernements défendeurs n'ont pas contesté la véracité des informations détaillées fournies ci-dessous, tout en donnant aux faits des interprétations différentes (voir ci-dessous paragraphes 50, 56-57, 60, 62-64).

43. A partir de 1989, commencèrent à s'organiser dans le sud (Gagaouzie) et dans l'est du pays (Transnistrie) des mouvements de résistance à l'indépendance moldave.

44. Des affrontements armés d'importance limitée entre les séparatistes transnistriens et la police moldave éclatèrent dès novembre 1990 à l'est du pays, à Dubãsari, sur la rive gauche du Dniestr.

45. Les mois suivants, les autorités transnistriennes mirent sur pied des détachements paramilitaires appelés " détachements ouvriers ", sur la base desquels fut créée en 1991 une Garde Républicaine professionnelle et entièrement équipée (document précité de l'OSCE du 10 juin 1994, note au paragraphe 28 ci-dessus).

46. Les requérants allèguent que, le 19 mai 1991, le ministre de la Défense de l'URSS avait ordonné au commandant de la 14e Armée, le général Netkatchev, d'appeler des réservistes pour compléter les effectifs des troupes de la 14e Armée déployée en Transnistrie et de mettre ces troupes et le matériel militaire en état de combat. Il aurait justifié cet ordre ainsi : " compte tenu de ce que la Transnistrie est un territoire russe et que la situation s'y est détériorée, nous devons la défendre par tous les moyens ".

47. Le 1er décembre 1991, une élection présidentielle fut organisée dans les départements (raioane) situés sur la rive gauche du Dniestr (Transnistrie), élection déclarée illégale par les autorités moldaves. M. Igor Smirnov fut élu " président de la RMT ".

48. Par un décret du 5 décembre 1991, M. Smirnov décida de placer " les unités militaires rattachées notamment à la circonscription militaire d'Odessa, déployées en République moldave de Transnistrie, sous le commandement du Chef de la Direction nationale de la défense et de la sécurité de la République moldave de Transnistrie ". Le chef de cette direction, M. Guennadi I. Iakovlev, par ailleurs commandant de la 14e Armée (paragraphe 53 ci-dessous), fut invité à prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à la cession et à la remise d'armements, de matériel et de biens de l'Armée soviétique relevant des unités militaires déployées en Transnistrie. Le but déclaré de cette mesure était de conserver, au bénéfice du régime séparatiste de Transnistrie, l'armement, le matériel et le patrimoine de l'armée soviétique se trouvant en Transnistrie.

49. En décembre 1991, les autorités moldaves arrêtèrent le lieutenant général Iakovlev sur le territoire ukrainien, en l'accusant d'avoir aidé les séparatistes transnistriens à s'armer grâce à l'arsenal de la 14e Armée. Il était conduit sur le territoire moldave aux fins de l'enquête.

50. Selon les requérants, le lieutenant général Iakovlev fut arrêté par les autorités moldaves et accusé d'avoir armé les séparatistes. Après son arrestation, il aurait fait des déclarations confirmant l'intervention de la Fédération de Russie dans le conflit et le soutien accordé à la Transnistrie, déclarations enregistrées sur une dizaine de cassettes. Toutefois, le lieutenant général Iakovlev fut relâché, selon les requérants, à la suite de l'intervention auprès des autorités moldaves du général russe Nicolaï Stolearov, venu de Moscou à Chiþinãu dans ce but.

Le gouvernement moldave n'a pas fait de commentaire à ce sujet.

Bien que plusieurs témoins en fassent état (annexe, MM. Urîtu, § 66, Postovan, § 182, Z, § 272 et Plugaru, § 286), la Cour ne peut tenir pour établie au-delà de tout doute raisonnable la libération du général Iakovlev en échange de plusieurs policiers moldaves, prisonniers des forces transnistriennes. La Cour a recueilli des récits différents quant aux motifs exacts de la libération du général Iakovlev et, en l'absence de toute preuve documentaire sur le déroulement de l'instruction et sur sa libération, la Cour ne saurait ni écarter ni accepter les récits des témoins, qui étaient, pour la plupart d'entre eux, généralement crédibles aux yeux des délégués.

En revanche, la Cour note que tous les témoins interrogés à ce sujet s'accordent à dire qu'un général russe est venu de Moscou à Chiþinãu pour obtenir la libération du général Iakovlev.

Dès lors, la Cour considère comme établi au-delà de toute doute raisonnable que les autorités de la Fédération de Russie sont intervenues auprès des autorités moldaves pour obtenir la libération du général Iakovlev.

51. Fin 1991 et début 1992, de violents affrontements éclatèrent entre les forces séparatistes transnistriennes et les forces de l'ordre moldaves, qui se soldèrent par plusieurs centaines de morts.

52. Les requérants invoquent un certain nombre de faits qui précisent le déroulement des combats. Ces faits n'ont été contestés ni par les gouvernements défendeurs, ni par les témoignages recueillis sur place par les délégués.

53. Dans un appel lancé le 6 décembre 1991 à la communauté internationale et au Conseil de sécurité de l'ONU, le président de la République de Moldova, Mircea Snegur, le président du Parlement moldave, Alexandru Moþanu et le Premier ministre, Valeriu Muravschi, protestèrent contre l'occupation, le 3 décembre 1991, des localités moldaves de Grigoriopol, Dubãsari, Slobozia, Tiraspol et Rîbniþa, situées sur la rive gauche du Dniestr, par la 14e Armée placée sous le commandement du lieutenant général Iakovlev, depuis une date qui n'a pas été précisée. Ils accusèrent les autorités de l'URSS, en particulier le ministère de la Défense, d'être à l'origine de ces actes. Les militaires de la 14e Armée furent accusés d'avoir distribué du matériel militaire aux séparatistes de Transnistrie et d'avoir organisé les séparatistes en détachements militaires qui terrorisaient la population civile.

54. Par un décret du 26 décembre 1991, M. Smirnov, " président de la RMT ", créa les " Forces armées de la RMT " à partir des troupes et autres formations dispersées sur le territoire de la " RMT ", à l'exception des forces armées constituant les " Forces stratégiques de maintien de la paix ".

55. En janvier 1992, le lieutenant général Iakovlev fut relevé de ses fonctions de commandant de la 14e Armée par le commandement des forces armées unies de la CEI. Par décision du 29 janvier 1992 du commandant en chef des forces armées unies de la CEI, le lieutenant général Iakovlev fut mis à la disposition du Bureau militaire d'enregistrement du district de Primorski de la ville d'Odessa (Ukraine).

56. En 1991-1992, à l'occasion d'affrontements avec les forces de l'ordre moldaves, plusieurs unités militaires appartenant à l'URSS, puis à la Fédération de Russie, passèrent avec leurs munitions du côté des séparatistes transnistriens, tandis que de nombreux équipements militaires de la 14e Armée tombèrent entre les mains des séparatistes.

Les parties ne s'accordent pas sur la manière dont ces armes sont parvenues en la possession des transnistriens.

57. Les requérants soutiennent que la 14e Armée a armé les séparatistes de deux manières : d'une part, des dépôts de munitions appartenant à la 14e Armée ont été ouverts aux séparatistes et, d'autre part, les militaires de la 14e Armée n'ont opposé aucune résistance lorsque les miliciens et les civils séparatistes ont tenté de s'emparer de matériel militaire et munitions. Par exemple, aucune force n'a été opposée au Comité des femmes transnistriennes dirigé par Galina Andreeva.

La Cour note l'explication fournie par un militaire du GOR (annexe, colonel Verguz, § 359) sur la saisie d'armes par la force par des femmes et des enfants et observe ensuite qu'elle est démentie par tous les témoins moldaves interrogés à ce sujet.

La Cour considère comme hautement improbable que des femmes et des enfants aient pu s'emparer d'armes et de munitions gardées par des militaires armés dans des entrepôts fermés sans l'accord de ces militaires.

En somme, la Cour considère comme établi au-delà de tout doute raisonnable que des séparatistes transnistriens ont pu s'armer grâce à l'arsenal de l'ex-14e Armée stationnée en Transnistrie. Les militaires de la 14e Armée ont choisi de ne pas s'opposer aux séparatistes venus se servir dans les dépôts de cette Armée ; au contraire, dans de nombreux cas, ils ont aidé les séparatistes à s'équiper, en leur livrant des armes et en leur ouvrant l'accès à ces dépôts (annexe, MM. Urîtu § 65, Petrov-Popa § 130, Postovan §§ 182 et 201, Costaº § 407 et Creangã § 457).

58. Les requérants font valoir que des militaires appartenant à la 14e Armée ont rejoint le camp des séparatistes sous l'œil bienveillant de leurs supérieurs.

59. Le bataillon du génie de Parcani de la 14e Armée, sous les ordres du général Boutkevitch, est passé du côté séparatiste. Cette information est confirmée par le gouvernement russe. Les requérants ajoutent que, lors de ce " transfert ", les militaires du bataillon disposaient d'un nombre important de kalachnikovs, de balles, de pistolets TT et Makarov, de grenades et lance-grenades, ainsi que de lance-roquettes air-sol. C'est ce bataillon qui a détruit les ponts de Dubãsari, Gura Bâcului-Bâcioc et Coºniþa.

Les requérants affirment aussi que, le 20 juillet 1992, ont été transférés des unités de la 14e Armée aux séparatistes des véhicules de combat blindés, des lance-mines, des chars de combat et des véhicules de transport blindés. En outre, pendant les combats, huit hélicoptères de la 14e Armée ont participé au transport des munitions et des blessés du côté séparatiste.

Dans une déclaration écrite adressée à la Cour par le représentant de M. Lesco le 19 novembre 2001, Mme Olga Cãpãþînã, ancienne volontaire rattachée au ministère de la Sécurité nationale moldave du 15 mars au 15 août 1992, indique que pendant cette période, ainsi qu'il ressort d'une attestation délivrée par ce ministère, elle avait travaillé au sein de l'état-major de l'armée russe, au centre de commandement et d'espionnage de la 14e Armée, sous le nom d'Olga Suslina. A cette occasion, elle avait transmis au ministère moldave de la Sécurité nationale des centaines de documents confirmant la participation de troupes russes aux actions armées et l'apport massif d'armement de leur part. Elle avait aussi recueilli des informations prouvant que les actions militaires des séparatistes étaient dirigées par la 14e Armée, qui coordonnait toutes ses actions avec le ministère de la Défense de la Fédération de Russie.

60. Les requérants font valoir que des Cosaques russes sont venus par milliers de Russie afin de combattre aux côtés des séparatistes ; l'Union des Cosaques, association russe, a été reconnue par les autorités russes. Ils allèguent que l'arrivée des Cosaques de Russie n'a été nullement empêchée par les autorités russes, en dépit de l'appel lancé à leur intention par le Président moldave, M. Snegur. Au contraire, des officiers de la 14e Armée ont accueilli début mars 1992 près de 800 Cosaques et les ont armés. Les requérants font valoir à ce sujet qu'alors qu'en 1988 aucun Cosaque ne se trouvait sur le territoire moldave, près de 10 000 Cosaques arrivés de la Fédération de Russie vivent actuellement sur le territoire transnistrien.

Le gouvernement russe souligne, d'une part, que l'on peut trouver des Cosaques dans d'autres parties du monde et, d'autre part, que chacun a le droit de circuler librement.

La Cour note que plusieurs documents au dossier ainsi que des dépositions recueillies par les délégués font état d'une arrivée massive de Cosaques et d'autres ressortissants russes en Transnistrie pour combattre aux côtés des séparatistes. Elle note aussi que le gouvernement russe n'a pas nié ces faits.

Dès lors, la Cour tient pour établi au-delà de tout doute raisonnable que des ressortissants russes sont arrivés massivement en Transnistrie en vue de combattre dans les rangs des séparatistes transnistriens contre les forces moldaves.

61. Dans un livre édité en 1996 par la maison " Vneshtorgizdat ", et intitulé " Le général Lebed - l'énigme de la Russie ", l'auteur, Vladimir Polouchine, décrit, sur la base d'amples informations étayées par des documents, le soutien accordé par la Fédération de Russie aux séparatistes transnistriens. Ainsi, sont mentionnées la création par le général Lebed du Quartier général de défense commun Russo-Transnistrien et la participation de la 14e Armée aux opérations militaires menées par les forces transnistriennes contre l'" ennemi " moldave.

Se référant à ce livre, les requérants mentionnent à titre d'exemple la destruction, le 30 juin 1992, d'une unité moldave à Chiþcani par cette armée et le bombardement par la 14e Armée de plusieurs positions moldaves à Coþniþa, Dubãsari, Slobozia et Hârbovãþ entre le 1er juin et le 3 juillet 1992.

Les autres parties n'ont pas formulé de commentaires au sujet des informations contenues dans ce livre.

62. Les requérants soutiennent en outre que les têtes des ponts situées sur la rive gauche du Dniestr ont été minées par les militaires de la 14e Armée.

La Cour note qu'un témoin impliqué directement et au plus haut niveau dans les opérations militaires pendant le conflit, a affirmé qu'une partie du territoire situé sur la rive gauche du Dniestr avait été minée, que ce travail avait été effectué par des spécialistes et que l'armée moldave avait dû, à la fin du conflit, avoir recours à des spécialistes étrangers afin de procéder au déminage (annexe, M. Costaº § 406). Ces informations n'ont pas été contestées par les autres parties.

Compte tenu également de la crédibilité de ce témoin, la Cour peut tenir pour établi qu'une partie du territoire moldave situé sur la rive gauche du Dniestr avait été minée par les forces opposées à l'armée moldave. En revanche, elle note que ce témoin n'a pu affirmer catégoriquement que les mines avaient été posées par les militaires de la 14e Armée, mais a simplement soutenu qu'en toute logique, un travail d'un tel niveau technique ne pouvait avoir été effectué que par des professionnels, en l'occurrence des militaires de la 14e Armée. Elle note aussi que ce témoin a affirmé que les séparatistes s'étaient emparés de mines anti-personnel se trouvant auparavant dans l'arsenal de la 14e Armée. Dans ces circonstances, la Cour estime que cette affirmation n'est pas sûre au-delà de tout doute raisonnable et ne peut donc pas tenir pour établi que ce sont les militaires de la 14e Armée ou du GOR qui ont posé des mines sur la rive gauche du Dniestr.

63. Pour sa part, le gouvernement moldave affirme qu'il n'a jamais prétendu que l'armée de la Fédération de Russie avait été dispersée légalement sur le territoire moldave, ni que la 14e Armée ne s'était pas impliquée dans le conflit transnistrien.

Au contraire, il fait valoir, qu'ainsi qu'il ressort des témoignages recueillis par les délégués de la Cour, que la 14e Armée s'est engagée activement, directement et indirectement, dans le conflit transnistrien, contre les forces armées de la Moldova. Les séparatistes transnistriens ont pu s'armer grâce à l'arsenal de la 14e Armée et avec la complicité de celle-ci. Le gouvernement moldave considère que l'on ne saurait ajouter foi à des affirmations selon lesquelles des femmes se seraient emparées par la force des armes et des munitions de l'arsenal de la 14e Armée. De surcroît, aucun militaire russe n'a été par la suite sanctionné pour négligence ou complicité dans la saisie du matériel de l'arsenal de la 14e Armée.

64. Le gouvernement russe fait valoir que l'ex-14e Armée se trouvait en Moldova lorsque le conflit de Transnistrie a éclaté. Les forces militaires russes en tant que telles n'ont aucunement pris part à ce conflit et n'ont pas été impliquées dans les faits dénoncés. Cependant, lorsque des actions armées illégales ont été menées à l'encontre des soldats de l'ex-14e Armée, des mesures appropriées ont été prises conformément au droit international. D'une manière générale, le gouvernement russe est prêt à concevoir que des individus se réclamant de l'ex-14e Armée russe aient pu participer aux faits dénoncés, mais souligne que, si tel était le cas, ces agissements auraient constitué une violation grossière de la législation russe et auraient valu aux individus responsables d'être sanctionnés.

Le gouvernement russe ajoute que la Fédération de Russie est restée neutre dans ce conflit. En particulier, elle n'a soutenu d'aucune manière, militairement ou financièrement, les parties au conflit.

65. La Cour relève que tous les témoins moldaves interrogés ont catégoriquement confirmé l'implication active, directe ou indirecte, de la 14e Armée, et par la suite du GOR, dans le transfert d'armes aux séparatistes transnistriens. Ils ont également confirmé la participation des militaires russes au conflit, notamment l'implication dans le conflit de chars d'assaut portant le drapeau de la Fédération de Russie, les tirs en direction des positions moldaves en provenance d'unités de la 14e Armée et le versement d'un grand nombre de militaires de la 14e Armée dans l'armée de réserve afin de leur permettre de combattre aux côtés des transnistriens ou de former ces combattants (annexe, M. Costaº § 406, et M. Creangã § 457).

Ces affirmations se trouvent corroborées par les informations contenues dans le rapport de l'OSCE n° 7 du 29 juillet 1993, versé au dossier par le gouvernement roumain et par d'autres sources (annexe, M. Moþanu § 244). A ce sujet, la Cour relève tant l'abondance que le caractère détaillé des informations dont elle dispose à ce sujet.

La Cour ne voit aucun motif de mettre en doute la crédibilité des témoins moldaves entendus et note que leurs affirmations sont corroborées par le gouvernement moldave, qui a confirmé les faits dans l'ensemble des observations déposées tout au long de la procédure.

Quant à la prétendue appartenance des témoins aux cercles politiques opposés à la Fédération de Russie, invoquée par le gouvernement russe, la Cour note qu'elle n'a pas été étayée.

Par ailleurs, les dépositions recueillies ne permettent pas à la Cour d'évaluer précisément le rapport de forces entre les parties au conflit. Cependant, eu égard au soutien manifesté par les troupes de la 14e Armée aux forces séparatistes, et au transfert massif d'armes et munitions de l'arsenal de la 14e Armée aux séparatistes, il est certain que l'armée moldave se trouvait dans une situation d'infériorité l'empêchant de reprendre le contrôle de la Transnistrie (annexe, Z, § 271 et M. Costaþ, §§ 401).

66. Le 5 mars 1992, le Parlement moldave protesta contre le silence, qu'il qualifia de complice, des autorités russes quant à l'appui qu'auraient fourni aux séparatistes de Transnistrie des groupes armés de Cosaques venant de Russie, appartenant à l'Union des Cosaques, association reconnue par les autorités russes. Le Parlement moldave demanda au Soviet suprême de la Fédération de Russie d'intervenir en vue du retrait immédiat des Cosaques de Russie du territoire moldave.

67. Le 23 mars 1992, les ministres des affaires étrangères de Moldova, de la Fédération de Russie, de Roumanie et d'Ukraine se réunirent à Helsinki, où ils adoptèrent une déclaration posant un certain nombre de principes pour le règlement politique pacifique du conflit. Dans des réunions ultérieures tenues en avril et mai 1992 à Chiþinãu, les quatre ministres décidèrent d'établir une Commission quadripartite et un groupe d'observateurs militaires afin de surveiller l'application d'un éventuel cessez-le-feu.

68. Le 24 mars 1992, le Parlement moldave s'éleva contre l'ingérence de la Fédération de Russie dans les affaires moldaves, la présidence du Soviet Suprême de la Fédération de Russie ayant fait le 20 mars 1992 une déclaration indiquant à la Moldova des solutions pour le règlement du conflit de Transnistrie dans le respect des droits du " peuple transnistrien ".

69. Le 28 mars 1992, le président de la République de Moldova, M. Snegur, décréta l'état d'urgence. Il constata que des " aventuriers " avaient créé sur la rive gauche du Dniestr, " non sans aide venue de l'extérieur ", un " pseudo-Etat " et que, " armés jusqu'aux dents du matériel le plus performant de l'armée Soviétique ", ils avaient déclenché un conflit armé, essayant tout pour faire intervenir dans ce conflit la 14e Armée des Forces armées unies de la CEI. En vertu de l'état d'urgence, les ministères moldaves de la Sécurité nationale et de l'Intérieur, et les autres organes compétents, agissant de concert avec les unités de l'armée nationale, furent chargés par le Président de prendre toutes les mesures nécessaires pour dissoudre et désarmer les formations armées illégalement et pour rechercher et déférer à la justice tous les auteurs de crimes contre les organes de l'Etat et la population de la République. Les initiateurs de " la soi-disant république moldave nistréenne " et les complices de ceux-ci furent sommés de dissoudre les formations armées illégales et de se livrer aux organes de la République.

70. Par le décret n° 320 du 1er avril 1992, le président de la Fédération de Russie plaça les formations militaires de l'ex-URSS stationnées sur le territoire moldave, y compris sur la rive gauche du Dniestr, sous la juridiction de la Fédération de Russie, la 14e Armée devenant ainsi le Groupe Opérationnel Russe dans la Région Nistréenne de la République de Moldova (" le GOR " ou " l'ex-14e Armée ").

71. Par le décret n° 84 du 1er avril 1992, le " président de la RMT ", M. Smirnov, releva le lieutenant général Iakovlev de ses fonctions de chef du " département de la défense et de la sécurité de la RMT ".

72. Le 2 avril 1992, le général Netkatchev, commandant du GOR (ex-14e Armée), ordonna aux forces moldaves qui avaient encerclé la ville de Tighina (Bender), tenue par les séparatistes, de se retirer immédiatement, faute de quoi l'armée russe riposterait.
73. Les requérants allèguent qu'après cet ultimatum adressé par le général Netkatchev, ont commencé sur le polygone de Tiraspol de la 14e Armée des exercices militaires conjoints entre les militaires de la 14e Armée et les séparatistes.

74. Le 4 avril 1992, le président moldave, M. Snegur, envoya un télégramme aux chefs d'Etat des pays membres de la CEI, au commandement des Forces armées unies de la CEI et au commandant de la 14e Armée, pour porter à leur attention le fait que la 14e Armée ne respectait pas sa neutralité.

75. Le 5 avril 1992, Alexandre Routskoï, vice-président de la Fédération de Russie, se rendit à Tiraspol. Ainsi qu'il ressort des articles de presse présentés par les requérants à la Cour, et non contestés par les autres parties, M. Routskoï visita d'abord une unité militaire de la 14e Armée, puis se rendit ensuite sur la place centrale de Tiraspol en compagnie de M. Smirnov. Dans un discours adressé aux cinq mille personnes présentes, M. Routskoï déclara que M. Snegur ne voulait pas dialoguer et que la meilleure solution serait une confédération dans laquelle les moldaves et les russes vivraient unis, sur un pied d'égalité. Il affirma enfin que la 14e Armée devait être un tampon entre les forces participant au conflit, afin que le peuple nistréen puisse obtenir son indépendance et sa souveraineté et travailler en paix.

76. Par l'ordre n° 026 du 8 avril 1992 du commandant en chef des Forces armées unifiées de la CEI, il fut décidé que seules les troupes et unités de l'ex-14e Armée stationnées sur le territoire de l'ex-République socialiste soviétique de Moldova pouvaient constituer la base de la création des forces armées de la République de Moldova.

Trois unités militaires ayant appartenu à la 14e Armée décidèrent de se joindre à la nouvelle armée de la République de Moldova : l'unité militaire de Floreþti (dépôt de munitions n° 5381), le régiment d'artillerie n° 4 de Ungheni et le régiment d'artillerie de roquettes n° 803 de Ungheni.

Les militaires du bataillon indépendant n° 115 du génie et sapeurs pompiers de l'ex-14e Armée refusèrent de s'engager dans les forces armées de la Moldova et " se placèrent sous la juridiction de la région transnistrienne ", selon les termes employés par le gouvernement russe.

77. Dans un message adressé en avril 1992 au commandant en chef des Forces armées unies de la CEI, le président de la Moldova, M. Snegur, déclara que les événements en Transnistrie étaient inspirés et soutenus par " les structures impériales et pro-communistes de l'ex-URSS et leurs successeurs en droit " et que l'ex-14e Armée n'avait pas fait preuve de neutralité dans le conflit. A cet égard, il souligna que les formations militaires transnistriennes étaient dotées d'un armement moderne ayant appartenu à l'ex-armée soviétique et que de très nombreux citoyens russes avaient pris part au conflit du côté des séparatistes en tant que mercenaires.

78. Dans une lettre adressée en avril 1992 aux dirigeants des pays membres du Conseil de sécurité des Nations Unies, de l'OSCE et de la CEI, M. Snegur accusa le commandement de la 14e Armée d'avoir armé en décembre 1991 les formations transnistriennes et dénonça l'attitude du 6e congrès des députés de la Fédération de Russie, qui avait demandé le maintien en Moldova des unités de l'armée de la Fédération de Russie comme " forces pacificatrices ". Enfin, M. Snegur souligna qu'une condition essentielle pour le règlement pacifique du conflit transnistrien était le retrait le plus rapide de l'armée de la Fédération de Russie du territoire moldave, et demanda à la communauté internationale de soutenir le jeune Etat moldave dans sa lutte pour la liberté et la démocratie.

79. Le 20 mai 1992, la présidence du Parlement moldave protesta contre l'occupation, le 19 mai 1992, d'autres régions de Transnistrie par les forces de l'ex-14e Armée appuyées par des mercenaires Cosaques et russes et par des forces paramilitaires de Transnistrie. Selon la présidence du Parlement, cette agression militaire de la part de la Fédération de Russie violait la souveraineté de la Moldova et toutes les règles du droit international, rendant illusoires les négociations alors en cours pour trouver une solution au conflit en Transnistrie. Accusant la Fédération de Russie d'avoir armé les séparatistes de Transnistrie, la présidence du Parlement moldave demanda au Soviet suprême de la Fédération de Russie de faire cesser cette agression et de retirer les forces militaires russes du territoire moldave.

80. Cette protestation était également dirigée contre les allocutions jugées " pleines d'agressivité " à l'égard de la Moldova prononcées à Tiraspol et Moscou par M. Routskoï, vice-président de la Fédération de Russie, ainsi que contre une déclaration faite le 19 mai 1992 par le Conseil militaire du GOR.

81. Le 26 mai 1992, le Parlement moldave adressa une lettre au Soviet suprême d'Ukraine, exprimant la reconnaissance du Parlement moldave à l'égard des autorités ukrainiennes, qui n'avaient pas voulu se joindre à l'occupation du 19 mai 1992.

82. Le 22 juin 1992, le Parlement moldave lança un appel à la communauté internationale et s'opposa à " la nouvelle agression perpétrée en Transnistrie le 21 juin 1992 par les forces de l'ex-14e Armée " qui, par ses actions de destruction et de pillage, avait poussé bon nombre de civils à fuir leurs foyers. La communauté internationale fut exhortée à envoyer des experts sur place pour faire cesser le " génocide " entrepris contre la population locale.

83. Le 23 juin 1992, le président de la Moldova, M. Snegur, demanda au Secrétaire Général de l'ONU, M. Boutros Boutros-Ghali, d'informer les membres du Conseil de sécurité des Nations Unies de " l'attaque menée contre la ville [de Tighina] par la 14e Armée ", qui représentait, à ses yeux, une intervention " directe et brutale dans les affaires internes de la République [de Moldova] ". Il exprima aussi son inquiétude à l'égard des déclarations du Président de la Fédération de Russie, M. Eltsine, et de son vice-président, M. Routskoï, " dont il ressort avec clarté que la Fédération de Russie n'est pas disposée à renoncer aux " droits " qu'elle ne possède plus, ni de jure ni de facto, sur un territoire qui ne lui appartient plus à la suite du démembrement de l'empire soviétique ". Enfin, selon M. Snegur, " les menaces récemment renouvelées à l'égard des dirigeants légaux de la République de Moldova, Etat indépendant et souverain, par l'administration russe, constituent un motif d'inquiétude pour l'opinion publique moldave, car elles semblent préfigurer d'autres moyens d'intervention dans nos affaires internes, moyens et méthodes spécifiques au système impérialiste communiste soviétique (...) ".

84. Dans la première moitié du mois de juillet 1992, des discussions intenses eurent lieu dans le cadre de la CEI au sujet d'un possible déploiement en Moldova d'une force de paix de la CEI. Fut mentionné à cet égard un accord signé à Minsk en mars 1992 sur les groupes d'observateurs militaires et des forces collectives de maintien de la paix de la CEI.

85. Lors d'une réunion de la CEI tenue à Moscou le 6 juillet 1992, il fut décidé, à titre préliminaire, de déployer en Moldova une force de maintien de la paix de la CEI formée de troupes russes, ukrainiennes, biélorusses, roumaines et bulgares, à condition que la Moldova en fasse la demande. En dépit d'une telle demande déposée le lendemain par le Parlement moldave, la force ne fut jamais déployée, certains pays étant revenus sur leur consentement à participer à une force de la CEI.

86. Le 10 juillet 1992, à l'occasion du sommet d'Helsinki de la CSCE, le Président de la Moldova, M. Snegur, demanda que soit prise en considération la possibilité d'appliquer à la situation moldave le mécanisme de maintien de la paix de la CSCE. Ce mécanisme ne fut pas appliqué en l'absence d'un cessez-le-feu effectif et durable (document précité de l'OSCE du 10 juin 1994, note au paragraphe 28 ci-dessus).

87. Le 21 juillet 1992, le président de la République de Moldova, M. Snegur, et le président de la Fédération de Russie, M. Eltsine, signèrent un accord sur les principes du règlement amiable du conflit armé dans la région transnistrienne de la République de Moldova (" accord de cessez-le-feu " ci-après- paragraphe 292 ci-dessous).

Sur l'exemplaire soumis à la Cour par le gouvernement moldave figurent uniquement les signatures de MM. Snegur et Eltsine. De son côté, le gouvernement russe a présenté à la Cour un exemplaire sur lequel figurent les signatures de MM. Snegur et Eltsine, en tant que présidents de la Moldova et de la Fédération de Russie respectivement. Sur cet exemplaire, en dessous de la signature de M. Snegur, se trouve aussi apposée la signature de M. Smirnov, sans indication de sa qualité.

La signature de M. Smirnov ne figure pas sur l'exemplaire soumis par le gouvernement moldave. Dans sa déposition devant les délégués de la Cour, M. Snegur a confirmé que le document officiel établi en deux exemplaires avait été signé uniquement par lui-même et par M. Eltsine (annexe, M. Snegur § 228).

Ainsi qu'il ressort des témoignages recueillis par la Cour, l'accord fut rédigé dans ses grandes lignes par la partie russe, qui le présenta à la signature à la partie moldave (annexe, Z § 281).

88. Le gouvernement russe allègue qu'aux termes de l'article 4 de l'accord du 21 juillet 1992, la Fédération de Russie a été signataire de cet accord non pas en tant que partie au conflit, mais en tant qu'artisan de la paix.

89. Par cet accord fut posé le principe d'une zone de sécurité, créée par le retrait des armées des " parties au conflit " (article 1 § 2).

90. En application de l'article 2 de cet accord, fut créée une commission de contrôle unifiée (la " CCU "), composée de représentants de la Moldova, de la Fédération de Russie et de la Transnistrie, et siégeant à Tighina (Bender).

L'accord mit en place également des forces de maintien de la paix chargées de veiller au respect du cessez-le-feu et à la sécurité, consistant en cinq bataillons russes, trois bataillons moldaves et deux bataillons transnistriens, subordonnés à un commandement militaire unifié, lui-même subordonné à la CCU.

91. Selon l'article 3 de l'accord, la ville de Tighina fut déclarée région à régime de sécurité, et son administration fut octroyée aux " organes de l'auto-administration locale, le cas échéant de concert avec la commission de contrôle ". La CCU se vit chargée d'assurer le maintien de l'ordre public à Tighina, conjointement avec la police.

L'article 4 prévoit que l'ex-14e Armée de la Fédération de Russie, stationnée sur le territoire de la République de Moldova, observe rigoureusement la neutralité, tandis que l'article 5 interdit l'application de toute sanction ou blocus et fixe comme objectif la suppression de tous les obstacles à la libre circulation des marchandises, des services et des personnes.

Enfin, les mesures prévues dans cet accord furent définies comme " une partie très importante du règlement du conflit par des moyens politiques " (article 7).

3. Événements postérieurs au conflit armé

92. Le 29 juillet 1994, la Moldova se dota d'une nouvelle Constitution. Celle-ci pose, entre autres, la neutralité du pays, l'interdiction de stationnement sur son territoire de troupes appartenant à d'autres Etats et la possibilité d'octroyer une forme d'autonomie aux localités se situant, entre autres, sur la rive gauche du Dniestr (paragraphe 294 ci-dessous).

93. Le 21 octobre 1994, la Moldova et la Fédération de Russie signèrent un accord concernant le statut juridique, le mode et les délais de retrait des formations militaires de la Fédération de Russie se trouvant provisoirement sur le territoire de la République de Moldova (paragraphe 296 ci-dessous).

L'article 2 de cet accord prévoit la synchronisation du retrait de l'armée russe du territoire moldave avec le règlement politique du conflit transnistrien et l'établissement d'un statut spécial pour la " Région transnistrienne de la République de Moldova ".

N'ayant pas été ratifié par les autorités de la Fédération de Russie, cet accord n'est jamais entré en vigueur (paragraphe 115 ci-dessous).

94. Les requérants soutiennent que les forces russes de maintien de la paix n'observent pas une stricte neutralité, mais favorisent les transnistriens en leur permettant de modifier l'équilibre des forces existant entre les parties au moment de la signature du cessez-le-feu le 21 juillet 1992.

95. Le 28 décembre 1995, la délégation moldave à la CCU adressa une lettre au chef de la délégation russe à la CCU pour protester contre une proposition du commandant adjoint des Forces terrestres de la Fédération de Russie visant à transférer les pouvoirs des unités russes de maintien de la paix aux unités du GOR, proposition considérée par la délégation comme contraire à l'article 4 de l'accord du 21 juillet 1992. La proposition était aussi jugée inacceptable compte tenu " d'un certain niveau de politisation des hommes du GOR et de leur absence d'impartialité par rapport aux parties au conflit ". La délégation moldave mit en évidence plusieurs violations du principe de neutralité énoncé dans l'accord du 21 juillet 1992 : le transfert par la 14e Armée aux autorités anticonstitutionnelles de Tiraspol de certains équipements militaires et munitions ; des entraînements des troupes de la " RMT " par l'armée russe ; et des transferts d'unités militaires de la 14e Armée au camp de la " RMT " - par exemple, le bataillon d'ingénieurs de Parcani, devenu une unité d'artillerie de la " RMT ", le transfert de la forteresse de Tighina/Bender à la deuxième brigade d'infanterie de la " RMT ", ou bien le transfert à la " RMT " du cantonnement de Slobozia, comprenant un bataillon de communication de la 14e Armée.

La délégation moldave attira l'attention sur le fait que des unités militaires de la " RMT " avaient été amenées dans la zone de sécurité avec la connivence des troupes russes de la CCU, que de nouvelles unités paramilitaires avaient été créées dans la ville de Tighina/Bender, déclarée zone de sécurité et se trouvant sous la responsabilité des forces de maintien de la paix de la Fédération de Russie, et que des entreprises situées à Tighina/Bender et Tiraspol fabriquaient des armes et des munitions.

La délégation moldave demanda à son gouvernement d'envisager la possibilité de remplacer les forces de maintien de la paix de la Fédération de Russie en Transnistrie par une force multinationale sous l'égide des Nations Unies ou de l'OSCE. Enfin, la délégation moldave exprima l'espoir d'une mise en application rapide de l'accord du 21 octobre 1994 sur le retrait des forces armées de la Fédération de Russie du territoire moldave.

96. Dans une lettre datée du 17 janvier 1996, le chef de la délégation russe à la CCU estima que les exemples de prétendue absence d'impartialité de la part des militaires de la 14e Armée, fournis par la délégation moldave dans sa lettre du 28 décembre 1995, procédaient de " déformations " et qu'ils étaient contraires à la réalité. La délégation russe estima que l'accord du 21 juillet 1992 permettait sans aucun doute à la Fédération de Russie de transférer au GOR des fonctions dévolues aux forces de maintien de la paix, et demanda à la délégation moldave de revoir son point de vue et de reconsidérer les propositions faites en ce sens par le ministère russe de la Défense.

97. Le 8 mai 1997, M. Lucinschi, président de la Moldova, et M. Smirnov, " président de la RMT ", signèrent à Moscou un mémorandum posant les bases de la normalisation des relations entre la République de Moldova et la Transnistrie, où ils s'engageaient à régler tout conflit qu'ils pourraient avoir par des négociations, avec l'assistance, le cas échéant, de la Fédération de Russie et de l'Ukraine, en tant qu'Etats garants du respect des accords conclus, ainsi que celle de l'OSCE et de la CEI. Ledit mémorandum fut contresigné par les présidents de la Fédération de Russie, M. Eltsine, et de l'Ukraine, M. Koutchma. Il fut également signé par M. H. Petersen, président de l'OSCE, présent lors de la signature par les parties et les Etats garants.

Aux termes de ce mémorandum, le statut de la Transnistrie doit se fonder sur plusieurs principes : décisions prises d'un commun accord, division et délégation des compétences et garanties assurées réciproquement. La Transnistrie doit participer à la conduite de la politique extérieure de la République de Moldova pour les questions touchant à ses intérêts propres, la définition de ces questions devant être établie d'un commun accord. La Transnistrie aurait le droit d'établir et d'entretenir unilatéralement des contacts internationaux dans les domaines économique, scientifique et technique, culturel et autres, à déterminer d'un commun accord.

Le mémorandum accueille favorablement la disponibilité montrée par la Fédération de Russie et par l'Ukraine pour agir en tant qu'Etats garants du respect des dispositions contenues dans les documents définissant le statut de la Transnistrie et dans le mémorandum. Les parties confirment également la nécessité de poursuivre les activités menées conjointement par les Forces communes de maintien de la paix dans la zone de sécurité, conformément à l'accord du 21 juillet 1992. Le mémorandum prévoit aussi le droit pour les parties, en cas de violation de ces accords, de solliciter des consultations auprès des Etats garants en vue de prendre des mesures pour normaliser la situation. Enfin, les deux parties s'engagent à établir leurs relations dans le cadre d'un Etat commun à l'intérieur des frontières de la RSS Moldave telle qu'elle existait au 1er janvier 1990.

98. Le 20 mars 1998, des représentants de la Moldova, de la Transnistrie, de la Fédération de Russie et de l'Ukraine signèrent à Odessa (Ukraine) plusieurs documents visant à assurer le règlement du conflit transnistrien (voir paragraphe 123 ci-dessous).

99. Dans des observations de 1999 sur un projet de rapport sur la Moldova rédigé par la Commission de l'Assemblée parlementaire pour le respect des obligations et engagements des Etats membres du Conseil de l'Europe, le gouvernement moldave indiqua que les autorités séparatistes procédaient, " avec l'accord tacite des autorités de la Fédération de Russie dont les forces de maintien de la paix sont déployées dans la zone de sécurité de la Région transnistrienne moldave ", à la sortie illégale d'armes des dépôts du GOR.

100. Dans une lettre du 6 février 2001, la délégation moldave à la CCU adressa une lettre aux chefs des délégations russe et transnistrienne à la CCU, pour protester contre l'absence d'impartialité des commandants des forces de maintien de la paix. Ceux-ci furent accusés de permettre l'introduction d'équipements militaires et de munitions dans la zone de sécurité, et la création d'unités militaires armées de la Transnistrie. La délégation moldave souligna que ces faits avaient été notés par les observateurs militaires sur le terrain et dénonça l'attitude du commandant des forces de maintien de la paix de la Fédération de Russie, qui n'avait ni contrôlé ni empêché la militarisation de la zone de sécurité, enfreignant ainsi le statut de forces de maintien de la paix. La délégation moldave souligna enfin qu'une telle attitude de la part des forces russes de maintien de la paix représentait un encouragement pour les transnistriens.

Le gouvernement russe affirme que les forces de maintien de la paix observent la neutralité exigée par l'accord du 21 juillet 1992.

La Cour note le témoignage du commandant des forces russes de maintien de la paix, le colonel Zverev (annexe, § 368), selon lequel les forces russes de maintien de la paix assurent le respect de cet accord. Ce témoin déclare en outre ne pas être au courant des agissements illégaux des transnistriens dans la zone contrôlée par les forces russes.

La Cour observe toutefois que le témoignage en question est contredit par les documents officiels de la CCU, dont il ressort, avec une abondance de détails, que dans différentes zones de Transnistrie situées sous le contrôle des forces de maintien de la paix de la Fédération de Russie, par exemple la zone de Bender/Tighina, les forces séparatistes transnistriennes ont agi en violation de l'accord de cessez-le-feu.

Compte tenu du caractère officiel des documents de la CCU et de la cohérence des informations qu'ils contiennent, la Cour tient pour établi avec un degré suffisant de certitude que, dans la zone se trouvant sous la responsabilité des forces russes de maintien de la paix, la partie transnistrienne n'a pas respecté pas les engagements qui découlent pour elle de l'accord du 21 juillet 1992.

101. Le 16 avril 2001, les présidents de la République de Moldova, M. Voronine, et de la Fédération de Russie, M. Poutine, signèrent une déclaration commune, dont le point 5 indique :

" Les Présidents se sont prononcés en faveur d'un règlement rapide et équitable du conflit transnistrien par des moyens exclusivement pacifiques, reposant sur le respect des principes de souveraineté et d'intégrité territoriale de la République de Moldova, ainsi que des normes internationales en matière de droits de l'homme. "

102. Dans un document daté du 4 septembre 2001 analysant la mise en application de l'accord moldo-russe du 20 mars 1998 sur les principes pour un règlement pacifique du conflit armé dans la région de Transnistrie de la République de Moldova, la délégation moldave à la CCU mit en évidence le non-respect, par la partie transnistrienne, de ses obligations, en ce sens qu'elle avait créé de nouvelles unités militaires, introduit des armes dans la zone de sécurité et a installé des postes douaniers. La délégation moldave exprima sa préoccupation quant au fait que le commandement militaire uni n'avait pris aucune mesure adéquate pour mettre fin à cette situation, mais s'était borné à constater les faits. La délégation moldave proposa que des mesures concrètes pour assurer le respect des obligations incombant aux parties soient discutées au niveau des ministères des Affaires étrangères de la Moldova et de la Fédération de Russie. Enfin, elle proposa de mettre sous le patronage de l'OSCE la fonction d'observateur militaire dans la zone de sécurité.

103. En mars 2003, les forces de maintien de la paix de la Fédération de Russie en Transnistrie comptaient 294 militaires, 17 véhicules blindés, 29 véhicules et 264 armes à feu.

A ce jour, selon les témoignages recueillis par la Cour (annexe, colonel Anatoli Zverev § 367), aucun militaire de l'ex-14e Armée ou du GOR n'a été employé dans les forces russes de maintien de la paix.

104. Des contacts des autorités moldaves avec la partie transnistrienne continuent d'avoir lieu au sujet de différents aspects du possible règlement de la situation en Transnistrie.

105. Lors de ces négociations, la partie moldave a obtenu la création, par la partie transnistrienne, d'une commission chargée d'examiner la possibilité d'accorder la grâce à toutes les personnes condamnées et détenues en Transnistrie à la suite de jugements prononcés par les tribunaux transnistriens (annexe, M. Vasile Sturza §§ 309, 312 et 318).

106. Un des sujets régulièrement inscrit à l'ordre du jour des négociations est celui de l'impunité demandée par la partie transnistrienne pour les fonctionnaires et responsables de cette administration (annexe, MM. Sturza § 314 et Sidorov § 446).

107. Depuis 2002, plusieurs plans pour la fédéralisation de la Moldova furent proposés par l'OSCE, la Fédération de Russie ou bien le Président moldave.

108. Les dernières négociations menées avec l'aide de l'OSCE se fondèrent sur des propositions visant à créer un Etat fédéral accordant l'autonomie à la Transnistrie.

109. Le 4 avril 2003, dans le cadre des négociations avec la Transnistrie, le Parlement moldave adopta un Protocole concernant la création d'un mécanisme d'élaboration d'une Constitution fédérale pour la République de Moldova.

110. Selon un communiqué de presse de la mission de l'OSCE en Moldova, la première réunion de la commission unifiée eut lieu le 24 avril 2003 au siège de la mission de l'OSCE en Moldova. Lors de cette réunion, il fut décidé qu'un texte final devait être prêt pour le mois d'octobre 2003 afin que la nouvelle Constitution puisse être présentée à l'ensemble du peuple moldave pour adoption lors d'un référendum organisé en février 2004.

B. La présence de l'armée de la Fédération de Russie et de ses militaires en Transnistrie après l'accord du 21 juillet 1992

1. Les troupes et le matériel du GOR présents en Transnistrie

a) Avant la ratification de la Convention par la Fédération de Russie

111. Ainsi que prévu par l'article 4 de l'accord de cessez-le-feu du 21 juillet 1992, la Moldova et la Fédération de Russie entamèrent des négociations au sujet du retrait du GOR du territoire moldave et de son statut en attendant ce retrait.

La partie russe ayant proposé en 1994 de synchroniser le retrait du GOR du territoire moldave avec la solution du conflit transnistrien (paragraphe 93 ci-dessus), cette proposition, considérée par la partie moldave comme contre-productive, fut acceptée par celles-ci sur l'insistance de la partie russe et seulement après avoir obtenu que la partie russe se déclare en faveur d'une libération rapide des membres du groupe ILASCU (annexe, Y § 254).

Dans un communiqué de presse du 12 février 2004, le ministère des Affaires étrangères de la Moldova indiqua que les autorités moldaves s'opposaient catégoriquement à toute synchronisation entre le règlement politique du conflit transnistrien et le retrait des forces armées russes du territoire de la Moldova, et qu'elles attendaient un retrait complet et sans conditions des forces armées russes, conformément aux décisions de l'OSCE (voir ci-dessous paragraphe 124), d'autant plus que les Etats membres de l'OSCE avaient créé un Fonds volontaire destiné à financer le retrait en question.

112. L'article 2 de l'accord du 21 octobre 1994 (" le premier accord ") prévoit le retrait par la partie russe de ses formations militaires dans un délai de trois ans à compter de l'entrée en vigueur de l'accord, la synchronisation de la mise en œuvre du retrait dans le délai imparti avec le règlement politique du conflit transnistrien, et l'établissement d'un statut spécial pour la " Région transnistrienne de la République de Moldova " (voir paragraphe 296 ci-dessous). Quant aux étapes et dates du retrait définitif de ces formations, le même article prévoit qu'elles doivent être arrêtées dans un protocole à part devant être conclu entre les ministères de la Défense des parties.

113. Selon l'article 5 dudit accord, la commercialisation de tout type de technique militaire, d'armement et de munitions appartenant aux forces militaires de la Fédération de Russie stationnées sur le territoire de la République de Moldova ne peut se faire qu'au titre d'un accord spécialement conclu entre les gouvernements de ces pays.

114. Selon l'article 7 dudit accord, l'aéroport militaire de Tiraspol est utilisé en commun par l'aviation du GOR et par " l'aviation civile de la région de Transnistrie de la République de Moldova ". Un deuxième accord conclu également le 21 octobre 1994 (" le deuxième accord ") entre les ministères de la Défense moldave et russe régit l'utilisation de l'aéroport de Tiraspol. Ainsi, il prévoit que les vols vers l'aéroport de Tiraspol sont effectués selon le " Règlement provisoire sur l'aviation déplacée en commun des formations militaires de la Fédération de Russie et de l'aviation civile de la région de Transnistrie de la Moldova ", en coordination avec l'administration d'Etat de l'aviation civile de la Moldova et le ministère de la Défense de la Fédération de Russie (voir paragraphe 297 ci-dessous).

115. Le 9 novembre 1994, le gouvernement moldave adopta la décision de mise en application de l'accord concernant le retrait de l'armée russe du territoire moldave. A une date non précisée, le gouvernement de la Fédération de Russie décida de soumettre cet accord à la ratification de la Douma. Le 17 novembre 1998, le premier accord du 21 octobre 1994 n'ayant toujours pas été ratifié par la Douma, le ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie demanda à la Douma de le retirer de son ordre du jour, au motif qu'" une éventuelle décision du ministère de revenir sur cette question sera fonction de l'évolution des relations avec la République de Moldova et la Région transnistrienne et du règlement politique dans la région ". En janvier 1999, l'accord fut retiré de l'ordre du jour de la Douma. A ce jour, il n'est toujours pas entré en vigueur.

Le deuxième accord fut approuvé uniquement par le gouvernement moldave, le 9 novembre 1994.

116. Le gouvernement moldave souligne que les termes " l'aviation civile de la région de Transnistrie de la République de Moldova ", contenus dans les accords avec la Fédération de Russie, doivent être interprétés comme se référant aux autorités locales constitutionnelles moldaves subordonnées aux autorités centrales, ce qui n'est pas le cas du régime séparatiste transnistrien.

