Jurisprudence : CAA Lyon, 1e Chambre, 21-05-1991, n° 90LY00330

Cour administrative d'appel de Lyon

Statuant au contentieux
Ministre de l'équipement, du logement, des transports et de la mer c/ Société d'ingénierie immobilière Sud

M. Chabanol, Président
M. Zunino, Rapporteur
M. Jouguelet, Commissaire du gouvernement


Lecture du 21 mai 1991



R E P U B L I Q U E   F R A N C A I S E
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


    
Vu 1) la décision en date du 2 janvier 1989, enregistrée au greffe de la cour le 20 janvier 1989, par laquelle le président de la 1ère sous-section de la section du contentieux du Conseil d'Etat a transmis à la cour, par application des dispositions de l'article 17 du décret n° 88-906 du 2 septembre 1988, la requête présentée le 11 mai 1988 par la SCP VIER-BARTHELEMY, avocat aux Conseils, pour la SARL Société d'Ingénierie Immobilière Sud (S£I.I.S.) ;
    Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 11 mai 1988 et 12 septembre 1988, présentés pour la SARL S.I.I.S. dont le siège est sis château de Confoux à CORNILLON CONFOUX (13250), représentée par son gérant en exercice, par la SCP VIER-BARTHELEMY, avocat aux Conseils ;
    La société S.I.I.S. demande au Conseil d'Etat :
    1°) d'annuler le jugement du 18 février 1988 par lequel le tribunal administratif de Marseille, statuant sur sa demande tendant à ce que l'Etat et la ville d'Avignon soient condamnés à réparer le préjudice résultant de l'interdiction qui lui a été faite de mener à bien une opération de lotissement, a, organisant une expertise, exclu divers postes de son préjudice indemnisable et limité au 6 février 1986 la période indemnisable ;
    2°) de condamner la ville d'Avignon et l'Etat à lui payer la somme de 8 000 000 francs avec intérêts de droit et anatocisme ;
    Vu 2) le recours enregistré au greffe de la cour le 3 mai 1990, présenté par le ministre de l'équipement, du logement, des transports et de la mer ;
    Le ministre de l'équipement demande à la cour :
    1°) d'annuler le jugement du 18 février 1988 par lequel le tribunal administratif de Marseille a condamné l'Etat à indemniser la société S.I.I.S. de préjudices subis du fait de l'impossibilité de mener à bien une opération de lotissement ;
    2°) de décharger l'Etat de toute condamnation ou à défaut de diminuer sa part de responsabilité et le montant des indemnités ;
    Vu 3), le recours enregistré au greffe de la cour le 13 juin 1990, présenté par le ministre de l'équipement, du logement, des transports et de la mer ;
    Le ministre demande à la cour :
    1°) d'annuler le jugement du 20 février 1990 par lequel le tribunal administratif de Marseille l'a condamné à payer à la société S.I.I.S une indemnité de 3 838 307 francs et une somme de 49 260 francs au titre des dispositions de l'article R.222 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
    2°) de décharger l'Etat de toute condamnation ou à défaut de diminuer sa part de responsabilité et le montant des indemnités ;
    Vu les autres pièces du dossier ;
    Vu le code de l'urbanisme ;
    Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
    Vu la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;


    Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 24 avril 1991 :
    - le rapport de M. ZUNINO, conseiller ;
    - les observations de la SCP VIER, avocat de la société S.I.I.S. et de Me COYOLA substituant Me LEGAL, avocat de la ville d'Avignon ;
    - et les conclusions de M. JOUGUELET, commissaire du gouvernement ;


    
Considérant que les pourvois susvisés concernent la même affaire ; qu'il y a lieu de les joindre pour y statuer par une même décision ;
    Considérant que la société d'ingénierie immobilière Sud (S.I.I.S.) et le ministre de l'équipement, du logement, des transports et de la mer contestent d'une part le jugement en date du 18 février 1988 par lequel le tribunal administratif de Marseille a retenu la responsabilité de l'Etat à l'égard de la société S.I.I.S. et organisé une expertise aux fins de déterminer le préjudice subi par cette dernière, écartant de ce préjudice les pertes de chiffre d'affaires et de bénéfices, ainsi que la perte de valeur vénale d'un terrain, d'autre part le jugement en date du 20 février 1990 par lequel le même tribunal a, après expertise, condamné l'Etat à payer à la société S.I.I.S. une somme de 3 838 307 francs incluant une provision de 1 000 000 francs, en réparation de son préjudice, ainsi que 49 260 francs en application des dispositions de l'article R.222 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
    Sur la régularité des jugements :
    Considérant en premier lieu que le jugement en date du 18 février 1988 est suffisamment motivé et a statué sur le moyen tiré par la S.I.I.S. des dispositions de l'article L 160-5 du code de l'urbanisme ;
    Considérant en deuxième lieu que la circonstance que, par suite de défaillances propres à l'organisation du ministère, la convocation adressée par l'expert aurait tardé à atteindre le fonctionnaire chargé de représenter l'Etat lors des opérations d'expertise est sans influence sur la régularité de ces opérations ;
    Considérant enfin que la circonstance que l'expert aurait excédé les limites de sa mission est sans influence sur la régularité de l'expertise ;
    Considérant qu'il suit de là que les moyens tirés tant par la société S.I.I.S. que par le ministre de l'irrégularité des jugements doivent être écartés ;
    Sur la responsabilité :
    Considérant que par arrêtés du Préfet du Vaucluse en date des 16 août, 26 décembre 1983, 29 mai 1984 et 13 mai 1985, la société S.I.I.S. a obtenu l'autorisation de lotir un terrain sis à Montfavet, sur la commune d'Avignon ; qu'elle a pu réaliser une partie des opérations prévues, mais n'a pu mener à bonne fin les travaux de lotissement du 'Clos des Galoubets', en raison d'un arrêté municipal du 6 février 1986 refusant de modifier le programme de collecte des eaux usées, et de diverses correspondances précisant que des permis de construire ne pourraient être accordés dans le périmètre de proximité de l'usine Nitard où se trouvait stocké un important tonnage d'ammoniac liquéfié ;