Le gouvernement russe considère que, par ces termes, il faut entendre les autorités locales actuelles, qui sont considérées comme un simple partenaire d'affaires. Cela n'équivaut en rien à une reconnaissance officielle ou politique de la " RMT ".

117. La Cour note d'abord qu'aucun des accords du 21 octobre 1994 n'est entré en vigueur, faute de ratification par la partie russe.

Elle relève en outre que, selon la déposition de M. Sergueïev, commandant du GOR, l'aérodrome de Tiraspol est utilisé, en tant qu'espace libre, tant par les forces militaires russes que par les séparatistes transnistriens. L'espace aérien est surveillé par les contrôleurs aériens moldaves ou ukrainiens selon que le territoire survolé est ukrainien ou moldave. Il apparaît aussi que les appareils russes ne peuvent décoller ou atterrir sur l'aéroport de Tiraspol sans l'autorisation des autorités compétentes de la République de Moldova.

La sécurité des vols sur cet aéroport est contrôlée par les forces russes pour autant qu'il s'agit du décollage, de l'atterrissage et du stationnement au sol d'appareils russes, et par les séparatistes transnistriens pour ce qui est de leurs appareils. Ni les autorités du GOR ni les forces russes de maintien de la paix n'interfèrent avec la manière dont la partie transnistrienne utilise cet aérodrome. De leur côté, les séparatistes transnistriens n'interfèrent pas avec la manière dont les forces russes utilisent l'aéroport (annexe, général Sergueïev § 340).

118. Ainsi qu'il ressort d'une étude de M. Iurie Pintea, " L'aspect militaire de la solution du conflit dans la région est de la république de Moldova " (publiée par l'Institut moldave de politiques publiques en août 2001 et présentée à la Cour par les requérants), des formations militaires de la " RMT " ont pris les commandes du poste de contrôle et des installations techniques de l'aérodrome de Tiraspol, en violation de l'accord du 21 octobre 1994, tandis que la partie de l'aérodrome utilisée par le GOR servirait aussi à d'autres buts que ceux mentionnés dans l'accord, par exemple pour les visites en Transnistrie d'hommes politiques russes ainsi que pour les opérations de vente d'armes.

Les autres parties n'ont pas commenté à ces informations.

119. L'article 13 du premier accord dispose que tous les locaux d'habitation et de casernement, les parcs, les polygones de tir et l'outillage fixe, les dépôts et l'outillage qu'ils contiennent, qui se trouveraient désaffectés par suite du retrait des formations militaires de la Fédération de Russie, sont à transférer pour gestion " aux organes de l'administration publique locale de la République de Moldova " dans la quantité existant de facto. L'article prévoit aussi que le mode de cession ou de vente du patrimoine immobilier des formations militaires de la Fédération de Russie est à déterminer dans un accord spécialement conclu entre les gouvernements des parties.

120. Selon l'article 17 de l'accord, en vue d'assurer le retrait des formations militaires de la Fédération de Russie du territoire de la République de Moldova dans le délai imparti et leur bon fonctionnement sur leur nouvel emplacement sur le territoire de la Fédération de Russie, la République de Moldova devrait contribuer selon des quotes-parts à la construction sur le territoire de la Fédération de Russie des locaux nécessaires à l'installation de ces formations militaires.

121. Dans son avis n° 193 de 1996 sur l'adhésion de la Fédération de Russie au Conseil de l'Europe, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe prit note de l'intention exprimée par la Fédération de Russie " de ratifier, dans un délai de six mois après son adhésion, l'accord intervenu le 21 octobre 1994 entre les Gouvernements russe et moldave, et de poursuivre le retrait de la 14e Armée et de son matériel du territoire de la Moldova dans un délai de trois ans à compter de la date de signature de l'accord ".

122. Dans un rapport daté du 30 août 1996, le procureur militaire principal du parquet général de la Fédération de Russie, le lieutenant général G.N. Nossov, constata que des irrégularités et illégalités avaient été commises au sein du GOR dans la gestion du matériel militaire. En particulier, il releva l'absence de contrôle, ce qui favorise les abus et le vol, le non-respect des décisions concernant la remise à titre gracieux aux dirigeants de la Transnistrie de plusieurs véhicules automobiles réformés, la communication à ces dirigeants de l'inventaire des stocks de matériel du génie militaire se trouvant dans les dépôts du GOR, amenant ces derniers à émettre des exigences tendant à l'augmentation des quantités de biens transférés, et le transfert sans autorisation à la " RMT " de plusieurs centaines de pièces d'équipement technique et de plusieurs milliers de tonnes de matériel.

Par conséquent, le procureur militaire demanda au ministre de la Défense de la Fédération de Russie de prendre des mesures complémentaires pour mettre fin aux violations de la loi constatées au sein du GOR, d'étudier l'opportunité d'engages des poursuites disciplinaires à l'encontre du lieutenant général E. et du major général D. pour défaut de contrôle et manquements dans l'exécution des obligations de service, et de lui communiquer les résultats.

123. Le 20 mars 1998 fut signé à Odessa (Ukraine), parmi d'autres documents concernant le règlement de la situation en Transnistrie, un Protocole d'accord sur des questions touchant aux biens militaires de l'ex-14e Armée (paragraphe 299 ci-dessous). Les signataires de cet accord étaient M. Tchernomyrdine, au nom de la Fédération de Russie, et M. Smirnov, " président de la RMT ".

Selon le calendrier figurant en annexe audit protocole, le retrait et la mise au rebut de certains éléments, en les éliminant par explosion ou autre procédé mécanique, devait être achevé pour le 31 décembre 2001, à condition, entre autres, d'obtenir l'autorisation des autorités de la République de Moldova, " notamment de la région de Transnistrie ".

Le retrait (cession et mise au rebut) des surplus de munitions et autres matériels du GOR était prévu pour le 31 décembre 2002 au plus tard. Le retrait du matériel militaire réglementaire et des effectifs du GOR ne faisant pas partie des Forces de maintien de la paix devait être terminé pour le 31 décembre 2002, à certaines conditions : achèvement du processus de retrait en Russie des munitions et autres matériels, cession ou mise au rebut d'autres matériels, et respect par la Moldova de ses obligations découlant de l'article 17 de l'accord du 21 octobre 1994.

b) Après la ratification de la Convention par la Fédération de Russie

124. Dans leur déclaration au sommet d'Istanbul du 19 novembre 1999, les chefs d'Etat et de gouvernement des Etats de l'OSCE indiquèrent attendre " un retrait rapide, en bon ordre et complet, des troupes russes de la Moldova " et se félicitèrent de l'engagement pris par la Fédération de Russie d'achever avant fin 2002 le retrait de ses forces du territoire moldave. Enfin, ils rappelèrent qu'une mission internationale d'évaluation était prête à partir sans délai pour examiner le retrait et la destruction des munitions et armements russes.

125. Dans des observations adressées en 1999 à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, le gouvernement moldave fit valoir qu'à cette date, le chiffre officiel avancé par les autorités russes quant à la quantité d'armes et de munitions du GOR stockés en Transnistrie était de 42 000 tonnes, mais que ce chiffre n'avait pu être vérifié, car tant les autorités russes que les séparatistes transnistriens avaient refusé toute mission d'évaluation internationale.

Les autorités moldaves attirèrent l'attention sur le fait qu'un éventuel retrait du personnel du GOR non accompagné d'une évacuation de l'énorme arsenal du GOR augmenterait le risque que les séparatistes transnistriens s'emparent de ces armes.

126. Plusieurs trains chargés d'équipement appartenant au GOR furent évacuées entre 1999 et 2002.

127. Le 15 juin 2001, la Fédération de Russie et la Transnistrie signèrent un protocole concernant la réalisation en commun de travaux en vue d'utiliser l'armement, la technique militaire et les munitions.

128. Le 19 novembre 2001, le gouvernement russe présenta à la Cour un document dont il ressort qu'en octobre 2001, la Fédération de Russie et la " RMT " conclurent un accord relatif au retrait des forces russes. En vertu de celui-ci, la " RMT " se vit accorder, en compensation du retrait d'une partie de l'équipement militaire russe stationné en Transnistrie, une réduction de 100 millions de dollars américains sur la dette contractée concernant le gaz importé de la Fédération de Russie ainsi que la cession par le GOR, dans le cadre dudit retrait, d'une partie de l'équipement à usage civil.

129. Selon un document présenté à la Cour en novembre 2002 par le gouvernement moldave, le volume (de technique militaire) de munitions et d'équipement militaire appartenant au GOR et retiré jusqu'en novembre 2002 du territoire de la République de Moldova en vertu de l'accord du 21 octobre 1994 représentait seulement 15 % du volume total déclaré en 1994 comme étant stationné sur le territoire moldave.

130. Ainsi qu'il ressort d'un communiqué de presse de l'OSCE, le 24 décembre 2002 furent évacués 29 wagons transportant du matériel de construction de ponts et autres matériels (cuisines de campagne).

Le même communiqué de presse reprit aussi la déclaration du commandant en chef du GOR, le général Boris Sergueïev, selon laquelle les derniers retraits avaient été possibles grâce à un accord, conclu avec les transnistriens, prévoyant que les autorités transnistriennes recevraient la moitié de l'équipement et des fournitures non militaires retirés. Le général Sergueïev donna pour exemple le retrait, le 16 décembre 2002, de 77 camions, qui avait été suivi d'un transfert de 77 camions du GOR au profit des transnistriens.

131. En juin 2001, selon les informations fournies à la Cour par le gouvernement russe, le GOR comptait encore quelques 2 200 militaires en Transnistrie. Dans sa déposition, le général Sergueïev affirmait qu'en 2002, le GOR ne comptait plus que près de 1 500 militaires (annexe, § 338).

La Cour n'a reçu aucune information précise quant à la quantité d'armes et de munitions stockée par le GOR en Transnistrie. Selon les affirmations des requérants et les dépositions recueillies par les délégués de la Cour (annexe, M. Snegur § 235), en 2003 le GOR y disposait d'au moins 200 000 tonnes de matériel militaire et de munitions, groupés principalement au dépôt de Kolbasna.

Selon une information fournie par le gouvernement russe en juin 2001 et non contestée par les autres parties, le GOR disposait en outre du matériel suivant : 106 chars de combat, 42 véhicules blindés de combat, 109 véhicules blindés de transport de troupes, 54 véhicules blindés de reconnaissance, 123 canons et mortiers, 206 armes antichars, 226 armes antiaériennes, 9 hélicoptères et 1 648 véhicules divers. Dans sa déposition, le général Sergueïev affirmait que 108 chars de combat avaient été détruits au cours de l'année 2002 et que des systèmes de défense anti-aérienne étaient en cours de destruction (annexe, § 341).

2. Les relations entre le GOR et la " RMT "

132. Les militaires du GOR, les procureurs et les juges militaires détachés au GOR n'ont pas reçu d'instructions spécifiques quant à leurs relations avec les autorités transnistriennes (annexe, lt.-col. Chamaïev § 374).

133. Les militaires du GOR peuvent se déplacer librement sur le territoire transnistrien. Pour ce qui est des mouvements de troupes ou de matériel, le GOR en informe au préalable les autorités transnistriennes. Occasionnellement, des incidents éclatent à ce sujet, comme ce fut le cas pour la saisie par les transnistriens de trois véhicules appartenant au GOR (annexe, lt.-col. Radzaevichus § 363 et lt.-col. Chamaïev § 376). En pareil cas, et en l'absence d'instructions, les autorités du GOR essayent de négocier directement avec les autorités transnistriennes. Selon les dispositions légales en vigueur en Fédération de Russie, les autorités de poursuite du GOR ne sont pas compétentes pour saisir directement les autorités moldaves, le territoire transnistrien relevant de leur juridiction. Tout vol ou autre activité criminelle commis par un civil transnistrien en relation avec le GOR doit être rapporté par les autorités du GOR auprès des autorités compétentes de la Fédération de Russie, ces dernières étant les seules à pouvoir saisir les autorités moldaves.

En réalité, l'enquête dans ce type d'actes criminels est menée par les organes transnistriennes.

134. Pour les actes criminels commis par un militaire du GOR ou avec sa participation, les organes d'enquête du GOR ont compétence pour mener l'enquête, mais uniquement en ce qui concerne le militaire en question. Toutefois, aucun cas de ce type n'a été rapporté jusqu'à présent (annexe, lt.-col. Levitsky § 371 et M. Timochenko § 379).

135. Ainsi qu'il ressort des documents présentés à la Cour par le gouvernement russe, du matériel et des installations à usage civil appartenant au GOR ont été transférés à la " RMT ". Par exemple, le bâtiment dans lequel les requérants ont été détenus en 1992 par la 14e Armée a été transféré en 1998 aux séparatistes transnistriens. D'après les déclarations du témoin Timochenko, ce bâtiment est utilisé actuellement par le " parquet de la RMT " (annexe, § 380).

136. Selon l'étude de M. Iurie Pintea (paragraphe 118 ci-dessus), le dépôt militaire de Kolbasna fut divisé en 1994 en deux parties, dont une fut attribuée à la " RMT ", qui y installa un dépôt de munitions pour son armée. D'après l'auteur, la sécurité du dépôt de la " RMT " était assurée, à l'époque de la publication de l'étude en 2001, par une brigade d'infanterie motorisée de l'armée de la " RMT ", forte de 300 personnes et dotée de véhicules de transport blindés, de canons antichars et de lance-mines, ainsi que d'une batterie antiaérienne, et qui assurait en même temps le contrôle sur les sorties de l'ensemble du dépôt. La sécurité du dépôt du GOR était assurée par des militaires du GOR. Pour ce qui concerne les sorties de la partie du dépôt appartenant au GOR, un poste de douaniers transnistriens a spécialement été installé. La sécurité et les mouvements à l'intérieur de l'ensemble du dépôt ne pouvaient être surveillés de l'extérieur.

C. Les relations économiques, politiques et autres entre la Fédération de Russie et la Transnistrie

1. Avant la ratification de la Convention par la Fédération de Russie, le 5 mai 1998

137. Il ressort de déclarations non datées faites à la presse, présentées à la Cour par les requérants et non contestées par les autres parties, que le vice-président de la Fédération de Russie de l'époque, M. Routskoï, a reconnu la " légitimité de l'entité créée sur la rive gauche du Dniestr ".

138. Dans une intervention télévisée non datée reprise par la presse écrite, soumise à la Cour par les requérants et non contestée par les autres parties, le président en titre de la Fédération de Russie, M. Eltsine, a affirmé que " la Russie a accordé, accorde et va accorder son soutien économique et politique à la région transnistrienne ".

139. Après la fin du conflit, des officiers supérieurs de l'ex-14e Armée ont participé à la vie publique en Transnistrie. En particulier, des militaires de l'ex-14e Armée ont participé aux élections en Transnistrie, aux défilés militaires des forces transnistriennes et à d'autres manifestations publiques. Ainsi qu'il ressort des documents au dossier et de plusieurs témoignages concordants et non contestés par les autres parties, le 11 septembre 1993, le général Lebed, chef du GOR, fut élu député au " Soviet suprême de la RMT " (annexe, M. ILASCU § 26, M. Urîtu § 72, et X § 220).

140. Les requérants allèguent qu'un consulat de la Fédération de Russie aurait été ouvert en territoire transnistrien, sur le territoire du GOR, sans l'accord des autorités moldaves et que diverses opérations, y compris de vote, s'y dérouleraient.

Le gouvernement russe nie l'existence d'un consulat russe sur le territoire transnistrien.

Le 27 février 2004, le ministère des Affaires étrangères moldave adressa à l'Ambassade de la Fédération de Russie à Chiþinãu une note dans laquelle les autorités moldaves exprimaient leur regret quant à l'ouverture sur le territoire transnistrien, par les autorités de la Fédération de Russie, de dix-sept bureaux de vote fixes en vue des élections présidentielles du 17 mars 2004, sans l'accord des autorités moldaves et indiquaient qu'en agissant ainsi, les autorités russes les avaient mis devant le fait accompli, créant un précédant non-souhaité. Les autorités moldaves ajoutaient dans cette note que seule l'ouverture de bureaux de vote au quartier général du GOR à Tiraspol, au quartier général des forces de maintien de la paix à Bender/Tigina, au sein de l'Ambassade russe à Chisinau et à des postes mobiles de vote, était souhaitable.

141. La Cour note qu'en dehors des affirmations des requérants, aucun élément de preuve ne vient étayer l'existence d'un consulat russe à Tiraspol effectuant des opérations consulaires habituelles, ouvert à tous les transnistriens ayant la nationalité russe ou désirant acquérir la nationalité russe. De surcroît, aucun témoin entendu en Moldova n'a pu confirmer de telles allégations. Compte tenu de l'absence d'autres moyens de preuve, la Cour ne saurait tenir établi pour au-delà de tout doute raisonnable qu'un consulat russe est ouvert d'une manière permanente à Tiraspol à tous les transnistriens de nationalité russe ou désirant acquérir cette nationalité.

En revanche, la Cour tient pour établi que de postes consulaires fixes, faisant fonction de bureaux de vote, ont été ouverts par les autorités russes sur le territoire transnistrien, en l'absence d'accord des autorités moldaves.

Quant aux articles de presse présentés par les requérants faisant état de l'existence d'un bureau consulaire de la Fédération de Russie sur le territoire du GOR, la Cour relève qu'ils ne sont pas non plus corroborés par une quelconque autre preuve. Cependant, le gouvernement russe n'a pas nié l'existence d'un tel bureau. La Cour estime que, compte tenu de la situation particulière du GOR, stationné sur le territoire transnistrien, il est plausible que, pour des raisons d'ordre pratique, un bureau consulaire soit ouvert sur le territoire du GOR pour permettre aux militaires russes de régler différents problèmes relevant normalement de la compétence d'un consulat.

142. Les requérants affirment que, le 12 mars 1992, la Banque centrale russe procéda à l'ouverture de comptes pour la Banque transnistrienne. Les autres parties n'ont pas contesté la véracité de cette information.

143. Dans une résolution n° 1334 IGD du 17 novembre 1995, la Douma d'Etat de la Fédération de Russie déclara la Transnistrie " zone d'intérêt stratégique spécial pour la Russie ".

144. Des personnalités politiques et des représentants de la Fédération de Russie ont confirmé, à diverses occasions, le soutien accordé par la Fédération de Russie à la Transnistrie. Des représentants de la Douma et d'autres personnalités de la Fédération de Russie se sont rendus en Transnistrie et y ont participé à des manifestations officielles.

De leur côté, des représentants du régime de la " RMT " se sont rendus à Moscou, à l'occasion de visites officielles, notamment à la Douma.

145. Les requérants soulignent aussi que, plusieurs années après le conflit, le soutien apporté par les autorités russes à la création du régime transnistrien a été confirmé publiquement dans un entretien télévisé diffusé à une date non précisée sur la chaîne russe " TV-CENTRE ", auquel participaient MM. Voronine, Smirnov et Khasboulatov. Au cours de cet entretien, M. Khasboulatov, ancien Président du Parlement russe de 1991 à 1993, a déclaré que, lorsqu'il était devenu clair que la Moldova allait sortir de la sphère d'influence russe, une " enclave territoriale administrative " y avait été créée. Lors de la même émission, M. Voronine, président de la Moldova, avait affirmé que l'ex-Président russe, M. Eltsine, avait soutenu M. Smirnov afin de l'utiliser contre le régime démocratique de Chiþinãu.

Les autres parties n'ont pas contesté ces faits.

146. Le 19 mai 1994, le lieutenant général Iakovlev, ex-commandant de la 14e Armée et ancien chef du " département de la défense et de la sécurité de la RMT ", devint citoyen de la Fédération de Russie.

147. En 1997, M. Mãrãcuþã, " président du soviet suprême de la RMT ", se vit accorder la nationalité russe.

2. Après la ratification de la Convention par la Fédération de Russie

148. En 1999, M. Caraman, un des dirigeants de la " RMT ", acquit également la nationalité russe.

149. M. Smirnov se vit accorder la nationalité russe, en 1997 selon le gouvernement russe, et en 1999 selon les requérants.

150. Ainsi qu'il ressort des affirmations des requérants, non contredites par les autres parties, l'industrie de l'armement représente l'un des piliers de l'économie transnistrienne. Celle-ci est directement soutenue par des entreprises russes impliquées dans la fabrication d'armes en Transnistrie.

Selon l'étude de M. Iurie Pintea (paragraphe 118 ci-dessus), à partir de 1993, les entreprises d'armement transnistriennes se sont spécialisées dans la production d'armement de haute technologie, grâce aux fonds et aux commandes de différentes entreprises russes, dont le groupe russe de production et de vente d'armes " ÐÎÑÂÎÎÐÓÆÅÍÈÅ " " Rossvoorujeny ". Des entreprises russes fournissent aux entreprises transnistriennes la technologie et l'équipement nécessaires à la fabrication d'armement moderne, ainsi que des matériels à usage militaire. D'autre part, des entreprises transnistriennes produisent également des pièces détachées destinées aux fabricants d'armes russes. Par exemple, l'entreprise Elektrommash reçoit de la Fédération de Russie les pièces détachées pour les pistolets silencieux qu'elle produit et livre des pièces détachées pour des systèmes d'armements variés qui sont assemblés en Fédération de Russie.

151. Se fondant sur l'étude de M. Pintea, les requérants soutiennent que, sous couvert de " retrait ", le GOR fournit aux entreprises transnistriennes des pièces et outils à usage militaire. L'usine métallurgique de Râbniþa, qui produit des mortiers de 82 mm, recevrait régulièrement des camions chargés de mortiers et obusiers en provenance du dépôt du GOR de Kolbasna, sous couvert de " destruction de munitions intransportables ".

152. De surcroît, il existe une interdépendance entre les intérêts transnistriens, économiques ou autres, et le GOR, du fait de l'emploi massif par le GOR d'habitants de la Transnistrie.

Ainsi, selon la même étude de M. Pintea, près de 70 % du commandement de l'unité militaire du GOR stationnée à Kolbasna (y compris le dépôt de munitions) est constitué d'habitants de Râbniþa et de Kolbasna, tandis que 100 % du personnel technique du dépôt de Kolbasna (chefs de dépôts, techniciens, mécaniciens) est constitué d'habitants de la région.

En tout, 50 % des officiers du GOR et 80 % des sous-officiers sont des habitants de la " RMT ".

Les autres parties n'ont pas contesté ces informations.

153. Il existe une coopération judiciaire en matière de transfert de détenus entre la Fédération de Russie et la Transnistrie, sans passer par les autorités moldaves. En effet, des prisonniers russes détenus en Transnistrie ont pu être transférés dans le cadre de cette coopération dans une prison en Fédération de Russie (annexe, col. Golovatchev § 136 et M. Sereda § 423).

154. Ainsi qu'il ressort des affirmations des requérants étayées par des articles de presse, des visites entre des officiels de la Fédération de Russie et de la " RMT " continuent d'avoir lieu. Le journal " Transnistrie " du 16 février 1999 faisait état de la visite effectuée par une délégation du " Soviet suprême de la RMT " incluant MM. Mãrãcuþã, Caraman et Antioufeïev, à la Douma de la Fédération de Russie. Par exemple, le 1er juin 2001, une délégation de la Douma composée de huit personnes s'est rendue à Tiraspol, où elle est restée jusqu'au 4 juin 2001.

En outre, entre le 28 août et 2 septembre 2001, des membres de la Douma d'Etat ont participé aux festivités organisées à l'occasion du 10e anniversaire de la déclaration d'indépendance de la " RMT ".

155. Des dirigeants de la " RMT " se sont vu remettre des distinctions officielles par différentes institutions de la Fédération de Russie et sont reçus par des organes d'Etat de la Fédération de Russie avec tous les honneurs. Ainsi qu'il ressort des documents déposés par les requérants, M. Smirnov a été invité à Moscou par l'Université d'Etat de Moscou.

156. La Fédération de Russie a des relations directes avec la " RMT " pour ce qui est de ses exportations de gaz.

Ainsi qu'il ressort d'un télégramme adressé le 17 février 2000 par le Président du groupe russe " Gazprom " au vice-Premier ministre moldave, les contrats de livraison de gaz à la Moldova ne concernent pas la Transnistrie, à laquelle le gaz est livré séparément dans des conditions financières plus avantageuses que celles accordées au reste de la République de Moldova (annexe, Y § 261 et M. Sangheli, § 268).

157. La Transnistrie reçoit de l'électricité directement de la Fédération de Russie.

158. Des produits fabriqués en Transnistrie sont exportés sur le marché russe, dont certains sont présentés comme des produits originaires de Fédération de Russie (annexe, M. Stratan § 333).

159. Le GOR achète certains produits nécessaires à l'approvisionnement des troupes directement sur le marché transnistrien (annexe, général Sergueïev § 347).

160. Des entreprises russes ont participé à des privatisations en Transnistrie. Ainsi qu'il ressort des documents soumis par les requérants, l'entreprise russe " ITERRA " a acheté la plus grande entreprise en Transnistrie, l'usine de métallurgie de Râbniþa, malgré l'opposition à cette opération des autorités moldaves.

161. Par ailleurs, en janvier 2002, le gouvernement moldave soumit à la Cour une cassette vidéo contenant l'enregistrement d'une émission de la télévision russe portant sur les relations russo-moldaves et le régime transnistrien. Le commentateur russe mentionnait en premier lieu le traité d'amitié conclu depuis peu entre la Fédération de Russie et la République de Moldova, dans lequel Moscou et Chisinau condamnaient " le séparatisme sous toutes ses formes " et s'engageaient " à n'accorder aucun soutien aux mouvements séparatistes ". Selon le journaliste, ce traité confirmait sans ambiguïté le soutien apporté par la Fédération de Russie à la Moldova dans le conflit transnistrien. Le reste du reportage était consacré aux différents aspects de l'économie transnistrienne, présentée comme entièrement contrôlée par la famille Smirnov, et dont la principale ressource serait la fabrication et l'exportation d'armes vers des destinations telles que l'Afghanistan, le Pakistan, l'Irak ou la Tchétchénie. L'émission s'achevait sur l'information selon laquelle les autorités transnistriennes avaient interrompu la diffusion du programme sur le territoire de la " RMT ", en prétextant de mauvaises conditions météorologiques.

D. Les relations moldo-transnistriennes

1. Avant la ratification de la Convention par la Moldova le 12 septembre 1997

162. Les autorités moldaves n'ont jamais reconnu officiellement les organes de la " RMT " en tant qu'entité étatique.

163. A la suite de l'accord du 21 juillet 1992, les deux parties établirent des relations aux fins de régler le conflit.

Établis et maintenus principalement à travers les commissions de négociations, les contacts portaient, d'une part, sur la question politique du statut de la Transnistrie et, d'autre part, sur le règlement de différents aspects de la vie courante (économiques, sociaux, etc.).

164. Ainsi qu'il ressort des dépositions concordantes de plusieurs témoins (annexe, MM. Urîtu § 66, Postovan § 182, Z § 272, Plugaru § 286 et Obroc § 430), les premiers contacts établis entre la Moldova et la Transnistrie visaient les échanges de prisonniers capturés de part et d'autre pendant le conflit de 1992. Généralement, ces échanges concernaient des groupes de prisonniers.

165. Selon les dépositions concordantes de plusieurs témoins (annexe, MM. Urîtu § 67, Snegur § 239, et Sturza § 311), à partir du cessez-le-feu du 21 juillet 1992, les particuliers et les délégations officielles impliquées dans les négociations ont pu se rendre en Transnistrie. Des incidents se sont parfois produits, lorsque des gardes transnistriens n'ont pas permis l'accès en Transnistrie.

166. En tant que particuliers, les médecins peuvent circuler assez librement vers la Transnistrie, que ce soit pour des consultations ou pour des congrès professionnels (annexe, MM. Þîbîrnã § 84, et Leºanu § 85).

167. A partir de 1993, les autorités moldaves ont commencé à ouvrir des procédures pénales à l'encontre de certains responsables transnistriens accusés d'avoir usurpé des titres de fonctions officielles de l'Etat (paragraphes 221 et 230 ci-dessous).

168. Néanmoins, des personnes ayant agi en qualité de dignitaires de la " RMT " ont pu retourner en Moldova et occuper par la suite des responsabilités élevées. Par exemple, M. Sidorov, ancien " ministre de la Justice de la RMT " en 1991, a occupé plusieurs hautes fonctions d'Etat après son retour de Transnistrie : membre du parlement moldave de 1994 à 1998, Ombudsman de la Moldova de 1998 à 2001 et membre du parlement moldave et président du Comité pour les droits de l'homme et les minorités à partir de 2001 (annexe, M. Sidorov §§ 437-438).

169. Le 7 février 1996, en présence de médiateurs de l'OSCE, de la Russie et de l'Ukraine, les autorités moldaves adoptèrent un protocole prévoyant la suppression des postes de douane appartenant à la Transnistrie.

2. Après la ratification de la Convention par la Moldova

170. La circulation des personnes entre la Transnistrie et le reste de la Moldova après 1997 s'est déroulée dans les mêmes conditions qu'auparavant, les autorités transnistriennes décidant du passage d'une manière totalement discrétionnaire. Lorsqu'il s'agit de délégations officielles ou de personnalités moldaves qui souhaitent se rendre en Transnistrie, un contact préalable aux fins d'autorisation devient alors nécessaire, bien qu'une telle autorisation puisse, elle aussi, être révoquée à tout moment (annexe, M. Sereda § 418). Par exemple, le gouvernement moldave indique qu'en 2003, en guise de représailles contre une décision prise en février 2003 par le Conseil de l'Union européenne interdisant pendant un an à Igor Smirnov et seize autres dirigeants transnistriens de voyager dans l'Union européenne, les autorités transnistriennes ont déclaré persona non grata certains hauts dirigeants moldaves, dont le président de la Moldova, le président du parlement, le Premier ministre, le ministre de la Justice et le ministre des Affaires étrangères.

171. Les requérants allèguent que des dirigeants transnistriens, dont MM. Smirnov, Mãrãcuþã et Caraman, auraient aussi la nationalité moldave et seraient en possession de passeports diplomatiques moldaves. En outre, le gouvernement moldave leur aurait accordé des distinctions officielles.

Le gouvernement moldave affirme que les dirigeants transnistriens ne possèdent pas la nationalité moldave, car ils n'ont jamais demandé à avoir des papiers d'identité moldaves.

La Cour relève que le témoin interrogé par les délégués à ce sujet a nié l'octroi d'un quelconque document d'identité moldave à MM. Smirnov, Mãrãcuþã et Caraman (annexe, M. Molojen § 396). En l'absence d'autre preuve corroborant les allégations des requérants, la Cour considère qu'il n'a pas été établi au-delà de tout doute raisonnable que les autorités moldaves ont octroyé des passeports à des dirigeants transnistriens.

172. Plusieurs dignitaires moldaves, dont M. Sturza, ministre de la Justice de la Moldova, procureur général adjoint et, depuis 2000, chef de la Commission pour les négociations avec la Transnistrie, ont continué à se rendre à Tiraspol pour rencontrer des responsables transnistriens, dont MM. Smirnov, Mãrãcuþã, le " procureur général de la RMT " et le " Président de la Cour suprême de la RMT ". Parmi les sujets abordés à l'occasion de ces rencontres ont figuré surtout la situation des requérants, leur libération et les négociations sur le statut futur de la Transnistrie, y compris des actes adoptés par les organes locaux transnistriens (annexe, M. Sturza § 312).

173. Le président du Parlement moldave, M. Diacov, a rendu visite le 16 mai 2000 à M. ILASCU dans sa cellule à Tiraspol. Le même jour, le président moldave, M. Lucinschi, s'est rendu à Tiraspol.

174. Le 16 mai 2001, le président de la Moldova, M. Voronine, et le dirigeant transnistrien, M. Smirnov, signèrent deux accords, l'un concernant la reconnaissance mutuelle des documents délivrés par les autorités moldaves et transnistriennes, l'autre prévoyant des mesures destinées à attirer et protéger les investissements étrangers.

175. Pour ce qui est de la coopération économique, les requérants allèguent que les autorités moldaves délivrent des certificats d'origine aux produits en provenance de Transnistrie.

Le gouvernement moldave n'a pas fait de commentaire en réponse à ces allégations.

176. En ce qui concerne la prétendue délivrance par les autorités moldaves de certificats d'origine aux biens exportés de Transnistrie, invoquée par les requérants ainsi que par le gouvernement russe, la Cour relève que cette allégation n'a été confirmée par aucun témoin. Bien au contraire, M. Stratan, directeur du département des Douanes, a nié l'existence d'une telle pratique (annexe, § 327).

Dans ces circonstances, en l'absence d'autres moyens de preuve étayant les allégations des requérants, la Cour ne saurait tenir pour établi au-delà de tout doute raisonnable que les autorités moldaves mènent une politique de soutien de l'économie transnistrienne par le biais de tels certificats d'exportation.

177. Outre la collaboration instituée en vertu de l'accord conclu par le président de la Moldova et le " président de la RMT ", ainsi qu'il ressort des dépositions recueillies par les délégués de la Cour, il existe des relations plus ou moins de facto entre les autorités moldaves et transnistriennes dans d'autres domaines. Ainsi, il existe des contacts entre le ministère de la Justice transnistrien, en particulier le département des pénitenciers, et le ministère de la Justice moldave (annexe, lt.-col. Samsonov § 172). Des relations non officielles existent aussi entre les autorités moldaves et transnistriennes en matière judiciaire et de sécurité, en vue de prévenir la criminalité. Bien qu'il n'y ait aucun accord de coopération, il arrive que des procureurs ou des officiers moldaves chargés d'enquête dans des affaires pénales téléphonent à des " collègues " en Transnistrie, notamment pour obtenir des renseignements et faire venir des témoins (annexe, MM. Postovan § 190, et Catanã § 206).

178. Le système de téléphonie est unique pour l'ensemble de la Moldova, y compris la Transnistrie. Une communication téléphonique entre Chisinau et Tiraspol est considérée comme une communication nationale (annexe, MM. Molojen § 398, et Sidorov § 454).

179. Le Département d'informatique rattaché au gouvernement moldave délivre des documents d'identité (carte d'identité) à toute personne résidant en Moldova, y compris en Transnistrie (annexe, M. Molojen § 399).

180. En 2001, dans le cadre des accords conclus avec l'Organisation mondiale du Commerce, les autorités moldaves installèrent le long de la frontière avec l'Ukraine des postes douaniers mixtes moldo-ukrainiens et introduisirent de nouveaux tampons douaniers inaccessibles aux autorités transnistriennes. Il n'a pas été précisé si les postes douaniers moldo-ukrainiens fonctionnent toujours.

181. En réponse aux mesures mentionnées dans le paragraphe précédent, les autorités transnistriennes informèrent les autorités moldaves, par une lettre du 18 septembre 2001, de la suspension unilatérale des négociations sur le statut de la Transnistrie et les menacèrent de couper les livraisons de gaz et d'électricité à destination de la Moldova transitant par la Transnistrie.

182. Le gouvernement moldave affirme que, lors d'un incident survenu en 2001, les autorités transnistriennes ont immobilisé au nœud ferroviaire de Tighina/Bender 500 wagons contenant des dons humanitaires pour des enfants et personnes âgées moldaves, ainsi que des livraisons de pétrole et autres marchandises en provenance de l'Union européenne destinées aux entreprises moldaves.

183. Dans une déclaration rendue publique le 6 février 2002, la mission de l'OSCE en Moldova dénonça les actions des autorités transnistriennes qui, à partir du 16 janvier 2002, avaient interdit aux représentants de l'OSCE d'entrer sur le territoire contrôlé par la " RMT ", en violation de l'accord intervenu le 26 août 1993 entre l'OSCE et M. Smirnov.

184. Ainsi qu'il ressort d'un document soumis à la Cour par le gouvernement moldave le 15 mars 2002, par l'ordonnance n° 40 du 7 mars 2002, " le ministre de la sécurité de la RMT " refusa de laisser entrer sur le territoire de la " RMT " les représentants des ministères de la Défense, des Affaires intérieures, du Service de renseignements et de la sécurité et d'autres structures militaires moldaves.

185. Enfin, le championnat national de football inclut également des équipes de Transnistrie, et des matchs de l'équipe nationale moldave de football, y compris internationaux, se déroulent parfois à Tiraspol, comme cela a été le cas pour un match disputé avec l'équipe nationale des Pays-Bas, en avril 2003 (annexe, M. Sidorov § 454).

IV. LES CIRCONSTANCES PARTICULIÈRES DE L'AFFAIRE

186. La Cour a résumé ci-dessus les faits liés à l'arrestation, à la détention provisoire, à la condamnation et aux conditions de détention des requérants, tels qu'allégués par les requérants et confirmés par les preuves documentaires et les dépositions des témoins.

Par ailleurs, la Cour note que, dans ses observations écrites du 24 octobre 2000, le gouvernement moldave a exprimé son accord avec la version présentée par les requérants quant aux circonstances dans lesquelles ils ont été arrêtés, condamnés et détenus. Dans ces mêmes observations, il a indiqué que les requérants avaient été certainement arrêtés sans mandat, qu'ils étaient restés deux mois dans les locaux de l'ex-14e Armée et que les perquisitions et saisies avaient, elles aussi, été effectuées sans mandat.

Le gouvernement moldave a estimé que les allégations des requérants au sujet de leurs conditions de détention étaient très vraisemblables.

187. Pour sa part, le gouvernement russe a indiqué ne pas avoir eu connaissance des circonstances de l'arrestation et de la condamnation et des conditions de détention des requérants.

A. L'arrestation, la détention provisoire et la condamnation des requérants

1. Arrestation des requérants

188. Ainsi qu'il ressort des dépositions des requérants, de leurs épouses et de M. Urîtu, corroborées d'une manière générale par la déposition de M. Timochenko, les requérants ont été arrêtés à leur domicile, à Tiraspol, entre le 2 juin et le 4 juin 1992, dans les premières heures de la matinée. Ils ont été appréhendés par plusieurs personnes, dont certaines étaient vêtues d'uniformes portant l'insigne de la 14e Armée de l'ex-URSS, tandis que d'autres portaient des uniformes de camouflage sans signe distinctif.

Ci-dessous se trouvent les détails de leur arrestation.

189. Le deuxième requérant, Alexandru Leþco, fut arrêté le 2 juin 1992, à 2 h 45 du matin. Le lendemain, une perquisition fut effectuée à son domicile en présence de ses voisins.

190. Le premier requérant, Ilie ILASCU, qui était à l'époque des faits le dirigeant local du Front Populaire (parti représenté au Parlement moldave) et militait pour l'unification de la Moldova avec la Roumanie, fut arrêté le 2 juin 1992, vers 4 h 30, quand dix ou douze individus armés de pistolets automatiques pénétrèrent de force dans son domicile à Tiraspol. Ils y effectuèrent une perquisition et saisirent certains objets. Parmi ceux-ci figurait un pistolet, qui, selon le requérant, avait été placé dans sa maison par les personnes ayant effectué la perquisition. Le requérant allègue que son arrestation et la perquisition furent faites sans mandat. Il fut informé qu'il était arrêté parce qu'en sa qualité de membre du Front Populaire, il était dangereux pour la stabilité de la " RMT ", laquelle était en état de guerre avec la Moldova.

191. Le troisième requérant, Andrei Ivantoc, fut arrêté à son domicile le 2 juin 1992, à 8 heures, par plusieurs personnes armées, qui le frappèrent à coups de crosse et à coups de pied. Selon le requérant, lors de la perquisition qui s'ensuivit, plusieurs tapis, 50 000 roubles et une " belle " montre furent confisqués.

192. Le quatrième requérant, Tudor Petrov-Popa, fut arrêté le 4 juin 1992 à 6 h 45 par deux personnes, dont un agent de police, Victor Gusan. Vers 11 heures, deux procureurs, MM. Starojouk et Glazyrine, procédèrent à une perquisition à son domicile en l'absence du requérant.

193. Dans un réquisitoire de 140 pages dressé, entre autres, par le procureur Starojouk, les requérants furent accusés d'activités anti-soviétiques et d'avoir combattu, par des moyens illégaux, l'Etat légitime de Transnistrie, sous la direction du Front Populaire de Moldova et de la Roumanie. Ils furent aussi accusés d'avoir commis un certain nombre d'infractions punies, selon le réquisitoire, tantôt par le code pénal de la République de Moldova, tantôt par celui de la République socialiste soviétique de Moldova. Parmi les faits reprochés aux requérants figurait l'assassinat de deux transnistriens, MM. Gusar et Ostapenko (voir également paragraphe 225 ci-dessous).

194. Ainsi qu'il ressort des dépositions concordantes des requérants et d'autres témoins (annexe, M. Urîtu §§ 55-56 et 60-61, Mmes Lesco §§ 30-31 et Ivantoc §§ 38 et 41), les requérants ont d'abord été conduits au siège de la police de Tiraspol, qui était probablement aussi le siège du " ministère de la Sécurité de la RMT ", où ils ont été interrogés et soumis à des mauvais traitements pendant quelques jours. Parmi ceux qui les ont interrogés se trouvaient Vladimir Gorbov, " vice-ministre " dudit ministère, Vladimir Antioufeïev (ou Chevtsov), " ministre ", et une personne nommée Gouchane. Certains gardes et enquêteurs étaient vêtus d'uniformes similaires, sinon identiques à ceux utilisés par les militaires soviétiques de la 14e Armée. Pendant les premiers jours de leur détention dans les locaux de la police, les requérants ont été battus régulièrement et sévèrement, et n'ont presque rien reçu à manger ou à boire. Les interrogatoires avaient souvent lieu la nuit et, pendant la journée, il ne leur était pas permis de se reposer.

195. Selon le premier requérant, il fut conduit aussitôt après son arrestation, dans le bureau du ministre de la Sécurité de la " RMT ", où se trouvaient également cinq autres personnes, qui lui furent présentées comme étant des colonels du service de contre-espionnage russe. Ceux-ci lui demandèrent, en échange de sa libération, de mettre au service de la Transnistrie les compétences qu'il avait acquises pendant son service militaire auprès des troupes spéciales de l'URSS, et de se faire passer pour un agent travaillant pour les services secrets roumains. Le requérant allègue que, lorsqu'il refusa cette proposition, il fut menacé de n'avoir d'autre choix que le cimetière.

2. Détention des trois premiers requérants dans les locaux de l'ex-14e Armée

196. Quelques jours après leur arrestation, les trois premiers requérants ont été amenés, séparément, à la garnison (komendatura) de la 14e Armée à Tiraspol, rue Souvorov, dans des véhicules portant des insignes russes.

Les requérants soutiennent que, lors de leur détention sur le territoire de la 14e Armée, ils ont été gardés par des soldats de cette armée et que, pendant cette période, des policiers transnistriens sont venus les voir dans leur cellule. Les requérants allèguent aussi que, pendant cette période, ils ont été torturés par des militaires de la 14e Armée.

Le gouvernement moldave souligne pour sa part qu'à la lumière des dépositions faites par les témoins moldaves et par M. Timochenko devant les délégués de la Cour, il ressort clairement que des militaires de la 14e Armée ont participé à l'arrestation et à l'interrogatoire des requérants.

Dans ses observations du 1er septembre 2003, le gouvernement russe réitère sa position initiale, à savoir que la Cour n'a pas compétence ratione temporis pour examiner des événements qui ont eu lieu en 1992.

Sur le fond, il admet néanmoins que les requérants ont été détenus dans les locaux de la 14e Armée, mais affirme que cette détention a été de très courte durée et qu'en tout état de cause, elle était illégale. Le gouvernement fait valoir que le procureur militaire Timochenko a mis fin à la illégalité dès qu'il a été informé de cette détention. Le gouvernement russe ne s'est pas prononcé sur la question de savoir si des militaires russes ont participé à l'arrestation initiale des requérants.

Il soutient qu'en dehors d'avoir fourni des cellules pour la détention des requérants, les militaires de la 14e Armée n'ont commis aucune illégalité. En particulier, ils n'ont pas gardé les cellules où étaient détenus les requérants. A cet égard, le gouvernement souligne que les requérants n'auraient pu voir des insignes " Russie " sur les uniformes des gardiens, car le nouvel insigne de la Russie remplaçant celui de l'URSS n'a été introduit que par l'ordre n° 2555, émis le 28 juillet 1994 par le ministre de la Défense de la Fédération de Russie.

Le gouvernement russe soutient en outre que le colonel Gousarov (paragraphe 270 ci-dessous) n'a pas servi dans les formations militaires russes stationnées sur le territoire de la Transnistrie, mais a fait son service au " ministère de l'Intérieur de la RMT ".

197. La Cour note que les trois premiers requérants prétendent avoir été détenus pendant deux mois dans la garnison de la 14e Armée (annexe, MM. ILASCU §§ 2, 4 et 11, Urîtu § 55-56, Ivantoc § 94-95, Lesco § 114 et 117 et Petrov-Popa § 124, et Mmes Lesco §§ 33-34, Ivantoc § 39, Petrov-Popa § 48).

A ce sujet, la Cour note que M. Timochenko a affirmé dans sa déposition (annexe, § 381) que les requérants étaient restés dans les locaux de la 14e Armée un laps de temps très court, sans pour autant être capable d'en préciser la durée.

Sans mettre en doute d'une manière générale la déposition de M. Timochenko, qu'elle considère comme crédible, la Cour estime que celle-ci contient un certains nombre de détails, dont ceux concernant la durée du séjour des requérants dans les locaux de la 14e Armée, qui sont confus et de surcroît infirmés par d'autres dépositions.

198. La garnison de Tiraspol était commandée par Mikhaïl Bergman. Les requérants y ont été détenus chacun seul dans une cellule. Un certain M. Godiac, arrêté en même temps que les requérants, était aussi détenu dans ce bâtiment. Les requérants ont aperçu, lors des interrogatoires ou à l'occasion de visites dans les cellules, M. Gorbov et des officiers, dont certains portaient l'uniforme de la 14e Armée. Ils étaient interrogés surtout la nuit, les interrogatoires s'accompagnant de mauvais traitements. Ils ont aussi été battus en dehors des interrogatoires. Les requérants ont été frappés régulièrement et sévèrement par des soldats en uniforme de la 14e Armée. Des policiers transnistriens ont parfois participé aux mauvais traitements infligés aux requérants.

Ilie ILASCU a été soumis à quatre reprises à des simulacres d'exécution : la première fois, on lui a lu sa condamnation à la peine capitale, tandis que les autres fois il a été conduit les yeux bandés dans un champ où les gardiens lui ont tiré dessus à blanc jusqu'à ce qu'il s'évanouisse.

Le deuxième requérant a été menacé de viol. Au bout d'un mois, à la suite des coups reçus, le troisième requérant a été hospitalisé dans un hôpital psychiatrique, où il est resté un mois (annexe, M. Ivantoc § 97).

199. Les cellules ne disposaient pas de toilettes, d'eau ou de lumière naturelle. Une ampoule était en permanence allumée dans la cellule. Le lit, fixé au mur et pliant, était descendu à minuit et relevé à cinq heures du matin.

Les requérants ne disposaient que de 15 minutes par jour pour la promenade, qui se déroulait dans un espace clos. Durant leur détention à la garnison de la 14e Armée, ils n'ont pu ni se laver ni changer de vêtements.

Les toilettes se trouvaient dans le couloir et les détenus y étaient amenés une seule fois par jour par des gardes accompagnés d'un berger allemand. Ils étaient obligés de satisfaire leurs besoins en 45 secondes, faute de quoi le chien était lancé sur eux. Puisqu'ils n'étaient conduits aux toilettes qu'une fois par jour dans les conditions décrites ci-dessous, les requérants devaient satisfaire leurs besoins dans la cellule (annexe, MM. Ivantoc § 95, Lesco § 115, Mmes Lesco § 33, et Ivantoc § 40).

Ils ont été coupés du monde extérieur. Leur famille n'a pas pu entrer en contact avec eux ni leur envoyer des colis. Ils n'ont pas pu envoyer ou recevoir du courrier ; de même, ils n'ont eu aucun accès à un avocat.

200. Le 23 août 1992, lorsque le général Lebed a pris le commandement de la 14e Armée, les personnes détenues dans la garnison de Tiraspol de cette armée, y compris les trois requérants, ont été transférés dans les locaux de la police de Tiraspol. Le transfert a été effectué par des militaires de la 14e Armée, dans ses véhicules (annexe, MM. ILASCU § 11, Urîtu § 55, et Mme Ivantoc § 39).

3. Détention au centre de détention provisoire des locaux de la police de Tiraspol et transfert en prison pendant le procès

201. Les circonstances de la détention des requérants, telles qu'elles ressortent de leurs déclarations écrites et dépositions, ainsi que des dépositions d'autres témoins corroborant les informations fournies par eux (annexe, M. Urîtu §§ 56 et 60-61, Mmes Ivantoc § 41, et Lesco §§ 30-31), se résument ainsi.

202. Le premier requérant est resté dans une cellule située au siège de la police de Tiraspol pendant près de six mois, jusqu'en avril 1993, où son procès a commencé.

203. Le deuxième requérant a été transféré de la garnison de la 14e Armée dans les locaux de la police de Tiraspol, où il est resté jusqu'au mois d'avril 1993, date d'ouverture de son procès.

204. Le troisième requérant est resté un mois dans la garnison de la 14e Armée. Il a ensuite été interné dans un hôpital psychiatrique, où il est resté à peu près un mois. A son retour de l'hôpital, il a été reconduit à la garnison de la 14e Armée et immédiatement détenu dans les locaux de la police de Tiraspol, où il est resté jusqu'au mois d'avril 1993.

205. Le quatrième requérant a été détenu jusqu'au début du procès dans les locaux de la police de Tiraspol.

206. Dans le centre de détention provisoire des locaux de la police de Tiraspol, les interrogatoires se déroulaient la nuit. Les requérants y ont été régulièrement battus, surtout pendant le mois qui a suivi leur retour de la garnison de la 14e Armée.

207. Les cellules n'avaient pas d'éclairage naturel. Pendant les premières semaines, ils n'ont pas pu recevoir les visites de leurs familles ou de leurs avocats. Ils ont ensuite pu recevoir la visite de leurs proches, d'une manière discrétionnaire, et des colis de leurs familles à un rythme irrégulier. Souvent, ils n'ont pu profiter de la nourriture envoyée par la famille, car elle s'était abîmée au cours des fouilles effectuées pour des motifs de sécurité. Les requérants n'ont pu recevoir de courrier, ni en envoyer et n'ont pas pu s'entretenir avec leurs avocats.

208. Pendant cette période, les requérants n'ont pu voir un médecin que rarement et, lorsqu'ils avaient été soumis à des mauvais traitements, la visite du médecin avait lieu bien après.

M. Alexandru Ivantoc s'est vu administrer des produits hallucinogènes qui lui ont provoqué des migraines chroniques. Pendant cette période, il n'a été traité pour ses maux de tête, et sa femme n'a pas eu la permission de lui envoyer des médicaments.

209. Ilie ILASCU a pu voir son avocat pour la première fois en septembre 1992 plusieurs mois après son arrestation.

210. A une date non précisée, les requérants furent transférés à la prison de Tiraspol en vue du procès. Pendant leur détention provisoire, ils furent soumis à divers traitements inhumains et dégradants : ils furent battus sauvagement, des bergers allemands furent lancés contre eux ; ils furent mis en isolement et se virent communiquer de faux renseignements sur la situation politique et sur l'état de santé de leur famille pour ensuite se voir promettre une libération à condition de signer des aveux ; enfin, on menaça de les exécuter.

211. Andrei Ivantoc et Tudor Petrov-Popa furent soumis à des traitements avec des substances psychotropes à la suite de quoi M. Ivantoc connut des troubles psychiatriques.

4. Le procès et la condamnation des requérants

212. Les requérants furent traduits devant le " tribunal suprême de la République moldave de Transnistrie ", qui siégea successivement dans la salle des fêtes de l'entreprise d'Etat Kirov et dans la salle de l'espace culturel à Tiraspol. Pendant les débats, qui débutèrent le 21 avril 1993 et prirent fin le 9 décembre 1993, seuls furent autorisés à entrer dans la salle les ressortissants moldaves munis d'un visa de résidence en Transnistrie. Des policiers et des militaires armés étaient présents dans la salle et sur l'estrade où se trouvaient les juges. Les requérants assistèrent à leur procès enfermés dans des cages métalliques. Les témoins entendus purent assister librement au procès, sans être obligés de quitter la salle pendant les dépositions des autres témoins. A de nombreuses occasions durant les débats, les requérants ne purent s'entretenir avec leurs avocats qu'en présence de policiers armés. Les audiences se déroulèrent dans une atmosphère lourde, le public arborant des pancartes hostiles aux accusés. Comme le montre une photo soumise au greffe par les requérants, prise dans la salle d'audience et parue dans un journal moldave, une de ces pancartes indiquait " Les terroristes doivent répondre ! ".

213. Les requérants furent jugés par un collège de trois juges composé de Mme Ivanova, ancienne juge à la Cour suprême de Moldova, qui présidait, et de M. Myazine, âgé de 28 ans au moment du procès, qui avait travaillé pendant un an au parquet général de Moldova, avant sa nomination au " tribunal suprême de la RMT " et, de M. Zenine.

214. Ainsi qu'il ressort du texte du jugement, le commandant Mikhaïl Bergman, officier du GOR, comparut comme témoin devant ce " tribunal ". Il déclara que les requérants n'avaient pas été maltraités par ses subordonnés pendant leur détention dans les locaux de la 14e Armée, et que les intéressés ne s'étaient d'ailleurs pas plaints.

215. Le tribunal rendit son jugement le 9 décembre 1993.

216. Il reconnut le premier requérant coupable de plusieurs infractions prévues par le code pénal de la République socialiste soviétique de Moldova, dont instigation au crime contre la sûreté de l'Etat (article 67), organisation d'activités dans le but de commettre des infractions extrêmement dangereuses à l'encontre de l'Etat (article 69), assassinat d'un représentant de l'Etat dans le but de semer la terreur (article 63), meurtre avec préméditation (article 88), réquisition illégale de moyens de transport (article 182), la destruction délibérée des biens d'autrui (article 127) et utilisation illégale ou sans autorisation de munitions ou de matières explosives (article 227). Le tribunal le condamna à la peine capitale et à la confiscation de ses biens.

217. Le tribunal reconnut le deuxième requérant coupable de l'assassinat d'un représentant de l'Etat dans le but de semer la terreur (article 63), de destruction délibérée des biens d'autrui (article 127) et d'utilisation sans autorisation de munitions ou de matières explosives (article 227 § 2). Il le condamna à une peine privative de liberté de 12 ans, à exécuter dans un camp de travail à régime sévère, et à la confiscation de ses biens.

218. Le troisième requérant fut reconnu coupable de l'assassinat d'un représentant de l'Etat dans le but de semer la terreur (article 63), d'utilisation sans autorisation et de vol de munitions ou de matières explosives (articles 227 et 227-1 § 2), de réquisition illégale de moyens de transport à traction animale (article 182 § 3), de destruction délibérée des biens d'autrui (article 127) et de coups et blessures (article 96 § 2). Il fut condamné à une peine privative de liberté de 15 ans, à exécuter dans un camp de travail à régime sévère, et à la confiscation de ses biens.

219. Le quatrième requérant fut reconnu coupable d'assassinat d'un représentant de l'Etat dans le but de semer la terreur (article 63), de coups et blessures (article 96 § 2), d'utilisation illégale de moyens de transport à traction animale (article 182 § 3), de destruction délibérée de biens d'autrui (article 127), et d'utilisation sans autorisation et de vol de munitions ou de matières explosives (articles 227 et 227-1 § 2). Il fut condamné à une peine privative de liberté de 15 ans et à la confiscation de ses biens.

B. Événements postérieurs à la condamnation des requérants ; libération de M. ILASCU

220. Le 9 décembre 1993, le président de la République de Moldova décréta la condamnation des requérants était illégale, au motif qu'elle avait été prononcée par un tribunal anticonstitutionnel.

221. Le 28 décembre 1993, le procureur général adjoint de Moldova ordonna l'ouverture d'une enquête pénale à l'encontre des " juges ", " procureurs " et autres personnes impliquées dans la poursuite et la condamnation des requérants en Transnistrie, les accusant en vertu des articles 190 et 192 du code pénal de la République de Moldova d'arrestation illégale.

222. Le 3 février 1994, le tribunal suprême de la République de Moldova examina d'office le jugement du 9 décembre 1993 du " tribunal suprême de la RMT ", le cassa au motif que le tribunal qui l'avait rendu était anticonstitutionnel, et ordonna le renvoi du dossier au procureur de la République de Moldova pour une nouvelle instruction en vertu de l'article 93 du code de procédure pénale. Il ressort des dépositions, des informations fournies par le gouvernement moldave et des témoins entendus par la Cour à Chiþinãu en mars 2003, que l'instruction ordonnée par le jugement du 3 février 1994 n'a pas eu de suite (annexe, MM. Postovan § 184 et Rusu § 302).

223. En outre, le tribunal suprême de la République de Moldova révoqua le mandat de détention provisoire des requérants, ordonna leur libération et demanda au procureur de la République d'examiner l'opportunité de poursuivre les juges du " soi-disant " tribunal suprême de Transnistrie pour avoir délibérément rendu une décision illégale, infraction punie par les articles 190-192 du code pénal.

224. Les autorités de la " RMT " ne donnèrent aucune suite au jugement du 3 février 1994.

225. Les autorités moldaves ayant ouvert respectivement en avril et mai 1992 une enquête au sujet de la mort de MM. Gusar et Ostapenko, le parquet la suspendit le 6 juin 1994, en vertu de l'article 172 § 3 du code de procédure pénale moldave, en l'absence de toute coopération de la part des autorités judiciaires et policières transnistriennes. Cette enquête fut rouverte le 9 septembre 2000. Par conséquent, plusieurs demandes de coopération (transmission de documents) furent adressées au " procureur de la RMT ", V.P. Zaharov. Faute de toute réponse, le parquet moldave suspendit à nouveau l'enquête le 9 décembre 2000. Celle-ci n'a pas été rouverte depuis.

226. Par un décret du 4 août 1995, le président de la République de Moldova promulgua une loi d'amnistie à l'occasion du 1er anniversaire de l'adoption de la Constitution moldave. Cette loi amnistia notamment les condamnations pour les infractions prévues aux articles 227, 2271 et 2272 du code pénal commises à partir du 1er janvier 1990 dans plusieurs départements de la rive gauche du Dniestr.

227. Le 3 octobre 1995, le Parlement moldave demanda, d'une part, au gouvernement moldave de traiter en priorité le problème de la détention des requérants, en tant que détenus politiques, et de l'informer régulièrement de l'évolution de la situation comme des actions entreprises à ce sujet et, d'autre part, au ministère des Affaires étrangères de rechercher appui ferme auprès des pays dans lesquels la Moldova avait des missions diplomatiques en vue de la libération des requérants (" groupe ILASCU ").

228. Le premier requérant, bien que détenu, fut élu député au Parlement moldave successivement les 25 février 1994 et 22 mars 1998 mais, étant privé de liberté, il n'y siégea jamais.

229. Le 16 août 2000, le procureur de la République annula l'ordonnance du 28 décembre 1993 à l'encontre des " juges " et " procureurs " de la " RMT " (voir paragraphe 221 ci-dessus) au motif qu'il n'y avait privation illégale de liberté au sens des articles 190 et 192 du code pénal que lorsque la mesure était prise par des juges et procureurs désignés conformément à la législation de la République de Moldova, ce qui n'était pas le cas en l'espèce. Il considéra aussi comme inopportune l'ouverture d'une enquête pour privation illégale de liberté ou pour usurpation des pouvoirs ou du titre correspondant à une fonction officielle, infractions prévues aux articles 116 et 207 respectivement du code pénal, au motif qu'il y avait prescription et que les personnes en question se soustrayaient aux poursuites.

230. Le même jour, le procureur de la République ordonna l'ouverture d'une enquête pénale à l'encontre du chef de la prison de Hlinaia, accusé de privation illégale de liberté et d'usurpation des pouvoirs ou du titre correspondant à une fonction officielle, en vertu des articles 116 et 207 du code pénal. Il ressort des informations fournies par le gouvernement moldave et des dépositions des témoins entendus par la Cour à Chiþinãu en mars 2003 que cette enquête pénale n'a pas eu de suite (annexe, MM. Rusu § 302 et Sturza § 314).

231. Le 4 octobre 2000, à la demande de M. ILASCU, les autorités roumaines lui accordèrent la nationalité roumaine en vertu de la loi n° 21/1991.

232. Le 26 novembre 2000, M. ILASCU fut élu sénateur au Parlement roumain. Ayant renoncé à la nationalité moldave et à son mandat de député au Parlement moldave, ce dernier a par conséquent mis fin à son mandat le 4 décembre 2000.

233. En 2001, à leur demande, MM. Ivantoc et Lesco se virent également accorder la nationalité roumaine.

234. Le 5 mai 2001, M. ILASCU fut mis en liberté. Les circonstances de sa libération, qui sont controversées, sont résumées ci-dessous (paragraphes 279-282).

C. La détention des requérants après leur condamnation

235. Le premier requérant a été détenu à la prison n° 2 de Tiraspol jusqu'à sa condamnation, le 9 décembre 1993. Il a ensuite été transféré à la prison de Hlinaia, au quartier des condamnés à mort, où il est resté jusqu'au mois de juillet 1998. A cette date, il a été à nouveau transféré à la prison n° 2 de Tiraspol, où il est resté jusqu'à sa libération en mai 2001.

236. M. Alexandru Leþco a été transféré après son procès à la prison n° 2 de Tiraspol, où il est toujours détenu.

237. Andrei Ivantoc a été transféré après sa condamnation à la prison de Hlinaia, où il n'est probablement resté que quelques semaines. En effet, compte tenu de sa maladie, il a d'abord été hospitalisé puis transféré à la prison n° 2 de Tiraspol, où il se trouve toujours.

238. M. Tudor Petrov-Popa a été transféré peu avant le début de son procès à la prison n° 2 de Tiraspol. Depuis la libération de M. ILASCU en mai 2001, M. Petrov-Popa a été transféré à la prison de Hlinaia, où il est resté jusqu'au 4 juin 2003, date à laquelle il a été transféré à la prison n° 3 de Tiraspol, " afin de faciliter ses contacts avec son avocat ", selon les dires de l'administration pénitentiaire.

239. Dès les premiers mois de l'arrestation des requérants, le gouvernement moldave accorda une aide financière à leurs familles. En outre, les autorités trouvèrent des logements aux familles des requérants qui avaient été obligées de quitter la Transnistrie et leur fournirent occasionnellement de l'aide, d'une part, pour voir les requérants, en mettant à leur disposition des moyens de transport et, d'autre part, pour améliorer les conditions de détention des requérants, en envoyant des médecins et en leur fournissant des journaux (annexe, MM. Snegur § 240, Moºanu § 248 et Sangheli § 267).

1. Les conditions de détention

240. Les requérants ont été détenus, sauf pendant quelques périodes très courtes, seuls, chacun dans leur cellule, à l'exception de M. Leþco, qui n'a été détenu seul que pendant les premières années.

M. ILASCU a toujours été détenu en isolement. Il n'a pas eu le droit de correspondre, mais a néanmoins réussi à envoyer quelques lettres à l'extérieur.

241. Dans la prison de Hlinaia, M. ILASCU a été détenu dans le quartier des condamnés à mort. Ses conditions de détention étaient plus strictes que celles des autres requérants. A l'intérieur de sa cellule était aménagée une cage métallique de même dimension que la cellule. A l'intérieur de la cage se trouvait le lit et une table, en métal également.

M. ILASCU n'avait pas le droit de parler aux autres détenus ou aux gardiens. Par conséquent, il était conduit seul à sa promenade journalière, qui avait lieu le soir, dans une pièce couverte.

La nourriture de M. ILASCU se composait de 100 grammes de pain de seigle trois fois par jour et d'un verre de thé sans sucre deux fois par jour. Le soir, il recevait aussi un mélange à base de restes de maïs appelé " balanda ".

242. Les cellules des requérants ne bénéficiaient pas d'un éclairage naturel : les seuls rayons de lumière provenant d'une ampoulé accrochée dans le couloir filtraient à travers un regard pratiqué dans la porte de chaque cellule.

243. Les requérants ne pouvaient se doucher que très rarement. Ils ont dû rester plusieurs mois sans se laver.

244. Aucune des cellules occupées par M. ILASCU pendant sa détention n'était chauffée, y compris pendant l'hiver.

245. Tant à Hlinaia qu'à Tiraspol, les requérants disposaient d'eau froide dans leurs cellules, qui étaient dotées de toilettes non séparées du reste de la cellule.

246. Les requérants ont pu recevoir des colis et des visites de leur famille, bien que l'autorisation à cet effet ne leur ait pas été octroyée systématiquement par le directeur de la prison.

A certaines reprises, l'autorisation de recevoir des visites ou des colis leur a été refusée sur ordre d'Igor Smirnov ou de Vladimir Antioufeïev/Chevtsov.

247. Les colis étant contrôlés, la nourriture qui s'y trouvait devenait parfois impropre à la consommation. Pour protester contre la quantité insuffisante de nourriture qui leur était servie en prison et contre le refus des " autorités " de la prison de parfois leur distribuer la nourriture apportée par la famille, et contre la détérioration de cette nourriture lors des contrôles, les requérants ont entamé à plusieurs reprises une grève de la faim.

248. En 1999, M. ILASCU a pu recevoir la visite de Mme Josette Durrieu de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe, mais aussi de Vasile Sturza, président de la Commission pour les négociations avec la partie transnistrienne.

249. Dans une lettre adressée en mars 1999 au Parlement moldave au sujet de la crise gouvernementale à laquelle la Moldova était confrontée, M. ILASCU affirma son soutien à Ion Sturza, candidat au poste de Premier ministre. Lue à la tribune par le président du Parlement, la lettre permit au Parlement de dégager la majorité nécessaire pour désigner M. Sturza comme Premier ministre.

En 1999, à la suite de son vote pour le gouvernement Sturza et pendant les neuf mois de ce gouvernement, M. ILASCU n'a pu recevoir aucune visite de sa famille, ni aucun colis. Les autres requérants, en particulier M. Ivantoc, ont subi des restrictions similaires.

250. Dans une lettre adressée à la Cour datée du 14 mai 1999, Andrei Ivantoc indiqua que, depuis que M. ILASCU avait écrit au Parlement moldave, les conditions de détention des requérants, en particulier celles de M. ILASCU, s'étaient dégradées.

251. Dans une lettre du 17 juillet 1999, Andrei Ivantoc informa le public qu'il avait entamé une grève de la faim pour protester contre les conditions sévères dans lesquelles lui et ses compagnons étaient détenus. Ainsi, il indiqua qu'il ne pouvait pas prendre contact avec un avocat et qu'il lui était interdit de recevoir la visite de médecins ou de représentants de la Croix-Rouge. Selon lui, la passivité des autorités moldaves face à la situation en Transnistrie, et notamment à celle du " groupe ILASCU ", équivalait à accorder un soutien tacite aux autorités transnistriennes.

252. Dans une déclaration écrite datant du 29 juillet 1999, Andrei Ivantoc, qui se trouvait au 77e jour de sa grève de la faim, accusa les dirigeants de Chiþinãu de ne rien faire pour protéger les droits de l'homme en Moldova et de " faire la fête " avec les dirigeants séparatistes de Transnistrie. Il se plaignit aussi du refus des autorités de la prison de Tiraspol de permettre, à lui-même et à Ilie ILASCU, l'accès à un médecin et indiqua que Ilie ILASCU, tenu en isolement cellulaire depuis quelque temps, était maltraité. En effet, tous les meubles avaient été enlevés de sa cellule, ses vêtements lui avaient été retirés, à l'exception d'un maillot de corps, et il était battu par des personnes des " forces spéciales ", qui lui suggéraient de se suicider.

253. Dans une lettre du 10 mai 2000 adressée à la Cour, M. ILASCU fit valoir qu'il n'avait pu consulter un médecin depuis 1997. Des médecins venus de Chiþinãu l'avaient alors examiné et avaient dressé un bilan de son état de santé, le qualifiant de grave. Dans la même lettre, il accusa les autorités de la République de Moldova d'hypocrisie, alléguant qu'en dépit de leurs déclarations favorables à la libération des requérants, elles faisaient " tout " pour les empêcher de recouvrer leur liberté.

254. Le 14 janvier 2002, le représentant des requérants, M. Dinu, informa la Cour que les conditions de détention des trois requérants encore incarcérés s'étaient détériorées à partir du mois de juin 2001. M. Ivantoc s'était vu refuser la visite de son épouse, sans aucune explication.

M. Ivantoc et M. Lesco commencèrent à ne recevoir que du pain en guise de nourriture. Quant à M. Petrov-Popa, il fut transféré à la prison de Hlinaia où, dans des conditions d'isolement total, on lui signifia qu'il ne pourrait recevoir aucune visite pendant six mois.

255. A l'exception de M. ILASCU, les requérants ont pu correspondre en russe, le roumain leur étant interdit. Leur courrier était censuré. Ils ne pouvaient pas en général recevoir des journaux en roumain.

256. M. Ivantoc se vit refuser une visite de sa femme le 15 février 2003. Cette visite put avoir lieu une semaine plus tard.

257. Lors des auditions de témoins devant les délégués de la Cour à Tiraspol en mars 2003, l'administration pénitentiaire transnistrienne s'est engagée à permettre aux avocats des requérants de rencontrer leurs clients détenus en Transnistrie. Me Tãnase a pu voir pour la première fois son client, M. Leþco, à une date non précisée, en mai ou juin 2003. Me Gribincea a pu rencontrer ses clients pour la première fois depuis leur incarcération le 20 juin 2003.

258. Les conditions dans lesquelles se sont déroulés les examens médicaux des requérants ont été établies par la Cour sur la base des dépositions des témoins et d'autres documents en sa possession, y compris les registres de consultations médicales, conservés sur des lieux de détention des requérants.

259. D'une manière générale, la Cour note que, pendant leur détention, l'état de santé des requérants s'est détérioré.

Les requérants ont pu être vus, sur demande, par le médecin de la prison, qui s'est limité dans la plupart des cas, à des palpations et auscultations.

260. Ilie ILASCU, bien que souffrant d'une arthrite aiguë, d'une pancréatite et d'un abcès dentaire, se vit refuser la visite d'un médecin. Sa vue aussi se détériora.

261. En 1995, M. Leþco a néanmoins été conduit dans un hôpital de Tiraspol où il a subi une intervention chirurgicale pour soigner sa pancréatite.

262. Sauf exception, les maladies des requérants n'ont pas été soignées. Les seuls médicaments qui leur ont été administrés étaient envoyés par leurs familles. Invoquant des raisons de sécurité, les " autorités " pénitentiaires n'ont pas permis aux requérants de recevoir les notices accompagnant ces médicaments.

263. Après des négociations avec les autorités moldaves, et surtout à la suite de l'intervention du Président Snegur, les autorités pénitentiaires de Transnistrie ont permis à des spécialistes de Chisinau d'examiner les requérants. Ainsi, à plusieurs reprises, les requérants ont été examinés par une commission composée de médecins venus de Moldova entre 1995 et 1999, dont MM. Leþan et Þîbîrnã. En 1999, les visites ont eu lieu de janvier à mars et, à nouveau, en novembre.

A une occasion, M. ILASCU a pu subir un électrocardiogramme ; M. Ivantoc a été opéré d'une maladie de foie ; M. Petrov-Popa a eu une piqûre pour sa tuberculose et s'est vu prescrire un traitement.

Les examens ont eu lieu en présence de médecins de la prison et des gardiens. Les ordonnances des médecins moldaves, inscrites sur les registres médicaux de la prison, n'ont pas été exécutées, les seuls médicaments reçus par les requérants étant ceux apportés par leurs familles.

A deux reprises, M. ILASCU a pu être examiné par des médecins de la Croix-Rouge internationale.

264. M. Petrov-Popa, atteint de tuberculose, a été traité pendant environ six mois, jusqu'en mars 1999. Toutefois, la plupart des médicaments ont été fournis par sa famille.

265. Aucun requérant n'a pu bénéficier de repas diététiques, bien que prescrits médicalement : M. ILASCU pour sa maladie de l'appareil digestif, M. Ivantoc pour sa maladie de foie, M. Lesco pour les conséquences de sa pancréatite et M. Petrov-Popa pour sa tuberculose.

MM. Lesco, Ivantoc et Petrov-Popa affirment souffrir d'une pancréatite, d'une maladie du foie et de tuberculose, respectivement, et ne pas recevoir les soins appropriés.

266. M. Petrov-Popa occupe à ce jour à Hlinaia la même cellule que celle à se trouvait M. ILASCU avant sa libération, bien qu'un quartier spécial soit réservé dans cette prison aux tuberculeux. Depuis l'entrée en vigueur en 2002 du nouveau code de procédure pénale transnistrien, les conditions de détention à Hlinaia de M. Petrov-Popa se sont améliorées, puisqu'il peut recevoir trois colis et trois visites supplémentaires par an. Cette amélioration a été décidée par le directeur de la prison de Hlinaia eu égard à la bonne conduite du requérant.

2. Les mauvais traitements

267. Pendant les premiers mois de sa détention à Hlinaia, Ilie ILASCU a été plusieurs fois maltraité.

Sous le moindre prétexte, M. ILASCU était puni de détention au cachot.

268. Après son transfert à la prison n° 2 de Tiraspol, la situation de M. Ilascu s'est quelque peu améliorée : les punitions n'étaient plus aussi nombreuses qu'à Hlinaia, les mauvais traitements ne survenant qu'à la suite de certains événements.

Ainsi, après la parution dans les journaux d'un article sur les requérants, des gardiens de prison sont entrés dans les cellules de MM. ILASCU et Ivantoc et ont confisqué ou détruit tous les objets qui s'y trouvaient. Ils ont frappé durement les requérants et les ont mis au cachot pendant 24 heures.

269. Les cellules de MM. ILASCU et Ivantoc ont été saccagées après le vote de M. ILASCU pour le gouvernement Sturza, en 1999, et après le dépôt de leur requête devant la Cour. Entre autres, ont été détruits des effets personnels, par exemple des photos des enfants des requérants, et des icônes. Ils ont aussi été sauvagement battus.

Après l'introduction de sa requête devant la Cour, M. ILASCU a été battu par des militaires, à coups de pied et de fusil. On lui a ensuite mis un pistolet dans la bouche et on l'a menacé de mort s'il essayait à l'avenir d'envoyer des lettres en dehors de la prison. A cette occasion, il a perdu une dent.

270. Dans la lettre susmentionnée du 14 mai 1999, Andrei Ivantoc indiqua que, le 13 mai 1999, des civils portant des cagoules pénétrèrent dans sa cellule, le frappèrent avec un bâton à la tête, au dos et au niveau du foie et lui assenèrent des coups de poing au niveau du cœur. Ils le traînèrent ensuite dans le couloir, où il vit un certain colonel Gousarov en train de frapper la tête de Ilie ILASCU contre un mur et lui donner des coups de pied. M. Gousarov mit ensuite un pistolet dans la bouche de M. ILASCU et le menaça de mort. Le colonel Gousarov indiqua aux requérants que le motif de cette agression était leur requête adressée à la Cour européenne des Droits de l'Homme. Dans la même lettre, Andrei Ivantoc exhorta le Parlement et le gouvernement moldaves, les média internationaux et les organisations de défense des droits de l'homme, à intervenir pour faire cesser les tortures auxquelles lui-même et les trois autres requérants étaient soumis.

271. A la suite de ces événements, ainsi qu'il ressort d'une lettre du 1er septembre 1999 adressée à la Cour par le représentant de M. Leþco, les requérants furent privés de nourriture pendant deux jours et de lumière pendant trois jours.

272. La cellule de M. Ivantoc dans la prison de Tiraspol a été dévastée à d'autres reprises : en novembre 2002 et aux alentours du 15 février 2003.

D. Démarches entreprises jusqu'en mai 2001 pour la libération des requérants

273. Les négociations entre la République de Moldova et la Fédération de Russie au sujet du retrait des forces russes de Transnistrie, au cours desquelles a également été mentionné le règlement de la question transnistrienne, n'ont jamais porté sur la situation des requérants. Toutefois, lors des discussions entre le Président moldave et le Président de la Fédération de Russie, la partie moldave a soulevé régulièrement la question de la libération des requérants (annexe, Y § 254).

274. Dans le cadre de la création par la partie transnistrienne d'une commission compétente pour examiner la possibilité de gracier à toutes les personnes condamnées et détenues en Transnistrie à la suite de jugements prononcés par les tribunaux transnistriens (annexe, M. Sturza §§ 309 et 311), les autorités moldaves ont obtenu une promesse de libération des requérants. Dans ce contexte, l'adjoint au procureur moldave, M. Vasile Sturza, s'est rendu à plusieurs reprises à Tiraspol pour négocier la libération des requérants, rencontrant même en 1996 M. ILASCU détenu à la prison de Hlinaia.

M. Sturza s'est déplacé une dernière fois à Tiraspol le 16 avril 2001 afin de ramener les requérants à Chiþinãu, mais sans résultat. Ce n'est que le 5 mai 2001 que M. ILASCU a été libéré (paragraphe 279 ci-dessous).

275. Dans une lettre du 23 février 2001, le président de la Moldova, M. Lucinschi, et le chef de la mission de l'OSCE en Moldova, M. Hill, demandèrent à M. Smirnov de libérer les requérants pour des raisons humanitaires.

276. Le 12 avril 2001, le nouveau président de la Moldova, M. Voronine, présenta à M. Smirnov une nouvelle demande de libération des requérants fondée sur des raisons humanitaires.

277. Dès le début des négociations avec la partie transnistrienne, la situation des requérants a été régulièrement soulevée par les autorités moldaves. Des discussions ont notamment eu lieu dans ce contexte avec des représentants du " parquet de la RMT ", de la " Cour suprême de la RMT ", avec le " ministre de la Justice de la RMT " et avec Igor Smirnov.

278. Les requérants ont présenté à la Cour une note verbale datée du 19 avril 2001 adressée à l'ambassade de Moldova à Moscou, dans laquelle le ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie attirait l'attention du gouvernement moldave sur le fait que le mémoire déposé par ce dernier à la Cour européenne des Droits de l'Homme en octobre 2000 donnait une évaluation subjective du rôle de la Russie dans l'affaire du " groupe ILASCU " et ne reflétait " nullement le caractère amical des relations entre la République de Moldova et la Fédération de Russie ". La note se poursuivait ainsi :

" L'examen dudit mémoire par la Grande Chambre de la Cour européenne, fixé au 1er mai de cette année, peut porter un grave préjudice aux intérêts de la Fédération de Russie et de la Moldova.

Dans ce contexte, la partie russe, s'appuyant sur l'accord auquel étaient parvenus les chefs des services des Affaires étrangères des deux pays en ce qui concerne la nécessité du retrait dudit mémoire, prie instamment le gouvernement de la Moldova de prendre toutes mesures pour assurer le retrait de ce document avant le 30 avril et d'en informer officiellement la Cour européenne ainsi que le représentant de la Russie auprès de cet organe. "

E. Libération de M. ILASCU le 5 mai 2001

279. M. ILASCU affirme que le 5 mai 2001 au matin, vers 5 h 30, Vladimir Chevtsov, également connu sous le nom d'Antioufeïev, " ministre de la Sécurité de Transnistrie ", entra dans sa cellule et lui dit de s'habiller rapidement, car il allait être présenté au " Président de la RMT ". Le requérant laissa toutes ses affaires dans la cellule et fut mis dans une voiture, attaché par des menottes à deux soldats. Vladimir Chevtsov prit aussi place dans la voiture. Le requérant fut ainsi conduit à Chiþinau et, à quelque 100 mètres du palais présidentiel, il fut remis entre les mains du chef des services secrets de la Moldova, M. Pãsat. Le requérant prétend que M. Chevtsov aurait lu devant M. Pasat son act de transfert, rédigé en ces termes : " Le détenu ILASCU, condamné à la peine capitale, est transféré aux organes compétents de la République de Moldova ". Après la remise du document, M. Chevtsov aurait déclaré que la condamnation restait valable et qu'elle serait exécutée si M. ILASCU retournait en Transnistrie.

Des forces spéciales moldaves emmenèrent ensuite le requérant au ministère de la Sécurité, où il fut interrogé brièvement puis remis en liberté.

280. Le 22 juin 2001, le gouvernement moldave informa la Cour que le président de la République de Moldova, M. Voronine, avait appris la libération de M. ILASCU par une lettre que lui avait adressée M. Smirnov le 5 mai 2001. Dans cette lettre, M. Smirnov demandait en contrepartie du geste favorable des autorités transnistriennes que la République de Moldova condamnât " l'agression de 1992 dirigée par elle contre le peuple transnistrien ", réparât intégralement le préjudice matériel subi par la " RMT " à la suite de l'agression et présentât " des excuses au peuple transnistrien pour la douleur et les souffrances causées ".

281. Dans une lettre du 16 novembre 2001, le gouvernement moldave soumit à la Cour copie de plusieurs décrets signés par M. Smirnov, " président de la RMT ".

Le décret n° 263, signé le 6 juillet 1999, prévoit l'introduction d'un moratoire sur l'application de la peine capitale sur le territoire de la " RMT " à partir du 1er septembre 1999. Ce moratoire serait aussi applicable aux jugements rendus avant cette date, mais non exécutés lors de l'entrée en vigueur du décret, qui intervient au moment de sa signature et sa publication au Journal Officiel. Le décret n° 198 signé par M. Smirnov le 5 mai 2001, accorda la grâce à M. ILASCU et ordonna sa mise en liberté. Le décret entra en vigueur le jour de sa signature.

Le gouvernement moldave n'a fait aucun commentaire au sujet du prétendu transfert de M. ILASCU, se contentant de soumettre à la Cour le décret de M. Smirnov concernant le requérant. Il n'a pas non plus formulé de commentaire au sujet de la véridicité dudit décret. Il a néanmoins ajouté qu'il avait entendu des rumeurs selon lesquelles, avant de signer le décret en question, M. Smirnov aurait commué la peine de mort prononcée à l'encontre de M. ILASCU en prison à vie.

Pour sa part, M. ILASCU affirme que le décret de M. Smirnov est un faux qui a été créé après sa libération. Selon lui, malgré sa mise en liberté, sa condamnation reste valable et, s'il retournait en Transnistrie, il serait passible de la peine de mort.

282. La Cour ne dispose que des allégations de M. ILASCU, d'une copie du " décret " du 5 mai 2001 émanant de M. Smirnov, et des allégations du gouvernement moldave faisant état d'une commutation de peine. Aucun de ces différents récits n'est confirmé par d'autres preuves, et la Cour n'aperçoit aucun élément objectif de nature à la faire trancher en faveur d'une thèse ou d'une autre. Par conséquent, la Cour estime qu'il ne lui est pas possible, en l'état actuel des preuves devant elle, de tirer une conclusion quant aux motifs et à la base légale de la libération de M. ILASCU.

F. Démarches entreprises pour la libération des autres requérants après mai 2001

283. Après la libération de M. ILASCU, le représentant de M. Leþco affirma dans une lettre parvenue à la Cour le 1er juin 2001 que cette libération serait due à l'intervention des autorités russes auprès des autorités transnistriennes. Il fit valoir que dans un entretien accordé à la station de radio publique moldave " Radio Moldova ", le ministre des Affaires étrangères de ce pays, M. Nicolae Tchernomaz, aurait déclaré : " Ilie ILASCU a été libéré à la suite de l'intervention du ministre russe des Affaires étrangères, Igor Ivanov, qui, à la demande du président moldave Voronine, a pris contact à ce sujet par téléphone avec l'administration de Tiraspol. Il [leur] a expliqué qu'il s'agissait d'un problème international touchant l'honneur de la Fédération de Russie et de la Moldova ". M. Tchernomaz aurait poursuivi en expliquant qu'il avait rencontré M. Ivanov afin de le convaincre que " la requête déposée auprès de la Cour européenne des Droits de l'Homme ne pouvait pas être retirée puisque M. ILASCU était un prisonnier de conscience, un otage du conflit de 1992 ".

284. Lors de l'audience du 6 juin 2001, le gouvernement moldave remercia ceux qui avaient contribué à la libération de M. ILASCU, en particulier la Fédération de Russie, et indiqua qu'il souhaitait revenir sur sa position exprimée auparavant dans les observations du 24 octobre 2000, en particulier au regard de la responsabilité de la Fédération de Russie. Il expliqua son geste par son désir de ne pas voir se produire des effets indésirables, comme des tensions ou l'arrêt du processus visant à trouver une solution pacifique au différend transnistrien et à obtenir la libération des autres requérants.

285. Après l'élargissement de M. ILASCU, des rencontres entre celui-ci et les autorités moldaves eurent lieu au sujet des perspectives de libération des autres requérants.

A l'occasion d'une conférence de presse qu'il donna le 31 juillet 2001, le président de la Moldova, M. Voronine, déclara : " M. ILASCU est celui qui maintient ses camarades en détention à Tiraspol ". Il souligna à cet égard qu'il avait proposé à celui-ci de retirer sa requête déposée devant la Cour contre la Fédération de Russie et la Moldova, en échange de quoi les autres requérants seraient libérés avant le 19 juin 2001, mais que l'intéressé avait refusé cette proposition. Selon l'agence de presse moldave Basa-press, M. Voronine suggéra également qu'au cas où M. ILASCU aurait gain de cause devant la Cour, cela rendrait encore plus difficile la libération des autres requérants.

G. Réactions internationales à la condamnation et à la détention des requérants

286. Dans un rapport du 20 février 1994 rédigé à la demande du Bureau des institutions démocratiques et des droit de l'homme de l'OSCE par M. Andrzej Rzeplinski, professeur de droit pénal et de droits des droits de l'homme à l'Université de Varsovie, et par M. Frederick Quinn, de l'OSCE, à la suite d'une mission d'enquête en Transnistrie, le procès des requérants devant le " Tribunal suprême de la RMT " fut analysé du point de vue du respect des droits fondamentaux. Les auteurs relevèrent, entre autres, de graves violations des droits de la défense : absence de tout contact des requérants avec un avocat pendant les deux premiers mois suivant leur arrestation, accès très limité par la suite, violation du droit d'être jugé par un tribunal impartial, le tribunal ayant refusé d'examiner les allégations des requérants selon lesquelles on leur aurait extorqué des aveux à la suite de traitements inhumains, et violation du droit prévu par l'article 14.5 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le procès des requérants s'étant déroulé selon une procédure d'exception leur ôtant tout droit à un recours.

Enfin, les auteurs qualifièrent le procès d'" événement politique du début jusqu'à la fin ". Ils conclurent que certaines accusations de terrorisme retenues à l'encontre des requérants, sur la base du code pénal de l'époque soviétique, seraient considérées dans les pays démocratiques modernes comme de simples questions de liberté d'expression.

287. Le 28 septembre 1999, le président de l'Assemblée parlementaire et le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe lancèrent un appel aux autorités séparatistes de Transnistrie pour que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) puisse rendre visite aux requérants, et exigèrent l'amélioration immédiate des conditions de détention de ces derniers.

288. De passage en Transnistrie les 18 et 19 octobre 2000, dans le cadre d'une visite en Moldova du 16 au 20 octobre 2000, le Commissaire pour les Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe demanda aux autorités transnistriennes l'autorisation de voir M. ILASCU afin de vérifier ses conditions de détention. La permission ne lui fut pas accordée au motif que, faute de temps, les autorisations nécessaires n'avaient pu être obtenues.

289. En novembre 2000, à la suite de sa visite en Moldova, y compris dans la région de Transnistrie, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (le " CPT ") rendit son rapport. Concernant la situation carcérale en Transnistrie, le CPT soulignait la surpopulation carcérale importante et exprimait son inquiétude quant à la pratique de détention prolongée en isolement concernant certains prisonniers et quant au niveau inadéquat de soins prodigués aux détenus malades, voire à l'absence totale de soins pour ceux souffrant de tuberculose, y compris s'agissant de la possibilité de bénéficier de repas diététiques.

Selon le CPT, la situation des établissements pénitentiaires en Transnistrie en 2000 laissait beaucoup à désirer, surtout à la prison de Hlinaia, où les conditions de détention étaient déplorables : manque d'aération, de lumière naturelle et de sanitaires adéquats, et surpeuplement.

Sur la situation des requérants en particulier, le CPT indiquait que trois membres du groupe ILASCU étaient détenus depuis huit ans dans des conditions d'isolement qui avaient des effets psychologiques graves sur au moins l'un d'entre eux. Le CPT indiqua également que la détention en isolement pouvait, dans certaines conditions, constituer un traitement inhumain et dégradant et qu'en tout état de cause, un isolement prolongé pendant autant d'années était indéfendable. Le CPT demanda aux autorités transnistriennes d'assouplir les conditions de détention des trois membres du groupe ILASCU détenus en isolement, en leur assurant l'accès à la presse de leur choix, et en veillant à ce qu'ils puissent recevoir la visite de leurs familles et de leurs avocats.

Les médecins de la délégation du CPT ont pu examiner trois des quatre requérants, y compris M. ILASCU. En ce qui concerne ce dernier, les médecins recommandèrent de lui accorder le traitement médical convenant à sa pathologie.

Le CPT fit état des récits selon lesquels en mai 1999, les membres du groupe ILASCU détenus à Tiraspol avaient été battus par des individus masqués.

V. LE DROIT INTERNATIONAL, LE DROIT INTERNE ET AUTRES ACCORDS PERTINENTS

290. Les dispositions pertinentes de l'accord de Minsk du 8 décembre 1991 se lisent ainsi :

" Nous, République de Bélarus, Fédération russe (RSFSR) et Ukraine, membres fondateurs de l'URSS, signataires du Traité sur la formation de l'Union de 1922, ci-après dénommés " Hautes parties Contractantes ", constatons que l'URSS n'a plus d'existence en tant que sujet du droit international et réalité géopolitique,

Partant de l'histoire commune de nos peuples et des liens qui les unissent, et tenant compte des traités bilatéraux conclus entre les Hautes Parties Contractantes,

Aspirant à édifier des Etats de droit démocratiques,

Désireux de développer nos relations sur la base de la reconnaissance et du respects mutules de la souveraineté étatique, des principes de l'égalité en droits et de la non-ingérence dans les affaires intérieures, du non-recours à la force ou à tout autre moyen de pression, notamment économiques, du règlement pacifique des différends, des autres principes et normes universellement reconnus du droit international (...)

Affirmant notre attachement aux buts et principes de la Charte des Nations Unies, de l'Acte final d'Helsinki et des autres documents de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe,

Nous engageant à respecter les normes internationales universellement reconnues s'agissant des droits de l'homme et des peuples,

Sommes convenus de ce qui suit :

Article 1

Les Hautes Parties Contractantes forment une Communauté d'Etats Indépendants. (...)

Article 6

1) Les Etats membres de la Communauté collaboreront au maintien de la paix et de la sécurité internationales, à l'application de mesures efficaces de réduction des armes et dépenses militaires. (...)

2) Les Parties respecteront leurs aspiration mutuelle à acquérir un statut de zone dénucléarisée et d'Etat neutre.

3) Les Etats membres de la Communauté garderont et respecteront sous un commandement unifié un espace militaro-stratégique commun, y compris en contrôle unifié sur l'armement nucléaire, dont les modalités seront réglées dans un accord ad hoc.

4) Ils garantissent également à titre collectif les conditions nécessaires au déploiement et au fonctionnement des forces armées stratégiques et leur octroient une aide matérielle et sociale. (...)

Article 12

Les Hautes Parties Contractantes s'engagent à respecter les obligations internationales qui leur incombent en vertu des traités et accords passés par l'ancienne URSS. "

291. Le 24 décembre 1991, le Représentant permanent de l'URSS aux Nations Unies, l'Ambassadeur Y. Vorontsov, a communiqué au Secrétaire Général des Nations Unies une lettre du président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine, rédigée en ces termes :

" L'adhésion de l'Union des Républiques socialistes soviétiques aux Nations Unies, y compris au Conseil de sécurité et à tous les autres organes et organismes du système des Nations Unies, est continuée par la Fédération de la Russie (RSFSR) avec l'appui des pays de la Communauté des Etats Indépendants. À cet égard, je demande que le nom de " Fédération de Russie " soit employé aux Nations Unies à la place de " Union des Républiques socialistes soviétiques ". La Fédération de Russie assume la pleine responsabilité de tous les droits et obligations de l'URSS au titre de la charte des Nations Unies, y compris les engagements financiers. Je demande que vous considériez cette lettre comme confirmant le droit pour toutes les personnes ayant actuellement la qualité de représentants de l'URSS aux Nations Unies de représenter la Fédération de Russie dans les organes des Nations Unies. "

292. Le 21 juillet 1992, le président de la Moldova, M. Mircea Snegur, et le Président de la Fédération de Russie, M. Boris Eltsine, signèrent à Moscou un accord concernant les principes du règlement amiable du conflit armé dans la région transnistrienne de la République de Moldova :

" La République de Moldova et la Fédération de Russie,

Désirant aboutir le plus rapidement possible à un cessez-le-feu définitif et au règlement du conflit armé dans les régions transnistriennes ;

Faisant leurs les principes consacrés dans le statut de l'ONU et ceux de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe ;

Attendu que, le 3 juillet 1992, le Président de la République de Moldova et le Président de la Fédération de Russie ont abouti à un consensus de principe,

Sont convenus de ce qui suit :

Article 1

1. Les parties au conflit s'engagent à procéder, dès la signature du présent accord, à la mise en place de toutes les mesures nécessaires au cessez-le-feu, ainsi qu'à la cessation de toute autre action armée dirigée contre la partie adverse.

2. Dès que le cessez-le-feu aura été atteint, les parties procéderont au retrait de leurs armées, armement et équipement militaire, dans le délai de 7 jours. Le retrait des deux armées permettra la création d'une zone de sécurité entre les parties du conflit. Les paramètres exacts de cette zone seront fixés dans un protocole spécialement conclu entre les parties à la mise en application du présent accord.

Article 2

1. Une commission spécialement créée, composée de représentants des trois parties au règlement du conflit, sera chargée du contrôle de la mise en place des activités prévues à l'article 1 ci-dessous et veillera à ce qu'un régime de sécurité soit assuré dans la zone susmentionnée. A cet effet, la commission aura recours aux groupes d'observateurs militaires mis en place en application des accords antérieurs, y compris des accords quadripartites. La commission de contrôle achèvera ses travaux dans les 7 jours suivant la signature du présent accord.

2. Chaque partie à la commission y désignera ses représentants. La commission de contrôle siègera à Bender.

3. En vue de mettre en place les activités ci-dessous, la commission chapeautera les contingents militaires constitués selon les principes du volontariat, et représentant les parties participant à la mise en application du présent accord. Les lieux de stationnement et les interventions de ces contingents, visant à assurer le cessez-le-feu et la sécurité dans la région du conflit, seront dictés par la commission de contrôle qui devra aboutir, à cet égard, à un consensus. Les effectifs, le statut et les conditions de l'intervention et du retrait des contingents militaires de la zone seront fixés dans un protocole séparé.

4. En cas de dispositions des prescriptions du présent accord, la commission de contrôle procèdera à des investigations et prendra sans délai les mesures nécessaires au rétablissement de la paix et de l'ordre, de même que des mesures propres à éviter que de telles violations ne se reproduisent.

Article 3

En tant que siège de la commission de contrôle et vu la gravité de la situation, Bender est déclaré région à régime de sécurité, celle-ci devant être assurée par les contingents militaires des parties à la mise en application du présent accord. La commission de contrôle assure le maintien de l'ordre public à Bender, avec les organes de la police.

L'administration de Bender est assurée par les organes de l'autoadministration locale, le cas échéant de concert avec la commission de contrôle.

Article 4

La 14e armée de la Fédération de Russie, stationnée sur le territoire de la République de Moldova, observera rigoureusement la neutralité. Les deux parties au conflit s'engagent à observer la neutralité et à n'entreprendre aucune action à l'encontre du patrimoine, et des militaires de cette armée et des membres des familles de ceux-ci.

Tous les problèmes ayant trait au statut de l'armée, aux étapes et aux délais de son retrait seront réglés par la voie de négociations entre la Fédération de Russie et la République de Moldova.

Article 5

1. Les parties au conflit trouvent inadmissible l'application de sanctions ou d'un blocus quels qu'ils soient. Dans ce sens, seront supprimés tous les obstacles s'opposant à la libre circulation des marchandises, des services et des gens et seront entreprises toutes les actions susceptibles de mettre fin à l'état d'urgence sur le territoire de la République de Moldova.

2. Les parties au conflit procéderont sans délai à des négociations en vue de régler les problèmes liés au retour des réfugiés chez eux, à l'octroi d'aide à la population de la région en conflit et à la reconstruction des logements et des bâtiments d'utilité publique. La Fédération de Russie accordera toute son aide à cet effet.

3. Les parties au conflit prendront toutes les mesures nécessaires pour assurer la libre circulation de l'aide humanitaire à destination de la région du conflit.

Article 6

Il sera créé un centre de presse commun, qui aura pour mission de fournir à la commission de contrôle des informations véridiques concernant l'évolution de la situation dans la région.

Article 7

Les parties considèrent que les mesures prévues dans le présent accord constituent une partie très importante du règlement du conflit par des moyens politiques.

Article 8

Le présent accord entre en vigueur le jour de sa signature.

Le présent accord prend fin sur décision commune des parties ou en cas de dénonciation par l'une des parties, ce qui entraînera la cessation de l'activité de la commission de contrôle et des contingents militaires qui en relèvent. "

293. Le 8 avril 1994, le Parlement moldave ratifia avec les réserves suivantes l'accord d'Alma-Ata du 21 décembre 1991 par lequel la Moldova avait adhéré à la CEI :

" (...) 2. L'article 6, à l'exception des alinéas 3 et 4 (...)

Le Parlement de la République de Moldova considère que, dans le cadre de la CEI, la République de Moldova s'orientera d'abord vers la coopération économique et qu'elle exclura la coopération dans le domaine politico-militaire, qu'elle estime incompatible avec les principes de souveraineté et d'indépendance. "

294. Les dispositions pertinentes de la Constitution moldave du 29 juillet 1994 se lisent ainsi :

Article 11

" 1) La République de Moldova proclame sa neutralité permanente.

2) La République de Moldova n'autorise pas le stationnement sur son territoire de troupes appartenant à d'autres Etats. "

Article 111

" 1) Une forme et des conditions spéciales d'autonomie pourront être accordées aux localités se situant sur la rive gauche du Dniestr et au Sud de la République de Moldova, en vertu d'un statut spécial adopté par une loi organique. (...) "

295. Les dispositions pertinentes du code pénal moldave sont ainsi rédigées :

Article 116

" Une privation illégale de liberté est punie d'une année d'emprisonnement au plus.

Une privation illégale de liberté qui a mis en danger la vie ou la santé de la victime ou lui a causé des souffrances physiques est punie de 1 à 5 ans d'emprisonnement. "

Article 207

" L'usurpation des pouvoirs ou du titre correspondant à une fonction officielle, si elle a servi à la commission d'une infraction, est punie d'une amende maximale correspondant à 30 fois le salaire mensuel minimum ou d'une peine de 2 ans au plus de travail ou de 2 ans d'emprisonnement au plus. "

296. Le 21 octobre 1994, la Moldova et la Fédération de Russie signèrent un " Accord concernant le statut juridique, le mode et les modalités de retrait des formations militaires de la Fédération de Russie qui se trouvent provisoirement sur le territoire de la République de Moldova ", dont les principales dispositions se lisent ainsi :

" La République de Moldova et la Fédération de Russie, dénommées ci-après Parties, avec la participation de la région de Transnistrie,

vu les nouvelles relations politiques établies en Europe et dans le monde entier,

confirmant que la République de Moldova et la Fédération de Russie sont des Etats souverains et indépendants,

convaincues qu'elles doivent fonder leurs relations sur des principes d'amitié, d'entente mutuelle et de coopération,

sur la base des accords que les Parties ont déjà conclus dans le domaine militaire,

agissant en conformité avec les documents adoptés lors de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe,

sont convenues de ce qui suit : (...)

Article 2

Le statut des formations militaires de la Fédération de Russie sur le territoire de la République de Moldova est déterminé par le présent Accord.

Le déplacement des formations militaires de la Fédération de Russie sur le territoire de la République de Moldova a un caractère provisoire.

La partie russe, en fonction des possibilités techniques et du délai qu'exigera l'installation des troupes ailleurs, réalisera le retrait des formations militaires susmentionnées dans les trois années suivant l'entrée en vigueur du présent Accord.

Les actions pratiques mises en œuvre en vue du retrait des formations militaires de la Fédération de Russie du territoire moldave dans le délai imparti seront synchronisées avec le règlement politique du conflit transnistrien et l'établissement du statut spécial de la région transnistrienne de la République de Moldova.

Les étapes et les dates du retrait définitif des formations militaires de la Fédération de Russie seront arrêtées dans un protocole à part, à conclure entre les ministères de la Défense des Parties.

Article 5

Tant que les formations militaires russes resteront sur le territoire de la République de Moldova, on ne pourra y avoir recours en vue de la solution d'un conflit interne de la République de Moldova, ni pour d'autres actions de lutte dirigées contre d'autre pays.

La commercialisation de tout type de technique militaire, d'armement et de munitions appartenant aux formations militaires de la Fédération de Russie sur le territoire de la République de Moldova ne peut se faire qu'au titre d'un accord spécialement conclu entre les gouvernements de ces pays.

Article 6

Les déplacements et les instructions militaires des formations militaires de la Fédération de Russie sur le territoire de la République de Moldova au-delà des lieux de stationnement s'effectueront en conformité avec un plan établi en concertation avec les organes compétents de la République de Moldova.

Il incombe aux formations militaires d'organiser, aussi bien sur le lieu de stationnement que lors de leurs déplacements, la garde des objets militaires et du patrimoine de la façon établie au sein de l'armée russe.

Article 7

L'aérodrome militaire de Tiraspol sert d'emplacement commun à l'aviation des formations militaires de la Fédération de Russie et à l'aviation civile de la région de Transnistrie de la République de Moldova.

L'évolution des aéronefs de l'armée dans l'espace aérien de la République de Moldova se fait sur la base d'un accord spécialement conclu entre les ministères de l'Intérieur des Parties.

Article 13

Les locaux d'habitation et de casernement, les locaux de service, les parcs, les polygones et l'outillage fixe, les dépôts et l'outillage qu'ils contiennent, les bâtiments et autres locaux qui se trouveront désaffectés par suite du retrait des formations militaires de la Fédération de Russie, seront transférés pour gestion aux organes de l'administration publique locale de la République de Moldova dans le volume existant de facto et dans l'état où ils se trouvent.

Le mode de cession ou de vente du patrimoine immobilier des formations militaires de la Fédération de Russie sera déterminé dans un accord spécialement conclu entre les gouvernements des Parties.

Article 17

En vue d'assurer le retrait des formations militaires de la Fédération de Russie du territoire de la République de Moldova dans le délai imparti, et leur bon fonctionnement sur leur lieu de stationnement sur le territoire de la Fédération de Russie, les locaux nécessaires à l'installation des formations militaires seront déplacées. La quantité d'argent à verser, la liste des locaux à reconstruire et le lieu où ils seront installés seront arrêtés dans un accord spécial.

Article 23

Le présent Accord entre en vigueur le jour de la dernière notification faite par les Parties concernant la mise en œuvre des procédures internes nécessaires, et reste en vigueur jusqu'au retrait total des formations militaires russes du territoire de la République de Moldova.

Le présent Accord sera remis pour enregistrement à l'Organisation des nations Unies, en conformité avec l'article 102 des statuts de l'ONU. "

297. Le 21 octobre 1994, fut conclu à Moscou un Accord entre les ministères de la Défense de la République de Moldova et de la Fédération de Russie sur l'activité de vol de l'aviation des unités militaires de la Fédération de Russie provisoirement déplacées sur le territoire de la République de Moldova, et visant à l'utilisation de l'aérodrome de Tiraspol par l'aviation de transport des Forces Armées de la Fédération de Russie. Les dispositions pertinentes de cet accord prévoient :

Article 1

" L'aérodrome militaire de Tiraspol est utilisé par les unités militaires de la Fédération de Russie jusqu'à leur retrait définitif du territoire de la République de Moldova.

Le déplacement et les vols communs sur l'aérodrome de Tiraspol de l'aviation civile de la région de Transnistrie appartenant à la République de Moldova et des appareils aériens russes s'effectuent conformément au " Règlement provisoire sur l'aviation déplacée en commun des formations militaires de la Fédération de Russie et de l'aviation civile de la région de Transnistrie de la République de Moldova ", et en coordination avec l'administration d'Etat de l'aviation civile de la République de Moldova, le ministère de la Défense de la République de Moldova et le ministère de la Défense de la Fédération de Russie.

Les vols d'autres aéronefs pourront être effectués à partir de l'aérodrome de Tiraspol seulement après coordination avec les organes d'Etat de l'aviation de la République de Moldova et le ministère de la Défense de la Fédération de Russie.

Article 3

Les vols de l'avion postal, appartenant aux unités russes s'effectuent à partir de l'aérodrome de Tiraspol tout au plus deux fois par semaine (le mardi et le jeudi et, pendant les autres jours de la semaine, après coordination préalable des Parties).

Article 5

Les demandes pour la réalisation par l'aviation des Forces Armées de la Fédération de Russie de vols d'apprentissage, d'entraînement et des survols, seront présentées jusqu'à 15 heures (heure locale), par le biais des organes de coordination du trafic aérien (les centres de contrôle).

La confirmation des demandes ainsi que les autorisations nécessaires à l'utilisation de l'espace aérien de la République de Moldova seront délivrées par le centre de contrôle de la défense antiaérienne et de l'aviation des Forces Armées de la République de Moldova. La décision concernant l'utilisation de l'espace aérien de la République de Moldova, conformément à la demande de vol, dans les localités de déplacement provisoire des unités russes sera adoptée par le chef de l'état-major général des Forces Armées de la République de Moldova.

Article 7

Le contrôle de la mise en œuvre du présent accord sera exercé par les représentants des ministères de la défense de la République de Moldova et de la Fédération de Russie, conformément au règlement spécial, élaboré conjointement par eux.

Article 8

Le présent accord entrera en vigueur à la date de sa signature et sera valable jusqu'au retrait définitif des unités militaires de la Fédération de Russie du territoire de la République de Moldova.

Le présent accord pourra être modifié avec le consentement réciproque des Parties. "

298. L'instrument de ratification de la Convention déposé par la République de Moldova auprès du Conseil de l'Europe le 12 septembre 1997 contient plusieurs déclarations et réserves, dont la partie pertinente se lit ainsi :

" La République de Moldova déclare qu'elle ne pourra pas assurer le respect des dispositions de la Convention pour les omissions et les actes commis par les organes de la République autoproclamée transnistrienne sur le territoire contrôlé effectivement par ses organes, jusqu'à la solution définitive du conflit dans la région.

(...) "

299. Le 20 mars 1998, le représentant de la Fédération de Russie, M. V. Tchernomyrdyne, et le représentant de la " RMT ", M. I. Smirnov, signèrent à Odessa (Ukraine) un Protocole d'accord sur les questions touchant aux biens militaires, ainsi rédigé :

" Aux termes des négociations sur les questions touchant aux biens militaires liés à la présence des forces russes en Transnistrie, un accord a été trouvé sur les points suivants :

L'ensemble des biens est réparti en trois catégories :

- la première comprend l'armement réglementaire du Groupe uni des forces de Russie, ses munitions et ses biens ;

- la deuxième comprend l'armement, les munitions, les biens militaires meubles en surplus, qui doivent être ramenés sans condition en Russie ;

- la troisième comprend l'armement, les munitions, le matériel militaire et autres équipements qui peuvent être cédés (mis au rebut) directement sur place ou à l'extérieur des lieux où ils sont entreposés.

Les revenus tirés de la cession des biens relevant de la troisième catégorie seront répartis entre les parties dans les proportions suivantes :

Fédération de Russie : 50 %

Transnistrie : 50 %, déduction faite des dépenses liées à la cession des biens militaires de troisième catégorie.

Les modalités d'utilisation et de cession des biens relevant de la troisième catégorie sont fixées par la Russie avec la participation de la Transnistrie.

2. Les parties sont convenues de rembourser en totalité leurs dettes mutuelles au 20 mars 1998 par le biais de compensations au titre des ressources tirées de la cession des biens militaires ou provenant d'autres sources.

3. La Russie continuera de retirer de Transnistrie les biens militaires indispensables aux besoins des forces armées de Russie conformément à l'annexe au présent protocole. Les autorités de Transnistrie ne s'opposeront pas à la sortie de ces biens.

4. En accord avec la Transnistrie, la Russie poursuivra l'élimination des munitions inutilisables et non transportables dans les environs du village de Kolbasna en respectant les exigences de sécurité écologique et autres.

5. Afin de libérer rapidement les biens immeubles, les représentants de la Fédération de Russie et de la Transnistrie sont convenus que les quartiers libérés par les forces de Russie peuvent être remis aux collectivités locales de Transnistrie conformément à un acte officiel indiquant leur valeur réelle.

6. Il est à nouveau souligné que les mesures concernant le retrait progressif des forces armées de Russie affectées en Transnistrie et le retrait de leurs biens se fera dans un souci de transparence. La mise en pratique transparente de ces mesures peut être assurée sur une base bilatérale conformément aux accords signés entre la Moldavie et la Russie. Les renseignements indispensables sur la présence des forces de Russie en Transnistrie seront transmis conformément à la pratique en cours à l'OSCE, à savoir par le biais de la mission de celle-ci à Chiþinãu. "

EN DROIT

I. SUR LA QUESTION DE SAVOIR SI LES REQUÉRANTS RELÈVENT DE LA JURIDICTION DE LA RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

A. Thèses défendues devant la Cour

1. Le gouvernement moldave

300. Le gouvernement moldave estime que les requérants ne relevaient pas à l'époque pertinente et ne relèvent toujours pas de la " juridiction " de facto de la Moldova ; la requête serait donc incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention.

Aux termes de l'article 1 de la Convention, les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis dans celle-ci. En droit international, la compétence territoriale d'un Etat, qui doit être exclusive et totale, s'appelle la souveraineté territoriale. Cette souveraineté lui permet d'exercer dans un espace limité ses fonctions étatiques : actes législatifs, administratifs et juridictionnels. Mais dans le cas où un Etat n'a pas le contrôle effectif d'une partie de son territoire, il ne peut pas exercer réellement la compétence et la souveraineté territoriales. Dans ce cas, les notions de " juridiction " et de " territoire " ne sauraient se confondre. Pour que la Convention soit applicable, il doit être possible à l'Etat de reconnaître et d'assurer les droits reconnus par la Convention. Dès lors, la question de savoir si une personne relève de la juridiction d'un Etat est une question de fait ; il s'agit de déterminer si, au moment du comportement incriminé, les autorités de l'Etat exerçaient ou non un contrôle effectif sur les victimes supposées.

301. En l'espèce, les localités situées sur la rive gauche du Dniestr ne sont plus contrôlées par les organes constitutionnels de la République de Moldova depuis la fin de 1991 au moins. Sur ce territoire a été créée la " République moldave de Transnistrie ", qui dispose de ses propres institutions, dont des forces armées et de police et un corps de douaniers. C'est pour cette raison que, lors de la ratification de la Convention, la Moldova a fait une déclaration visant à exclure sa responsabilité quant aux actes commis sur le territoire transnistrien, qu'elle ne contrôle pas.

Le gouvernement moldave souligne que l'absence de contrôle par la Moldova du territoire se trouvant sous l'autorité du régime transnistrien a été confirmée par tous les témoins entendus.

302. Il considère que la situation découlant de l'impossibilité où il se trouve d'exercer un contrôle effectif sur le territoire transnistrien est similaire à celle décrite par la Cour dans l'arrêt Chypre c. Turquie ([GC], n° 25781/94, CEDH 2001-IV, § 78), où elle a conclu que le gouvernement chypriote était dans l'impossibilité d'exercer un contrôle effectif sur le territoire de la " RTCN ", que cette dernière contrôlait de facto.

303. Il rejette toute allégation de coopération de sa part avec les autorités transnistriennes et fait valoir que certaines mesures ont été prises dans le cadre des négociations pour l'apaisement du conflit transnistrien, dont certaines avec l'approbation et en présence de médiateurs de l'OSCE, tandis que d'autres l'ont été dans l'intérêt de la population moldave se trouvant sur le territoire contrôlé par le régime transnistrien.

304. Le gouvernement moldave estime avoir rempli ses obligations positives, tant générales - trouver une solution au conflit et rétablir son contrôle sur le territoire transnistrien, que spécifiques - reconnaître aux requérants les droits garantis par la Convention.

A cet égard, il renvoie aux nombreuses tentatives menées pour régler le conflit, confirmées par les dépositions des témoins entendus à Chiþinãu, aux déclarations et interventions des dirigeants politiques moldaves - y compris dans le cadre des négociations pour le règlement du conflit - et aux autres mesures dénonçant l'illégalité de la détention et de la condamnation des requérants, au premier rang desquelles se trouve le jugement du 3 février 1994 du tribunal suprême de la Moldova, aux mesures judiciaires prises à l'encontre des personnes responsables de leur détention et de leur condamnation, ainsi qu'aux mesures économiques et autres adoptées afin de réaffirmer la souveraineté moldave sur l'ensemble du territoire moldave, y compris transnistrien.

Toutefois, ces mesures sont restées sans effet, étant donné que la " RMT " est une entité capable de fonctionner de manière autonome par rapport à la Moldova, et que les autorités transnistriennes ont eu recours à des actes de rétorsion en réponse à certaines de ces mesures.

Par conséquent, le gouvernement moldave estime qu'il ne dispose pas d'autres moyens dont il pourrait user afin d'obtenir le respect des droits garantis aux requérants par la Convention sans pour autant mettre en péril la situation économique et politique de la Moldova.

2. Le gouvernement de la Fédération de Russie

305. Le gouvernement russe se borne à faire valoir que le gouvernement moldave est le seul gouvernement légitime de la Moldova. Le territoire transnistrien faisant partie intégrante de la République de Moldova, seule cette dernière peut être tenue pour responsable des agissements qui ont lieu sur ce territoire.

3. Les requérants

306. Les requérants considèrent que la Moldova doit être tenue pour responsable des violations de la Convention commises selon eux sur le territoire transnistrien dans la mesure où, cette région faisant partie de son territoire national, et nonobstant l'absence de contrôle effectif, le gouvernement moldave serait dans l'obligation de prendre des mesures suffisantes pour assurer le respect des droits garantis par la Convention sur l'ensemble de son territoire, ce qu'il n'a pas fait. En effet, les requérants estiment que les mesures positives prises par les autorités moldaves étaient limitées et insuffisantes, compte tenu des moyens politiques et économiques à leur disposition.

Non seulement le gouvernement moldave ne se serait pas acquitté des obligations positives qui lui incombent en vertu de la Convention, mais il serait même allé jusqu'à prendre des mesures équivalant à une reconnaissance de facto du régime de Tiraspol ou tout au moins à une acceptation tacite de la situation. En témoigneraient la libération du général Iakovlev (paragraphe 50 ci-dessus), le transfert de M. ILASCU le 5 mai 2001 aux autorités moldaves (paragraphe 279 ci-dessus), la conclusion des accords du 16 mai 2001 (paragraphe 174 ci-dessus) et la coopération, notamment dans les domaines douanier et policier (paragraphes 176-177 ci-dessus). Les requérants font valoir que l'intervention du président Voronine accusant M. ILASCU, après la mise en liberté de celui-ci, d'être responsable de la détention des autres requérants, constitue un acte de nature à engager la responsabilité de la Moldova sur le terrain de la Convention.

307. Enfin, les requérants considèrent que les autorités moldaves auraient dû entamer des négociations à long terme avec les autorités russes, les seules capables de contrôler le régime transnistrien, en vue de leur libération.

4. Le gouvernement roumain, tiers intervenant

308. Dans sa tierce intervention, le gouvernement roumain souligne d'emblée qu'il ne souhaite pas prendre position quant à la responsabilité de la Moldova en l'espèce. Il entend fournir des précisions factuelles et un raisonnement juridique apte à soutenir la cause de ceux des requérants qui sont ses ressortissants.

309. Il considère qu'un Etat partie à la Convention ne saurait limiter la portée des obligations qu'il a contractées au moment de la ratification de la Convention en excipant du fait qu'il n'exerce pas sa juridiction au sens de l'article 1. Les Etats contractants doivent assurer aux individus résidant sur leur territoire les droits garantis par la Convention et sont tenus de prendre les mesures nécessaires résultant des obligations positives établies par la jurisprudence de la Cour.

Bien que l'existence de telles obligations positives ne doive pas être interprétée de manière à imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, les Etats sont néanmoins tenus de faire preuve d'une diligence raisonnable.

Le gouvernement roumain estime qu'en l'espèce, les autorités moldaves ont failli à prouver qu'elles avaient déployé tous leurs efforts pour assurer leur souveraineté sur le territoire transnistrien. En particulier, il reproche aux autorités moldaves de n'avoir pris aucune mesure effective pour faire exécuter le jugement du tribunal suprême de la Moldova du 3 février 1994 et d'avoir autorisé les services douaniers de la " RMT " à utiliser les cachets et les sceaux de la République de Moldova afin de pouvoir exporter des marchandises en provenance de la région de Transnistrie.

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

a) Sur la notion de " juridiction "

310. L'article 1 de la Convention est ainsi rédigé :

" Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention. "

311. Il découle de cette disposition que les Etats parties doivent répondre de toute violation des droits et libertés protégés par la Convention commise à l'endroit d'individus placés sous leur " juridiction ".

L'exercice de la juridiction est une condition nécessaire pour qu'un Etat contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions qui lui sont imputables et qui donnent lieu à une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention.

312. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle la notion de " juridiction " au sens de l'article 1 de la Convention doit passer pour refléter la conception de cette notion en droit international public (Gentilhomme, Schaff-Benhadji et Zerouki c. France, arrêt du 14 mai 2002, § 20 ; Bankoviæ et autres c. Belgique et 16 autres Etats contractants (déc.), n° 52207/99, §§ 59-61, CEDH 2001-XII ; Assanidzé c. Géorgie [GC], CEDH 2004-..., § 137).

Du point de vue du droit international public, l'expression " relevant de leur juridiction " figurant à l'article 1 de la Convention doit être comprise comme signifiant que la compétence juridictionnelle d'un Etat est principalement territoriale (décision Bankoviæ précitée, § 59), mais aussi en ce sens qu'il est présumé qu'elle s'exerce normalement sur l'ensemble de son territoire.

Cette présomption peut se trouver limitée dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu'un Etat est empêché d'exercer son autorité sur une partie de son territoire. Cela peut être dû à une occupation militaire par les forces armées d'un autre Etat qui contrôle effectivement ce territoire (voir arrêts Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) du 23 mars 1995, série A n° 310 et Chypre c. Turquie [GC], n° 25781/94, CEDH 2001-IV, §§ 76-80, tels que cités dans la décision Bankoviæ susmentionnée, §§ 70-71), à des actes de guerre ou de rébellion, ou encore aux actes d'un Etat étranger soutenant la mise en place d'un régime séparatiste sur le territoire de l'Etat en question.

313. Pour conclure à l'existence d'une telle situation exceptionnelle, la Cour se doit d'examiner, d'une part, l'ensemble des éléments factuels objectifs de nature à limiter l'exercice effectif de l'autorité d'un Etat sur son territoire et, d'autre part, le comportement de celui-ci. En effet, les engagements pris par une Partie contractante en vertu de l'article 1 de la Convention comportent, outre le devoir de s'abstenir de toute ingérence dans la jouissance des droits et libertés garantis, des obligations positives de prendre les mesures appropriées pour assurer le respect de ces droits et libertés sur son territoire (voir, parmi d'autres, l'arrêt Z. c. Royaume-Uni [GC], n° 29392/95, § 73, CEDH 2001-V).

Ces obligations subsistent même dans le cas d'une limitation de l'exercice de son autorité sur une partie de son territoire, de sorte qu'il incombe à l'Etat de prendre toutes les mesures appropriées qui restent en son pouvoir.

314. En outre, la Cour rappelle que, si elle a souligné la prépondérance du principe territorial dans l'application de la Convention dans l'affaire Bankoviæ (décision précitée, § 80), elle a aussi reconnu que la notion de " juridiction " au sens de l'article 1 de la Convention ne se circonscrit pas nécessairement au seul territoire national des Hautes Parties contractantes (arrêt Loizidou c. Turquie (fond) précité, pp. 2234-2235, § 52).

La Cour a admis que, dans des circonstances exceptionnelles, les actes des Etats contractants accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire peuvent s'analyser en l'exercice par eux de leur juridiction au sens de l'article 1 de la Convention.

Ainsi qu'il ressort des principes pertinents du droit international, un Etat contractant peut voir engager sa responsabilité lorsque, par suite d'une action militaire légale ou non, il exerce en pratique le contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire national. L'obligation d'assurer, dans une telle région, le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu'il s'exerce directement, par l'intermédiaire des forces armées de l'Etat concerné ou par le biais d'une administration locale subordonnée (ibidem).

315. Il n'est pas nécessaire de déterminer si une Partie contractante exerce dans le détail un contrôle sur la politique et les actions des autorités de la zone située en dehors de son territoire national, car même un contrôle global sur ce territoire est de nature à engager la responsabilité de cette Partie contractante (ibidem, pp. 2234-2236, § 56).

316. Dès lors qu'un Etat contractant exerce un contrôle global sur une zone située en dehors de son territoire national, sa responsabilité ne se limite pas aux seuls actes commis par ses soldats ou fonctionnaires dans cette zone, mais s'étend également aux actes de l'administration locale qui survit grâce à son soutien militaire ou autre (arrêt Chypre c. Turquie [GC] précité, § 77).

317. La responsabilité d'un Etat peut aussi se voir engager en raison d'actes qui ont des répercussions suffisamment proches sur les droits garantis par la Convention, même si ces répercussions se manifestent en dehors de la juridiction de cet Etat. Ainsi, se référant à une extradition vers un Etat non contractant, la Cour a dit qu'un Etat contractant se conduirait d'une manière incompatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention, " ce patrimoine commun d'idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit " auquel se réfère le Préambule, s'il remettait consciemment un fugitif à un autre Etat où il existe des motifs sérieux de penser qu'il court un risque réel d'être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants (arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A n° 161, p. 35, §§ 88-91).

318. De surcroît, si les autorités d'un Etat contractant approuvent, formellement ou tacitement, les actes des particuliers violant dans le chef d'autres particuliers soumis à sa juridiction les droits garantis par la Convention, la responsabilité dudit Etat peut se trouver engagée au regard de la Convention (arrêt Chypre c. Turquie précité, § 81). Cela vaut d'autant plus en cas de reconnaissance par l'Etat en question des actes émanant d'autorités autoproclamées et non reconnues sur le plan international.

319. Un Etat peut aussi être tenu pour responsable même lorsque ses agents commettent des excès de pouvoir ou ne respectent pas les instructions reçues. En effet, les autorités d'un Etat assument au regard de la Convention la responsabilité objective de la conduite de leurs subordonnés ; elles ont le devoir de leur imposer leur volonté et ne sauraient se retrancher derrière leur impuissance à la faire respecter (arrêt Irlande c. Royaume Uni du 18 janvier 1978, série A n° 25, p. 64, § 159 ; article 7 du projet d'articles de la Commission du droit international sur la responsabilité des Etats pour les actes internationalement illicites (2001) (" les travaux de la CDI "), p. 104 ; affaire Caire, examinée par la Commission générale pour les plaintes, 1929 Recueil des Sentences Arbitrales (RSA), V, p. 516).

b) La responsabilité de l'Etat quant à un fait illicite

320. Un autre principe de droit international reconnu est celui de la responsabilité d'un Etat du fait de la violation d'une obligation internationale. En témoignent les travaux de la CDI.

321. Un fait illicite peut être qualifié de continu s'il s'étend sur toute la période durant laquelle le fait perdure et reste non conforme à l'obligation internationale (commentaire sur le projet d'article 14 § 2, p. 147 des travaux de la CDI).

En outre, la Cour estime que, lorsqu'il s'agit d'un ensemble d'actions ou d'omissions illicites, la violation s'étend sur toute la période débutant avec la première des actions et dure aussi longtemps que ces actions ou omissions se répètent et restent non conformes à ladite obligation internationale (voir aussi le projet d'article 15 § 2 des travaux de la CDI).

2. Application de ces principes

322. La Cour doit donc rechercher si la responsabilité de la Moldova est engagée en raison tant de son devoir d'abstention que des obligations positives qui lui incombent en vertu de la Convention.

323. La Cour note en premier lieu que la Moldova affirme ne pas contrôler une partie de son territoire national, à savoir la région de Transnistrie.

324. La Cour rappelle que, dans sa décision sur la recevabilité, elle a jugé que la déclaration consignée par la Moldova dans son instrument de ratification de la Convention au sujet de l'absence de contrôle par les autorités légitimes moldaves du territoire transnistrien ne constituait pas une réserve valide au sens de l'article 57 de la Convention.

La question qui se pose est donc celle de savoir si, en dépit de la conclusion susmentionnée, la situation de fait à laquelle se réfèrent la déclaration moldave et les observations ultérieures déposées par le gouvernement moldave, est de nature à produire des effets juridiques sur le plan de la responsabilité de la Moldova au regard de la Convention.

325. En l'espèce, la Cour relève que, proclamée souveraine par son Parlement le 23 juin 1990 et indépendante depuis le 27 août 1991, et reconnue en tant que telle par la suite par la communauté internationale, la République de Moldova s'est trouvée aussitôt confrontée à un mouvement sécessionniste dans la région de Transnistrie. Ce mouvement s'est renforcé en décembre 1991, avec l'organisation d'une élection présidentielle dans des départements locaux, qui a été déclarée illégale par les autorités moldaves (paragraphe 47 ci-dessus). Fin 1991, une guerre civile éclata entre les forces de la République de Moldova et les séparatistes transnistriens, soutenus activement par certains au moins des militaires de la 14e Armée. En mars 1992, compte tenu de la gravité de la situation, l'état d'urgence fut déclaré (paragraphe 69 ci-dessus).

Pendant le conflit armé, les autorités moldaves lancèrent une série d'appels à la communauté internationale, y compris au Conseil de sécurité des Nations Unies le 23 juin 1992 (paragraphe 83 ci-dessus), lui demandant de les soutenir dans leur lutte pour l'indépendance. Accusant la Fédération de Russie d'appuyer les séparatistes transnistriens, elles adressèrent à celle-ci des demandes répétées pour que cesse " l'agression " à leur encontre (paragraphes 78-79 et 82-83 ci-dessus).

326. Le 21 juillet 1992 fut signé un accord de cessez-le-feu instituant le statu quo et une zone de sécurité pour le maintien de celui-ci (paragraphes 87-89 ci-dessus).

Le 29 juillet 1994 fut adoptée la nouvelle Constitution de la République de Moldova, qui énonce dans son article 111 la possibilité d'octroyer une forme d'autonomie, entre autres, aux localités de la rive gauche du Dniestr, et interdit dans son article 11 le stationnement de troupes étrangères sur son territoire (paragraphe 294 ci-dessus).

327. Par la suite, lorsqu'elle ratifia la Convention le 12 septembre 1997, la Moldova déposa avec son instrument de ratification une déclaration faisant état de l'impossibilité où elle se trouvait d'assurer le respect des dispositions de la Convention sur la partie de son territoire contrôlé effectivement par les organes de la " République autoproclamée transnistrienne ", jusqu'à la solution définitive du conflit (paragraphe 298 ci-dessus).

328. L'accord de cessez-le-feu du 21 juillet 1992 mit fin à une première phase d'efforts engagés par la Moldova pour exercer son autorité sur l'ensemble de son territoire.

329. La Cour note qu'après cette période, la Moldova adopta plutôt une attitude d'acquiescement, gardant sur la région de Transnistrie un contrôle limité, entre autres, à la délivrance des cartes d'identités et de tampons douaniers (paragraphes 179-180 ci-dessus).

Dès lors, la Cour voit dans la déclaration jointe aux instruments de ratification de la Convention par la Moldova une référence à cette situation de fait.

330. Sur la base de l'ensemble des éléments en sa possession, la Cour estime que le gouvernement moldave, seul gouvernement légitime de la République de Moldova au regard du droit international, n'exerce pas d'autorité sur une partie de son territoire, à savoir celui se trouvant sous le contrôle effectif de la " RMT ".

Cela ne prête du reste à aucune controverse entre les parties. Sur ce point, le gouvernement roumain partage l'avis des parties.

331. Toutefois, même en l'absence de contrôle effectif sur la région transnistrienne, la Moldova demeure tenue, en vertu de l'article 1 de la Convention, par l'obligation positive de prendre les mesures qui sont en son pouvoir et en conformité avec le droit international - qu'elles soient d'ordre diplomatique, économique, judiciaire ou autre - afin d'assurer dans le chef des requérants le respect des droits garantis par la Convention.

3. Sur la notion d'obligations positives

332. Afin de déterminer l'étendue des obligations positives incombant à l'Etat, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l'intérêt général et les intérêts de l'individu, la diversité des situations dans les Etats contractants et les choix à faire en termes de priorités et de ressources. Ces obligations ne doivent pas non plus être interprétées de manière à imposer un fardeau insupportable ou excessif (arrêt Özgür Gündem c. Turquie du 16 mars 2000, n° 23144/93, § 43, CEDH 2000-III).

333. La Cour considère que, si un Etat contractant est empêché d'exercer son autorité sur l'ensemble de son territoire par une situation de fait contraignante, comme la mise en place d'un régime séparatiste accompagnée ou non par l'occupation militaire par un d'autre Etat, l'Etat ne cesse pas pour autant d'exercer sa juridiction au sens de l'article 1 de la Convention sur la partie du territoire momentanément soumise à une autorité locale soutenue par des forces de rébellion ou par un autre Etat.

Une telle situation factuelle a néanmoins pour effet de réduire la portée de cette juridiction, en ce sens que l'engagement souscrit par l'Etat contractant en vertu de l'article 1 doit être examiné par la Cour uniquement à la lumière des obligations positives de l'Etat à l'égard des personnes qui se trouvent sur son territoire. L'Etat en question se doit, avec tous les moyens légaux et diplomatiques dont il dispose envers des Etats tiers et des organisations internationales, d'essayer de continuer à garantir la jouissance des droits et libertés énoncés dans la Convention.

334. Même s'il n'appartient pas à la Cour d'indiquer quelles sont les mesures les plus efficaces que doivent prendre les autorités pour se conformer à leurs obligations, elle doit néanmoins s'assurer que les mesures effectivement prises étaient adéquates et suffisantes dans le cas d'espèce. Face à une omission partielle ou totale, la Cour a pour tâche de déterminer dans quelle mesure un effort minimal était quand même possible et s'il devait être entrepris. Pareille tâche est d'autant plus nécessaire lorsqu'il s'agit d'une violation alléguée de droits absolus tels que ceux garantis par les articles 2 et 3 de la Convention.

335. Par conséquent, la Cour conclut que les requérants relèvent de la juridiction de la République de Moldova au sens de l'article 1 de la Convention, mais que la responsabilité de celle-ci pour les actes dénoncés - commis sur le territoire de la " RMT ", sur lequel elle n'exerce aucune autorité effective - s'établit à la lumière des obligations positives qui lui incombent en vertu de la Convention.

4. Sur le respect par la Moldova de ses obligations positives

336. La Cour doit déterminer si les autorités moldaves se sont acquittées des obligations positives qui leur incombent pour assurer le respect des droits garantis par la Convention ou bien si, comme le soutiennent les requérants et le gouvernement roumain, le gouvernement moldave n'a pas pris suffisamment de mesures dans ce but.

337. En l'espèce, eu égard à la complexité de la situation de fait, la Cour considère d'abord que la question de savoir si la Moldova s'est acquittée de ses obligations positives est étroitement liée aussi bien aux relations entre la Moldova et la Fédération de Russie qu'à celles entre la Transnistrie et la Fédération de Russie. De surcroît, il faut prendre en considération l'influence que pourrait exercer la Moldova par l'intermédiaire des autorités russes pour améliorer la situation des requérants sur le territoire moldave en Transnistrie.

338. La Cour rappelle qu'elle n'est pas compétente pour examiner la compatibilité avec les exigences de la Convention des faits antérieurs à la date de ratification de cet instrument par la Moldova. Elle peut néanmoins se référer à des faits ou des actes commis avant cette date dans le contexte de l'examen des obligations positives incombant à la Moldova et les utiliser comme éléments de comparaison dans l'examen des efforts entrepris par cet Etat à compter du 12 septembre 1997.

339. Les obligations positives incombant à la Moldova concernent tant celles nécessaires pour rétablir son contrôle sur le territoire transnistrien, en tant qu'expression de sa juridiction, que celles destinées à assurer le respect des droits des requérants, y compris leur libération.

340. En ce qui concerne l'obligation relative au rétablissement du contrôle sur la Transnistrie, celle-ci suppose, d'une part, que la Moldova s'abstienne de soutenir le régime séparatiste de la " RMT " et, d'autre part, qu'elle agisse et prenne toutes les mesures à sa disposition, politiques, juridiques ou autres, en vue de rétablir son contrôle sur ce territoire.

Il n'incombe pas à la Cour de définir quelles sont les mesures les plus appropriées que la Moldova aurait dû ou devrait prendre à cette fin, ni si ces mesures étaient suffisantes ou non. La Cour doit uniquement s'assurer de la volonté de la Moldova, traduite dans des actes ou mesures spécifiques, de rétablir son contrôle sur le territoire de la " RMT ".

341. En l'espèce, dès le début des hostilités en 1991-1992, les autorités moldaves n'ont pas cessé de dénoncer l'agression qu'elles estimaient subir et ont rejeté la proclamation d'indépendance de la " RMT ".

De l'avis de la Cour, face à un régime soutenu militairement, politiquement et économiquement par une puissance telle que la Fédération de Russie (paragraphes 111-161 ci-dessus), la Moldova n'avait que peu de possibilités de réussir à rétablir son autorité sur le territoire transnistrien. En témoigne l'issue du conflit militare, qui a montré que les autorités moldaves n'avaient pas les moyens de s'imposer sur le territoire transnistrien contre les forces rebelles soutenues par des militaires de la 14e Armée.

342. Les autorités moldaves ont continué après la fin des hostilités en juillet 1992 à prendre des mesures pour rétablir leur contrôle sur la Transnistrie. Ainsi, à partir de 1993, elles ont commencé à ouvrir des procédures pénales à l'encontre de certains responsables transnistriens accusés d'avoir usurpé des titres correspondant à des fonctions officielles au sein de l'Etat (paragraphes 167 et 220-223 ci-dessus).

343. Les efforts de la Moldova pour restaurer son autorité sur la région transnistrienne se sont poursuivis après 1994, les autorités moldaves continuant à revendiquer leur souveraineté sur le territoire contrôlé par la " RMT ", sur les plans tant interne qu'international (paragraphes 31, 53, 66, 68-69 et 77-83 ci-dessus) : la Moldova s'est dotée en 1994 d'une nouvelle Constitution qui prévoyait, entre autres, la possibilité d'octroyer une certaine autonomie à la Transnistrie. La même année, elle a signé avec la Fédération de Russie un accord pour le retrait par cette dernière de ses troupes de Transnistrie dans un délai de trois ans.

Le 12 septembre 1997, elle a ratifié la Convention et confirmé dans ses réserves à la Convention sa volonté de reprendre le contrôle sur la région de Transnistrie.

344. Ces efforts se sont poursuivis après 1997, en dépit d'une diminution du nombre de mesures d'ordre judiciaire destinées à affirmer l'autorité moldave en Transnistrie : les poursuites engagées à l'encontre de dignitaires transnistriens n'ont pas eu de suite et ont même été arrêtées en 2000, tandis qu'un ancien dignitaire transnistrien a pu, après son retour en Moldova, occuper de hautes fonctions au sein de l'Etat (paragraphe 168 ci-dessus).

En revanche, les efforts des autorités moldaves se sont orientés davantage vers des démarches d'ordre diplomatique : en mars 1998 la Moldova, la Fédération de Russie, l'Ukraine et la région de Transnistrie signèrent plusieurs documents en vue du règlement du conflit transnistrien ; des contacts et négociations ont eu lieu entre des représentants de la Moldova et du régime transnistrien. Enfin, depuis 2002 et jusqu'à présent, plusieurs projets de règlement du conflit ont été proposés et discutés par le Président de la Moldova, l'OSCE et la Fédération de Russie (paragraphes 107-110 ci-dessus).

La Cour ne saurait voir dans la diminution du nombre de mesures prises une renonciation de la part de la Moldova à exercer sa juridiction sur cette région, compte tenu de ce que plusieurs mesures tentées jusqu'alors par les autorités moldaves se sont heurtées à des mesures de rétorsion de la " RMT " (paragraphes 181-184 ci-dessus).

La Cour relève également que le gouvernement moldave a soutenu que son changement de stratégie de négociation, orientée vers des efforts diplomatiques destinés à préparer le retour de la Transnistrie dans le cadre légal moldave, est intervenu en réponse aux exigences exprimées par les séparatistes lors des discussions sur le règlement de la situation en Transnistrie et sur la libération des requérants. Le gouvernement moldave a ainsi renoncé aux mesures adoptées auparavant, en particulier aux mesures d'ordre judiciaire. La Cour relève les dépositions faites en ce sens par MM. Sturza (annexe, §§ 309-314) et Sidorov (annexe, § 446).

345. Parallèlement à ce changement de stratégie, des relations ont été nouées entre les autorités moldaves et les séparatistes transnistriens : des accords de coopération économique ont été conclus, des relations se sont établies entre le Parlement moldave et le " Parlement de la RMT ", une coopération est instaurée depuis plusieurs années dans les domaines policier et de sécurité, tandis que des formes de coopération existent dans d'autres domaines tels que l'espace aérien, la téléphonie et le sport (paragraphes 114, 178 et 185 ci-dessus).

Le gouvernement moldave a expliqué que ces mesures de coopération ont été prises par les autorités moldaves dans le souci de soulager la vie quotidienne de la population de Transnistrie et lui permettre autant que faire se peut de mener une vie normale. Pour la Cour, comme pour le gouvernement moldave, ces actes ne sauraient être considérés, eu égard à leur nature et à leur caractère limité, comme un soutien au régime transnistrien. Bien au contraire, ils représentent une affirmation par la Moldova de sa volonté de rétablir le contrôle sur la région de Transnistrie.

346. Pour ce qui est de la situation des requérants, la Cour note que jusqu'à la ratification de la Convention en 1997, les autorités moldaves ont pris plusieurs mesures tant sur le plan judiciaire que sur les plans politique et administratif :

- l'annulation le 3 février 1994, par le tribunal suprême de la République de Moldova, de la condamnation des requérants prononcée le 9 décembre 1993 et la révocation par la même occasion de leur mandat de détention (paragraphes 222 et 223 ci-dessus) ;

- les poursuites déclenchées le 28 décembre 1993 à l'encontre des " juges " du " tribunal suprême de Transnistrie " (paragraphe 223 ci-dessus) ;

- l'amnistie décrétée par le président de la Moldova le 4 août 1995 (paragraphe 226 ci-dessus) et la demande du 3 octobre 1995 du Parlement moldave (paragraphe 227 ci-dessus) ;

- l'envoi de médecins moldaves pour examiner les requérants détenus en Transnistrie (paragraphes 239 et 263 ci-dessus) ; et

- l'aide fournie aux familles des requérants financièrement et pour leur faciliter les visites (paragraphe 239 ci-dessus).

Pendant cette période, ainsi qu'il ressort des dépositions des témoins, les autorités moldaves ont en outre soulevé systématiquement, lors des discussions avec les responsables transnistriens, la question de la libération des requérants et le respect de leurs droits garantis par la Convention (paragraphes 172 et 274-277 ci-dessus). En particulier, la Cour relève les efforts considérables entrepris par les autorités judiciaires, par exemple le vice-ministre de la Justice, M. Sturza, qui s'est rendu en Transnistrie à de nombreuses reprises afin de négocier avec les autorités transnistriennes la libération des requérants.

347. Même après 1997, des mesures ont été prises par la Moldova en vue d'assurer le respect des droits des requérants : des médecins ont été envoyés en Transnistrie pour les examiner (le dernier examen par des médecins venus de Chisinau a eu lieu en 1999), les familles des requérants ont continué à être soutenues financièrement par les autorités, tandis que M. Sturza, ancien ministre de la Justice et président de la Commission pour les négociations avec la Transnistrie, a continué de soulever auprès des autorités transnistriennes la question de la libération des requérants. A cet égard, la Cour relève que, selon les dépositions de certains témoins, la libération de M. ILASCU avait été longuement négociée avec les autorités de la " RMT ". D'ailleurs, c'est à la suite de ces négociations que M. Sturza s'est rendu en avril 2001 en Transnistrie pour ramener à Chiþinãu les quatre requérants (paragraphe 274 ci-dessus ; annexe, M. Sturza §§ 310-312).

Il est vrai que les autorités moldaves n'ont pas poursuivi certaines mesures prises auparavant, notamment l'ouverture d'enquêtes à l'encontre des personnes impliquées dans la condamnation et la détention des requérants. Cependant, la Cour estime qu'en l'absence de contrôle du territoire transnistrien par les autorités moldaves, toute enquête judiciaire à l'encontre d'une personne habitant en Transnistrie ou liée à des faits commis en Transnistrie s'avérerait inefficace. Les dépositions des témoins à ce sujet en attestent (annexe, M. Postovan § 184, M. Catanã § 208 et M. Rusu § 302).

Enfin, les autorités moldaves sont intervenues pour la libération des requérants non seulement auprès du régime de la " RMT ", mais aussi auprès d'autres Etats et organisations internationales (annexe, M. Moþanu § 249).

348. En revanche, la Cour ne dispose pas de preuves indiquant que, depuis la libération de M. ILASCU en mai 2001, des mesures efficaces ont été prises par les autorités pour mettre un terme aux violations continues de la Convention à leur encontre dénoncées par les trois autres requérants. Tout au moins, en dehors de la déposition de M. Sturza qui fait valoir que la situation des requérants continue d'être évoquée régulièrement par les autorités moldaves dans leur relations avec le régime de la " RMT ", la Cour ne dispose d'aucun autre élément pour conclure à une attitude diligente du gouvernement moldave pour ce qui est des requérants.

Dans les négociations avec les séparatistes, les autorités moldaves se sont bornées à soulever oralement la question de la situation des requérants, sans essayer d'obtenir la conclusion d'un accord garantissant le respect dans leur chef des droits prévus par la Convention (annexe, M. Sturza §§ 310-313).

De même, bien que les requérants soient privés de liberté depuis presque douze ans, aucun projet global de règlement de la situation transnistrienne porté à l'attention de la Cour ne traite de leur situation, et le gouvernement moldave n'a pas soutenu qu'un tel document existât ou que des négociations à ce sujet fussent en cours.

349. Dans leurs relations bilatérales avec la Fédération de Russie, les autorités moldaves ne se sont pas montrées plus attentives au sort des requérants.

De l'avis de la Cour, le fait que le gouvernement moldave ait renoncé, à l'audience du 6 juin 2001, à mettre en cause l'éventuelle responsabilité de la Fédération de Russie quant aux violations alléguées à raison du stationnement de son armée en Transnistrie, et ce dans le but de ne pas entraver le processus tendant " à mettre un terme (...) à la détention des requérants " (paragraphe 360 ci-dessous), équivalait de sa part à admettre l'influence que pouvaient avoir les autorités russes sur le régime transnistrien en vue de faire libérer les requérants. Or, contrairement à ce qui s'est passé pendant la période antérieure à mai 2001, où les autorités moldaves ont soulevé auprès des autorités russes la question de la libération des requérants, ces interventions semblent avoir cessé également après cette date.

En tout état de cause, la Cour n'a été informée d'aucune démarche que les autorités moldaves auraient entreprise après mai 2001 auprès des autorités russes pour obtenir la libération des autres requérants.

350. En somme, la Cour note que les négociations pour le règlement de la situation en Transnistrie, dans le cadre desquelles la Fédération de Russie agit en tant qu'Etat garant, se déroulent depuis 2001 sans que la question des requérants soit abordée d'aucune manière que ce soit et sans qu'aucune autre mesure n'ait été prise ou envisagée par les autorités de la Moldova pour assurer le respect des droits des requérants garantis par la Convention.

351. Compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, la Cour estime que, même après la libération de M. ILASCU en mai 2001, il était dans le pouvoir du gouvernement moldave de prendre des mesures pour assurer dans le chef des requérants le respect des droits garantis par la Convention.

352. La Cour conclut dès lors que la Moldova pourrait voir engager sa responsabilité au regard de la Convention du fait du manquement à ses obligations positives quant aux actes dénoncés postérieurs au mois de mai 2001.

Pour déterminer si la responsabilité du gouvernement moldave est effectivement engagée au regard de la Convention, il faudra donc examiner chacun des griefs soulevés par les requérants.

II. SUR LA QUESTION DE SAVOIR SI LES REQUÉRANTS RELÈVENT DE LA JURIDICTION DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE

A. Thèses défendues devant la Cour

1. Le gouvernement de la Fédération de Russie

353. Le gouvernement russe soutient que les requérants ne relèvent pas de la " juridiction " de la Fédération de Russie au sens de l'article 1 de la Convention.

354. La Fédération de Russie n'a pas exercé, et n'exerce pas, de juridiction sur la région de Transnistrie, qui est un territoire appartenant à la République de Moldova. En particulier, la Fédération de Russie n'a jamais occupé une partie de la République de Moldova et les forces armées qui y sont stationnées le sont avec l'accord de cet Etat. Les unités de l'ex-14e Armée ne se sont pas impliquées dans le conflit armé entre la Moldova et la Transnistrie mais, en vertu des accords conclus entre la Moldova et la Fédération de Russie, elles se sont chargées de fonctions pacificatrices et ont ainsi prévenu l'aggravation du conflit et l'augmentation du nombre de victimes parmi la population civile. Bien sûr, lorsque des actions armées illégales ont eu lieu, tant de la part de la Transnistrie que de la Moldova, à l'encontre des soldats de l'ex-14e Armée, ceux-ci ont été obligés de se défendre.

L'engagement pris en 1994 par la Fédération de Russie de retirer ses forces militaires du territoire de la République de Moldova n'a pas pu être honoré quant au délai, à savoir trois ans à compter de la signature de l'accord, car ce retrait ne dépend pas uniquement de la Fédération de Russie. D'une part, les autorités de la " RMT " s'y opposent et, d'autre part, des considérations d'ordre technique quant au retrait de l'arsenal doivent être prises en compte. Ce délai a été repoussé au 31 décembre 2002 lors du Sommet d'Istanbul de l'OSCE, et la Fédération de Russie entend respecter les accords conclus à cette occasion.

355. Le gouvernement russe considère que le stationnement des troupes russes en Transnistrie n'est pas comparable à la présence des troupes turques dans la partie nord de Chypre, dont la Cour a traité dans ses arrêts Loizidou c. Turquie (précité) et Chypre c. Turquie (précité). La différence réside en premier lieu dans l'importance des troupes, le GOR ne disposant que de 2 000 militaires, alors que les forces turques comptaient plus de 30 000 soldats dans le nord de Chypre.

Les troupes du GOR n'agissent pas ensemble ou pour le compte de la " RMT ", mais sont chargées d'une mission pacificatrice, l'objectif du commandement du GOR étant de maintenir la paix et la stabilité dans la région et de garder l'immense arsenal qui y est encore stationné. Quant aux forces de maintien de la paix, celles-ci observent la neutralité exigée par l'accord du 21 juillet 1992.

En résumé, la présence militaire russe sur le territoire de la République de Moldova, avec le consentement de cette dernière, dans le but de préserver la paix dans cette République, ne saurait engager la responsabilité de la Fédération de Russie au sens de l'article 1 de la Convention.

356. Le gouvernement russe nie catégoriquement avoir exercé, ou exercer, un quelconque contrôle sur le territoire transnistrien, et souligne que la " RMT " a créé ses propres structures de pouvoir, y compris un Parlement et un pouvoir judiciaire.

La Fédération de Russie n'exerce aucun contrôle économique sur la région de Transnistrie. En effet, celle-ci mène sa propre politique économique de manière indépendante, au sein de la République de Moldova, par exemple en exportant des produits alimentaires et de l'alcool avec ses propres labels, mais en tant que produits de la République de Moldova, et en suivant les règles applicables à chaque domaine d'activité. Dès lors, à la différence de ce qui se passe dans le nord de Chypre, le régime transnistrien est loin de devoir sa survie à la Fédération de Russie. En cas de retrait total des troupes russes, l'administration locale transnistrienne n'aurait aucune difficulté à continuer à mener librement ses activités.

357. La Fédération de Russie n'a jamais accordé aux autorités de Transnistrie le moindre soutien militaire, financier ou autre. Elle n'a jamais reconnu et ne reconnaît toujours pas la " RMT ", comme celle-ci se dénomme. Elle considère la " Région Nistréenne " comme faisant partie intégrante du territoire de la République de Moldova, au même titre que la Gagaouzie.

Le gouvernement rejette l'allégation des requérants selon laquelle la Fédération de Russie aurait ouvert un consulat sur le territoire transnistrien, mais concède que ce sujet est depuis longtemps inscrit à l'ordre du jour des discussions avec la République de Moldova.

Le Protocole d'accord du 20 mars 1998 sur les questions relatives au patrimoine de l'ex-14e Armée (paragraphe 299 ci-dessus), ainsi que d'autres accords de coopération économique avec la " RMT ", sont des contrats de droit privé conclus entre deux parties privées, et ne relèvent pas du droit international. On ne saurait en conclure que la Fédération de Russie reconnaît la " RMT ".

De même, aucune conclusion ne saurait être tirée des articles 7 et 13 de l'accord du 21 octobre 1994 conclu entre la Moldova et la Fédération de Russie (paragraphe 296 ci-dessus), qui prévoit l'utilisation commune par l'aviation militaire de la Fédération de Russie et par " l'aviation civile de la région de Transnistrie de la République de Moldova " de l'aéroport militaire de Tiraspol, ainsi que le transfert " aux organes de l'administration publique locale de la République de Moldova " des locaux et de l'outillage qui se trouveraient désaffectés par suite du retrait des formations militaires de la Fédération de Russie. Selon le gouvernement russe, la " Région Nistréenne " est considérée dans ce cas comme une " entité d'affaires " menant ses propres activités sur un territoire déterminé.

358. Au vu des dépositions des témoins en Moldova, en particulier de l'ancien procureur militaire Timochenko, le gouvernement russe admet que les requérants ont été détenus dans les locaux de la 14e Armée, mais fait valoir que cette détention était illégale au regard du règlement disciplinaire du GOR et que, d'ailleurs, elle a été de très courte durée puisque M. Timochenko a immédiatement mis fin à cette situation illégale. Par conséquent, en tout état de cause, une éventuelle violation des dispositions légales a été redressée et les requérants ne sauraient se considérer comme des victimes.

Quant au reste des allégations, le gouvernement russe affirme qu'il n'y a aucun lien de causalité entre la présence des forces militaires russes dans la région de Transnistrie et la situation des requérants.

2. Le gouvernement moldave

359. Dans ses observations écrites du 24 octobre 2000, le gouvernement moldave a soutenu que la responsabilité de la Fédération de Russie pourrait se trouver engagée en l'espèce au titre de l'article 1 de la Convention, compte tenu du stationnement de troupes et de matériel appartenant à la Fédération de Russie sur le territoire transnistrien. Le gouvernement moldave s'est appuyé à cet égard sur la décision de la Commission du 10 juillet 1978 dans l'affaire Chypre c. Turquie (précitée) et sur l'arrêt de la Cour dans l'affaire Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) (précitée).

360. A l'audience du 6 juin 2001, le gouvernement moldave a indiqué qu'il souhaitait revenir sur sa position antérieure, exprimée dans des observations écrites du 24 octobre 2000, quant à une éventuelle responsabilité de la Fédération de Russie. Le gouvernement moldave a justifié sa nouvelle position en la présentant comme étant destinée à " éviter des effets indésirables, à savoir l'arrêt du processus tendant à mettre un terme au conflit transnistrien et à la détention des autres requérants ".

361. Dans ses observations écrites du 1er octobre 2003, le gouvernement moldave souligne que la 14e Armée a participé activement, directement et indirectement, au conflit de 1991-1992 du côté des séparatistes et qu'elle a fourni à ceux-ci un soutien logistique et militaire. Le gouvernement moldave estime que la Fédération de Russie est la continuatrice, sur le plan international, de l'ex-URSS et que, par conséquent, elle est responsable des actes commis par les organes de l'ex-URSS, en l'espèce la 14e Armée, devenue le GOR, notamment de la création du régime séparatiste transnistrien, et des conséquences de ces actes.

De surcroît, le gouvernement moldave fait valoir que la responsabilité de la Fédération de Russie doit être engagée à raison de la participation des militaires de la 14e Armée à l'arrestation et à l'interrogatoire des requérants, de leur détention dans les locaux de la 14e Armée et du transfert des requérants entre les mains des séparatistes transnistriens.

362. Par conséquent, le gouvernement moldave estime que, d'une manière générale, en vertu de l'article 1 de la Convention, les actes commis sur le territoire de la Transnistrie relèvent de la juridiction de la Fédération de Russie jusqu'à la solution définitive du différend transnistrien.

363. Le gouvernement moldave fait valoir que, s'il ne s'est jamais opposé au transfert vers la Transnistrie d'une partie des matériels civils appartenant au GOR, il s'est toujours prononcé catégoriquement contre le transfert vers cette région de toute catégorie d'armement et de techniques militaires et de techniques à double usage, à savoir civil et militaire.

Quant au sens à accorder à la notion " d'administration publique locale de la région transnistrienne de la République de Moldova " figurant dans certains accords conclus avec la Fédération de Russie par lesquels des droits spécifiques sont accordés à cette administration, le gouvernement moldave souligne que ces termes renvoient à une administration créée en conformité avec les règles constitutionnelles de la République de Moldova, et subordonnée aux autorités centrales. Il rejette catégoriquement l'interprétation selon laquelle l'administration locale visée dans ces accords serait celle subordonnée aux autorités de Tiraspol.

3. Les requérants

364. Les requérants soutiennent que la responsabilité de la Fédération de Russie est engagée en raison de plusieurs éléments : la contribution de l'ex-URSS et de la Fédération de Russie à la création de la " RMT ", la participation des forces armées russes et des Cosaques russes au conflit armé de 1991-1992 qui a opposé la Moldova à la " RMT ", et le soutien économique et politique fourni par la Fédération de Russie à la " RMT ".

365. En premier lieu, les autorités russes ont soutenu les séparatistes transnistriens tant politiquement qu'en participant au conflit armé. A ce sujet, les requérants renvoient aux éléments factuels présentés pour démontrer le soutien de la Fédération de Russie (paragraphes 111-136 ci-dessus) et aux nombreux appels lancés en 1992 par les autorités moldaves pour dénoncer l'agression commise par l'ex-14e Armée contre le territoire moldave. Les requérants dénoncent également les prises de position publiques des commandants de l'ex-14e Armée et des dirigeants russes en faveur des séparatistes, et la participation de ces commandants aux élections en Transnistrie, aux défilés militaires des forces transnistriennes et à d'autres manifestations publiques.

366. Ils allèguent que la Fédération de Russie n'a rien fait pour empêcher les Cosaques et autres mercenaires russes de se rendre en Transnistrie pour combattre aux côtés des séparatistes. Au contraire, la Fédération de Russie aurait encouragé ces mercenaires à agir ainsi, tandis que l'ex-14e Armée aurait armé et entraîné les séparatistes transnistriens.

367. Les requérants soutiennent que les soi-disant organes de pouvoir de la " RMT " ne seraient en réalité que des marionnettes du gouvernement russe.

368. De surcroît, la " RMT " serait reconnue par le gouvernement russe. Ils se réfèrent à cet égard au Protocole d'accord relatif au patrimoine de l'ex-14e Armée conclu le 20 mars 1998 entre la Fédération de Russie et la Transnistrie (paragraphe 299 ci-dessus), et aux allégations selon lesquelles les partis politiques de la Fédération de Russie auraient des antennes à Tiraspol, le ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie aurait ouvert un bureau consulaire sans l'accord des autorités moldaves, et les dirigeants transnistriens, parmi lesquels MM. Smirnov, Mãrãcuþã et Caraman, détiendraient des passeports russes.

369. Outre la reconnaissance de facto de la " RMT ", la Fédération de Russie soutiendrait économiquement et financièrement le régime de Tiraspol, comme en témoignent le Protocole d'accord susmentionné du 20 mars 1998 qui octroie à la " RMT " une partie des recettes tirées de la vente du matériel du GOR, la diminution de la dette consentie par les autorités russes à la Transnistrie, les relations économiques entre le fabricant d'armement russe " Rosvoorujenye " et les autorités transnistriennes, et l'ouverture de comptes pour la Banque transnistrienne auprès de la Banque centrale russe.

370. Selon les requérants, de tels agissements, combinés avec le contrôle de facto exercé par la Fédération de Russie sur le territoire transnistrien, ont pour conséquence d'engager la responsabilité de la Fédération de Russie quant aux violations des droits de l'homme qui y ont été commises.

Les requérants invoquent la jurisprudence de la Cour dans l'affaire Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) (précitée) à l'appui de leur opinion selon laquelle la Fédération de Russie peut être reconnue comme responsable d'actes commis en dehors de son territoire, mais dans une région qu'elle contrôle.

Ils invoquent aussi la jurisprudence de la Cour internationale de Justice qui, dans son avis consultatif au sujet de la présence de l'Afrique de Sud en Namibie, a souligné que les Etats sont dans l'obligation de s'assurer que les agissements de particuliers n'affectent pas les habitants du territoire en question. Ils se réfèrent en outre à l'affaire Kling, traitée par la Commission générale pour les plaintes, établie par les Etats-Unis et le Mexique en 1923, qui a conclu à la responsabilité de l'Etat quant à la conduite rebelle de ses soldats.

4. Le gouvernement roumain, tiers intervenant

371. Le gouvernement roumain souligne d'emblée que le but de son intervention est de fournir des précisions factuelles et un raisonnement juridique apte à soutenir la cause de ceux des requérants qui sont ses ressortissants.

372. Tout en admettant que les faits dénoncés se sont produits, et continuent de se produire, dans la " RMT ", partie du territoire moldave relevant de l'autorité de fait de l'administration séparatiste de Tiraspol, le gouvernement roumain insiste sur l'influence des troupes de la Fédération de Russie dans la création et le maintien de la zone transnistrienne échappant au contrôle du gouvernement de Chisinau.

Selon lui, l'ex-14e Armée a contribué à la création des forces militaires séparatistes. Après la fin du conflit, les militaires de l'ex-14e Armée sont restés sur le territoire moldave.

373. Le gouvernement roumain met en avant la jurisprudence des organes de la Convention selon laquelle une Partie contractante peut également voir sa responsabilité engagée lorsque, par suite d'une action militaire, elle exerce en pratique le contrôle sur une zone située en dehors de son territoire national (Chypre c. Turquie, requête n° 8007/77, décision de la Commission du 10 juillet 1978 précitée ; arrêt Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) précité, et Chypre c. Turquie, requête n° 25781/94, rapport de la Commission du 4 juin 1999).

Cette jurisprudence serait entièrement applicable dans la présente affaire du fait, d'une part, de la participation des forces de l'ex-14e Armée au conflit militaire dans lequel la Moldova a essayé de rétablir concrètement sa juridiction souveraine sur le territoire en cause et, d'autre part, du stationnement de ces troupes en " RMT ". Il importe peu que le nombre réel de militaires de la Fédération de Russie se soit réduit au fur et à mesure que les autorités locales mettaient sur pied leurs propres forces armées, puisque l'élément de dissuasion que représente le maintien de l'ex-14e Armée sur le territoire moldave reste présent.

374. Par ailleurs, les organes de la Fédération de Russie exerceraient une influence politique sur les autorités sécessionnistes de Tiraspol.

375. Le gouvernement roumain est d'avis qu'un Etat est responsable des actes commis par ses organes, y compris les excès de pouvoir, et renvoie à ce sujet à certaines déclarations faites par les autorités russes, dont le président Eltsine, et au cas des soldats russes qui sont passés du côté des séparatistes. De surcroît, il estime qu'un Etat devrait également être tenu pour responsable des actes illicites commis par des particuliers, lorsque lesdits actes résultent d'une carence des organes de l'Etat, qu'il s'agisse d'un défaut de prévention, d'un manque de contrôle ou d'une négligence.

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

376. La Cour considère que les principes généraux résumés ci-dessus (paragraphes 310-321) sont pertinents pour l'examen de la question de savoir si les requérants relèvent de la juridiction de la Fédération de Russie.

2. Application des principes précités

377. En l'espèce, la tâche de la Cour consiste à déterminer si, compte tenu des principes énoncés ci-dessus (voir en particulier les paragraphes 314-316), la Fédération de Russie peut être tenue pour responsable des violations alléguées.

378. La Cour note d'emblée que la Fédération de Russie est la continuatrice de l'URSS sur le plan du droit international (paragraphe 290 ci-dessus). Elle note également que, lors de la création de la CEI, la Moldova ne s'est pas jointe aux exercices des forces armées de la CEI ; la Moldova a d'ailleurs confirmé par la suite qu'elle ne souhaitait pas participer au volet militaire de la coopération au sein de la CEI (paragraphes 293 et 294 ci-dessus).

a) Avant la ratification de la Convention par la Fédération de Russie

379. La Cour relève qu'au moment du démantèlement de l'URSS, le 14 novembre 1991, la jeune République de Moldova a soutenu avoir droit aux équipements et à l'arsenal de la 14e Armée de l'URSS stationnée sur son territoire (paragraphe 37 ci-dessus).

Par ailleurs, elle a aussi entamé des négociations avec la Fédération de Russie en vue du retrait de cette armée de son territoire.

380. La Cour observe que, pendant le conflit moldave, en 1991-1992, des forces de l'ex-14e Armée (qui a appartenu successivement à l'URSS, à la CEI puis à la Fédération de Russie) stationnées en Transnistrie, partie intégrante du territoire de la République de Moldova, ont combattu avec et pour le compte des forces séparatistes transnistriennes. De plus, d'importantes quantités d'armes de l'arsenal de la 14e Armée (devenue le GOR par la suite) ont été transférées volontairement aux séparatistes, ces derniers ayant pu, en outre, s'emparer d'autres armes sans que les militaires russes s'y opposent (paragraphes 48-136 ci-dessus).

La Cour note qu'à partir de décembre 1991, les autorités moldaves ont dénoncé systématiquement, y compris dans les instances internationales, ce qu'elles appelaient " les actes d'agression " de l'ex-14e Armée à l'encontre de la République de Moldova, et ont accusé la Fédération de Russie de soutenir les séparatistes transnistriens.

Compte tenu du principe de la responsabilité des Etats pour excès de pouvoir, il importe peu que, comme le soutient le gouvernement russe, l'ex-14e Armée n'ait pas participé en tant que telle aux opérations militaires opposant les forces moldaves aux insurgés transnistriens.

381. Tout au long des affrontements entre les autorités moldaves et les séparatistes transnistriens, les dirigeants de la Fédération de Russie ont, par leurs déclarations politiques (paragraphes 46, 75, 137 et 138 ci-dessus), soutenu les autorités séparatistes. La Fédération de Russie a rédigé dans ses grandes lignes l'accord de cessez-le-feu du 21 juillet 1992, qu'elle a d'ailleurs signé en tant que partie.

382. Au vu de l'ensemble de ces éléments, la Cour estime que la responsabilité de la Fédération de Russie est engagée pour les actes illégaux commis par les séparatistes transnistriens, eu égard au soutien militaire et politique qu'elle leur a accordé pour établir le régime séparatiste et à la participation de ses militaires aux combats. Ce faisant, en effet, les autorités de la Fédération de Russie ont contribué, tant militairement que politiquement, à la création d'un régime séparatiste dans la région de Transnistrie, qui fait partie du territoire de la République de Moldova.

La Cour note ensuite que, même après l'accord de cessez-le-feu du 21 juillet 1992, la Fédération de Russie a continué à soutenir militairement, politiquement et économiquement le régime séparatiste (paragraphes 111-161 ci-dessus), lui permettant ainsi de survivre en se renforçant et en acquérant une autonomie certaine à l'égard de la Moldova.

383. La Cour relève ensuite que, dans le contexte des événements précités, les requérants ont été arrêtés en juin 1992 avec la participation des militaires de la 14e Armée (devenue le GOR). Les trois premiers requérants ont ensuite été détenus dans les locaux de cette armée et gardés par ses militaires. Pendant leur détention, ces trois requérants ont été interrogés et soumis à des traitements qui pourraient être considérés comme contraires à l'article 3 de la Convention. Ils ont ensuite été remis aux mains de la police transnistrienne.

De même, après son arrestation par des militaires de la 14e Armée, le quatrième requérant a été remis aux mains de la police séparatiste transnistrienne, puis détenu, interrogé et soumis dans les locaux de cette police à des traitements qui pourraient aussi être considérés comme contraires à l'article 3 de la Convention.

384. La Cour estime qu'en raison de ces faits, les requérants relevaient de la juridiction de la Fédération de Russie au sens que l'article 1 de la Convention confère à cette notion, bien qu'à l'époque où ils se sont produits, la Convention ne fût pas en vigueur à l'égard de la Fédération de Russie.

En effet, sont à considérer comme faits générateurs de la responsabilité de la Fédération de Russie non seulement les actes auxquels des agents de cet Etat ont participé, comme l'arrestation et la détention des requérants, mais également leur transfert aux mains de la police et du régime transnistrien et, par la suite, les mauvais traitements qui leur ont été infligés par cette police, car, en agissant de la sorte, les agents de la Fédération de Russie avaient pleinement conscience de les remettre à un régime illégal et anti-constitutionnel.

De surcroît, compte tenu des faits reprochés aux requérants, les agents du gouvernement russe connaissaient, ou tout au moins auraient dû connaître, le sort qui leur était réservé.

385. De l'avis de la Cour, l'ensemble des actes commis par les militaires russes à l'égard des requérants, y compris leur transfert aux mains du régime séparatiste, dans le contexte d'une collaboration des autorités russes avec ce régime illégal, sont de nature à engendrer une responsabilité quant aux conséquences pas trop lointaines des actes de ce régime.

Il reste encore à déterminer si cette responsabilité est restée engagée et si elle l'était toujours au moment de la ratification de la Convention par la Fédération de Russie.

b) Après la ratification de la Convention par la Fédération de Russie

386. En ce qui concerne la période postérieure à la ratification de la Convention, le 5 mai 1998, la Cour note ce qui suit.

387. L'armée russe continue à stationner sur le territoire moldave en violation des engagements de retrait total pris par la Fédération de Russie aux sommets de l'OSCE d'Istanbul (1999) et de Porto (2001). Bien que les troupes russes stationnées en Transnistrie aient été en effet retirées massivement depuis 1992 (voir paragraphe 131 ci-dessus), la Cour note que l'arsenal appartenant au GOR y demeure.

Par conséquent, compte tenu du poids de cet arsenal (voir paragraphe 131 ci-dessus), l'importance militaire du GOR dans la région et son rôle dissuasif subsistent.

388. La Cour remarque en outre qu'en vertu des accords conclus entre la Fédération de Russie, d'une part, et les autorités moldaves et transnistriennes respectivement, d'autre part (paragraphes 112-120 et 123 ci-dessus), les autorités de la " RMT " devaient bénéficier de l'infrastructure et de l'arsenal du GOR lors du retrait total de celui-ci. Il faut noter à cet égard que l'interprétation donnée par le gouvernement russe des termes " administration locale " de la région de Transnistrie figurant, entre autres, dans l'accord du 21 octobre 1994 (paragraphe 116 ci-dessus) est différente de celle avancée par le gouvernement moldave, ce qui a permis au régime de la " RMT " de bénéficier de cette infrastructure.

389. Pour ce qui est des relations d'ordre militaire, la Cour note que la délégation moldave au sein de la Commission unifiée de contrôle a formulé d'une manière constante des allégations de collusion entre les militaires du GOR et les autorités transnistriennes quant au transfert d'armes à ces dernières. Elle relève que les militaires du GOR ont réfuté devant les délégués de telles allégations, déclarant que du matériel avait pu se trouver dans les mains des séparatistes par suite de vols.

Or, compte tenu des accusations formulées à l'encontre du GOR et du caractère dangereux de son arsenal, la Cour comprend mal que les militaires du GOR ne disposent pas de moyens légaux et efficaces pour empêcher de tels transferts ou vols, ainsi qu'il ressort de leurs dépositions devant les délégués.

390. La Cour accorde une importance particulière au soutien financier dont bénéficie la " RMT " en vertu d'un certain nombre d'accords conclus entre celle-ci et la Fédération de Russie :

- le Protocole d'accord signé le 20 mars 1998 entre la Fédération de Russie et le représentant de la " RMT ", qui a décidé du partage entre la " RMT " et la Fédération de Russie d'une partie des recettes résultant de la vente du matériel du GOR ;

- le protocole conclu le 15 juin 2001 concernant la réalisation en commun de travaux en vue d'utiliser l'armement, la technique militaire et les munitions ;

- la réduction de dette de 100 millions de dollars américains consentie en 2001 par la Fédération de Russie à la " RMT " ; et

- la fourniture de gaz russe à la Transnistrie dans des conditions financièrement plus avantageuses que celles concédées au reste de la Moldova (paragraphe 156 ci-dessus).

La Cour prend note par ailleurs des informations fournies par les requérants et non démenties par le gouvernement russe selon lesquelles des entreprises et institutions de la Fédération de Russie normalement contrôlées par l'Etat, ou dont la politique est sujette à une autorisation étatique, et appartenant notamment au domaine militaire, ont pu nouer des relations commerciales avec des entreprises similaires de la " RMT " (paragraphes 150 et 151 ci-dessus).

391. La Cour relève ensuite que, tant avant qu'après le 5 mai 1998, dans le secteur de sécurité contrôlé par les forces russes de maintien de la paix, le régime de la " RMT " a continué à déployer ses troupes illégalement et à fabriquer et commercialiser des armes en violation de l'accord du 21 juillet 1992 (paragraphes 99, 100, 150 et 151 ci-dessus).

392. L'ensemble de ces éléments est de nature à prouver que la " RMT ", établie en 1991-1992 avec le soutien de la Fédération de Russie et dotée d'organes de pouvoir et d'une administration propres, continue à se trouver sous l'autorité effective, ou tout au moins sous l'influence décisive, de la Fédération de Russie et, en tout état de cause, qu'elle survit grâce au soutien militaire, économique, financier et politique que lui fournit la Fédération de Russie.

393. Dans ces circonstances, la Cour estime qu'il existe un lien continu et ininterrompu de responsabilité de la part de la Fédération de Russie quant au sort des requérants, puisque la politique de la Fédération de Russie de soutien au régime et de collaboration avec celui-ci a perduré au-delà du 5 mai 1998 et qu'après cette date, la Fédération de Russie n'a rien tenté pour mettre fin à la situation des requérants engendrée par ses agents, et n'a pas agi pour empêcher les violations prétendument commises après le 5 mai 1998.

Compte tenu de ce qui précède, il importe peu que, depuis le 5 mai 1998, les agents de la Fédération de Russie n'aient pas participé directement aux évènements dénoncés dans la présente requête.

394. En conclusion, les requérants relèvent donc de la " juridiction " de la Fédération de Russie aux fins de l'article 1 de la Convention et la responsabilité de celle-ci est engagée quant aux actes dénoncés.

III. SUR LA COMPÉTENCE RATIONE TEMPORIS DE LA COUR

395. Dans ses observations du 24 octobre 2000, le gouvernement moldave estime que les violations alléguées par les requérants ont un caractère continu et que la Cour est par conséquent compétente pour en connaître.

396. Le gouvernement russe fait valoir que les faits dont se plaignent les requérants se sont déroulés avant l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de la Russie, le 5 mai 1998, et qu'ils échappent donc à la compétence ratione temporis de la Cour.

397. Les requérants soutiennent que les violations dénoncées ont un caractère continu et que, dès lors, la Cour serait compétente pour en connaître.

398. Le gouvernement roumain ne se prononce pas.

399. La Cour observe que la Convention est entrée en vigueur à l'égard de la Moldova le 12 septembre 1997 et à l'égard de la Fédération de Russie le 5 mai 1998. Elle rappelle que cet instrument ne régit pour chaque Partie contractante que les faits postérieurs à son entrée en vigueur à l'égard de cette Partie.

A. Quant au grief tiré de l'article 6 de la Convention

400. La Cour note que les requérants affirment ne pas avoir bénéficié d'un procès équitable devant le " tribunal suprême de la RMT ".

Or, la procédure devant celui-ci s'est achevée par le jugement du 9 décembre 1993 (voir paragraphe 215 ci-dessus), antérieur aux dates de ratification de la Convention par la Moldova et par la Fédération de Russie, et ce procès ne présente pas un caractère continu.

Par conséquent, la Cour n'est pas compétente ratione temporis pour examiner le grief tiré de l'article 6.

B. Quant aux griefs tirés des articles 3, 5 et 8 de la Convention

401. Les requérants contestent la régularité de leur détention, compte tenu de ce que le jugement en vertu duquel ils ont été détenus et, pour trois d'entre eux, le sont encore, n'a pas été prononcé par un tribunal compétent. Ils allèguent ne pas pouvoir correspondre librement depuis la prison de Tiraspol, ni recevoir la visite de leurs familles. Ils dénoncent également leurs conditions de détention.

402. La Cour relève que les violations alléguées ont trait à des faits qui ont débuté avec l'incarcération des requérants, en 1992, et perdurent à ce jour.

403. La Cour est donc compétente ratione temporis pour connaître des griefs invoqués pour autant qu'ils concernent les faits postérieurs au 12 septembre 1997 en ce qui concerne la République de Moldova, et au 5 mai 1998 pour ce qui est de la Fédération de Russie.

C. Quant au grief tiré de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention

404. Les requérants se plaignent d'avoir été privés de leurs biens en violation de l'article 1 du Protocole n° 1, puisque le jugement en vertu duquel ils ont subi cette privation était illégal. Ils estiment être victimes d'une violation continue.

405. La Cour relève que les requérants n'ont donné quant à l'exécution de la décision de confiscation aucune précision qui lui permettrait de se prononcer sur le caractère continu de la violation alléguée. Toutefois, compte tenu de sa conclusion ci-dessous (paragraphe 474), elle n'estime pas nécessaire de trancher la question de sa compétence ratione temporis pour examiner ce grief.

D. Quant au grief de M. ILASCU tiré de l'article 2 de la Convention

406. Invoquant l'article 2, M. ILASCU se plaint de sa condamnation à la peine capitale et fait valoir que celle-ci n'a pas été annulée par les autorités qui l'ont prononcée et qu'elle pourrait être exécutée à tout moment au cas où il se rendrait en Transnistrie.

407. La Cour observe que, le 9 décembre 1993, le requérant a été condamné à la peine capitale par un tribunal relevant des autorités séparatistes transnistriennes, qui ne sont pas reconnues sur le plan international. Au moment de la ratification de la Convention par les Etats défendeurs, cette sentence n'avait pas été annulée par l'autorité qui l'avait rendue ; elle continue dès lors à produire ses effets.

408. Par conséquent, la Cour est compétente ratione temporis pour examiner ce grief.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

409. M. ILASCU se plaint de sa condamnation à la peine capitale par un tribunal illégal et allègue qu'il risque d'être exécuté à tout moment. L'article 2 de la Convention dispose en son premier paragraphe :

" Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. "

A. Arguments présentés devant la Cour

410. Le requérant considère que le décret de grâce du " président de la RMT " du 5 mai 2001 est un faux créé uniquement pour tromper la Cour et qu'en réalité, sa condamnation à la peine capitale par les autorités de la " RMT " reste en vigueur.

Il fait valoir à cet égard que, le 22 juin 2001, après sa libération, les autorités moldaves ont déclaré n'être en possession d'aucun document lui accordant la grâce. Ce n'est que le 16 novembre 2001, en réponse aux questions supplémentaires posées par la Cour, que le gouvernement a fourni à celle-ci copie dudit décret. Le requérant indique que, le 5 mai 2001, il a été " remis " aux autorités de la République de Moldova en vertu d'un document de transfert confié au chef des services de renseignements moldaves par M. Chevtsov, " ministre de la sécurité de la RMT ", document qu'il a vu de ses propres yeux. De surcroît, M. Chevtsov aurait déclaré que la condamnation restait valable et qu'elle serait exécutée au cas où M. ILASCU retournerait en Transnistrie.

411. Le gouvernement russe n'a pas formulé d'observations sur le fond du grief.

412. Le gouvernement moldave ne conteste pas qu'il y ait eu violation de l'article invoqué par le requérant.

413. Le gouvernement roumain considère que, le jugement du 3 février 1994 du tribunal suprême de la Moldova annulant la condamnation n'ayant pas été mis en application à ce jour, les risques d'exécution subsistent au cas où M. ILASCU se rendrait en Transnistrie.

B. Appréciation de la Cour

414. La Cour relève que la Moldova a ratifié le Protocole n° 6 à la Convention abolissant la peine de mort en temps de paix le 1er octobre 1997, et qu'elle a signé le Protocole n° 13 à la Convention relatif à l'abolition de la peine de mort en toutes circonstances le 3 mai 2002. La Fédération de Russie n'a ratifié ni le Protocole n° 6 ni le Protocole n° 13 à la Convention, mais a adopté un moratoire sur la peine de mort.

415. La peine capitale prononcée par le " tribunal suprême de la RMT " le 9 décembre 1993 à l'encontre de M. ILASCU a été annulée par le tribunal suprême de la République de Moldova le 3 février 1994 mais, à ce jour, cette annulation n'a produit aucun effet (paragraphe 222 ci-dessus).

Ce n'est qu'en novembre 2001 que le gouvernement moldave a présenté à la Cour une copie du " décret du président de la RMT " du 5 mai 2001 accordant la grâce au requérant (paragraphe 281 ci-dessus). Par la même occasion, le gouvernement moldave a fait part à la Cour de rumeurs selon lesquelles M. Smirnov aurait commué la peine de mort à l'encontre de M. ILASCU en prison à vie. La Cour relève que l'authenticité du décret de grâce pris par M. Smirnov a été mise en doute par le requérant, qui allègue avoir été simplement remis aux autorités moldaves, que la peine à son encontre subsiste toujours et qu'il risquerait de ce fait d'être exécuté s'il retournait en Transnistrie.

416. Eu égard aux éléments de preuve dont elle dispose, la Cour n'est en mesure d'établir ni les circonstances exactes de la libération de M. ILASCU ni si la peine de mort prononcée à son encontre a été commuée en détention à vie (paragraphe 282 ci-dessus).

M. ILASCU ayant été libéré et vivant actuellement avec sa famille en Roumanie, pays dont il est ressortissant et où il exerce de hautes fonctions en tant que membre du Sénat (paragraphe 20 ci-dessus), la Cour considère que le risque d'exécution de la peine prononcée le 9 décembre 1993 à l'encontre de M. ILASCU relève davantage de l'hypothèse que de la certitude.

417. En revanche, il n'est pas contesté qu'après la ratification de la Convention par les deux Etats défendeurs, M. ILASCU a dû souffrir à la fois de sa condamnation à la peine de mort et de ses conditions de détention, sous la menace de l'exécution de cette peine.

418. Dans ces circonstances, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément les faits dont se plaint M. ILASCU au titre de l'article 2 de la Convention, mais qu'il faut plutôt les étudier sous l'angle de l'article 3.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

419. Les requérants se plaignent de leurs conditions de détention et des traitements qui leur ont été infligés pendant celle-ci. Pour sa part, M. ILASCU se plaint en outre de ses conditions de détention dans l'attente de son exécution. Ils invoquent l'article 3 de la Convention, qui se lit ainsi :

" Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. "

A. Les arguments présentés devant la Cour

420. Les requérants font valoir que les traitements particulièrement graves auxquels ils ont été soumis pendant leur détention étaient attentatoires à leur dignité et avilissants, et ont eu des effets désastreux sur leur état physique et mental. Dans le cas de M. ILASCU, il faut ajouter l'incertitude dans laquelle il a vécu quant à la possibilité que la peine de mort prononcée à son encontre soit mise à exécution.

421. Le gouvernement russe considère que les allégations des requérants n'ont aucun lien avec la Fédération de Russie et, en tout état de cause, sont dénuées de fondement.

422. Le gouvernement moldave a estimé dans ses observations du 24 octobre 2000 que les allégations des requérants au sujet de leurs conditions de détention étaient vraisemblables.

423. Dans sa tierce intervention, le gouvernement roumain considère que les traitements subis par les requérants pendant leur détention peuvent être qualifiés de " torture " au sens de l'article 3, compte tenu de leur caractère délibéré, de leur infamie particulière et de ce qu'ils ont provoqué chez les requérants de graves et cruelles souffrances.

B. L'appréciation de la Cour

1. Principes généraux

424. La Cour rappelle que l'article 3 de la Convention consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L'article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4 et, d'après l'article 15 § 2 de la Convention, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (voir, parmi d'autres, Selmouni c. France [GC], n° 25803/94, § 95, CEDH 1999-V ; Labita c. Italie [GC], n° 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV).

425. La Cour a jugé un traitement " inhumain " au motif notamment qu'il avait été appliqué avec préméditation pendant des heures et qu'il avait causé soit des lésions corporelles, soit de vives souffrances physiques ou mentales. Elle a par ailleurs considéré qu'un traitement était " dégradant " en ce qu'il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d'angoisse et d'infériorité propres à les humilier et à les avilir (voir, par exemple, Kud³a c. Pologne [GC], n° 30210/96, § 92, CEDH 2000-XI).

426. Pour déterminer s'il y a lieu de qualifier de torture une forme particulière de mauvais traitements, la Cour doit avoir égard à la distinction que comporte l'article 3 entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants. Ainsi qu'elle l'a déjà relevé, cette distinction a été consacrée par la Convention pour marquer d'une spéciale infamie des traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances, distinction qui ressort également de l'article 1er de la Convention des Nations unies (arrêt Selmouni précité, § 96) :

" Aux fins de la présente Convention, le terme " torture " désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d'un acte qu'elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de l'intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit, lorsqu'une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. (...) "

427. La Cour a aussi dit que le critère que représente le qualificatif de " aiguë " est relatif par essence, tout comme le " minimum de gravité " requis pour l'application de l'article 3 (ibidem, § 100) : il dépend, lui aussi, de l'ensemble des données en cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques et/ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la victime (voir, entre autres, Kalachnikov c. Russie, n° 47095/99, § 95, ECHR 2002-VI ; arrêt Labita précité, § 120). En outre, en recherchant si un traitement est " dégradant " au sens de l'article 3, la Cour examinera si le but était d'humilier et de rabaisser l'intéressé et si, considérée dans ses effets, la mesure a ou non atteint la personnalité de celui-ci de manière incompatible avec l'article 3. Même l'absence d'un tel but ne saurait exclure de façon définitive un constat de violation de l'article 3 (Valašinas c. Lituanie, n° 44558/98, § 101, CEDH 2001-VIII).

428. La Cour a toujours souligné que la souffrance et l'humiliation infligées doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitimes. Les mesures privatives de liberté s'accompagnent ordinairement de pareilles souffrance et humiliation. L'article 3 impose à l'Etat de s'assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d'exécution de la mesure ne soumettent pas l'intéressé à une détresse ou à une épreuve d'une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l'emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Kud³a c. Pologne précité, §§ 92-94).

429. La Cour a déjà décidé par le passé que la peine capitale, compte tenu de l'évolution et des normes communément acceptées de la politique pénale des Etats membres du Conseil de l'Europe, pourrait soulever un problème sur le terrain de l'article 3 de la Convention. Lorsqu'une peine capitale est prononcée, les circonstances liées à la personnalité du condamné, à la proportionnalité à la gravité de l'infraction, ainsi qu'aux conditions de la détention vécue dans l'attente de l'exécution, figurent parmi les éléments de nature à faire tomber sous le coup de l'article 3 le traitement ou la peine subis par l'intéressé (arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A n° 161, p. 41, § 104 ; Poltoratskiy c. Ukraine, n° 38812/97, § 133).

430. Aucun détenu condamné à mort ne saurait éviter l'écoulement d'un certain délai entre le prononcé et l'exécution de la peine, ni les fortes tensions inhérentes au régime rigoureux d'incarcération (arrêt Soering c. Royaume-Uni précité, § 111). La condamnation à une telle peine pourrait néanmoins entraîner, dans certaines circonstances, un traitement dépassant le seuil fixé par l'article 3, par exemple si elle s'accompagne d'une longue période passée dans le " couloir de la mort " dans des conditions extrêmes, avec l'angoisse omniprésente et croissante de l'exécution de la peine capitale (arrêt Soering c. Royaume-Uni précité, p. 44, § 111).

431. De surcroît, l'angoisse et la souffrance générées par pareille peine ne seront qu'amplifiées par le caractère arbitraire de la procédure qui a débouché sur la peine, laquelle, considérant qu'une vie humaine est en jeu, devient ainsi une violation de la Convention.

432. L'interdiction de tout contact avec d'autres détenus pour des raisons de sécurité, de discipline et de protection ne constitue pas en elle-même une forme de peine ou de traitement inhumain. En revanche, l'isolement sensoriel complet, combiné à un isolement social total, peut détruire la personnalité, et constitue une forme de traitement inhumain qui ne saurait se justifier par les exigences de la sécurité ou toute autre raison (voir, entre autres, Messina c. Italie (déc.), n° 25498/94, CEDH 1999-V).

433. En outre, lorsqu'on évalue les conditions de détention, il y a lieu de prendre en compte leurs effets cumulatifs ainsi que les allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, n° 40907/98, § 46, CEDH 2001-II).

2. Application des principes en l'espèce

a) En ce qui concerne M. ILASCU

434. Le requérant a été condamné à la peine capitale le 9 décembre 1993 et détenu jusqu'à sa libération le 5 mai 2001 (voir paragraphes 215 et 234 ci-dessus).

La Cour rappelle que la Convention n'est contraignante à l'égard des Etats contractants que pour les faits survenus après son entrée en vigueur, et que celle-ci est entrée en vigueur le 12 septembre 1997 pour la Moldova et le 5 mai 1998 pour la Fédération de Russie. Toutefois, pour apprécier l'effet sur le requérant de ses conditions de détention, qui sont demeurées plus ou moins identiques pendant toute la période où il a été incarcéré, la Cour peut également considérer l'intégralité de la période pendant laquelle l'intéressé a été emprisonné, y compris la phase antérieure à la date d'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de chacun des Etats défendeurs.

435. Pendant la très longue période qu'il a passée dans le " couloir de la mort ", le requérant a vécu dans l'ombre omniprésente de la mort, avec l'angoisse d'une exécution potentielle. Dépourvu de tout recours, il a vécu pendant de nombreuses années dans des conditions de détention de nature à lui rappeler la perspective de l'exécution de la sentence, y compris après l'entrée en vigueur de la Convention (paragraphes 196-210, 240-253 ci-dessus).

En particulier, la Cour note qu'à la suite d'une lettre qu'il a adressée au parlement moldave en mars 1999, M. ILASCU a été sauvagement battu par les gardiens de la prison de Tiraspol, qui l'ont menacé de mort (paragraphes 249, 250, 269 et 270 ci-dessus). Après cet incident, il a été privé de nourriture pendant deux jours et de lumière pendant trois jours (paragraphe 271 ci-dessus).

Quant aux simulacres d'exécution qui ont eu lieu avant l'entrée en vigueur de la Convention (paragraphe 198 ci-dessus), il ne fait aucun doute que de tels actes ont eu pour effet d'accroître l'angoisse ressentie par le requérant tout au long de sa détention à la perspective d'une possible exécution.

436. L'angoisse et la souffrance ressenties ont été aggravées par l'absence de base légale et de légitimité de la condamnation au sens de la Convention. Le " tribunal suprême de la RMT " qui a prononcé la peine à l'encontre de M. ILASCU a été créé par une entité illégale en droit international et non reconnue par la communauté internationale. Ce " tribunal " appartient à un système dont il est difficile de dire qu'il fonctionne sur une base constitutionnelle et juridique reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention. En témoigne l'apparence d'arbitraire qui se dégage des circonstances dans lesquelles les requérants ont été jugés et condamnés, telles qu'ils les ont décrites - leur récit n'ayant pas été contesté par les autres parties (paragraphes 212-216 ci-dessus) - et telles qu'elles ont été décrites et analysées par les institutions de l'OSCE (paragraphe 286 ci-dessus).

437. L'annulation par le tribunal suprême de la Moldova de la condamnation du requérant (paragraphe 222 ci-dessus) a confirmé le caractère illégitime et arbitraire de la sentence du 9 décembre 1993.

438. En ce qui concerne les conditions de détention du requérant dans le couloir de la mort, la Cour note que M. ILASCU a été détenu pendant huit ans, depuis 1993 et jusqu'à sa libération en mai 2001, en régime d'isolement sévère : sans contact avec d'autres détenus, sans aucune nouvelle de l'extérieur, puisqu'il n'avait pas la permission d'envoyer ou de recevoir du courrier, et privé du droit de contacter son avocat ou de recevoir régulièrement la visite de sa famille ; sa cellule non chauffée, même dans les rudes conditions d'hiver, était dépourvue d'éclairage naturel et d'aération. Il ressort du dossier que M. ILASCU a aussi été privé de nourriture en guise de punition et qu'en tout état de cause, compte tenu des restrictions à la réception de colis, même la nourriture qu'il recevait de l'extérieur était souvent impropre à la consommation. Le requérant ne pouvait prendre une douche que très rarement, parfois à plusieurs mois d'intervalle. A ce sujet, la Cour renvoie aux conclusions figurant dans le rapport rédigé par le CPT à la suite de sa visite en Transnistrie en 2000 (paragraphe 289 ci-dessus), qualifiant d'indéfendable un isolement prolongé pendant de nombreuses années.

Les conditions de détention du requérant ont eu des effets préjudiciables sur sa santé, qui s'est détériorée tout au long de ces nombreuses années de détention. Ainsi, le requérant n'a pas été correctement soigné, en l'absence de visites et de traitement médicaux réguliers (paragraphes 253, 258-260, 262-263 et 265 ci-dessus) et de repas diététiques. De surcroît, compte tenu des restrictions imposées à la réception de colis, il n'a pas pu recevoir des médicaments et de la nourriture bénéfiques pour sa santé.

439. La Cour note avec inquiétude l'existence de règles autorisant un pouvoir discrétionnaire en matière de correspondance et de visites en prison, que ce soit celui des gardiens de prison ou d'autres autorités, et souligne que de telles règles revêtent un caractère arbitraire et sont incompatibles avec les garanties adéquates et effectives contre les abus que tout système carcéral d'une société démocratique doit prévoir. De surcroît, en l'espèce, de telles règles ont rendu encore plus difficiles les conditions de détention du requérant.

440. La Cour conclut que la condamnation du requérant à la peine capitale combinée avec les conditions dans lesquelles il a vécu et les traitements qu'il a subis pendant sa détention après la ratification, et compte tenu de l'état dans lequel il se trouvait après plusieurs années passés dans ces conditions avant la ratification, revêtent un caractère particulièrement grave et cruel et doivent dès lors être considérés comme des actes de torture au sens de l'article 3 de la Convention.

Partant, il y a eu manquement aux exigences de cette disposition.

441. M. ILASCU étant détenu au moment de l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de la Fédération de Russie, le 5 mai 1998, cette dernière est dès lors responsable, pour les motifs énoncés ci-dessus (paragraphe 393), à raison des conditions de détention et du traitement infligé à l'intéressé ainsi que des souffrances qui lui ont été causées en prison.

Par ailleurs, M. ILASCU a été libéré en mai 2001. Or, c'est uniquement à partir de cette date que la responsabilité de la Moldova est engagée à raison des actes dénoncés du fait du manquement à ses obligations positives (paragraphe 352 ci-dessus). Par conséquent, il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention par la Moldova en ce qui concerne M. ILASCU.

442. En conclusion, la violation de l'article 3 de la Convention pour ce qui est de M. ILASCU est imputable uniquement à la Fédération de Russie.

b) Les trois autres requérants : conditions de détention et traitement en détention

i. En ce qui concerne M. Ivantoc

443. La Cour note d'emblée que les gouvernements défendeurs n'ont à aucun moment de la procédure devant elle nié la réalité des incidents allégués.

Elle considère par ailleurs que les descriptions fournies par M. Ivantoc sont suffisamment précises et sont corroborées par des affirmations identiques formulées de manière répétée par celui-ci devant son épouse et par les dépositions d'autres témoins devant les délégués de la Cour.

Au vu de l'ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour estime pouvoir tenir pour acquis que, pendant sa détention, y compris après l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard des Etats défendeurs, le requérant s'est vu infliger un grand nombre de coups et autres supplices, et qu'à certains moments, il a été privé de nourriture et de toute assistance médicale en dépit de son état de santé fragilisé par ces conditions de détention. En particulier, la Cour souligne les brimades et mauvais traitements auxquels a été soumis M. Ivantoc en mai 1999 après l'introduction de sa requête devant la Cour (paragraphes 251-252 ci-dessus), ainsi qu'en 2001, novembre 2002 et février 2003 (paragraphes 254, 256, 269-272 ci-dessus).

444. De surcroît, M. Ivantoc est détenu depuis sa condamnation en 1993 en régime d'isolement, sans contact avec d'autres détenus et sans la possibilité d'avoir accès aux journaux. Il est privé de la possibilité de voir un avocat, ses seuls contacts avec le monde extérieur étant des visites et des colis de son épouse, sous réserve de l'autorisation délivrée par les autorités pénitentiaires selon leur bon vouloir.

Toutes ces restrictions, dépourvues de base légale et laissées à la discrétion des autorités, sont incompatibles avec un régime d'incarcération dans une société démocratique. Elles ont contribué à l'accroissement de l'angoisse et des souffrances mentales du requérant.

445. Détenu dans une cellule non chauffée, mal aérée, sans lumière naturelle, le requérant n'a pas bénéficié des soins convenant à son état de santé, malgré quelques visites médicales autorisées par les autorités pénitentiaires. A ce sujet, la Cour renvoie aux conclusions figurant dans le rapport rédigé par le CPT à la suite de sa visite en Transnistrie en 2000 (paragraphe 289 ci-dessus).

446. De l'avis de la Cour, de tels traitements étaient de nature à engendrer des douleurs ou des souffrances, tant physiques que mentales, qui ne pouvaient qu'être exacerbées par l'isolement total de l'intéressé et susceptibles de lui inspirer des sentiments de peur, d'angoisse et de vulnérabilité propres à l'humilier, à l'avilir et à briser sa résistance et sa volonté.

Pour la Cour, ces traitements ont été infligés à M. Ivantoc intentionnellement par des personnes relevant de l'administration de la " RMT " dans le but de le punir des actes prétendument commis par lui.

447. Dans ces circonstances, la Cour estime que, pris dans leur ensemble et compte tenu de leur gravité, de leur caractère répétitif et du but auquel ils tendaient, les traitements infligés à M. Ivantoc ont provoqué des douleurs et souffrances " aiguës " et revêtaient un caractère particulièrement grave et cruel. Force est de considérer l'ensemble de ces agissements comme des actes de torture au sens de l'article 3 de la Convention.

448. M. Ivantoc étant détenu au moment de l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de la Fédération de Russie, cette dernière est dès lors responsable, pour les motifs énoncés ci-dessus (paragraphe 393), à raison des conditions de détention et du traitement qui lui ont été infligés, ainsi que des souffrances qui lui ont été causées en prison.

Compte tenu des conclusions auxquelles est parvenue la Cour au sujet de la responsabilité de la Moldova quant aux actes dénoncés du fait du manquement à ses obligations positives à compter de mai 2001 (paragraphe 352 ci-dessus), la Moldova est responsable de la violation de l'article 3 de la Convention en ce qui concerne M. Ivantoc à compter de cette date.

449. En conclusion, pour ce qui est de M. Ivantoc, il y a eu violation de l'article 3 de la Convention par la Fédération de Russie à compter de la ratification de la Convention par celle-ci le 5 mai 1998, et par la Moldova à partir de mai 2001.

ii. En ce qui concerne MM. Lesco et Petrov-Popa

450. La Cour note d'emblée que les gouvernements défendeurs n'ont à aucun moment de la procédure devant elle nié la réalité des incidents allégués.

Elle considère par ailleurs que les descriptions fournies par les témoins entendus, y compris les requérants et leurs épouses, sont suffisamment précises et sont corroborées par d'autres éléments en sa possession.

451. Par conséquent, la Cour estime pouvoir tenir pour acquis que, pendant leur détention, y compris après l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard des deux Etats défendeurs, MM. Leþco et Petrov-Popa ont connu des conditions de détention extrêmement sévères :

- visites ou colis de la part de leurs familles accordés d'une manière discrétionnaire par l'administration pénitentiaire ;

- privation à certains moments de nourriture ou distribution de nourriture impropre à la consommation, privation la plupart du temps de toute assistance médicale adéquate en dépit de leur état de santé fragilisé par ces conditions de détention ; et

- absence de repas diététiques, bien que prescrits médicalement (paragraphe 265 ci-dessus).

La Cour souligne aussi que ces conditions se sont détériorées après 2001 (paragraphe 254 ci-dessus).

En outre, M. Petrov-Popa se trouve détenu en régime d'isolement cellulaire depuis 1993, sans contact avec d'autres détenus et sans pouvoir avoir accès aux journaux dans sa langue (paragraphes 240, 254 et 255 ci-dessus).

M. Petrov-Popa comme M. Leþco se sont vu refuser l'accès à un avocat jusqu'en juin 2003 (paragraphe 257 ci-dessus).

452. De l'avis de la Cour, de tels traitements sont de nature à engendrer des douleurs ou des souffrances tant physiques que mentales. Pris dans leur ensemble et compte tenu de leur gravité, les traitements infligés à MM. Leþco et Petrov-Popa peuvent être qualifiés de traitements inhumains et dégradants au sens de l'article 3 de la Convention.

453. MM. Leþco et Petrov-Popa étant détenus au moment de l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de la Fédération de Russie, cette dernière est dès lors responsable, pour les motifs énoncés ci-dessus (paragraphe 393), à raison des conditions de détention et du traitement qui leur ont été infligés ainsi que des souffrances qui leur ont été causées en prison.

Compte tenu des conclusions auxquelles est parvenue la Cour au sujet de la responsabilité de la Moldova quant aux actes dénoncés du fait du manquement à ses obligations positives à compter de mai 2001 (paragraphe 352 ci-dessus), la Moldova est responsable de la violation de l'article 3 de la Convention en ce qui concerne MM. Leþco et Petrov-Popa à compter de cette date.

454. En conclusion, en ce qui concerne MM. Leþco et Petrov-Popa, il y a eu violation de l'article 3 de la Convention par la Fédération de Russie à compter de la ratification de la Convention par celle-ci le 5 mai 1998, et par la Moldova à partir de mai 2001.

VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

455. Les requérants allèguent que leur détention n'était pas régulière et que le tribunal qui les a condamnés n'était pas un tribunal compétent. Ils invoquent l'article 5 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente est ainsi libellée :

" 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s'il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ; (...) "

456. Le gouvernement russe considère que les allégations des requérants n'ont aucun lien avec la Fédération de Russie et, en tout état de cause, qu'elles sont dénuées de fondement.

457. Dans ses observations du 24 octobre 2000, le gouvernement moldave a souligné que l'arrestation des requérants s'était faite sans mandat et qu'ils étaient restés pendant deux mois dans les cellules du commandement de la 14e Armée. A l'audience du 6 juin 2001, il a déclaré qu'il revenait sur sa position antérieure, sans pour autant se prononcer sur les violations alléguées.

458. Dans sa tierce intervention, le gouvernement roumain considère que la détention des requérants est dépourvue de base légale, puisqu'ils ont été condamnés par un tribunal illégitime. Si certains actes des autorités séparatistes devaient être reconnus comme des actes d'état civil, afin de ne pas aggraver la situation des habitants (voir l'avis consultatif du 21 juin 1971 de la CIJ sur les conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l'Afrique du Sud en Namibie nonobstant la résolution 276 du Conseil de Sécurité), cela ne devrait pas être le cas de tous les actes émanant d'autorités non reconnues sur le plan international, au risque de voir légitimer ces autorités.

En l'espèce, la condamnation des requérants serait le résultat d'un déni flagrant de justice, puisqu'ils n'ont pas bénéficié d'un procès équitable devant le " tribunal suprême de la RMT ".

459. La Cour n'a pas compétence ratione temporis pour se prononcer sur la question de savoir si la procédure pénale au cours de laquelle les requérants ont été condamnés par le " tribunal suprême de la RMT " a enfreint l'article 6 de la Convention. Pour autant que la détention des requérants s'est prolongée après les dates de ratification de la Convention par les deux Etats défendeurs, la Cour est néanmoins compétente pour rechercher si, après ces dates, chacun des requérants a été détenu " régulièrement " " selon les voies légales " " après condamnation par un tribunal compétent " au sens de l'article 5 § 1 a) de la Convention.

460. Comme cela est bien établi dans la jurisprudence de la Cour, le mot " tribunal " employé à l'article 5 et dans d'autres articles de la Convention, en particulier l'article 6, renvoie en premier lieu à un organe " établi par la loi " répondant à un certain nombre de conditions : indépendance, notamment à l'égard de l'exécutif, impartialité, durée du mandat de ses membres, et garanties d'une procédure judiciaire (arrêt De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique du 28 mai 1970, série A n° 12, p. 41, § 78).

Dans certaines circonstances, une juridiction appartenant au système judiciaire d'une entité non reconnue en droit international peut passer pour un tribunal " établi par la loi " à condition de faire partie d'un système judiciaire fonctionnant sur une base " constitutionnelle et juridique " reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention, et ce pour permettre à certains individus de bénéficier des garanties de la Convention (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Chypre c. Turquie précité, §§ 231 et 236-237).

461. L'exigence de régularité posée par l'article 5 § 1 a) (" détention régulière " ordonnée " selon les voies légales ") n'est pas satisfaite par un simple respect du droit interne pertinent ; il faut que le droit interne se conforme lui-même à la Convention, y compris aux principes généraux énoncés ou impliqués par elle, notamment celui de la prééminence du droit expressément mentionné dans le préambule à la Convention. A l'origine de l'expression " selon les voies légales " se trouve la notion de procédure équitable et adéquate, l'idée que toute mesure privative de liberté doit émaner d'une autorité qualifiée, être exécutée par une telle autorité et ne pas revêtir un caractère arbitraire (voir notamment l'arrêt Winterwerp c. Pays-Bas du 24 octobre 1979, série A n° 33, § 45).

En outre, le but de l'article 5 étant de protéger l'individu contre l'arbitraire (voir, entre autres, l'arrêt Stafford c. Royaume-Uni [GC], n° 46295/99, § 63, CEDH 2002-IV), la " condamnation " ne saurait être le résultat d'un déni de justice flagrant (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Drozd et Janousek c. France et Espagne du 26 juin 1992, série A n° 240, § 110).

La Cour renvoie aussi à ses conclusions sur le terrain de l'article 3 de la Convention quant au caractère de la procédure qui est déroulée devant le " tribunal suprême de la RMT " (paragraphe 436 ci-dessus).

462. La Cour conclut dès lors qu'aucun des requérants n'a été condamné par un " tribunal ", et qu'une peine d'emprisonnement prononcée par un organe juridictionnel tel que le " tribunal suprême de la RMT " à l'issue d'une procédure comme celle menée en l'espèce ne saurait passer pour une " détention régulière " ordonnée " selon les voies légales ".

463. Dans ces conditions, la privation de liberté subie par les requérants pendant la période couverte par la compétence ratione temporis de la Cour à l'égard des Etats défendeurs (à savoir, s'agissant de la Moldova, le 12 septembre 1997 et, s'agissant de la Russie, le 5 mai 1998), ne saurait satisfaire aux conditions énoncées au paragraphe 1 a) de l'article 5 de la Convention.

Il s'ensuit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 1 de la Convention jusqu'en mai 2001 en ce qui concerne M. ILASCU, et qu'il y a eu et qu'il continue d'y avoir violation de cette disposition pour ce qui est des trois requérants toujours en détention.

464. Sachant que les requérants étaient détenus au moment de l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de la Fédération de Russie et compte tenu de ses constats ci-dessus (paragraphe 393), la Cour conclut que les faits constitutifs de la violation de l'article 5 de la Convention sont imputables à la Fédération de Russie en ce qui concerne l'ensemble des requérants.

Compte tenu de sa conclusion ci-dessus (paragraphe 352) selon laquelle la responsabilité de la République de Moldova en vertu de ses obligations positives est engagée à partir de mai 2001, la Cour conclut qu'il n'y a pas eu violation de l'article 5 par la Moldova en ce qui concerne M. ILASCU. En revanche, il y a eu violation de cette disposition par la Moldova pour ce qui est des trois autres requérants.

VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

465. Les requérants se plaignent de ne pouvoir correspondre librement avec leur famille et avec la Cour. En particulier, ils font valoir qu'ils n'ont pas pu saisir la Cour librement, et qu'ils ont dû faire appel pour cela à leurs épouses. En outre, ils se plaignent de ne pouvoir recevoir la visite de leur famille, sauf accord préalable du " président de la RMT ". Ils invoquent l'article 8 de la Convention, libellé comme suit dans ses parties pertinentes :

" 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, (...) et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, (...) à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. "

466. Le gouvernement russe s'en tient à considérer les allégations des requérants comme dépourvues de tout lien avec la Fédération de Russie et, en tout état de cause, comme dénuées de fondement.

467. Dans ses observations du 24 octobre 2000, le gouvernement moldave a indiqué que les requérants n'avaient pas accès à un avocat, que les représentants des organisations internationales s'étaient vu refuser l'autorisation de les voir et qu'ils ne pouvaient pas correspondre librement depuis la prison. A l'audience du 6 juin 2001, il a déclaré qu'il revenait sur sa position antérieure, sans pour autant se prononcer sur les violations alléguées.

468. Le gouvernement roumain considère que l'ingérence dans le droit des requérants au respect de leur correspondance et de leur vie familiale n'était pas prévue par la loi au sens de l'article 8 § 2 car, d'une part, la loi soviétique appliquée en " RMT " n'est pas une loi valide sur le territoire moldave et, d'autre part, l'accord préalable du " président de la RMT " ne saurait être assimilé à une loi, faute de garantie contre l'arbitraire.

469. La Cour estime que cette plainte se limite à l'impossibilité pour les requérants d'écrire librement à leur famille et à la Cour depuis la prison et aux difficultés qu'ils ont eu à recevoir la visite de leur famille. Quant au grief tiré de l'impossibilité de saisir la Cour depuis la prison, il relève plutôt de l'article 34, que la Cour examinera séparément.

470. Toutefois, ayant pris en compte ces allégations dans le contexte de l'article 3 (paragraphes 438, 439, 444 et 451 ci-dessus), la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de les examiner séparément sous l'angle de l'article 8.

VIII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE n° 1 À LA CONVENTION

471. Les requérants se plaignent, au titre de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention, de la confiscation de leurs biens à la suite d'un procès contraire à l'article 6 de la Convention.

472. Le gouvernement russe considère que les allégations des requérants sont dépourvues de tout lien avec la Fédération de Russie et, en tout état de cause, dénuées de fondement.

473. Les gouvernements moldave et roumain ne se prononcent pas.

474. A supposer qu'elle soit compétente ratione temporis pour trancher ce grief, la Cour note que la base factuelle du grief est insuffisante.

Le grief n'ayant pas été étayé, la Cour juge donc qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

IX. SUR LA MÉCONNAISSANCE ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 34 DE LA CONVENTION

475. Les requérants se plaignent d'une entrave à leur droit de recours individuel devant la Cour et invoquent l'article 34 de la Convention, aux termes duquel :

" La Cour peut être saisie d'une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à n'entraver par aucune mesure l'exercice efficace de ce droit. "

476. Les requérants soutiennent tout d'abord qu'il ne leur a pas été permis de saisir la Cour depuis la prison et que, par conséquent, ce sont leurs épouses qui ont dû accomplir cette démarche en leur nom. Ils allèguent également avoir été persécutés en prison pour avoir voulu saisir la Cour.

Ils considèrent ensuite que les déclarations du président de la Moldova, M. Voronine, selon lesquelles le refus de M. ILASCU de retirer sa requête serait la cause du maintien en détention des autres requérants (paragraphe 285 ci-dessus), représentent une atteinte flagrante à leur droit de recours individuel.

Enfin, les intéressés soutiennent que la note du ministère russe des Affaires étrangères (paragraphe 278 ci-dessus) représente aussi une grave atteinte à leur droit de recours individuel.

477. Le gouvernement moldave confirme les observations de M. Voronine, mais affirme qu'elles ont été déterminées par les déclarations formulées par M. ILASCU, lors d'une discussion avec M. Voronine, selon lesquelles il aurait été prêt à retirer sa requête pour autant qu'elle était dirigée contre la Moldova à condition que les autorités moldaves prouvent par des actes leur désir de voir libérer les trois autres requérants. Le gouvernement moldave considère dans ces circonstances que les accusations portées à l'encontre de M. Voronine visent à détériorer l'image de la Moldova plutôt qu'à dénoncer une atteinte au droit de recours individuel des requérants.

478. Le gouvernement russe affirme que les requérants ont obtenu la note susmentionnée d'une manière frauduleuse et que, par conséquent, ce document ne saurait être invoqué devant la Cour.

479. Le gouvernement roumain estime que les actes d'intimidation dirigés contre M. ILASCU pour le punir d'avoir introduit la présente requête constituent une entrave au droit au recours individuel garanti par l'article 34.

480. La Cour rappelle que, pour que le mécanisme de recours individuel prévu à l'article 34 de la Convention soit efficace, il est de la plus haute importance que les requérants, déclarés ou potentiels, soient libres de communiquer avec la Cour, sans que les autorités les pressent en aucune manière de retirer ou modifier leurs griefs (arrêts Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1219, § 105 ; Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2288, § 105).

Par le mot " presser " il faut entendre non seulement la coercition directe et les actes flagrants d'intimidation, mais aussi les actes ou contacts indirects et de mauvais aloi tendant à dissuader ou à décourager les requérants de se prévaloir du recours qu'offre la Convention (arrêt Kurt c. Turquie du 25 mai 1998, Recueil 1998-III, p. 1192, § 160).

Par ailleurs, pour déterminer si des contacts entre les autorités et un requérant constituent des pratiques inacceptables du point de vue de l'article 34, il faut tenir compte des circonstances particulières de la cause. A ce propos, il faut évaluer la vulnérabilité du plaignant et le risque que les autorités ne l'influencent (arrêts Akdivar et autres précité, p. 1219, § 105, et Kurt précité, pp. 1192-1193, § 160).

481. En l'espèce, les requérants ont affirmé ne pas avoir pu saisir la Cour depuis leur lieu de détention et qu'en effet, la requête a été déposée par le seul avocat qui les représentait au début de la procédure, M. Tãnase, et qu'elle était signée par les épouses des intéressés.

La Cour relève également les menaces proférées à l'encontre des requérants par les autorités pénitentiaires de Transnistrie et l'aggravation de leurs conditions de détention après le dépôt de leur requête. Selon elle, de tels agissements constituent une forme de pression illicite et inacceptable qui a entravé leur droit de recours individuel.

En outre, la Cour note avec inquiétude le contenu de la note diplomatique du 19 avril 2001 adressée par la Fédération de Russie aux autorités moldaves (paragraphe 278 ci-dessus). Il ressort de cette note que les autorités russes ont demandé à la République de Moldova de retirer ses observations présentées à la Cour le 24 octobre 2004 pour autant qu'elles suggéraient une responsabilité de la Fédération de Russie quant aux violations alléguées du fait du stationnement de ses troupes sur le territoire moldave, en Transnistrie.

Par la suite, à l'audience du 6 juin 2001, le Gouvernement moldave a en effet déclaré retirer la partie de ses observations du 24 octobre 2000 concernant la Fédération de Russie (paragraphe 360 ci-dessus).

La Cour considère que pareils agissements de la part du gouvernement de la Fédération de Russie, d'une part, représentent une négation du patrimoine commun d'idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit mentionné dans le préambule de la Convention et, d'autre part, sont de nature à porter gravement atteinte à l'examen par elle d'une requête déposée dans l'exercice du droit de recours individuel et, par là, à entraver le droit même garanti par l'article 34 de la Convention.

Il y a donc eu méconnaissance par la Fédération de Russie de l'article 34 de la Convention.

482. La Cour relève de surcroît qu'après la libération de M. ILASCU, celui-ci s'est entretenu avec les autorités moldaves au sujet de la possibilité que les autres requérants soient eux aussi relâchés et que, dans ce contexte, M. Voronine a accusé publiquement M. ILASCU d'être la cause du maintien en détention de ses camarades, de par son refus de retirer sa requête dirigée contre la Moldova et la Fédération de Russie.

De l'avis de la Cour, de tels propos venant de la plus haute autorité d'un Etat contractant, et faisant dépendre l'amélioration de la situation des requérants du retrait de la requête déposée à l'encontre de cet Etat ou d'un autre Etat contractant, représentent une pression directe destinée à entraver l'exercice du droit de recours individuel. Cette conclusion est valable quelle que soit l'influence réelle ou théorique que peut avoir cette autorité sur la situation des requérants.

Dès lors, les déclarations de M. Voronine s'analysent en une entrave, par la République de Moldova, à l'exercice du droit de recours individuel des requérants, au mépris de l'article 34.

X. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

483. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "

A. Dommage

484. Les requérants ont présenté leurs prétentions au titre de la satisfaction équitable en novembre 2001.

Dans une lettre parvenue à la Cour le 12 février 2004, M. Tanase a soumis les nouvelles prétentions de son client, M. Leþco, mises à jour afin de tenir compte de la période écoulée depuis 2001.

M. Gribincea en a fait de même pour les autres requérants dans une lettre parvenue à la Cour le 24 février 2004.

485. Les requérants font valoir que leur condamnation et leur détention leur ont fait perdre leur emploi. De même, en raison des persécutions auxquelles ont été soumis leurs époux, Mmes ILASCU et Ivantoc ont dû démissionner de leur emploi à Tiraspol et déménager à Chiþinãu. En outre, la famille de M. Lesco a dû quitter le logement qu'elle occupait à Tiraspol et en chercher un nouveau. Les requérants réclament le remboursement de l'ensemble des dépenses qu'ont effectué leurs épouses et familles pour leur rendre visite en prison et leur envoyer des colis. Enfin, compte tenu de la dégradation de leur état physique, les requérants ont eu d'importants frais médicaux.

En particulier, les requérants demandent à se voir octroyer les sommes suivantes.

M. ILASCU demande 1 861 euros (EUR) pour perte de salaire et autres indemnités en raison de sa détention de juin 1992 au 28 février 1994, date à laquelle il a été élu au Parlement moldave. Il souligne que les indemnités auxquelles il avait droit en tant que député ont été versées à sa famille par le gouvernement moldave. M. Ivantoc sollicite 9 560 EUR pour la perte de salaire et autres indemnités depuis son arrestation jusqu'à ce jour. M. Petrov-Popa réclame 21 510 EUR pour compenser la perte de ses revenus depuis son arrestation jusqu'à ce jour. M. Leþco demande 30 000 EUR, représentant la valeur de l'appartement situé à Tiraspol dont il était propriétaire et qu'il a perdu à la suite de sa condamnation et du départ de sa famille de Transnistrie.

MM. ILASCU, Ivantoc et Petrov-Popa estiment que, puisque seule la Fédération de Russie contrôle le territoire transnistrien, elle seule devrait les dédommager au titre du préjudice matériel.

Compte tenu de la gravité des violations dénoncées, des circonstances de l'espèce, de l'attitude des gouvernements défendeurs et des effets durables sur leur état de santé et du traumatisme qu'ils ont subi, les requérants réclament les sommes suivantes au titre du dommage moral : M. ILASCU, 7 395 000 EUR ; M. Ivantoc, 7 842 000 EUR ; M. Petrov-Popa, 7 441 000 EUR et M. Lesco, 7 800 000 EUR.

En ce qui concerne les sommes réclamées au titre du dommage moral, MM. ILASCU, Ivantoc et Petrov-Popa déclarent qu'ils seraient satisfaits si le gouvernement moldave leur payait à chacun la somme de 1 000 EUR, et que la Fédération de Russie leur versait le restant.

En bref, pour l'ensemble des faits constitutifs des dommages matériel et moral, les requérants réclament les montants suivants : M. ILASCU, 7 396 861 EUR ; M. Ivantoc, 7 851 560 EUR ; M. Petrov-Popa, 7 462 510 EUR ; et M. Lesco, 7 830 000 EUR.

486. Le gouvernement moldave fait valoir qu'il ne s'oppose pas aux demandes formulées par MM. ILASCU, Ivantoc et Petrov-Popa dans la mesure où il ressort de celles-ci qu'il devrait payer à chacun d'eux 1 000 EUR. En revanche, il trouve les sommes réclamées par M. Lesco excessives et non étayées.

Le gouvernement russe estime qu'il ne saurait être tenu pour responsable des violations alléguées. En outre, les faits dont se plaignent les requérants échappent selon lui à la compétence ratione temporis de la Cour.

En tout état de cause, il considère que les sommes réclamées sont excessives et non étayées.

487. La Cour rappelle que, dans le cadre de l'exécution d'un arrêt en application de l'article 46 de la Convention, un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique au regard de cette disposition de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de la violation, l'article 41 habilite la Cour à accorder à la partie lésée, s'il y a lieu, la satisfaction qui lui semble appropriée. Il en découle notamment que l'Etat défendeur reconnu responsable d'une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d'en effacer dans la mesure du possible les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Assanidzé c. Géorgie [GC], n° 71503/01, § 198, 8 avril 2004 ; Maestri c. Italie [GC], n° 39748/98, § 47, 17 février 2004 ; Menteþ et autres c. Turquie (article 50), arrêt du 24 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1695, § 24 ; Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII).

488. La Cour rappelle avoir conclu à la violation de plusieurs dispositions de la Convention par la Fédération de Russie et par la Moldova, cette dernière uniquement à partir de mai 2001.

En effet, elle a constaté que MM. ILASCU et Ivantoc ont été soumis à des traitements qu'elle a qualifiés de torture au sens de l'article 3 de la Convention, que les deux autres requérants ont été soumis à des traitements inhumains et dégradants contraires à l'article 3, que tous les requérants ont été détenus arbitrairement au mépris de l'article 5, et que MM. Ivantoc, Lesco et Petrov-Popa continuent d'être détenus en violation de l'article 5 de la Convention.

La Cour a également conclu à la méconnaissance de l'article 34 de la Convention tant par la Fédération de Russie que par la Moldova.

489. La Cour n'estime pas établie la réalité du dommage matériel allégué, mais il ne lui semble pas déraisonnable de penser que les requérants ont subi une perte de revenus et ont certainement encouru des frais directement dus aux violations constatées. Elle estime en outre que les requérants ont indéniablement éprouvé un préjudice moral résultant des violations constatées et que le simple constat de violation ne saurait le compenser.

En conséquence, eu égard à l'extrême gravité des violations de la Convention dont ont été victimes les requérants, et statuant en équité comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour alloue aux intéressés les sommes suivantes, plus tout montant pouvant être dû au titre de l'impôt :

a) à chacun des requérants, 180 000 EUR pour dommage matériel et moral, eu égard aux violations des articles 3 et 5 de la Convention ;

b) à chacun des requérants, 10 000 EUR pour le dommage moral résultant de la méconnaissance de l'article 34 par la Fédération de Russie et la Moldova.

490. La Cour considère en outre que toute continuation de la détention irrégulière et arbitraire des trois requérants entraînerait nécessairement une prolongation grave de la violation de l'article 5 constatée par la Cour et un manquement aux obligations qui découlent pour les Etats défendeurs de l'article 46 § 1 de la Convention de se conformer à l'arrêt de la Cour.

Compte tenu des motifs sur lesquels s'est fondé le constat de violation par les deux Etats défendeurs (paragraphes 352 et 393 ci-dessus), ces derniers doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention arbitraire des requérants encore incarcérés et assurer leur libération immédiate.

B. Frais et dépens

491. Pour leurs honoraires d'avocat, M. ILASCU réclame 8 000 EUR et MM. Ivantoc et Petrov-Popa sollicitent chacun 8 500 EUR. Ils demandent aussi 2 500 EUR de frais divers.

Ainsi qu'il ressort du contrat conclu entre l'épouse de M. Lesco et son conseil, M. Lesco réclame 200 EUR par mois de travail de son conseil, soit un total de 11 800 EUR. Cette somme représente le travail et les dépens effectués par son conseil depuis juin 1999, date d'introduction de la requête, soit depuis 59 mois, notamment : rédaction de la requête, recherche de documents, rédaction d'observations demandées par la Cour, préparation de la mission d'enquête de la Cour, examen du compte rendu des auditions devant les délégués de la Cour, frais de communication (télécopie, téléphone, lettres normales et urgentes), frais de traduction et frais relatifs aux visites rendues aux requérants en prison.

492. Le gouvernement moldave s'oppose à l'octroi des sommes réclamées au titre des frais et dépens au motif qu'ils n'ont pas été étayés.

493. La Cour rappelle que, pour inclure des frais et dépens dans une indemnité octroyée au titre de l'article 41, elle doit rechercher s'ils ont été réellement exposés pour prévenir ou redresser la situation jugée constitutive d'une violation de la Convention, s'ils correspondaient à une nécessité et s'ils sont raisonnables quant à leur taux (voir, par exemple, Kalachnikov c. Russie, n° 47095/99, CEDH 2002-VI, § 146).

La Cour note que la présente affaire a donné lieu à plusieurs séries d'observations écrites, ainsi qu'à une audience contradictoire et à l'audition de témoins sur place pendant sept jours.

Il ressort des éléments fournis à la Cour que les représentants des requérants, Me Dinu, M. Tanase et M. Gribincea, ont engagé des frais et dépens relatifs aux faits constitutifs des violations constatées.

Statuant en équité et tenant compte du travail raisonnablement nécessaire pour produire le volume important de documents et observations déposés au nom des requérants, la Cour alloue aux requérants la somme globale de 21 000 EUR, moins les 3 964 EUR déjà versées au titre de l'assistance judiciaire par le Conseil de l'Europe. Ces sommes correspondent à 4 363 EUR pour les honoraires et frais de secrétariat de Me Dinu, 3 960 EUR pour les honoraires et frais de M. Gribincea, et 8 713 EUR pour les honoraires et frais de M. Tãnase.

C. Intérêts moratoires

494. La Cour considère que le taux annuel des intérêts moratoires doit être calqué sur celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par onze voix contre six, que les requérants relèvent de la juridiction de la République de Moldova au sens de l'article 1 de la Convention quant à ses obligations positives ;

2. Dit, par seize voix contre une, que les requérants relèvent de la juridiction de la Fédération de Russie au sens de l'article 1 de la Convention ;

3. Dit, à l'unanimité, que la Cour n'est pas compétente ratione temporis pour examiner le grief tiré de l'article 6 de la Convention ;

4. Dit, par seize voix contre une, que la Cour est compétente ratione temporis pour examiner les griefs tirés des articles 2, 3, 5 et 8 de la Convention pour autant qu'ils se rapportent à des faits postérieurs au 12 septembre 1997 en ce qui concerne la République de Moldova, et au 5 mai 1998 en ce qui concerne la Fédération de Russie ;

5. Dit, par quinze voix contre deux, que la Cour n'a pas à trancher la question de savoir si elle est compétente ratione temporis pour examiner le grief tiré de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention ;

6. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément le grief tiré de la violation de l'article 2 de la Convention quant à la condamnation de M. ILASCU à la peine capitale par le " tribunal suprême de la RMT " ;

7. Dit, par onze voix contre six, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention par la Moldova à raison des mauvais traitements et des conditions de détention que M. ILASCU a connus dans l'attente de son exécution éventuelle ;

8. Dit, par seize voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention par la Fédération de Russie à raison des mauvais traitements et des conditions de détention que M. ILASCU a connus dans l'attente de son exécution éventuelle et que ceux-ci doivent être qualifiés de torture au sens de cet article ;

9. Dit, par onze voix contre six, qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention par la Moldova à partir du mois de mai 2001 à raison des mauvais traitements et des conditions de détention que M. Ivantoc a connus et que ceux-ci doivent être qualifiés de torture au sens de cet article ;

10. Dit, par seize voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention par la Fédération de Russie à raison des mauvais traitements et des conditions de détention que M. Ivantoc a connus et que ceux-ci doivent être qualifiés de torture au sens de cet article ;

11. Dit, par onze voix contre six, qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention par la Moldova à partir du mois de mai 2001 à raison des mauvais traitements et des conditions de détention que MM. Leþco et Petrov-Popa ont connus et que ceux-ci doivent être qualifiés de traitements inhumains et dégradants au sens de cet article ;

12. Dit, par seize voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention par la Fédération de Russie à raison des mauvais traitements et des conditions de détention que MM. Leþco et Petrov-Popa ont connus, et que ceux-ci doivent être qualifiés de traitements inhumains et dégradants au sens de cet article ;

13. Dit, par onze voix contre six, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 5 de la Convention par la Moldova quant à la détention de M. ILASCU ;

14. Dit, par onze voix contre six, qu'il y a eu et qu'il continue d'y avoir violation de l'article 5 de la Convention par la Moldova quant à la détention de MM. Ivantoc, Lesco et Petrov-Popa à partir du mois de mai 2001 ;

15. Dit, par seize voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 5 de la Convention par la Fédération de Russie quant à M. ILASCU jusqu'en mai 2001 et qu'il y a eu et qu'il continue d'y avoir violation de cette disposition quant à MM. Ivantoc, Lesco et Petrov-Popa ;

16. Dit, à l'unanimité qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément le grief formulé par les requérants sur le terrain de l'article 8 de la Convention ;

17. Dit, par quinze voix contre deux, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention ;

18. Dit, par seize voix contre une, que la Moldova a failli à ses obligations au titre de l'article 34 de la Convention ;

19. Dit, par seize voix contre une, que la Fédération de Russie a failli à ses obligations au titre de l'article 34 de la Convention ;

20. Dit, par dix voix contre sept, que la Moldova doit verser, dans les trois mois, les sommes suivantes, plus tout montant pouvant être dû au titre de l'impôt :

a) à MM. Ivantoc, Lesco et Petrov-Popa, 60 000 EUR (soixante mille euros) chacun pour dommage matériel et moral ;

b) à chacun des requérants, 3 000 EUR (trois mille euros) pour dommage moral découlant de la méconnaissance de l'article 34 ;

c) aux requérants, la somme globale de 7 000 EUR (sept mille euros), moins 1 321,34 EUR (mille trois cent vingt et un euros et trente-quatre centimes) perçus au titre de l'assistance judiciaire, pour frais et dépens, à savoir 1 454,33 EUR (mille quatre cent cinquante-quatre euros et trente-trois centimes) pour Me Dinu, 1 320 EUR (mille trois cent vingt euros) pour M. Gribincea et 2 904,33 EUR (deux mille neuf cent quatre euros et trente-trois centimes) pour Me Tãnase ;

21. Dit, par seize voix contre une, que la Fédération de Russie doit verser, dans les trois mois, les sommes suivantes, plus tout montant pouvant être dû au titre de l'impôt :

a) à M. ILASCU, 180 000 EUR (cent quatre-vingt mille euros) pour dommage matériel et moral ;

b) à chacun des autres requérants, 120 000 EUR (cent vingt mille euros) pour dommage matériel et moral ;

c) à chacun des requérants, 7 000 EUR (sept mille euros) pour dommage moral découlant de la méconnaissance de l'article 34 ;

d) aux requérants, la somme globale de 14 000 EUR (quatorze mille euros), moins 2 642,66 EUR (deux mille six cent quarante-deux euros et soixante-six centimes) perçus au titre de l'assistance judiciaire, pour frais et dépens, à savoir 2 908,67 EUR (deux mille neuf cent huit euros et soixante-sept centimes) pour Me Dinu, 2 640 EUR (deux mille six cent quarante euros) pour M. Gribincea et 5 808,67 EUR (cinq mille huit cent huit euros et soixante-sept centimes) pour Me Tãnase ;

22. Dit, à l'unanimité, que les Etats défendeurs doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à la détention arbitraire des requérants encore incarcérés et assurer leur remise en liberté immédiate ;

23. Dit, à l'unanimité, que les montants indiqués aux points 20 et 21 ci-dessus sont à convertir dans la monnaie nationale du lieu de résidence de chaque requérant, au taux applicable à la date du règlement, et sont à majorer d'un intérêt simple à un taux annuel équivalant au taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage à compter de l'expiration dudit délai de trois mois et jusqu'au versement ;

24. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 8 juillet 2004.

LUZIUS WILDHABER, Président

PAUL MAHONEY, Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :

- opinion partiellement dissidente de M. Casadevall, à laquelle se rallient M. Ress, Mme Tulkens, M. Bîrsan et Mme Fura-Sandström ;

- opinion partiellement dissidente de M. Ress ;

- opinion partiellement dissidente de Sir Nicolas Bratza, à laquelle se rallient M. Rozakis, M. Hedigan, Mme Thomassen et M. Panþîru ;

- opinion partiellement dissidente de M. Loucaides ;

- opinion dissidente de M. Kovler.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE CASADEVALL, À LAQUELLE SE RALLIENT M. LE JUGE RESS, Mme LA JUGE TULKENS, M. LE JUGE BÎRSAN ET Mme LA JUGE FURA-SANDSTRÖM

1. Je n'ai pas suivi la majorité de la Grande Chambre dans sa conclusion selon laquelle la responsabilité de la Moldova du fait du manquement à ses obligations positives au regard de la Convention ne serait engagée qu'à partir du mois de mai 2001.

Une telle appréciation a conduit au constat, paradoxal et incohérent de mon point de vue, que la Moldova a méconnu les articles 3 et 5 de la Convention en raison des mauvais traitements, de la détention et des conditions de détention subis par MM. Ivantoc, Lesco et Petrov-Popa (seulement à partir de mai 2001) mais qu'en revanche, aucune responsabilité ne lui est attribuée pour les mêmes faits et surtout pour la condamnation à la peine capitale prononcée par le " tribunal suprême de la RMT " et pour le risque d'exécution en ce qui concerne M. ILASCU.

Les requérants relevant de la juridiction de la Moldova (paragrahe 335 de l'arrêt), la responsabilité de celle-ci est engagée, à mon avis, à partir de la date de ratification de la Convention jusqu'à nos jours et à l'égard de tous les requérants, rien ne permettant de considérer, bien au contraire, que ses obligations positives sont inexistantes pendant la période allant du 12 septembre 1997 au mois de mai 2001, comme l'a fait la majorité. J'expose les raisons de ma dissidence ci-dessous.

2. L'accord de cessez-le-feu du conflit armé signé le 21 juillet 1992 a marqué la fin d'une première phase de vrais efforts de la part de la Moldova pour exercer son autorité sur l'ensemble de son territoire. Après cette date, elle a plutôt adopté une attitude d'acquiescement, ses efforts se déployant par la voie de la négociation en vue de rétablir le contrôle sur le territoire transnistrien, au lieu de viser à assurer le respect des droits des requérants, jugés et détenus illégalement pendant dix ans pour M. ILASCU et depuis presque douze ans pour les trois autres.

3. Comme le dit la Cour, eu égard à la complexité des faits, la question de savoir si la Moldova s'est acquittée de ses obligations positives est étroitement liée aussi bien aux relations entre la Moldova et la Fédération de Russie qu'à celles entre la Transnistrie et la Fédération de Russie. De surcroît, il faut noter l'influence que pouvait exercer la Moldova par l'intermédiaire des autorités russes pour améliorer la situation des requérants ; enfin, il importe aussi de tenir compte de certains faits et actes datant d'avant la ratification comme éléments de comparaison dans l'examen des efforts entrepris par cet Etat à partir du 12 septembre 1997 (paragraphes 337 et 338 de l'arrêt). Dès lors, une évaluation globale dans le temps de la situation, des actions et des omissions s'impose.

4. Il est vrai que, depuis le début des hostilités, les autorités moldaves ont constamment dénoncé l'agression qu'elles estimaient subir et rejeté la proclamation d'indépendance des sécessionnistes. Après la fin des hostilités, en juillet 1992, les autorités moldaves ont continué à prendre des mesures pour rétablir leur contrôle, en engageant des enquêtes pénales en 1993. Par la suite, après 1994, elles n'ont pas cessé de revendiquer leur souveraineté sur le territoire contrôlé par la " RMT ", que ce soit sur le plan interne ou sur le plan international (paragraphes 341-343 de l'arrêt).

5. Toutefois, à partir de 1997, force est de constater une diminution du nombre de tentatives des autorités moldaves pour affirmer leur contrôle en Transnistrie, et que ces tentatives se limitaient à des efforts d'ordre diplomatique. Par ailleurs, la Moldova venait d'être admise au sein du Conseil de l'Europe et, paradoxalement, elle n'a pas tiré profit des possibilités qui lui étaient offertes dans ce forum politique.

Par contre, des mesures de coopération, expresses ou de facto, ont été mises en place entre les autorités moldaves et les séparatistes transnistriens : des accords d'ordre administratif, économique et politique ont été conclus, des relations ont été nouées entre le Parlement moldave et le " Parlement de la RMT ", une coopération a été instaurée pendant plusieurs années dans les domaines policier, pénitentiaire et de sécurité, et d'autres formes de participation ont été créées dans d'autres domaines tels que la livraison de documents d'identité, l'espace aérien, la téléphonie et le sport (paragraphes 114, 174, 175, 177, 178, 179 et 185 de l'arrêt).

6. Pour ce qui est de la situation des requérants, jusqu'à la ratification de la Convention en 1997, les autorités moldaves ont pris certaines mesures, telles que l'annulation le 3 février 1994 par le tribunal suprême de la condamnation des requérants et la révocation de leur mandat de détention ; les poursuites déclenchées le 28 décembre 1993 à l'encontre des " juges " du " tribunal suprême de Transnistrie " et autres responsables transnistriens accusés d'avoir usurpé des fonctions officielles ; l'amnistie décrétée par le président de la Moldova le 4 août 1995 ; la demande du 3 octobre 1995 du Parlement moldave ; l'envoi de médecins pour examiner les requérants détenus en Transnistrie ; et l'aide fournie aux familles (paragraphes 222, 223, 226, 227, 239 de l'arrêt).

7. Mais encore une fois, après 1997, les mesures adoptées en vue d'assurer le respect des droits des requérants se sont limitées à l'envoi de médecins (la dernière visite ayant eu lieu en 1999), au soutien financier accordé à leurs familles, et aux interventions de M. Sturza pour leur libération (la dernière figurant dans le dossier date d'avril 2001). Le gouvernement moldave reconnaît qu'en réponse aux exigences exprimées par les séparatistes lors des discussions sur le règlement du conflit et sur la libération des requérants, il avait modifié sa stratégie de négociation, l'orientant davantage vers des échanges diplomatiques en vue de préparer le

retour de la Transnistrie dans le cadre légal moldave et en renonçant en même temps aux mesures d'ordre judiciaire adoptées auparavant (paragraphe 344 in fine de l'arrêt). On peut comprendre que certaines mesures de coopération aient été prises par les autorités moldaves dans le souci louable de soulager la vie quotidienne de la population de Transnistrie et de lui permettre autant que faire se peut de mener une vie normale.

8. Je ne souhaite pas porter un jugement sur la pertinence ou l'efficacité de la stratégie politique adoptée par la Moldova afin de régler une question aussi sérieuse que celle de son intégrité territoriale. Il n'en demeure pas moins que, même en l'absence de contrôle effectif sur la région transnistrienne, les autorités moldaves conservent l'obligation de prendre toutes les mesures en leur pouvoir, qu'elles soient d'ordre politique, diplomatique, économique, judiciaire ou autre (paragraphe 331 de l'arrêt), pour assurer le respect des droits garantis par la Convention dans le chef des personnes relevant de leur juridiction formelle, donc toutes celles se trouvant à l'intérieur des frontières de la Moldova internationalement reconnues.

Sur la nature et l'efficacité des mesures prises ou pouvant être prises, certains faits peuvent avoir une valeur indicative plus prononcée que d'autres en fonction des conséquences qu'ils engendrent. A cet égard, vu la libération de M. ILASCU en mai 2001, on peut se permettre de présumer que toutes les mesures envisagées afin d'obtenir la libération des requérants ne pouvaient pas être jugées inutiles ex ante, comme semble l'admettre la majorité dans le deuxième alinéa du paragraphe 347 de l'arrêt.

9. J'estime que les efforts menés par les autorités moldaves en vue d'obtenir le respect des droits garantis par la Convention, après sa ratification en 1997, n'ont pas été poursuivis avec la fermeté, la volonté et la conviction exigées par la grave situation qui était celle des requérants. Ainsi, il faut noter l'inaction manifeste, parfois l'action contraire, sur les aspects suivants.

- Par une ordonnance du 28 décembre 1993, une enquête a été ouverte à l'encontre des personnes impliquées dans la poursuite et la condamnation des requérants, mais le manque d'informations sur les mesures prises par les autorités pour mener à bien cette procédure permet d'exprimer des doutes sérieux quant à son caractère effectif (paragraphe 221 de l'arrêt).

- L'arrêt du 3 février 1994 du tribunal suprême de la République de Moldova annulant le jugement du " tribunal suprême de la RMT " du 9 décembre 1993 et ordonnant le renvoi du dossier au parquet pour une nouvelle instruction n'a eu aucune suite (paragraphe 222 de l'arrêt).

- Aucune démarche n'a été effectuée après l'amnistie prononcée le 4 août 1995 par le Président moldave. De même, la Cour n'a été informée d'aucune action entreprise par le gouvernement moldave ou par le ministère des Affaires étrangères en faveur des requérants, contrairement à ce que le Parlement leur avait demandé le 3 octobre 1995 (paragraphe 227 de l'arrêt).

- Par une décision du 16 août 2000, l'ordonnance du 28 décembre 1993 a été annulée par le procureur de la République au motif que les faits avaient reçu une qualification juridique incorrecte. Par la même décision, il a été procédé à une requalification, mais l'ouverture d'une enquête à ce titre a été jugée inopportune au motif qu'il y avait prescription. On ne peut qu'exprimer des doutes quant au sérieux d'une enquête dans laquelle les autorités attendent sept ans avant de procéder à une nouvelle qualification juridique des faits, pour finir par les considérer comme prescrits. Sans pouvoir me prononcer sur la légalité en droit moldave d'une prescription des faits au sujet desquels une enquête pénale est pendante, il faut remarquer que la prescription en question a été possible précisément en raison de la durée d'une procédure qui s'est révélée de surcroît ineffective (paragraphe 229 de l'arrêt).

- L'ouverture, le 16 août 2000 par le procureur de la République, d'une enquête pénale à l'encontre du directeur de la prison de Hlinaia n'a pas eu de suite. En tout cas, celui-ci a déclaré aux délégués de la Cour ne pas en avoir été informé (paragraphe 230 de l'arrêt et paragraphe 137 de l'annexe).

- Du fait de la suspension ou de l'annulation des enquêtes susmentionnées, il est loisible à ce jour à certains hauts responsables du régime de la " RMT ", dont M. Chevtsov, de se rendre en Moldova sans être réellement inquiétés pour leurs activités au service de ce régime (annexe, M. ILASCU § 21, M. Rusu § 304). Par ailleurs, on constate, non sans étonnement, qu'un ancien " ministre de la Justice de la RMT ", M. Sidorov, a occupé depuis son retour en Moldova plusieurs hautes fonctions au sein de l'Etat et qu'il est le président du Comité pour les droits de l'homme et les minorités au parlement moldave depuis 2001 (paragraphe 168 de l'arrêt).

10. Il faut noter que, tout en adoptant des mesures de coopération avec le régime sécessionniste dans le but avoué de faciliter la vie de la population de Transnistrie, les autorités moldaves n'ont pas fait preuve de la même diligence en ce qui concerne le sort des requérants. Dans les négociations avec les séparatistes, que se soit avant ou après mai 2001, les autorités moldaves se sont limitées à soulever oralement la question, sans s'efforcer d'obtenir la conclusion d'un accord écrit pour obtenir leur libération (paragraphes 172 et 348 de l'arrêt). De même, bien que trois des requérants soient toujours privés illégalement de liberté depuis presque douze ans, aucun projet global de règlement du problème transnistrien ne traite de leur situation (paragraphe 348 in fine).

11. La Cour admet que, dans leurs relations bilatérales avec la Fédération de Russie, les autorités moldaves ne se sont pas montrées plus attentives au sort des requérants et que le fait que le gouvernement moldave ait renoncé, à l'audience du 6 juin 2001, à mettre en cause l'éventuelle responsabilité de la Fédération de Russie, et ce dans le but " d'éviter des effets indésirables, à savoir l'arrêt du processus tendant à mettre un terme (...) à la détention des requérants " (§ 360 de l'arrêt), équivaut de sa part à admettre l'influence que pouvaient avoir les autorités russes sur le régime transnistrien (paragraphe 349 de l'arrêt). Cependant, il semblerait que les autorités moldaves, que ce soit avant ou après 2001, n'ont pas exploité toutes les possibilités dont elles disposaient pour faire jouer une telle influence en faveur des requérants.

12. En conclusion, on peut ne pas partager l'avis de la minorité, qui estime que les requérants ne relèvent pas de la juridiction de la Moldova aux fins de l'article 1 de la Convention, qu'elle n'a pas failli à ses obligations positives et que sa responsabilité ne se trouve pas engagée pour les violations dénoncées, mais une telle approche est parfaitement cohérente. Par contre, dès que l'on conclut que les requérants relèvent de la juridiction de la Moldova et que celle-ci est tenue par ses obligations positives, sa responsabilité est pleinement engagée à partir de la ratification de la Convention, le 12 septembre 1997.

La date fatidique de " mai 2001 " me paraît tout à fait artificielle et constitutive d'un non-sens. Telle est mon opinion.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE RESS

(Traduction)

1. Je me suis rallié à l'opinion dissidente du juge Casadevall mais j'aimerais ajouter quelques remarques au sujet des obligations positives de la Moldova. La Cour a conclu que les requérants relèvent de la juridiction de la République de Moldova (paragraphes 300-331 de l'arrêt) et que la déclaration contenue dans l'instrument de ratification de la Convention déposé par la Moldova est une référence à la situation de contrôle régnant de fait. Même si la Moldova n'exerce pas un contrôle effectif sur la Transnistrie, l'article 1 de la Convention lui impose l'obligation positive de prendre les mesures qui sont en son pouvoir et en conformité avec le droit international afin de reconnaître aux requérants les droits énoncés dans la Convention. La Cour a déclaré à juste titre que, dans ces circonstances, l'Etat contractant continue d'exercer sa juridiction même s'il est empêché d'étendre son autorité sur l'ensemble de son territoire par une situation de fait contraignante, comme la mise en place d'un régime séparatiste. La communauté internationale ne conteste pas la souveraineté de la Moldova sur l'ensemble de son territoire. La Fédération de Russie elle-même ne le fait pas, alors que, par le biais de la présence de ses troupes, elle assure un contrôle sur la Transnistrie et, à ce titre, exerce aussi une juridiction et partage dans cette mesure avec la Moldova une responsabilité, quoique d'une nature différente. Je ne saurais conclure, comme la Cour le fait au paragraphe 333 de l'arrêt, que " une telle situation factuelle a (...) pour effet de réduire la portée de cette juridiction ". La " portée " de la juridiction demeure toujours identique, mais la responsabilité de l'Etat contractant qui découle de l'engagement pris au titre de l'article 1 peut passer pour ne se rapporter qu'aux obligations positives envers les personnes se trouvant sur son territoire et non à tous les actes commis par l'autorité locale soutenue par les forces rebelles en Transnistrie. S'agissant des questions de juridiction et de responsabilité, l'Etat en cause se doit, avec tous les moyens légaux et diplomatiques dont il dispose envers des Etats tiers et des organisations internationales, d'essayer de continuer à garantir la jouissance des droits et libertés énoncés dans la Convention.

2. Je souscris au constat énoncé au paragraphe 335 de l'arrêt selon lequel les requérants relèvent de la juridiction de la République de Moldova au sens de l'article 1 de la Convention, mais que la responsabilité de celle-ci pour les actes dénoncés - commis sur le territoire de la " RMT ", sur lequel elle n'exerce aucune autorité effective - s'établit à la lumière des obligations positives qui lui incombent en vertu de la Convention. Il est difficile de comprendre comment la Moldova pourrait être tenue pour directement responsable de tous les actes commis par le régime transnistrien

sur cette partie de son territoire. La Cour conclut, eu égard à la complexité de la situation factuelle et à la difficulté d'indiquer quelles mesures les autorités devraient prendre pour s'acquitter le plus efficacement de leurs obligations positives, que la Moldova a pris de nombreuses mesures après 1991-1992 pour rétablir son contrôle sur le territoire transnistrien. Toutefois, ces mesures ont perdu de leur intensité et de leur force après que la Moldova eut ratifié la Convention le 12 septembre 1997, et ont pratiquement cessé après la libération de M. ILASCU.

Comme la Cour l'a indiqué à juste titre, cette obligation de rétablir le contrôle sur la Transnistrie exigeait de la Moldova, premièrement, qu'elle s'abstienne de soutenir le régime séparatiste de la " RMT " en particulier après 1997 et, deuxièmement, qu'elle prenne toutes les mesures politiques, judiciaires et autres à sa disposition notamment pour résoudre la situation des requérants et prévenir toute autre violation de la Convention à leur encontre. La Cour elle-même note qu'il y a eu une " diminution du nombre de mesures d'ordre judiciaire destinées à affirmer l'autorité moldave en Transnistrie " (paragraphe 344). Je souscris sans réserve à l'analyse du juge Casadevall selon laquelle rien ne justifie de conclure que la Moldova s'est acquittée de ses obligations positives avant la libération de M. ILASCU en mai 2001 mais que, après cette date, les signes témoignant de mesures effectives prises par le gouvernement moldave pour reconnaître aux requérants les droits énoncés dans la Convention ont été encore moins nombreux, voire inexistants.

Il est évident que les efforts politiques et judiciaires menés par la Moldova pour rétablir son autorité sur le territoire transnistrien et pour mettre un terme aux violations de la Convention dans le chef des requérants ont connu différentes " phases " d'une efficacité plus ou moins grande. Après la création de la " RMT " en 1991-1992 avec le soutien de la Fédération de Russie, ce territoire est resté tout le temps sous l'autorité effective, ou au moins sous l'influence décisive de la Fédération de Russie, et a survécu grâce au soutien militaire, économique, financier et politique de celle-ci (paragraphe 392 de l'arrêt). Dans ces conditions, il était du plus élémentaire devoir des autorités moldaves de s'acquitter de leurs obligations positives en abordant le sort des requérants régulièrement dans le cadre de leurs relations bilatérales avec la Fédération de Russie. Ce manque d'efforts et d'arguments diplomatiques concernant les allégations de violation de la part de la Fédération de Russie était évident après mai 2001 mais aussi selon moi, comme la Cour elle-même l'a déclaré, dès après 1997 (paragraphe 349). C'est à la Fédération de Russie, en tant qu'Etat garant, que la Moldova aurait dû s'adresser par des efforts intenses, dans le cadre de ses obligations positives, en invoquant la responsabilité de celle-ci au titre de la Convention. Je ne décèle aucune ligne de démarcation entre la date de ratification et aujourd'hui, que ce soit en mai 2001 ou à un autre moment.

3. La situation en Moldova diffère de celle décrite dans l'arrêt Chypre c. Turquie ([GC], n° 25781/94, § 78, CEDH 2001-IV), où la Cour a constaté que la République de Chypre n'était toujours pas en mesure d'exécuter dans le nord de Chypre les obligations que lui imposait la Convention du fait que cette région était occupée militairement par la Turquie. En l'espèce, il n'y a pas d'occupation du territoire transnistrien bien qu'un régime rebelle y soit en place et que la Fédération de Russie y exerce une influence décisive, et même un contrôle. Cependant, la Moldova a disposé et dispose encore de puissants moyens d'influence pour s'acquitter de ses obligations positives, moyens qu'elle n'a pas utilisés avec détermination et conviction. Elle a même adopté une attitude de coopération dans différents domaines de l'administration et conclu des accords avec le régime rebelle, ce qui a conduit le juge Casadevall à dire qu'elle a plutôt adopté une attitude d'acquiescement. Or lorsqu'un Etat est empêché par les circonstances d'exercer son autorité sur certaines parties de son territoire à cause d'un régime rebelle, sa responsabilité peut se trouver engagée même s'il ne fait pas preuve d'un manque d'engagement ou d'effort tel que cela constitue un acquiescement tacite aux activités de l'administration illégale. Si l'on est amené à conclure qu'il y a eu acquiescement tacite, il est ensuite difficile de tenir le régime rebelle pour responsable de la violation du droit international. Pareil acquiescement ne permettrait aussi que difficilement à l'Etat en cause d'accepter le soutien de pays tiers dans sa lutte contre le régime rebelle. En effet, cela pourrait facilement être assimilé à une intervention injustifiée de la part du pays portant assistance. Par conséquent, on peut conclure à une méconnaissance de l'obligation positive dès lors que les preuves dont dispose la Cour, même si elles ne montrent pas clairement qu'il y a eu collusion ou acquiescement à l'exercice de l'autorité par un régime rebelle sur le territoire concerné, révèlent comme en l'espèce une situation intermédiaire, où l'Etat n'a pas déployé la détermination et les efforts attendus de lui et qui étaient en son pouvoir.

4. Il n'appartient pas à la Cour d'interdire tout accord ou acquiescement tacite entre Etats quant à l'exercice de l'autorité et du contrôle. Toutefois, en vertu de la Convention, l'Etat est dans tous les cas tenu par l'obligation positive de veiller à ce que les droits et libertés garantis par la Convention continuent d'être respectés.

La question la plus cruciale est celle de savoir quelles mesures la Cour doit indiquer comme étant absolument indispensables à l'exécution de cette obligation positive. A mon sens, pour ne pas être considéré comme acquiesçant tacitement aux actes du régime rebelle, l'Etat doit :

a) continuer à protester fermement contre l'exercice illégal de l'autorité sur son territoire sur les plans bilatéral et international ;

b) continuer à prendre toutes les mesures possibles et juridiquement acceptables pour recouvrer le contrôle complet de son territoire ;

c) continuer à rechercher un soutien, sur les plans bilatéral et international, notamment par l'intermédiaire des organisations internationales, pour toutes les mesures prises contre le régime illégal, étant donné que les Etats contractants doivent assurer le respect des droits de l'homme sur l'ensemble de leur territoire, et

d) ne pas accorder au régime rebelle un soutien qui pourrait passer pour un acquiescement manifeste à l'exercice par celui-ci de l'autorité.

Les questions touchant à l'efficacité de mesures plus strictes, comme un blocus économique, etc., pour garantir la protection des droits de l'homme à court terme, ou de l'utilité d'une coopération économique, culturelle et autre pour résoudre la situation, relèvent de l'évaluation politique et de la diplomatie, et la Cour a prudemment essayé d'éviter d'y répondre.

5. Au contraire de la situation régnant à Chypre, les relations entre les autorités constitutionnelles moldaves et le régime transnistrien n'ont jamais été totalement interrompues. Comme la Cour l'a souligné, il existait des relations pour la gestion de l'aéroport de Tiraspol, un système de téléphonie commun ainsi que des accords de coopération à de nombreux niveaux. Etant donné que la question est de savoir si la Moldova continue d'exercer sa juridiction sur certaines parties de son territoire, tous ces aspects de la coopération économique, politique, de sécurité et autre entre les autorités moldaves et transnistiennes rendent difficile de réfuter la responsabilité de la Moldova en l'espèce. La situation est donc plus proche de celle décrite dans l'arrêt Assanidzé c. Géorgie ([GC], n° 71503/01, CEDH 2004-...) que de celle de l'affaire Chypre c. Turquie précitée. Dans la première affaire, qui concerne la région de l'Adjarie, les autorités constitutionnelles géorgiennes eurent des difficultés à obtenir le respect des droits garantis par la Convention sur tout leur territoire. En l'espèce, l'obligation positive de rétablir entièrement l'autorité et le contrôle exigerait de continuer à affirmer l'illégalité du régime transnistrien et les droits du gouvernement moldave sur la totalité du pays. Cela doit être accompli en utilisant tous les pouvoirs de l'Etat, judiciaire, exécutif et législatif. La poursuite de mesures judiciaires ne me paraît pas n'avoir qu'un effet symbolique. Quoi qu'il en soit, il y a aussi eu une nette diminution du nombre de tentatives menées par la Moldova au plan international pour affirmer son autorité sur la Transnistrie à partir de septembre 1997, et une diminution certaine de ses efforts visant à reconnaître leurs droits aux requérants, même en tenant compte de l'intense activité déployée par M. Sturza.

6. Il sera toujours difficile d'évaluer une telle mosaïque de mesures, mais si l'on reconnaît que la Fédération de Russie exerçait sa juridiction sur la Transnistrie à l'époque des faits et continue d'y exercer un contrôle, alors l'on se rend compte qu'il y a eu un manque évident de protestations formelles, déclarations ou autres mesures adressées à la Russie ainsi qu'aux pays tiers, aux Nations unies et aux autres organisations internationales dans le but de les inciter à mettre un terme à la situation illégale régnant en Transnistrie et au sort inacceptable fait aux requérants.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE Sir Nicolas BRATZA, JUGE, À LAQUELLE SE RALLIENT M. ROZAKIS, M. HEDIGAN, Mme THOMASSEN ET M. PANÞÎRU, JUGES

(Traduction)

1. Si je souscris à la conclusion à laquelle est parvenue la majorité de la Cour selon laquelle les violations de la Convention alléguées par les requérants et dont la réalité a été établie engagent la responsabilité de la Fédération de Russie, je ne puis en revanche partager l'opinion de la majorité de mes collègues selon laquelle la responsabilité Moldova est elle aussi engagée.

2. Pour déterminer si les griefs formulés peuvent être imputés aux deux Etats défendeurs, il est essentiel de se prononcer sur la question de savoir si les requérants peuvent passer pour " relever de leur juridiction " au sens de l'article 1 de la Convention. Dans l'affirmative, leur responsabilité sera en principe engagée à raison des violations de la Convention qui ont été commises ou qui se sont poursuivies après la date de l'entrée en vigueur de la Convention à leur égard, c'est-à-dire le 12 septembre 1997 pour la Moldova, et le 5 mai 1998 pour la Russie.

3. Il a été établi dans la décision Bankoviæ (Bankoviæ et autres c. Belgique et 16 autres Etats contractants (déc.) [GC], n° 52207/99, §§ 59-61, CEDH 2001-XII) que la notion de " juridiction " au sens de l'article 1 de la Convention est essentiellement territoriale et que ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles que des actes accomplis ou produisant des effets en dehors du territoire des Etats contractants peuvent s'analyser en un exercice de leur " juridiction " au regard de cet article. A l'inverse, la présomption selon laquelle les personnes se trouvant sur le territoire d'un Etat relèvent de sa " juridiction " au sens de la Convention est réfragable, de sorte qu'un Etat peut, à titre exceptionnel, ne pas voir sa responsabilité engagée à raison d'actes contraires à la Convention accomplis sur son territoire. Cela ressort de l'arrêt Chypre c. Turquie ([GC], n° 25781/94, § 78, CEDH 2001-IV) où la Cour a jugé que " [la République de Chypre] n'[étant] toujours pas en mesure d'exécuter dans le nord de Chypre les obligations que lui impose la Convention ", considérer que les requérants ne relevaient pas de la juridiction de la Turquie aurait donné lieu à une " lacune regrettable dans le système de protection des droits de l'homme ".

4. Les questions essentielles auxquelles il convient de répondre sont les suivantes : i) s'agit-il en l'espèce d'un cas exceptionnel où les requérants doivent être considérés comme relevant de la " juridiction " de la Fédération de Russie alors qu'ils se sont toujours trouvés en dehors de son territoire ? ii) doit-on considérer que les requérants, qui se trouvent sur le

territoire de la Moldova, relèvent de sa " juridiction " de sorte que la responsabilité de cet Etat est engagée ou qu'il convient au contraire de réfuter la présomption selon laquelle ils relevaient et relèvent toujours de sa juridiction ? Comme le présent arrêt le précise, ces deux questions étroitement liées ne peuvent être résolues que par une analyse minutieuse de la situation factuelle qui régnait en Transnistrie ou qui avait trait à cette région de 1991 à aujourd'hui.

A. Principes applicables

5. Les circonstances dans lesquelles un Etat peut voir sa responsabilité engagée à raison d'actes contraires à la Convention accomplis en dehors de son territoire ont été envisagées et définies par la Cour dans ses arrêts Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) (arrêt du 23 mars 1995, série A n° 310), Loizidou c. Turquie (arrêt du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, p. 2216), Chypre c. Turquie (précité), et dans sa décision Bankoviæ (précitée). Pareille responsabilité peut être mise en cause, le cas échéant :

i) lorsque, par suite d'une action militaire - légale ou non - un Etat exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire national. Pareil contrôle peut être exercé soit directement, par l'intermédiaire de ses forces armées, soit indirectement, par le biais d'une administration locale subordonnée (Loizidou (exceptions préliminaires), § 62). Dès lors qu'un Etat exerce en pratique un contrôle global sur un territoire, sa responsabilité ne saurait se circonscrire aux actes commis par ses soldats ou fonctionnaires - qu'ils aient ou non été approuvés par les autorités supérieures de l'Etat - " mais s'étend également aux actes de l'administration locale qui survit grâce à son soutien militaire et autre " (Chypre c. Turquie, § 77). En outre, dès lors qu'il est établi qu'un Etat exerce en pratique pareil contrôle, sa responsabilité est engagée même s'il n'exerce pas dans le détail un contrôle sur la politique et les actions des autorités locales (Loizidou, § 56).

ii) lorsqu'un Etat, en vertu du consentement, de l'invitation ou de l'acquiescement du gouvernement local, assume l'ensemble ou certains des pouvoirs publics relevant normalement des prérogatives de celui-ci (Bankoviæ, § 71).

6. La jurisprudence est moins affirmée dans l'hypothèse inverse qui concerne la responsabilité d'un Etat sur le territoire duquel surviennent des violations de la Convention mais qui se trouve dans l'impossibilité d'exercer un contrôle effectif sur celui-ci, soit parce qu'il est occupé militairement par les forces armées d'un autre Etat, soit parce qu'il s'y produit des actes de guerre ou de rébellion, soit parce qu'il est occupé et contrôlé par un régime séparatiste soutenu par des forces rebelles ou par un autre Etat. Il est évident qu'un individu continue de " relever de la juridiction " de l'Etat et que la présomption de responsabilité de l'Etat n'est pas réfutée lorsqu'il est établi qu'il coopère avec le gouvernement local dans l'exercice par celui-ci de l'autorité sur le territoire en cause. En outre, même si un Etat n'exerce pas un contrôle effectif sur une partie de son territoire, un individu sera considéré comme relevant de la " juridiction " de cet Etat pour ce qui est des actes contraires à la Convention qui y seraient accomplis, s'il est démontré que ses fonctionnaires ou agents ont participé, directement ou indirectement, à de tels actes ou les ont autorisés.

7. La majorité de la Cour va plus loin, considérant que lorsqu'un Etat contractant est dans l'impossibilité d'exercer son autorité sur l'ensemble de son territoire par une situation de fait contraignante, comme la mise en place d'un régime séparatiste, il n'en cesse pas pour autant d'exercer sa " juridiction " au sens de l'article 1 de la Convention sur la partie du territoire momentanément soumise à une autorité locale soutenue par des forces de rébellion ou par un autre Etat ; une telle situation factuelle a néanmoins pour effet de " réduire la portée de cette juridiction, en ce sens que l'engagement souscrit par l'Etat contractant en vertu de l'article 1 doit être examiné par la Cour uniquement à la lumière des obligations positives de l'Etat à l'égard des personnes qui se trouvent sur son territoire " (paragraphe 333 de l'arrêt). La nature des obligations positives de l'Etat est décrite de diverses manières dans l'arrêt, comme l'obligation " de prendre toutes les mesures appropriées qui restent en son pouvoir " pour assurer le respect des droits et libertés définis dans la Convention (paragraphe 313), " l'obligation (...) de prendre les mesures qui sont en son pouvoir et en conformité avec le droit international - qu'elles soient d'ordre diplomatique, économique, judiciaire ou autre - afin d'assurer dans le chef des requérants le respect des droits garantis par la Convention " (paragraphe 331), et le devoir " avec tous les moyens légaux et diplomatiques envers des Etats tiers et des organisations internationales, d'essayer de continuer à garantir la jouissance des droits et libertés énoncés dans la Convention " (paragraphe 333). La majorité de la Cour considère qu'il n'appartient pas à celle-ci d'indiquer quelles sont les mesures les plus efficaces que doivent prendre les autorités pour se conformer à leurs obligations mais plutôt de s'assurer que les mesures effectivement prises étaient adéquates et suffisantes dans le cas d'espèce, la Cour ayant pour tâche de " déterminer dans quelle mesure un effort minimal était quand même possible et s'il devait être entrepris " (paragraphe 334). Appliquant ces principes au cas d'espèce, la majorité de la Cour conclut que " les requérants relèvent de la juridiction de la République de Moldova au sens de l'article 1 de la Convention, mais que la responsabilité de celle-ci pour les actes dénoncés - commis sur le territoire de la " RMT ", sur lequel elle n'exerce aucune autorité effective - s'établit à la lumière des obligations positives qui lui incombent en vertu de la Convention " (paragraphe 335).

8. Je ne puis souscrire à cette analyse. Tout d'abord, j'ai quelque difficulté à admettre que les personnes qui vivent sur une partie du territoire d'un Etat sur laquelle, par suite de son occupation illégale par un régime séparatiste, cet Etat ne peut exercer son autorité ou son contrôle, peuvent malgré tout être réputées relever de la " juridiction " de cet Etat au sens autonome que revêt ce terme à l'article 1 de la Convention, terme qui suppose que l'Etat a le pouvoir de " reconna[ître] à toute personne (...) les droits et libertés " définis dans ce texte. Ensuite, il m'est tout aussi difficile d'admettre la conclusion de la majorité de la Cour selon laquelle, dans une telle situation factuelle, les personnes se trouvant sur son territoire continuent à " relever de la juridiction " de l'Etat mais que la portée de cette " juridiction " est réduite, l'Etat continuant à assumer des obligations positives à l'égard de toutes les personnes se trouvant sur son territoire s'agissant des droits garantis par la Convention. L'utilisation même de l'expression " obligations positives de l'Etat " et la référence qui est faite dans l'arrêt à la jurisprudence de la Cour au titre de l'article 1 concernant ces obligations me paraissent à la fois inutiles et trompeuses dans le contexte de la présente affaire. Cette jurisprudence - qui prend en considération le juste équilibre à ménager entre l'intérêt général et les intérêts de l'individu ainsi que les choix à faire en termes de priorités et de ressources - a été conçue en considération d'un contexte factuel où l'Etat défendeur exerçait un contrôle complet et effectif sur l'ensemble de son territoire et où les individus se trouvant sur ce territoire relevaient indiscutablement de sa " juridiction " aux fins de la Convention. Le raisonnement de la Cour ne peut, à mon sens, être transposé tel quel à des circonstances fondamentalement différentes où un Etat est empêché, par des circonstances qu'il ne maîtrise pas, d'exercer une quelconque autorité sur le territoire en question et où la question centrale est de savoir si les individus qui s'y trouvent doivent être considérés comme relevant de sa " juridiction " aux fins de la Convention.

Dans pareille situation, je ne saurais souscrire à la thèse selon laquelle l'Etat concerné peut être tenu pour responsable d'une violation des droits que des individus se trouvant sur le territoire en question tirent de la Convention du seul fait qu'il n'a pas établi avoir accompli des efforts suffisants, sur les plans juridique et diplomatique, pour protéger ces droits. Dans les circonstances de l'espèce, je pense que la mise en cause de la responsabilité d'un Etat à raison de la détention illégale de personnes emprisonnées sur un territoire qui échappe à son contrôle effectif ne peut dépendre de l'appréciation que la Cour porte sur le point de savoir si, à un moment donné, cet Etat a fourni des efforts concertés suffisants pour obtenir leur libération. Je ne peux pas non plus me rallier à une interprétation de la Convention qui obligerait la Cour, face à une situation internationale complexe et instable, à se prononcer sur l'efficacité des mesures juridiques ou diplomatiques prises pour rétablir l'ordre constitutionnel sur le territoire en question, sur leur applicabilité du point de vue pratique et sur le caractère approprié de leur mise en œuvre par l'Etat concerné.

9. Je peux en revanche admettre que, lorsqu'un Etat est empêché d'exercer toute autorité ou tout contrôle sur un territoire situé à l'intérieur de ses frontières, l'inaction de cet Etat peut passer pour engager sa responsabilité au titre de la Convention à l'égard des personnes se trouvant sur ce territoire. Cependant, pareille responsabilité ne peut selon moi entrer en jeu que dans des circonstances exceptionnelles, lorsque les preuves dont dispose la Cour démontrent clairement de la part de l'Etat en question un manque d'engagement ou d'effort pour rétablir son autorité ou l'ordre constitutionnel sur le territoire tel que cette attitude revient à approuver tacitement le maintien de l'autorité ou de la " juridiction " du régime illégal sur ce territoire.

B. Application des principes précités à la présente espèce

1. La Fédération de Russie

10. L'application des principes susmentionnés aux circonstances de la présente espèce me conduit à partager pleinement le raisonnement de la majorité de la Cour selon lequel, dès lors que les requérants ont toujours relevé de la " juridiction " de la Fédération de Russie au sens de l'article 1 de la Convention, et en relèvent encore pour trois d'entre eux, il y a lieu de mettre en cause la responsabilité encourue pour les violations de la Convention constatées par la Cour. Je considère notamment que les éléments de preuve en possession de la Cour ont démontré ce qui suit.

i) Durant le conflit de 1991-1992, des militaires de la 14e Armée (devenue le 1er avril 1992 le Groupement opérationnel des forces russes - le GOR) stationnée en Transnistrie combattant aux côtés et pour le compte des séparatistes sur le territoire en cause leur ont volontairement remis d'importantes quantités d'armement ou leur ont permis de s'en emparer.

ii) Tout au long du conflit, des responsables de la Fédération de Russie ont manifesté leur soutien politique aux séparatistes transnistriens, notamment par leurs déclarations publiques.

iii) Des soldats de l'ex-14e Armée/GOR ont été directement impliqués dans l'arrestation des requérants survenue en juin 1992 ; les trois premiers d'entre eux ont été détenus dans la garnison de l'ex-14e Armée/GOR où ils ont été victimes de graves sévices ; les requérants ont par la suite été remis aux mains de la police séparatiste par les autorités militaires qui connaissaient les charges pesant sur eux et avaient conscience des conséquences que leur transfert à un régime illégal et anti-constitutionnel était susceptible d'entraîner à leur encontre.

iv) La Fédération de Russie a permis la survie du régime séparatiste établi sur le territoire en question en continuant à lui fournir un soutien militaire, politique et économique après l'accord de cessez-le-feu conclu le 21 juillet 1992.

v) Dans la période postérieure à la ratification de la Convention, la Fédération de Russie, en conservant des troupes stationnées sur le territoire moldave au mépris de son engagement de les retirer et en soutenant économiquement, financièrement et politiquement le régime transnistrien illégal qu'elle avait contribué à établir, lui a permis de se maintenir ainsi que d'exercer son autorité et son contrôle sur le territoire en question.

2. La Moldova

11. J'aimerais préciser d'emblée que, contrairement à ce que la Cour a dit de la situation récemment examinée par elle dans l'arrêt Assanidzé c. Georgie ([GC], n° 71503/01, CEDH 2004-...), les autorités moldaves n'ont en l'espèce pas seulement des " difficultés à faire respecter les droits garantis par la Convention sur l'ensemble de [leur] territoire " (arrêt Assanidzé, § 146). Comme indiqué dans le présent arrêt (paragraphe 330), nul ne conteste que depuis le début du conflit, en 1991, jusqu'à l'heure actuelle, la Moldova est empêchée d'exercer toute autorité et tout contrôle sur le territoire de la Transnistrie en raison de l'occupation de ce dernier par un régime séparatiste illégal. De plus, la majorité de la Cour reconnaît dans l'arrêt que, de 1991 à la ratification de la Convention par la Moldova en septembre 1997, non seulement la Moldova n'encourt aucune responsabilité pour les actes contraires à la Convention dont les requérants font grief, mais qu'on ne saurait lui reprocher un manque d'engagement ou d'effort pour rétablir son contrôle sur ce territoire ou reconnaître aux requérants leurs droits. Ce constat est selon moi tout à fait juste.

Pendant la durée des hostilités, les autorités constitutionnelles moldaves, confrontées à des forces supérieures en nombre, armement et puissance de combat, furent dans l'incapacité de rétablir leur contrôle sur le territoire transnistrien. De surcroît, comme indiqué dans l'arrêt, dès le début des hostilités, les autorités moldaves non seulement rejetèrent la déclaration d'indépendance proclamée unilatéralement par les séparatistes, mais encore dénoncèrent publiquement l'agression dont était victime la Moldova et firent appel à l'aide internationale. Même après la fin du conflit armé, les autorités moldaves ne purent concrètement rétablir l'ordre constitutionnel sur le territoire car elles étaient confrontées à un régime bénéficiant du soutien militaire, politique et économique de la Fédération de Russie. Rien ne dénote que ces autorités aient en quoi que ce soit acquiescé au contrôle exercé sur ce territoire par le régime séparatiste illégal ; bien au contraire, comme le montrent les preuves et comme le relève l'arrêt, les autorités moldaves continuèrent à dénoncer le régime et à proclamer leur souveraineté sur ce territoire, sur les plans tant intérieur qu'international. C'est ainsi qu'en 1994, par exemple, la Moldova adopta une nouvelle Constitution prévoyant notamment la possibilité d'accorder un certain degré d'autonomie à la Transnistrie et qu'au cours de cette même année, la Moldova signa avec la Fédération de Russie un accord sur le retrait total des troupes russes de ce territoire dans un délai de trois ans.

12. Quant à la situation des requérants, non seulement leur arrestation, leur détention et les traitements qu'ils ont subis pendant leur incarcération ne sont en rien imputables aux autorités moldaves mais en outre, comme le souligne l'arrêt, rien ne donne à penser qu'il y ait eu collusion ou acquiescement de leur part au sujet de l'un quelconque des actes contraires à la Convention dont il est fait grief. Les preuves montrent au contraire que les responsables de l'exécutif et du judiciaire ont pris un certain nombre de mesures pour mettre en lumière le caractère illégal des faits survenus et pour obtenir la libération des requérants, notamment en annulant leur condamnation, en engageant des procédures pénales contre les personnes ayant mené les poursuites contre eux et procédé à leur condamnation, et en soulevant systématiquement la question de leur libération tant auprès des dirigeants séparatistes qu'auprès des autorités russes.

13. Dans une déclaration contenue dans l'instrument de ratification de la Convention déposé le 12 septembre 1997, la République de Moldova annonce " qu'elle ne pourra pas assurer le respect des dispositions de la Convention pour les omissions et les actes commis par les organes de la République autoproclamée transnistrienne sur le territoire contrôlé effectivement par ses organes, jusqu'à la solution définitive du conflit dans la région ". Alors que la Cour, dans sa décision sur la recevabilité de la requête, a jugé que cette déclaration ne constituait pas une réserve valide aux fins de l'article 57 de la Convention, il n'y a aucune raison de croire que ce texte ne constitue pas un reflet exact de la situation factuelle qui régnait à la date de la ratification.

14. C'est dans la période postérieure à septembre 1997 que la majorité de la Cour a jugé les autorités moldaves critiquables. Ayant admis que la Moldova n'exerce aucun contrôle sur le territoire de la Transnistrie, elle ne laisse pas entendre que cet Etat porte une responsabilité directe à raison des violations dénoncées. La majorité conclut plutôt que la responsabilité de la Moldova à raison de ces violations est engagée au motif qu'elle ne s'est pas acquittée de ses obligations positives consistant à prendre des mesures suffisantes, effectives et adéquates pour reconnaître aux requérants les droits définis dans la Convention. Cependant, les juges composant la majorité sont partagés quant à la date à partir de laquelle la Moldova peut être considérée comme ayant failli à ses obligations positives et donc quant à la responsabilité de la Moldova à raison des actes contraires à la Convention qui ont été commis. L'un de ces groupes (" le premier groupe "), dont le point de vue est exprimé dans l'opinion partiellement dissidente du juge Casadevall, considère que la Moldova a failli à ses obligations positives à compter de l'entrée en vigueur de la Convention, en septembre 1997, et que la Moldova est donc responsable des violations de la Convention intervenues après cette date. L'autre groupe (" le second groupe "), dont le point de vue est exposé dans l'arrêt lui-même, estime que pareil manquement ne s'est produit qu'après mai 2001 et que la responsabilité de la Moldova n'est pas engagée à raison des violations survenues avant cette date, y compris celles dont se plaint M. ILASCU, libéré ce mois-là. Il y a lieu de traiter séparément du raisonnement de ces deux groupes et je commencerai par celui qui attribue à la Moldova la responsabilité la plus grande.

a. Responsabilité à compter de septembre 1997

15. La conclusion du premier groupe selon laquelle la Moldova a failli à ses obligations positives à compter de la date d'entrée en vigueur de la Convention se fonde sur trois éléments principaux :

- la réduction du nombre de tentatives de la part de la Moldova pour rétablir son contrôle sur la Transnistrie et la limitation de ces tentatives au domaine diplomatique ;

- le développement de la coopération entre les autorités moldaves et transnistriennes dans les domaines administratif, économique, politique, de sécurité et autres ; et

- la diminution des mesures adoptées et efforts entrepris par la Moldova pour reconnaître aux requérants leurs droits.

Pour des raisons de commodité, j'étudierai chacun de ces éléments tour à tour. A mon sens, aucun d'eux ne suffit à lui seul à justifier de conclure à la responsabilité de l'Etat moldave, et ils n'y suffisent pas non plus pris ensemble.

16. Pour ce qui est du premier de ces éléments, il est vrai qu'il semble y avoir eu une diminution du nombre de mesures judiciaires prises en Moldova pour affirmer l'autorité de ce pays sur le territoire transnistrien. Il apparaît en particulier que l'enquête sur les allégations d'infractions contre les requérants ordonnée par la Cour suprême n'a pas eu lieu et que l'enquête pénale ouverte à l'encontre du directeur de la prison de Hlinaia le 16 août 2000 n'a pas eu de suite. De plus, à cette même date, l'ordonnance du 28 décembre 1993 prévoyant l'ouverture d'une enquête au sujet des personnes impliquées dans les poursuites contre les requérants et leur condamnation a été annulée.

17. Je n'accorde pas une grande importance au fait que ces mesures n'aient pas été menées à terme, car elles n'avaient pas permis de mettre fin au régime illégal en place sur le territoire transnistrien ou de l'affaiblir et elles semblent n'avoir eu qu'un effet tout au plus symbolique. Le premier groupe insiste particulièrement sur le fait que, après avoir requalifié les charges pesant sur les personnes soupçonnées d'être responsables des poursuites et de la condamnation des requérants le 16 août 2000, les autorités moldaves ont jugé inopportun d'ouvrir une enquête au motif qu'il y avait prescription et que les suspects refusaient de coopérer avec les autorités. Or si, comme le relève le premier groupe, on ne peut qu'exprimer des doutes quant au sérieux d'une enquête dans laquelle les autorités attendent sept ans avant de procéder à une nouvelle qualification juridique, rien ne montre que la décision de requalification ou celle de considérer les faits comme prescrits en droit interne ont été prises de mauvaise foi et sans motifs juridiques justifiés. De plus, la position adoptée par les autorités judiciaires ne vient selon moi nullement étayer la thèse selon laquelle les autorités moldaves avaient renoncé à tout effort pour rétablir leur contrôle sur leur territoire.

18. Il est un facteur plus important : comme indiqué dans l'arrêt, à partir de 1998, les efforts des autorités moldaves se sont orientés davantage vers des démarches d'ordre diplomatique en vue de parvenir à un règlement global de la situation dans la région et de restaurer l'ordre constitutionnel sur le territoire transnistrien. En mars 1998, en particulier, la Moldova, la Fédération de Russie, l'Ukraine et la région de Transnistrie signèrent plusieurs documents en vue du règlement du conflit transnistrien (arrêt, § 97) ; des représentants de la Moldova et du régime séparatiste eurent de nombreux contacts et entretiens dans le même but (arrêt, paragraphes 103-104 et 171) ; et, de 2002 à nos jours, un certain nombre de propositions en vue du règlement du conflit furent présentées et débattues par les autorités moldaves et russes et l'OSCE (arrêt, paragraphes 106-109). Je ne vois pas de raison de mettre en doute l'affirmation du gouvernement moldave, étayée par les témoignages de M. Sturza (annexe, §§ 309-313) et de M. Sidorov (annexe, § 446), selon laquelle ce passage à une stratégie diplomatique visait à préparer la voie au retour de la Transnistrie dans l'ordre juridique moldave et par là à restituer leurs droits constitutionnels aux personnes vivant sur ce territoire, y compris aux requérants. Je ne décèle, dans les efforts qui ont été et qui continuent d'être déployés par les autorités moldaves pour négocier un règlement global, rien qui donne à penser qu'elles soutiennent le régime séparatiste ou qu'elles acquiescent à la poursuite par celui-ci de l'exercice illégal de l'autorité sur ce territoire.

19. Le recours à des mesures de coopération avec les autorités séparatistes doit selon moi être considéré sous le même angle. Le premier groupe insiste particulièrement sur la conclusion d'accords de coopération économique, l'établissement de relations entre le Parlement moldave et le " Parlement de la RMT ", la coopération dans les domaines policier et de sécurité et dans d'autres secteurs comme l'espace aérien, la téléphonie et le sport. Le gouvernement moldave a expliqué que ces mesures de coopération avaient été adoptées dans le souci d'améliorer le quotidien des personnes vivant en Transnistrie et de leur permettre de vivre le plus normalement possible. Aucun motif convaincant n'a été avancé pour porter à croire que tel n'était pas le but recherché, but que le premier groupe a lui-même qualifié de louable. En tout état de cause, compte tenu de leur nature et de leur caractère limité, ces mesures ne sauraient selon moi passer pour conférer le moindre soutien au régime transnistrien mais attestent au contraire du désir de la Moldova de rétablir son contrôle sur la totalité de son territoire.

20. Le premier groupe critique le fait que, lorsqu'elles ont pris des mesures pour améliorer les conditions de vie des personnes se trouvant sur le territoire transnistrien, les autorités moldaves n'ont pas montré le même empressement à l'égard des requérants. Tout en affirmant qu'il n'appartient pas à la Cour de porter un jugement sur la pertinence ou l'efficacité de la stratégie politique adoptée par la Moldova pour régler une question aussi sérieuse que celle de son intégrité territoriale, le premier groupe fait cependant observer que les autorités moldaves conservent l'obligation " de prendre toutes les mesures en leur pouvoir, qu'elles soient d'ordre politique, diplomatique, économique, judiciaire ou autre (...), pour assurer le respect des droits garantis par la Convention dans le chef des personnes relevant de leur juridiction formelle, donc toutes celles se trouvant à l'intérieur des frontières de la Moldova internationalement reconnues ". Toutefois, indépendamment du fait que je ne souscris pas à la thèse selon laquelle les personnes se trouvant sur le territoire de la Transnistrie doivent être considérées comme relevant de la " juridiction " de la Moldova aux fins de la Convention, ces critiques négligent selon moi le fait que le but même de la stratégie politique suivie était et est encore de restaurer l'ordre constitutionnel dans le territoire séparatiste, ce qui demeure une condition préalable indispensable à la reconnaissance des droits définis dans la Convention à toutes les personnes se trouvant sur le territoire, y compris aux requérants eux-mêmes.

21. Le manque d'efforts dont auraient fait preuve les autorités moldaves depuis 1997 pour reconnaître aux requérants les droits énoncés dans la Convention constitue le troisième élément sur lequel le premier groupe s'appuie. Il critique ces efforts, considérant qu'après la ratification, ils " n'ont pas été poursuivis avec la fermeté, la volonté et la conviction exigées par la grave situation qui était celle des requérants ". Il déclare que, depuis cette date, la Moldova s'est bornée à envoyer des médecins en Transnistrie pour examiner les requérants en prison, à fournir un soutien financier à leur famille et à intervenir par l'intermédiaire de M. Sturza en vue d'obtenir leur libération.

22. J'ai quelque difficulté à comprendre ces critiques pour autant qu'elles se rapportent à la période comprise entre 1997 et 2001. D'après le témoignage de M. Moþanu, la situation des requérants a été évoquée lors de réunions de l'OSCE, lors de réunions avec des Etats étrangers et lors d'une réunion de l'Union interparlementaire (annexe, § 249). Selon le témoignage, nullement contesté, de M. Sturza, ancien ministre de la Justice et président de la Commission pour les négociations avec la Transnistrie, il a continué après 1997 à évoquer la question de la libération des requérants auprès des autorités séparatistes. C'est à la suite de ces négociations que M. Sturza s'est rendu en Transnsitrie, en avril 2001, pour ramener à Chiþinãu les quatre requérants, car on lui avait fait croire à tort qu'ils seraient tous quatre remis en liberté (annexe, § 312) et, selon les preuves soumises à la Cour, c'est au moins en partie grâce à ces négociations que M. ILASCU a effectivement été libéré le mois suivant. Sachant que les autorités moldaves espéraient encore à l'époque obtenir la libération des trois autres requérants, je ne trouve pas le moins du monde surprenant, contrairement au premier groupe, que M. Chevtsov ait été autorisé à se rendre en Moldova en ramenant M. ILASCU " sans être réellement inquiété pour [ses] activités au service de ce régime ".

23. Je suis donc en mesure de souscrire au point de vue du second groupe de juges composant la majorité selon lequel la responsabilité de la Moldova n'est pas engagée à raison de l'une quelconque des violations de la Convention constatées avant mai 2001. Reste à déterminer si sa responsabilité l'est après cette date.

b. Responsabilité après mai 2001

24. La conclusion du second groupe selon laquelle la responsabilité de la Moldova est engagée après mai 2001 ne repose pas sur la diminution après cette date du nombre de mesures judiciaires destinées à affirmer l'autorité de la Moldova en Transnistrie ; au contraire, selon ce groupe, cette diminution ne saurait être vue comme une renonciation de la part de la Moldova à exercer sa juridiction sur cette région, compte tenu de ce que plusieurs mesures tentées jusqu'alors par les autorités moldaves se sont heurtées à des mesures de rétorsion de la " RMT " en 2001 et 2002 (arrêt, paragraphe 344). En revanche, le raisonnement du second groupe s'appuie essentiellement sur ce qu'il présente comme une absence d'éléments prouvant que, depuis la libération de M. ILASCU, les autorités moldaves ont pris des mesures efficaces pour mettre un terme aux violations continues de la Convention à l'encontre des requérants. Selon ce groupe, en dehors de la déposition de M. Sturza selon laquelle la situation des requérants continue d'être évoquée régulièrement par les autorités moldaves dans leur relations avec le régime de la " RMT ", " la Cour ne dispose d'aucun autre élément pour conclure à une attitude diligente du gouvernement moldave pour ce qui est des requérants " (arrêt, paragraphe 348).

25. Certes, après mai 2001, les négociations avec les représentants de l'administration transnistrienne et de la Fédération de Russie semblent s'être centrées sur l'obtention d'un règlement global du conflit plutôt que sur le cas particulier des trois requérants toujours détenus. De plus, selon le témoignage de M. Sturza, M. Smirnov a refusé après cette date toute autre réunion consacrée à la situation des requérants (annexe, § 313). Cependant, toujours selon la déposition, nullement contestée, de M. Sturza, non seulement les négociations ont porté sur la question de ce qu'il convenait de faire des condamnations pénales prononcées par les autorités transnistriennes au cours des dix années précédentes mais, comme cela est reconnu dans l'arrêt, ce témoin a continué à soulever régulièrement la question de la libération des trois requérants auprès de ses homologues de Tiraspol au sein de la Commission pour les négociations avec la Transnistrie (annexe, § 309).

26. Tout en reconnaissant la réalité de ces efforts, l'arrêt met l'accent sur le fait que les autorités moldaves se sont bornées à soulever oralement la question de la situation des requérants (paragraphe 348) et qu'aucun projet global de règlement de la situation transnistrienne porté à l'attention de la Cour ne traite de leur situation (paragraphe 348). L'arrêt indique aussi que la Cour n'a été informée d'aucune démarche que les autorités moldaves auraient entreprise auprès des autorités russes pour obtenir la libération des autres requérants (paragraphe 349). Ces deux constats sont justes, mais je ne suis nullement convaincu que l'absence de telles preuves puisse servir à étayer la conclusion de la majorité selon laquelle la Moldova n'a pas pris des mesures suffisantes, effectives ou appropriées pour assurer aux requérants le respect des droits garantis par la Convention. Je suis encore moins en mesure d'admettre que les preuves soumises à la Cour permettent d'établir que les autorités moldaves ont acquiescé au maintien en détention de trois des requérants.

27. C'est pourquoi je conclus que les requérants n'ont à aucun moment de l'époque considérée relevé de la " juridiction " de la Moldova aux fins de l'article 1 de la Convention, que la Moldova n'a failli à aucune des obligations découlant de cet article à l'égard des requérants et que la responsabilité de ce pays n'est donc pas engagée à raison des violations de la Convention dénoncées par les requérants, que ce soit avant ou après mai 2001.

28. Il s'ensuit que j'ai non seulement voté contre la violation par la Moldova des droits garantis par la Convention dans le chef des requérants mais aussi contre la conclusion que la Moldova doit verser une somme aux requérants au titre de la satisfaction équitable. J'ai voté avec la majorité sur tous les autres points du dispositif (y compris le constat selon lequel la Moldova ne s'est pas acquittée de ses obligations au regard de l'article 34 de la Convention), sauf en ce qui concerne le point 21. c) au titre duquel la Fédération de Russie doit verser une somme pour dommage moral en raison de la méconnaissance par elle de l'article 34. Selon moi, même à supposer qu'une telle méconnaissance doive passer pour une " violation de la Convention " aux fins de l'article 41 de la Convention de sorte qu'elle puisse donner lieu à l'octroi d'une réparation équitable, ce dont je doute, je ne pense qu'il soit approprié en l'espèce d'allouer une somme à ce titre.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE LOUCAIDES

(Traduction)

J'aimerais tout d'abord rappeler le point de vue que j'ai exprimé dans l'affaire Assanidzé c. Georgie ([GC], n° 71503/01, CEDH 2004-...) au sujet de la notion de " juridiction " au sens de l'article 1 de la Convention, dont il est question aux paragraphes 310 à 314 et 319 du présent arrêt :

" A mes yeux, la " juridiction " signifie l'autorité réelle - c'est-à-dire la possibilité d'imposer la volonté de l'Etat à tout individu -, qu'elle s'exerce sur le territoire d'une Haute Partie contractante ou en dehors de celui-ci. Il s'ensuit qu'au regard de la Convention, un Etat partie est comptable de ses actes envers quiconque se trouve directement lésé par tout exercice d'autorité de la part de cet Etat, et ce en tout endroit du monde. Cette autorité peut revêtir différents aspects et être licite ou illicite. La forme habituelle est celle de l'autorité étatique sur le propre territoire de la Haute Partie, mais il peut aussi s'agir du contrôle global - même illicite - d'un autre territoire (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), arrêt du 23 mars 1995, série A n° 310), notamment d'un territoire occupé (Chypre c. Turquie [GC], n° 25781/94, CEDH 2001-IV). Par ailleurs, cette autorité peut se manifester par une domination ou une influence effective exercée au moyen d'un important soutien politique, financier, militaire ou autre accordé au gouvernement d'un autre Etat. En outre, elle peut à mon avis se concrétiser par toutes sortes d'actions étatiques - militaires ou autres -, menées par la Haute Partie concernée dans toute partie du monde (contrairement à ce qui est affirmé dans la décision Bankoviæ, évoquée dans l'arrêt).

Le critère devrait toujours consister à déterminer si la personne prétendant relever de la " juridiction " d'un Etat partie à la Convention à propos d'un acte donné est à même de démontrer que l'acte litigieux est résulté de l'exercice de l'autorité par l'Etat concerné. Toute autre interprétation écartant la responsabilité d'une Haute Partie contractante s'agissant d'actes découlant de l'exercice de son autorité étatique conduirait à l'affirmation absurde selon laquelle la Convention impose l'obligation de respecter les droits de l'homme uniquement sur le territoire placé sous le contrôle physique licite ou illicite de cette Partie et qu'en dehors de ce cadre - hormis certaines circonstances exceptionnelles dont l'existence serait déterminée au cas par cas - l'Etat partie concerné peut bafouer en toute impunité les règles de conduite fixées par la Convention. J'estime qu'une interprétation raisonnable des dispositions de la Convention à la lumière de l'objet de celle-ci amène forcément à conclure que la Convention représente pour toutes les Hautes Parties un code de bonne conduite pour chacun de leurs actes liés à l'exercice de leur autorité étatique et ayant un impact sur les individus. "

Je souhaite élargir ma position telle qu'elle est exposée ci-dessus en ajoutant qu'un Etat peut aussi être tenu pour responsable au titre de la Convention s'il ne s'est pas acquitté de ses obligations positives à l'égard d'une personne quelle qu'elle soit alors qu'il était en mesure d'exercer son autorité directement ou même indirectement sur cette personne ou sur le territoire où elle vit.

Eu égard à ce qui précède et aux faits et circonstances de l'affaire tels que décrits dans l'arrêt, je partage l'avis de la majorité selon lequel les requérants relèvent de la " juridiction " de la Fédération de Russie aux fins de l'article 1 et que la responsabilité de celle-ci est engagée à raison des actes dénoncés. Comme indiqué à juste titre dans l'arrêt, il est prouvé " que la " RMT ", établie en 1991-1992 avec le soutien de la Fédération de Russie et dotée d'organes de pouvoir et d'une administration propres, continue à se trouver sous l'autorité effective, ou tout au moins sous l'influence décisive, de la Fédération de Russie et, en tout état de cause, qu'elle survit grâce au soutien militaire, économique, financier et politique que lui fournit la Fédération de Russie " (paragraphe 392 de l'arrêt).

Toutefois, je ne souscris pas à l'avis de la majorité selon lequel les requérants relèvent de la " juridiction " de la Moldova et que la responsabilité de celle-ci est engagée au motif qu'elle a failli à l'obligation positive où elle se trouvait de prendre suffisamment de mesures effectives et appropriées pour reconnaître aux requérants les droits énoncés dans la Convention. Rien ne montre que la Moldova ait en réalité exercé une autorité directe ou indirecte sur le territoire où les requérants étaient détenus ou sur les requérants eux-mêmes. La Moldova n'est en rien responsable à raison de la détention illégale des requérants ou de la poursuite de cette détention. Rien ne montre que la Moldova ait acquiescé à l'existence du régime illégal ou ait encouragé ce régime qui, tout au long de la période considérée, a exercé (avec l'aide de la Russie comme on vient de l'expliquer) son autorité sur la région où les violations se sont produites et où les requérants étaient détenus.

Aucun des facteurs cités par la majorité à l'appui de sa conclusion selon laquelle la Moldova exerce sa juridiction sur les requérants ne peut selon moi être considéré comme équivalant à l'exercice ou au refus d'exercice d'une autorité effective à l'égard des requérants. A ce propos, je m'associe à l'approche adoptée par Sir Nicolas Bratza et exposée aux paragraphes 15 à 26 de son opinion partiellement dissidente.

En tout état de cause, conclure qu'il y a " juridiction " sur certaines personnes aux fins de la Convention du simple fait que le gouvernement concerné n'a pas pris les mesures judiciaires, politiques, diplomatiques et économiques ou toute autre des mesures citées par la majorité dans le but de reconnaître aux requérants les droits énoncés dans la Convention, alors même que ledit gouvernement n'exerçait pas une réelle autorité sur ces personnes, équivaudrait à élargir la notion de " juridiction " jusqu'à l'absurde. En d'autres termes, il serait à mon avis fallacieux d'admettre qu'une Haute Partie contractante a " juridiction " sur une personne échappant à son autorité du simple fait qu'elle ne prend pas les mesures politiques ou autres mentionnées en termes généraux par la majorité. Selon moi, pareil raisonnement conduirait par exemple à la conclusion à mon avis

illogique que toutes les Hautes Parties contractantes exerceraient leur juridiction et verraient leur responsabilité engagée à raison des violations des droits de l'homme commises à l'égard de personnes se trouvant sur le territoire de l'une quelconque d'entre elles, y compris le leur, mais en dehors de leur autorité (de facto ou de jure ou les deux en fonction du territoire), du simple fait qu'elles n'œuvrent pas pour obtenir le respect des droits énoncés dans la Convention sur ce territoire en dirigeant des actions contre l'Etat qui exerce en réalité l'autorité sur ces personnes.

Je crois qu'il ne faut pas interpréter un traité d'une manière qui conduise à un résultat manifestement absurde.

Dans la décision Bankoviæ (que je désapprouve personnellement), la Grande Chambre de la Cour a jugé que le bombardement d'un bâtiment à Belgrade ayant provoqué la mort de 16 civils était un acte extraterritorial ne relevant pas de la " juridiction " des Hautes Parties contractantes à la Convention responsables du bombardement, raison pour laquelle elle a conclu que le grief formulé par les proches parents des personnes décédées était irrecevable. Il me semble incompréhensible et en tout cas très étrange qu'une Haute Partie contractante échappe à sa responsabilité au titre de la Convention au motif que le largage de bombes à partir d'avions lui appartenant survolant une région habitée dans un quelconque endroit du monde n'implique pas que les victimes de ce bombardement relèvent de sa " juridiction " (c'est-à-dire de son autorité), alors que le fait qu'une telle Partie ne prenne pas " toutes les mesures en [son] pouvoir, qu'elles soient d'ordre politique, diplomatique, économique, judiciaire ou autre, pour assurer le respect des droits garantis par la Convention dans le chef des personnes relevant de [sa] juridiction formelle [de jure] ", mais se trouvant en réalité en dehors de son autorité effective, confère à cet Etat juridiction et lui impose des obligations positives envers ces personnes.

En tout état de cause, je pense que les autorités de la Moldova ont en fait tenté tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles dans les circonstances particulières de la cause. Il serait irréaliste et injuste de leur attribuer une quelconque responsabilité à raison de la situation dénoncée par les requérants.


OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE KOVLER

" La frontière entre le judiciaire et le politique n'est plus ce qu'elle était. Les fondements de la légitimité non plus. Encore moins la normativité, désormais plurielle et de plus en plus diffuse " (Lajoie A. Jugements de valeurs. Paris PUF. 1997, p.207).

Je regrette de ne pas me retrouver dans la majorité et de faire part publiquement, grâce à l'article 45 § 2 de la Convention, de mon profond désaccord avec le jugement de la Grande Chambre dans la présente affaire, tout en respectant les opinions de mes collègues.

Ce désaccord concerne à la fois la méthodologie de l'analyse, la présentation des faits, l'analyse des notions de " juridiction " et de " responsabilité " et enfin les conclusions auxquelles a abouti la Cour. Je suis obligé donc de m'arrêter sur chaque point.

I. Méthodologie de l'analyse

L'affaire examinée donne l'exemple d'une situation où " les droits de l'homme deviennent une politique " (Gauchet M. La démocratie contre elle-même. Paris, 2002, p. 326). Vu le caractère particulier de l'affaire, où la situation des requérants est indissociable d'une situation géopolitique d'une extrême complexité, il s'agit d'une situation inédite compte tenu de l'absence de jurisprudence appropriée de la Cour. L'arrêt de la Cour en cette affaire aurait pu former un précédent pour le même type de situations dans d'autres zones de conflit dans les Etats membres du Conseil de l'Europe, y compris ceux qui ont récemment fait leur entrée dans cette organisation. Les racines historiques du conflit dans lequel étaient impliqués les pays de la région et l'effet d'" empire éclaté " font penser à un conflit de type balkanique ou caucasien, le rapprochement géographique aidant.

Or, la Cour a préféré (à tort, à mon avis) la vision d'un conflit de type chypriote, en suivant sa jurisprudence correspondante et en tombant dans le piège de celle-ci. A mon avis, c'est une erreur méthodologique. Les similitudes superficielles entre la présente affaire et l'affaire Loizidou sont selon moi trompeuses. Le seul point commun (auquel je reviendrai) sont les sources du conflit, à savoir la perspective pour une communauté assez importante d'être rattachée un jour à un autre pays dont elle se distingue radicalement par ses attaches historiques, économiques et culturelles. D'où les réactions et contre-réactions des acteurs du conflit prenant des formes violentes et causant des tragédies humaines.

Pourtant, même cette jurisprudence Loizidou est riche d'enseignements : elle nous permet d'éviter des conclusions hâtives et simplistes. Dans son

opinion dissidente dans l'affaire Loizidou, le juge Bernhardt, auquel le juge Lopes Rocha s'était rallié, soulignait : " En l'espèce, il est impossible de dissocier la situation personnelle de la victime d'une évolution historique complexe et d'une situation actuelle qui ne l'est pas moins " (Loizidou c. Turquie (fond), arrêt du 18 déc. 1996, Recueil 1996-VI, p. 2242). En constatant l'échec des négociations visant à réunifier l'île, échec qui avait fait perdurer la situation de la requérante, il se demandait : " Qui est responsable de cet échec ? L'une des parties seulement ? Est-il possible de donner une réponse précise à ce genre de questions et de parvenir à une conclusion claire d'un point de vue juridique ? " (ibidem).

Dans une autre opinion dissidente dans la même affaire, le juge Pettiti constatait : " (...) quelles que soient les hésitations de la communauté internationale dans l'approche des problèmes internationaux relatifs, à partir de 1974, à Chypre (...) responsabilités qui sont d'origines diverses et de natures différentes, l'ensemble du problème des deux communautés (il ne s'agit pas de minorités nationales au sens du droit international) relève plus du politique et de la diplomatie que d'un examen juridictionnel européen, à partir de la situation isolée de Mme Loizidou au regard du Protocole n° 1 " (ibidem, pp. 2253-2254). La prudence et la sagesse de ces propos sont tout à fait justifiées.

Hélas, dans la présente affaire, la Cour a pris le risque d'examiner à partir de la situation isolée des quatre requérants (car à la différence de la situation chypriote aucun système de reproduction de cas similaires n'a été révélé) un ensemble de problèmes de différents ordres : militaire (on trouve dans l'arrêt l'analyse des aspects militaires du conflit transnistrien et un calcul minutieux des armes digne d'un quartier général), économique (appréciation des rapports des partenaires opérant depuis des décennies dans le même espace économique), politique (citations difficilement vérifiables des déclarations " non datées " des dirigeants politiques et des militaires). Certes, la Cour était débordée par l'énorme volume d'informations contradictoires provenant des requérants, des trois Etats impliqués dans la procédure et de sa propre mission d'enquête dans la région ; elle a fait un énorme travail - digne de toute estime - de sélection. Mais la problématique proprement juridique (par exemple, la qualification juridique du droit des peuples à l'autodétermination avec ses limites ou bien des appels répétés du premier requérant à la violence avant son arrestation) est restée orpheline. A mon avis, c'est une deuxième erreur méthodologique, qui a entraîné une série d'autres erreurs.

II. Présentation des faits

Dans une affaire aussi complexe et aussi " sensible " que celle-là, la présentation minutieuse et objective des circonstances de l'espèce joue un rôle primordial car elle détermine en réalité le préjugement au sens positif de ce mot. Or, à mon avis, le contexte général de l'affaire est présenté d'une façon sommaire en dénaturant considérablement le tissu factuel. C'est la vision des choses imposée par les requérants dans des buts que l'on peut comprendre, qui prévaut. Je ne peux m'arrêter que sur quelques faits et leur interprétation qui donnent des images de la réalité erronées.

Le problème crucial du contexte général de l'affaire est la vision des origines et des principaux problèmes du conflit moldo-transnistrien. Dans des affaires assez compliquées et délicates, telles que Gorzelik c. Pologne [GC] (n° 44158/98, arrêt du 17 février 2004) et Assanidzé c. Géorgie [GC] (n° 71503/01, arrêt du 8 avril 2004), la Grande Chambre remonte au XIVe siècle pour analyser le problème silésien (voir § 13 de l'arrêt Gorzelik) et même au XIe siècle pour éclaircir le statut de l'Adjarie au sein de la Géorgie (voir §§ 100-107 de l'arrêt Assanidzé). Dans la présente affaire, les " non-dits " sont plus éloquents que ce qui est dit : une photographie instantanée de l'enlèvement à la Roumanie le 28 juin 1940 à la suite du pacte Molotov-Ribbentrop d'une partie de la Bessarabie et la reprise à l'Ukraine " d'une bande de terre située sur la rive gauche du Dniestr " pour former la Moldavie soviétique donne l'impression que l'histoire de cette région multiethnique commence là (§ 28) - tout cela sous forme de référence (très sélective il faut le dire) à un document de l'OSCE. Or, le document cité comme n'importe quel autre aperçu d'histoire donne une image plus colorée de l'histoire de la région que je me permets de rappeler en bref.

Créée en 1360 après son détachement de la Hongrie, la principauté de Moldavie tombe en 1456 sous la domination de l'Empire ottoman. Cette domination dure plusieurs siècles. En 1711, le prince (gospodar) Dmitri Kantemir (dont le fils, Antiokh, soit dit en passant, deviendra l'éminent écrivain russe et ambassadeur de Russie à Londres et à Paris) conclut un accord avec Pierre le Grand sur la protection de la Moldavie, et c'est en 1791 par le traité conclu à la suite de la guerre entre la coalition russo-autrichienne (dont les forces étaient conduites par A. Souvorov) et la Turquie que la Russie obtient le contrôle de la partie gauche de Dniestr, dont une forte proportion de la population est slave. A la suite de la nouvelle guerre russo-turque, le traité de Bucarest de 1812 inclut dans l'Empire russe la partie orientale de la Moldavie entre les fleuves Prout et Dniestr sous le nom de Bessarabie. Les Bulgares et les Gagaouses (ethnie turcophone chrétienne) peuplent la Bessarabie du Sud. Après la guerre de Crimée (1854-1856), la Russie cède aux Etats vainqueurs, conformément au traité de Paris de 1856, une partie de la Bessarabie qui est inclue dans le Royaume de Roumanie créé en 1859, mais par le traité de Berlin (1878), la Bessarabie est de nouveau rendue à la Russie, la Roumanie obtenant en compensation la Dobroudje. C'est en janvier 1918 que la Roumanie occupe la Bessarabie et fait voter par l'assemblée locale son rattachement. En même temps, le directoire de l'Ukraine (à l'époque indépendante) proclame sa souveraineté sur la rive gauche du Dniestr (48% de la population étant à l'époque ukrainienne, 30% moldave, 9% russe et 8,5% juive), et en 1924 une république autonome moldave y est créée. Depuis 1924, l'URSS a imposé à la Roumanie le plébiscite en Bessarabie (négociations à Vienne) avant d'occuper le 28 juin 1940 la Bessarabie. Telle est l'histoire controversée de la région qui depuis 1940 constitue une entité moldave, avec deux moitiés ayant chacune ses particularités historiques, économiques, culturelles et linguistiques. Ces particularités n'ont pas échappé aux observateurs avertis : " La Transnistrie dont la population est composée d'une majorité de Russes et d'Ukrainiens, s'est toujours sentie proche de la Russie avec laquelle elle a partagé deux siècles de vie commune. A l'éclatement de l'URSS, la Transnistrie a rejeté la politique de rattachement à la Roumanie du premier gouvernement moldave indépendant " (Libération, Paris, 1er août 2002).

A propos de la langue et de l'écriture, je ne veux pas spéculer sur ce problème très délicat et regrette que la Cour donne une vision plutôt simpliste à ce sujet (paragraphe 28 de l'arrêt), ce qui m'amène à deux citations. " Le premier texte connu en langue roumaine date de 1521 : c'est une lettre écrite par le boyard Neaþcu au maire de Braþov (...). Ces textes, traduits du slavon (langue liturgique des orthodoxes slaves mais aussi roumains), étaient transcrits en caractères cyrilliques. (...) Il faut cependant attendre le XIXe siècle pour que s'établisse définitivement la langue roumaine moderne, sous l'influence du français notamment : on a parlé à cet égard de " relatinisation ". C'est aussi à ce moment que l'usage de l'alphabet latin se substitue à celui de l'alphabet cyrillique " (Source : Atlas des peuples de l'Europe Centrale, Paris, La Découverte, 2002, p.137). Quant aux langues utilisées, la Constitution de la Moldavie soviétique de 1978 établissait : " l'égalité des droits, y compris le droit d'utiliser la langue nationale " (art. 34), " l'enseignement scolaire en langue nationale " (art. 43), " les lois et autres actes (...) sont publiés en moldave et en russe " (art. 103), " la justice est rendue soit en langues moldave et russe, soit en langue de la majorité de la population de la région " (art. 158).

Je me suis permis de faire ces digressions historiques afin de rappeler la position de la Cour : " La Cour estime qu'elle doit s'abstenir, dans toute la mesure du possible, de se prononcer sur des questions d'ordre purement historique, lesquelles ne relèvent pas de sa compétence ; toutefois, elle peut accepter certaines vérités historiques notoires et se fonder sur elles dans son raisonnement " (voir Zdanoka c. Lettonie, arrêt du 17 juin 2004, § 77 ; voir aussi Marais c. France, décision de la Commission du 24 juin 1996, DR 86, p. 184, et Garaudy c. France (déc.), n° 65831/01, CEDH 2003-IX). Or, les " vérités historiques " s'avèrent assez déformées dans notre arrêt, par conséquent, certains raisonnements aussi, à mon grand regret.

Les paragraphes 30-41 mentionnent pêle-mêle les prémisses et l'évolution du conflit moldo-transnistrien en mettant l'accent sur les aspects militaires, comme si le problème majeur était la 14e Armée et le matériel de la DOSAAF (à propos, organisation non étatique selon la législation en vigueur). Comme juge national, je tiens à préciser que le processus de décomposition de l'URSS en 1988-1991 a touché non seulement les 15 républiques soviétiques qui ont proclamé l'une après l'autre leur souveraineté (la fameuse " parade des souverainetés "), mais aussi des territoires au sein de certaines républiques multinationales : le Haut Karabakh, l'Abkhazie, la Tchétchénie, etc. La Moldova n'a pas échappé à cette escalade, d'autant plus que le Front Populaire de la Moldova avait proclamé comme son but le rattachement de la Moldova dans son entité à la Roumanie, les lois sur la langue et le nouveau drapeau mentionnées au paragraphe 29 n'étant que le premier pas. C'est la Gagaousie, région turcophone, qui proclama la première le 18 août 1990 sa souveraineté, suivie le 2 septembre 1990 par la Transnistrie. Ce n'était pas, à mon avis, le résultat de la " résistance à l'indépendance moldave " (paragraphe 43 de l'arrêt), mais plutôt la résistance à la politique de refus du droit à l'autodétermination. N'oublions pas (et c'est encore un des " non-dits " du texte de l'arrêt) que la première opération des forces spéciales de la police moldave, lancée contre les " séparatistes " à Doubossari le 12 juin 1990, a précédé ces proclamations, donc les a stimulées.

C'est dans cette situation qu'il fallait chercher, à mon avis, les racines du conflit ayant des répercussions directes sur la situation des quatre requérants, et non dans la simple déclaration du 2 septembre 1990 quant à la création de la " République moldave de Transnistrie " comme le laissent entendre les paragraphes 30-34 de l'arrêt.

Juridiquement parlant, les déclarations mentionnées ne signifiaient pas à cette époque tumultueuse une déclaration de séparation (le mot " moldave " dans l'appellation de la " RMT " en est la preuve), mais une déclaration de la volonté d'obtenir une autonomie plus large, comprenant le droit au référendum sur l'appartenance à l'entité étatique pour le cas où cette entité proclamerait son union avec un Etat étranger, perspective perçue comme un danger réel. " L'émergence, en 1990, des premiers mouvements autonomistes, puis la proclamation de l'indépendance en août 1991 favorisent la mise en place, entre Kichinev (Chiþinãu) et Bucarest, d'un projet d'intégration/annexion de la Moldavie par la Roumanie. Mais ce projet qui, dans un premier temps, a tenté les Moldaves, est abandonné lorsque, le 6 mars 1994, par voie de référendum, les Moldaves, au grand dam de Bucarest, se prononcent à 95,4 % contre leur rattachement à la Roumanie. Mais, hostiles à l'idée de l'indépendance de la république et, plus encore, à son éventuel rattachement à la Roumanie, les populations slaves localisées essentiellement en Transnistrie, une bande de territoire de 5 000 km2 à l'est du Dniestr, proclament leur autonomie ", écrit Jean-Christophe Romer, professeur à l'Institut des Hautes Etudes européennes et de l'Ecole Spéciale militaire de Saint-Cyr (Romer J.-Ch. Géopolitique de la Russie. Paris. Economica. 1999, p.63).

J'ajoute à cette analyse qu'en février 1992, le 2e Congrès du Front Populaire de la Moldova a proclamé la Moldova, y compris la région de Transnistrie, partie intégrante de la Roumanie, et que c'est en mars 1992 qu'ont débuté les hostilités entre les forces spéciales de police et les " séparatistes ". Le 19 juin 1992 - date noire - début de l'opération des forces policières de la Moldova à Benderi. Bilan : 416 morts dans la population civile. C'est seulement le 29 juillet 1992 que les premiers détachements des forces de paix russes entrent à Tiraspol selon l'accord russo-moldave du 21 juillet 1992. Je pourrais continuer à restituer la suite des événements, mais je m'arrête là. J'observe seulement que la référence au " contexte général de l'affaire " dans le texte de l'arrêt compense l'absence de certains faits importants par des citations abondantes de déclarations politiques reflétant une seule tendance d'interprétation des événements. Il n'est donc pas facile de se faire une idée de la réalité. Je le déplore encore une fois.

Je regrette aussi que la Cour n'ait pas pris en considération le fait que les événements de 1992 (opération de " pacification " des autorités centrales, résistance armée des rebelles, période transitoire juste après la décomposition de l'URSS, etc.) constituaient en réalité un cas de force majeure dans lequel ont agi toutes les parties impliquées directement ou indirectement au conflit, y compris la 14e Armée.

Je suis aussi tenté de donner ma vision plus nuancée du conflit armé des années 1991-1992, car je pense que le volume vraiment hypertrophié de cette partie de l'arrêt (paragraphes 42-110), dont le seul but est manifestement de démontrer la participation de la Russie au conflit et son soutien militaire aux séparatistes, est le résultat de l'erreur méthodologique déjà évoquée. Même dans l'affaire inter-étatique Chypre contre Turquie, la Cour a été beaucoup plus " économe " dans ce genre d'analyse, en se concentrant sur les problèmes juridiques.

Et pourtant, bien que je ne veuille pas alourdir le texte, je ne peux passer sous silence la " question cosaque ". L'arrêt reproduit une affirmation des requérants selon laquelle " en 1988 aucun Cosaque ne se trouvait sur le territoire moldave " (paragraphe 60). Je voudrais seulement rappeler que les Cosaques ukrainiens participèrent déjà en 1571-1574 à une guerre de libération des Moldaves contre la domination ottomane et que les Cosaques libres peuplaient la Moldavie, la Podolie, la Zaporogue depuis des siècles (voir entre autres sources : Longworth Ph. The Cossacks. Londres, 1969). Victimes de la terreur stalinienne, ils furent réhabilités par le décret du 16 juin 1992 du Parlement russe dans le cadre de la réhabilitation des peuples victimes de la répression. C'est seulement le 9 août 1995 que le Président de la Fédération de Russie signa l'ordonnance sur le registre des associations des Cosaques et le 16 avril 1996 celle sur les modalités de leur service civil et militaire. La liberté de mouvement et le caractère para-militaire de leur organisation sont des traits reconnus des Cosaques. Des détails, dira-t-on, mais le diable est dans les détails.

Ces détails, il y en a pas mal dans le texte de l'arrêt : déclarations " non datées " du vice-président russe (paragraphe 137), intervention télévisée " non datée " du président russe (paragraphe 138), entretien télévisé diffusé " à une date non précisée " (paragraphe 145), etc. - cela malgré la position déclarée de la Cour : " Pour apprécier les preuves tant écrites qu'orales, la Cour a généralement adopté jusqu'ici le critère de preuve " au-delà de tout doute raisonnable " " (paragraphe 26). Or, je suis étonné par le fait que contrairement aux précisions fournies à la Cour, l'arrêt reproduit au paragraphe 141 (" tient pour établi " !) une fausse information sur l'organisation par la Russie du vote du 17 mars 2004 " en l'absence d'accord des autorités moldaves ". La législation électorale de la Fédération de Russie prévoit le vote des citoyens russes à l'étranger dans les bureaux de vote créés à l'occasion (et pas toujours dans des " postes consulaires fixes faisant fonction de bureau de vote ") seulement avec l'accord des autorités de l'Etat en question. Je regrette que la Cour, dont les jugements sont étudiés partout à la loupe, se soit écartée à maintes reprises du critère énoncé au paragraphe 26 du présent arrêt.

Il est dommage aussi que, dans la présentation du contexte général de l'affaire, la Cour n'ait pas toujours suivi le principe établi par elle-même dans l'affaire Irlande c. Royaume-Uni : " Dans les affaires dont [la Cour] connaît, elle étudie l'ensemble des éléments en sa possession, qu'ils proviennent de la Commission, des parties ou d'autres sources ; s'il le faut, elle s'en procure d'office " (Irlande c. Royaume Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A n° 25, p. 64, § 160).

Par exemple, je regrette que la Cour évite soigneusement dans son arrêt de faire la moindre mention des activités du groupe " Bujor " et des requérants avant leur arrestation (sauf au paragraphe 216, en s'y référant au jugement du 9 décembre 1993). Or, les documents fournis à la Cour sont éloquents sur ce point. Dans l'interview de M. ILASCU à la revue " Sména " de Léningrad du 6 décembre 1990, il donne des détails de la fameuse " directive n° 6 " : " Nous avons deux listes noires. Dans la première il y a 23 noms, toute la direction de la soi-disant République de Transnistrie. Dans la deuxième - 480, ce sont les délégués de leur deuxième Congrès. Des préparatifs sérieux sont effectués pour leur liquidation physique ". Conclusion : " Nous avons des hommes politiques qui doivent rester toujours propres, mais quelqu'un doit faire le sale boulot ". De déclarations du type " nous sommes capables d'organiser une grande effusion de sang " aux actes concrets, le chemin était court. Les noms des victimes de ces actes sont connus, les noms de leurs veuves et orphelins aussi. Ce n'est pas par hasard que les éminents spécialistes, mentionnés dans le paragraphe 286 de l'arrêt, proposaient de rejuger les requérants dans un pays neutre, comme d'ailleurs le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe qui n'excluait pas " a possible new trial of M. ILASCU in a neutral place " (SG/Inf. (2000)53, 19 January 2001). A quoi servent toutes les résolutions des Nations Unis sur la lutte contre le terrorisme ? Hélas, la Cour ne donne pas de réponse à ces questions, mais elle refuse la demande d'une des veuves, madame Ludmila Goussar, de témoigner devant la Cour (voir paragraphe 8).

III. Analyse des notions de " juridiction " et de " responsabilité "

Mais mes regrets sont encore plus profonds en ce qui concerne l'occasion manquée d'appliquer à une situation inédite une analyse plus nuancée des notions de " juridiction " et de " responsabilité ". Ne prétendant pas être détenteur de la vérité en dernière instance, je voudrais néanmoins faire part de ma vision du problème.

Ma position initiale exprimée lors du vote sur la recevabilité le 4 juillet 2001 (à laquelle je tiens toujours) était de déclarer la requête irrecevable ratione loci et ratione personae en ce qui concerne la Russie, tout en reconnaissant la juridiction de la Moldova sur la Transnistrie, mais en même temps en constatant l'absence de sa part de contrôle de facto sur la région, au moins au moment de l'arrestation des requérants.

Comme conséquence de ces constatations, la Cour aurait pu aboutir à un constat de " vide juridique " ou d'une " zone de non-droit " à laquelle des dispositions de la Conventions ne s'appliquent pas de facto. Cette idée n'est ni absurde, ni nouvelle. " Les propositions de recommandation " intitulées " Zones de non-droit sur le territoire des Etats membres du Conseil de l'Europe " émanant de M. Magnusson, député suédois à l'Assemblée parlementaire (soutenu par plusieurs de ses collègues) constataient :

" [L'Assemblée] doit cependant admettre qu'il existe plusieurs zones se trouvant sur le territoire de certains Etats membres où la Convention européenne des Droits de l'Homme et les autres instruments de protection des droits de l'homme ne s'appliquent pas en fait.

Ceci ressort d'une part de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme dont certains jugements ne sont pas appliqués : affaire Loizidou contre Turquie, qui concerne la partie nord de Chypre ; affaire Matthews contre Royaume-Uni, qui concerne Gibraltar.

D'autre part, des zones de " non-droit " sont apparues dans les régions irrédentistes telles que la Tchétchénie, la Transnistrie, l'Abkhazie ou le Haut Karabakh... " (Doc. 8993, 8 mars 2001).

La déclaration d'une réserve territoriale faite par la Moldova au moment de la ratification de la Convention milite en quelque sorte en faveur de la reconnaissance d'un " vide juridique " dans la région, véritable " trou noir " dans l'espace juridique européen, d'autant plus que cette constatation pourrait être accompagnée par la reconnaissance de l'absence d'un contrôle de facto de la Moldova sur ce territoire. Je suis satisfait de faire partie de la majorité au moins sur ce point : la reconnaissance de la juridiction de la Moldova, même avec la formule limitée de " la juridiction (...) quant à ses obligations positives " (point 1 du dispositif).

Néanmoins, j'estime que la prépondérance du principe territorial s'agissant de la notion de " juridiction " au sens de l'article 1 de la Conventions s'applique pleinement à la Moldova, à sa responsabilité et à ses obligations envers les requérants, même si celles-là sont de facto limitées (voir paragraphe 313 de l'arrêt). En tout cas, la Transnistrie n'est ni un " territoire sans maître ", ni terra nullius aux termes du droit international : la communauté internationale continue à considérer la Transnistrie comme une partie intégrante de la Moldova ; le fait même que la Moldova ait exprimé une réserve au sujet de la Transnistrie au moment de la ratification de la Convention prouve qu'elle ne s'est pas acquittée à long terme de ses obligations envers ce territoire. Accepter le contraire serait faire un cadeau inestimable à tous les séparatistes du monde : une juridiction internationale reconnaît enfin qu'une partie du territoire d'un Etat échappe à la juridiction des autorités centrales. Je regrette seulement que la majorité n'ait reconnu la responsabilité de la Moldova qu'à partir de 2001, et cela en dépit du fait établi que la Moldova n'avait pas entrepris après 1994, et surtout après son adhésion au Conseil de l'Europe en 1997, la moindre démarche visant à obtenir le rejugement ou la libération des requérants. A cet égard, je partage l'essentiel des arguments de l'opinion partiellement dissidente du juge Casadevall et des autres collègues qui s'y sont ralliés.

Le problème de la juridiction dite extraterritoriale est beaucoup plus complexe. Je suis convaincu que la Cour est appelée à suivre les traditions de la " jurisprudence des notions ", c'est-à-dire partir de l'idée que les notions essentielles du droit positif contemporain ont été élaborées par des générations de juristes et ne doivent pas être remises en cause sauf dans des cas exceptionnels. C'était d'ailleurs la position unanime de la Cour dans l'affaire Bankoviæ : " Aussi la Cour estime-t-elle que l'article 1 de la Convention doit passer pour refléter cette conception ordinaire et essentiellement territoriale de la juridiction des Etats, les autres titres de juridiction étant exceptionnels et nécessitant chaque fois une justification spéciale, fonction des circonstances de l'espèce " (Bankoviæ et autres c. Belgique et 16 autres Etats contractants (déc.), n° 52207/99, § 61, CEDH 2001-XII). Dans l'affaire Bankoviæ, la Cour a estimé nécessaire de " se convaincre qu'il existe en l'espèce des circonstances (...) exceptionnelles propres à faire conclure à un exercice extraterritorial de leur juridiction par les Etats défendeurs " (Bankoviæ précitée, § 74).

Quelles circonstances exceptionnelles pourraient justifier une telle conclusion dans la présente affaire ?

La Cour choisit, à mon humble avis, la voie de la facilité et applique dans son arrêt les critères élaborées dans un autre cas exceptionnel, l'incontournable affaire Loizidou, en tirant de ce précédent une conclusion trop vague : " La Cour a admis que, dans les circonstances exceptionnelles, les actes des Etats contractants accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire peuvent s'analyser en l'exercice par eux de leur juridiction au sens de l'article 1 de la Convention " (paragraphe 314 du présent arrêt). Le premier critère de ces " actes " qui ressort de cette affaire est l'occupation par une action militaire ciblée du territoire de l'autre Etat. Mais tel n'est pas le cas dans notre affaire, où les forces militaires soviétiques stationnaient dans la région depuis des décennies.

Même en supposant qu'il y avait une " action militaire " à l'instar de la situation chypriote, les juges Gölcüklü et Pettiti avaient mille fois raison de séparer la " responsabilité " et la " juridiction " : " Certes, une Haute Partie peut voir engager sa responsabilité par suite d'une action militaire à l'extérieur de son territoire ; ceci n'implique pas l'exercice de la juridiction " (arrêt Loizidou (exceptions préliminaires), série A n° 310, p. 35). Effectivement, les deux notions possèdent une certaine autonomie l'une par rapport à l'autre, hypothèse d'école dira-t-on ...

Pourquoi la Cour a-t-elle négligé cette nuance très importante dans la présente affaire et n'a-t-elle pas comblé une lacune dans sa jurisprudence vu l'absence de critère valable relatif à la juridiction extraterritoriale ? A mon avis, pour aboutir à des conclusions plus directes par notion de responsabilité interposée (voir paragraphes 314-317 de l'arrêt). C'est la juridiction (territoriale ou extraterritoriale) qui est une notion primaire, la responsabilité étant l'émanation de la juridiction et non le contraire. La Cour a indirectement confirmé cette subordination, en reconnaissant la juridiction de la Moldova, mais en excluant sa responsabilité jusqu'en 2001 ! Mais dans la recherche de la juridiction de la Fédération de Russie, elle a préféré la logique inverse : il y a " juridiction " car il y a " responsabilité ".

Même en acceptant qu'il s'agisse d'une éventuelle responsabilité impartie à un Etat étranger défendeur, nous devrions prouver que l'Etat défendeur a) continue à exercer sa responsabilité engagée par le biais d'une administration locale subordonnée ; b) continue à contrôler tout le territoire en question par un grand nombre de soldats participant à des missions actives en exerçant " en pratique un contrôle global sur cette partie de l'île ", comme il a été constaté dans les exceptions préliminaires dans l'affaire Loizidou. Ces deux aspects sont évoqués notamment au § 70 de la décision sur la recevabilité de l'affaire Bankoviæ, où cet aspect territorial a été mis en relief tout au long de la décision afin de conclure : " la Cour n'est pas persuadée de l'existence d'un lien juridictionnel entre les personnes ayant été victimes de l'acte incriminé et les Etats défendeurs " (Bankoviæ précitée, § 82).

Pour déterminer la responsabilité de la Fédération de Russie quant aux actes dénoncés, la Cour en se référant à l'arrêt Chypre c. Turquie utilise la notion de " contrôle global sur une zone située en dehors de son territoire national " (paragraphe 316). Je rappelle à cet effet l'appréciation donnée par la Cour dans l'affaire Loizidou : " la Turquie exerce en réalité dans le détail un contrôle sur la politique et les actions des autorités de la RTCN. Le grand nombre de soldats participant à des missions actives dans le nord du Chypre (...) atteste que l'armée turque exerce en pratique un contrôle global sur cette partie de l'île " (§ 56 de l'affaire précitée). Si ma mémoire est bonne, je me souviens avoir appris dans les cours de préparation militaire initiale que la notion de " mission active " suppose le contrôle des routes et des chemins de fer, la surveillance des points stratégiques (poste-télégraphe-téléphone), le contrôle des gares et aéroports et des frontières, etc. Même sans être stratège militaire, l'on peut comparer les deux situations : 30 000 soldats sur un petit territoire peuplé de 120-150 000 habitants - et 2 500 soldats et officiers sur le territoire de 4 163 km2 et de 852 km de frontières peuplé de plus de 750 000 habitants ! Et enfin la différence majeure : il n'y avait pas d'invasion militaire de l'extérieur dans le but d'établir ce contrôle : les militaires russes, hier encore militaires soviétiques (dont les 2/3 originaires de la région), ont été surpris par les événements là où ils stationnaient depuis de longues années sans se mêler de la gestion administrative. Ces militaires n'exercent aucune " mission active " à part la garde des arsenaux d'armes et du matériel destiné à être évacué.

Quant à la subordination de l'administration locale aux autorités russes, le seul fait que cette administration ait maintes fois empêché l'évacuation du matériel militaire est révélateur. Après avoir libéré un des requérants sous la pression internationale, les autorités de la " RMT " continuent à retenir les autres malgré l'intérêt évident de leur " tuteur " présumé de se débarrasser du problème encombrant - drôle d'administration " soumise à l'autorité étrangère " ...

L'autre thèse qui milite selon la majorité en faveur de la responsabilité de la Fédération de Russie est la suivante : la " RMT " fut établie en 1991-1992 avec le soutien de la Fédération de Russie. Je suis obligé de rappeler que la " RMT " a été proclamée le 2 septembre 1990, donc plus d'un an avant la décomposition de l'URSS et l'accession de la Russie à l'indépendance en tant qu'Etat souverain. Décidément, c'est La Fontaine qui vient à l'esprit : " Si ce n'est toi, c'est donc ton frère. - Je n'en ai point! - C'est donc quelqu'un des tiens... " La thèse du gouvernement moldave selon laquelle la Russie, en tant que continuatrice de l'URSS, assume la pleine responsabilité pour les actes de cet Etat ne résiste pas à l'idée, admise par le droit international, que dans le cas d'une responsabilité encourue par un sujet de droit du fait du comportement d'un autre sujet de droit il ne s'agit que d'une responsabilité indirecte (Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, 2001, pp. 996-997).

Rien que pour ce fait, à la différence de la proclamation de la RTCN, la Russie ne pouvait pas être responsable de cet acte. En plus, elle n'a jamais reconnu la " RMT " comme Etat indépendant. Le Traité d'amitié et de coopération entre la Fédération de Russie et la République de Moldova signé le 19 novembre 2001 est clair sur ce point : " les parties condamnent le séparatisme sous toutes ses formes et prennent l'engagement de ne pas soutenir les mouvements séparatistes " (art. 5, al. 2). Or, la Cour préfère reproduire des déclarations irresponsables " non datées " de certains députés et ex-politiciens comme " preuves " du soutien politique.

Les " preuves " du prétendu soutien économique (paragraphes 156-160 de l'arrêt) ne résistent pas à leur vérification. Je compare les thèses de l'arrêt avec les observations d'une ONG - British Helsinki Human Rights Group (BHHRG), qui analyse la situation dans la région :

Exportations de gaz " dans des conditions financières avantageuses " (paragraphe 156). Selon cette ONG, le coût de 1 000 mètres cube de gaz fourni par la Russie à la Transnistrie était en 2003 de l'ordre de 89 USD, comme le prix du gaz fourni à l'Estonie (36 USD pour la Belarus, 50 USD pour la Géorgie).

" La Transnistrie reçoit l'électricité directement de la Fédération de Russie " (paragraphe 157). Selon le BHHRG, le marché de l'électricité est contrôlé par la compagnie espagnole " Union Fenosa ", produisant l'électricité grâce au gaz acheté à la Russie.

" L'entreprise russe ITERRA privatise l'usine métallurgique de Râbniþa " (paragraphe 160). Rien qu'en août 2003, une seule compagnie du Liechtenstein a acheté 15,6 % des actions de cette usine.

C'est l'entreprise américaine Lucent Technologies qui contrôle toutes les télécommunications ; c'est en Allemagne que sont imprimés les billets de banque ; c'est l'Union Européenne qui couronne par le prix " Arc of Europe " la production textile de l'entreprise " Intercentre Llux "... (Source : British Helsinki Human Rights Group. Transnistria 2003 : Eye in the Gathering Storm. - www.bhhrg.org)

Autre argument : la fourniture des armes aux séparatistes. Les requérants affirment (sans donner des preuves concrètes) que la 14e Armée avait fourni des armes aux séparatistes, ce qui engage à leur avis encore plus la responsabilité de la Fédération de Russie. N'étant pas spécialiste en la matière, je me réfère à une source digne de foi : " Le pillage organisé des armes a commencé après la proclamation de la souveraineté de la Moldova le 23 juin 1990 et avait pris des formes graves en 1991 lors de la décomposition de l'URSS (situation semblable en Tchétchénie, en Abkhazie etc.) ; 21 800 fusils, munitions et même les chars ont été " expropriés ". C'est grâce aux efforts du commandant de la 14e Armée, le général Lebed, qu'une partie des armes a été saisie et retournée aux dépôts. Une enquête avait été ouverte par le Procureur militaire " (journal russe Commersant, 21.07.2001). Le potentiel industriel de la région permet de produire pratiquement toutes les armes conventionnelles ; la vente des armes constitue jusqu'à aujourd'hui une part importante des revenus de la région, ce que mentionne la Cour (paragraphe 161 de l'arrêt).

En fin de compte, je n'ai trouvé dans les éléments factuels concernant les aspects militaire, politique et économique aucun élément valable qui puisse établir une intervention limitée ou continue de la Russie en faveur de la Transnistrie, de preuves de la dépendance militaire, politique ou économique de la " RMT " envers la Russie.

Au fond de moi-même, je regrette de ne pas avoir de preuves de ce que l'on appelle maintenant " l'intervention humanitaire ", forme anoblie des interventions militaires de jadis. Je veux être absolument honnête sur la responsabilité de la Russie sur ce point : je suis persuadé qu'elle est responsable de ne pas être intervenue en 1992 d'une manière plus énergique afin de protéger la population civile et d'éviter plus de 850 victimes (y compris en dissuadant par des moyens politiques et diplomatiques les autorités moldaves de mener une expédition militaire punitive contre leur propre population). Là où d'autres puissances n'hésitent pas à hisser le drapeau de l'intervention humanitaire afin d'établir " the new military humanism " (voir : Chomsky N. The New Military Humanism, Lessons from Kosovo, L. 1999), les autorités russes de l'époque ont préféré une politique attentiste en laissant à certains de ses soldats et officiers (dans leur majorité originaires de la région) le soin de faire leur choix moral - défendre ou non leurs familles.

Je propose donc de répondre à une question qui se pose de toute évidence : comme sujet de droit international, la Russie avait-elle en pratique des possibilités réelles d'assumer en " RMT " sa responsabilité, c'est-à-dire la charge consistant à régler des problèmes ou à gérer une situation à caractère systématique ? Pour faciliter la réponse, je propose de se référer à l'arrêt Irlande c. Royaume-Uni : " Une pratique incompatible avec la Convention consiste en une accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés, ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système (...) " (Irlande c. Royaume Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A n° 25, § 159). C'est seulement dans le cas où à travers une situation personnelle se dessinent des violations systématiques que l'on peut parler de la responsabilité objective d'un Etat étranger ; telle est ma lecture de l'arrêt cité, d'autant plus que les requérants n'ont pas présenté de preuves de violations systématiques du même genre.

L'autre postulat du droit international confirmé par notre jurisprudence est que la responsabilité extraterritoriale d'un Etat est engagée dans la mesure où ses représentants exercent leur autorité sur des victimes supposées ou sur leurs biens (Chypre c. Turquie, Comm. DH, DR 2, p. 125, spéc. p. 150). Est-ce vraiment le cas des quatre requérants en dehors de la brève période de leur arrestation en 1992 ?

A part les éléments factuels, il convient de tenir compte de l'aspect juridique de la question de la responsabilité internationale d'un Etat.

Je m'appuie sur un document de première importance : la Résolution 56/83 adoptée le 12 décembre 2001 par l'Assemblée générale des Nations Unies et intitulée " Responsabilité de l'Etat pour fait internationalement illicite ", fruit de plusieurs années de travail de la Commission du droit international (CDI). En se référant aux travaux de la CDI, le paragraphe 320 de l'arrêt soulève le problème de la responsabilité d'un Etat du fait de la violation d'une obligation internationale en mettant l'accent, dans le paragraphe 321, sur la " violation continue " à la lumière de l'article 14 § 2 de la Résolution. Or, l'article 13 du même document établit : " Le fait de l'Etat ne constitue pas une violation d'une obligation internationale à moins que l'Etat ne soit lié par ladite obligation au moment où le fait se produit ".

De toute évidence, ce principe confirme le principe ratione temporis de notre jurisprudence. En d'autres termes, avant d'établir la continuité d'une violation (dans notre cas - l'arrestation et la détention provisoire des requérants), il est opportun de décider si cette prétendue violation n'échappe pas à notre examen ratione temporis.

A propos du principe ratione temporis, un des piliers de la jurisprudence de la Cour européenne, je crains fort que ce principe ne vole en éclats face à la notion de " juridiction " telle que définie dans le présent arrêt : " La Cour estime qu'en raison de ces faits, les requérants relevaient de la juridiction de la Fédération de Russie au sens que l'article 1 de la Convention confère à cette notion, bien qu'à l'époque où ils se sont produits, la Convention ne fût pas en vigueur à l'égard de la Fédération de Russie " (paragraphe 384).

Effectivement, ni la Moldova, ni encore moins la Russie, n'ayant ratifié la Convention au moment des faits (1992), elles ne peuvent pas être accusées de violation d'une obligation internationale par laquelle elles n'étaient pas encore liées. Par conséquent, ni l'article 14 (Extension dans le temps de la violation d'une obligation internationale), ni l'article 15 (Violation constituée par un fait composite) de la Résolution mentionnée ne s'appliquent, contrairement à ce qu'affirme la Cour dans son arrêt (paragraphe 321).

Par contre, une autre disposition des travaux de la CDI est, à mon avis, tout à fait applicable lors de l'examen de la prétendue responsabilité russe, car elle confirme l'hypothèse de la force majeure :

" L'illicéité du fait d'un Etat non conforme à une obligation internationale de cet Etat est exclue si ce fait est dû à la force majeure, consistant en la survenance d'une force irrésistible ou d'un événement extérieur imprévu qui échappe au contrôle de l'Etat et fait qu'il est matériellement impossible, étant donné les circonstances, d'exécuter l'obligation " (art. 23, al. 1). Demandons-nous : l'apogée d'une guerre civile constitue-t-elle une situation de force majeure au sens de l'article 23 cité, d'autant plus que l'Etat défendeur, en l'occurrence la Fédération de Russie, n'a pas provoqué cette situation pour la simple raison qu'il n'existait pas encore comme sujet du droit international ?

A mon avis, la Cour ne peut pas faire exception à la règle confirmée par l'avis de la Commission dans Ribitsch c. Autriche : en établissant la responsabilité d'un Etat défendeur, la Cour applique les dispositions de la Convention tout en se fondant sur les buts de la Convention à la lumière des principes du droit international. La Commission précisait entre autres : " La responsabilité d'un Etat au titre de la Convention, engagée quant aux actions de tous ses organes, agents et fonctionnaires, ne requiert pas nécessairement de " culpabilité " au nom de l'Etat, que ce soit au sens moral, juridique ou politique " (Ribitsch c. Autriche, Comm. DH, avis, 4 juillet 1994, série A n° 336, § 110).

IV. Violation de l'article 34 de la Convention

Quant au constat de violation de l'article 34 par la Moldova et la Russie, je tiens seulement à remarquer que je suis choqué par l'utilisation d'un document volé (ou acheté - peu importe) - une note diplomatique. Je suis gêné de rappeler un principe élémentaire de toute procédure judiciaire : les témoignages obtenus illégalement ne peuvent pas être pris en considération. Encourager la violation du secret de la correspondance diplomatique, au mépris de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques (18 avril 1961), surtout de son article 24 stipulant que les archives et les documents d'une représentation diplomatique " sont inviolables à tout moment et en quelque lieu qu'ils se trouvent ", par une citation complice (paragraphe 278 de l'arrêt) et par une prise en considération (paragraphe 481 de l'arrêt) ne me paraît pas être à la hauteur d'une instance juridictionnelle européenne.

Les consultations confidentielles sont une pratique courante dans les relations internationales, notamment consacrée par le traité russo-moldave du 19 novembre 2001 : " Etant profondément concernées par l'assurance de la paix et de la sécurité les Hautes Parties Contractantes auront des consultations régulières sur des problèmes internationaux importants aussi bien que sur des questions des relations bilatérales. De telles consultations et échange d'opinions vont englober (...) des questions d'interaction dans le cadre de l'OSCE, du Conseil de l'Europe et d'autres structures européennes " (art. 3, al. 1 du Traité). En plus, en présentant une note diplomatique détournée, les requérants tombaient sous la clause de l'abus du droit de requête individuelle (article 35 §3 de la Convention) avec les conséquences que l'on connaît dans notre pratique. Hélas, tel n'était pas le cas. " On me l'a dit : il faut que je me venge ". O, immortel La Fontaine !

V. Sur l'application de l'article 41 de la Convention

Quant aux sommes allouées aux requérants, surtout au premier requérant, libéré depuis 2001, la Cour, à mon avis, a dépassé la barre des sommes allouées dans les cas de constat de violation des articles 3 et 5 de la Convention, même dans les affaires les plus effrayantes. Ayant déjà franchi le seuil établi dans le récent arrêt Assanidzé c. Géorgie (précité), où la Cour avait généreusement alloué au requérant 150 000 euros " pour l'ensemble des préjudices subis " - la Cour dans la présente affaire est allée plus loin, peut-être vu la durée de la détention des requérants. Soit. Ce que je conteste, c'est qu'en jugeant qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole 1 à la Convention, la Cour estime nécessaire d'évoquer le dommage matériel et moral : " La Cour n'estime pas établie la réalité du dommage matériel allégué, mais il ne lui semble pas déraisonnable de penser que les requérants ont subi une perte de revenus et ont certainement encouru des frais directement dus aux violations constatées " (§ 510 de l'arrêt). Cet argument est peu convaincant, à mon avis, et même dangereux pour la future jurisprudence car il ouvre imprudemment la boîte de Pandore.

VI. L'arrêt est-il exécutoire ?

Enfin je voudrais signaler l'impossibilité objective pour le second Etat défendeur d'exécuter à la lettre le jugement de la Cour en passant par-dessus la tête de la Moldova souveraine, notamment pour mettre fin à la détention des requérants. (J'ai voté " pour " sur le point 22 du dispositif au vu de l'ensemble des démarches possibles). Il sera encore plus difficile de prendre des mesures d'ordre général, comme l'exige le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe. J'invite à réfléchir à une disposition de l'arrêt Drozd et Janousek : " La Convention n'obligeant pas les Parties contractantes à imposer ses règles aux Etats ou territoires tiers (...) " (Drozd et Janousek c. France et Espagne, n° 12747/87, arrêt du 26 juin 1992, série A n° 240, § 110). En traduisant cette disposition en langage du droit international, l'on peut conclure que ni la Convention, ni d'autres documents n'obligent les Etats signataires à recourir à des contre-mesures pour mettre fin à la détention d'un citoyen étranger dans un pays étranger : la Déclaration des Nations Unies sur l'inadmissibilité de l'intervention et de l'ingérence dans les affaires intérieures des Etats (Rés. 26/113 du 9 décembre 1981) est encore en vigueur. A moins qu'à la lecture de notre arrêt l'on ne se félicite de l'apparition en plein centre de la vieille Europe d'un nouveau condominium à l'instar des Nouvelles-Hébrides. Mais je doute fort qu'il faille s'en féliciter ...

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