    Considérant que les terrains d'assise du lotissement du 'Clos des Galoubets' étaient classés en zone constructible par le plan d'occupation des sols de la commune, approuvé le 4 septembre 1981 ; que ce classement, non assorti de la moindre disposition restrictive, méconnaissait les dangers présentés par le voisinage, à quelques centaines de mètres, de l'usine susmentionnée, dangers qui ne peuvent être regardés comme n'ayant pas été connus des autorités ayant approuvé ledit plan à la date à laquelle elles l'ont approuvé ; que cette méconnaissance procédait d'une erreur manifeste dans l'appréciation des limitations qu'il convenait d'apporter au droit de construire ; qu'elle a donc constitué une faute susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat, au nom de qui était alors élaboré le plan d'occupation des sols ; que, par voie de conséquence, les autorisations de lotissement délivrées par application de ce classement étaient elles-mêmes illégales et ont constitué des fautes susceptibles d'engager la responsabilité de l'Etat ;
    Considérant, en revanche, qu'aucune faute n'est invoquée à l'encontre de la ville d'Avignon, qui au surplus, n'a pas à répondre vis-à-vis des tiers du contenu du plan d'occupation des sols approuvé en 1981 ; qu'ainsi les conclusions de la requête de la société S.I.I.S. dirigées contre cette ville ne peuvent qu'être écartées ;
    Considérant que la société S.I.I.S£, qui s'est fiée au contenu d'un document réglementaire dûment approuvé et a, au vu de ce document, et conformément à ses prescriptions, envisagé le projet de lotissement en cause et obtenu l'autorisation de le réaliser, ne peut être regardée comme ayant commis ce faisant une faute de nature à atténuer la responsabilité de l'Etat ;
    Considérant qu'il suit de là que c'est à bon droit que les premiers juges ont déclaré l'Etat seul responsable du préjudice ainsi subi par la requérante ; que les conclusions du ministre tendant à l'annulation ou à la réformation sur ce point du jugement du 18 février 1988 doivent être rejetées ;
    Sur le préjudice indemnisable :
    En ce qui concerne la perte de bénéfices :
    Considérant que les bénéfices que la société S.I.I.S aurait pu retirer de l'opération envisagée seraient résultés d'une opération rendue possible par un document réglementaire entaché, ainsi qu'il vient d'être dit, d'illégalité, et donc elle-même illégale ; que, dès lors, la société ne saurait, en tout état de cause, prétendre à être indemnisée de la perte du chiffre d'affaires et des bénéfices escomptés résultant de l'abandon de son projet ;
    En ce qui concerne la perte de valeur du terrain :


    Considérant que la faute susmentionnée de l'Etat a eu pour effet de conduire la société S.I.I.S. à acquérir en qualité de terrain à bâtir, et à payer comme tel, un terrain qui ne pouvait légalement être constructible ; que la société S.I.I.S. est donc fondée à demander réparation du préjudice ainsi subi, représenté par la différence entre le montant de l'achat et la valeur résiduelle du terrain ; que les jugements attaqués doivent être réformés en ce qu'ils ont écarté ce chef de préjudice, dont il sera fait une exacte appréciation en le fixant à la somme de 1 400 000 francs ;
    En ce qui concerne les dépenses autres que les frais financiers :
    Considérant en premier lieu que la société S.I.I.S. est en droit d'obtenir le remboursement des dépenses directement effectuées en vue de la réalisation du lotissement dont s'agit, jusqu'à la date à partir de laquelle il était devenu certain que l'opération ne pourrait se réaliser ; que cette date a été fixée à bon droit par les premiers juges au 6 février 1986, outre délai raisonnable de réaction de la société ; qu'ainsi limitées, les dépenses directes s'élèvent, en y incluant les frais d'installation d'un transformateur dont il n'est pas établi qu'il pourrait avoir désormais une utilité quelconque, mais en en distrayant les dépenses d'installation de clôtures dont il ne ressort pas de l'instruction qu'elles aient été liées à la réalisation du lotissement, à la somme de 955 409 francs hors taxes, dont la société est fondée à demander le remboursement ;
    Considérant, en deuxième lieu, que les charges d'impôt foncier ayant grevé le terrain dont s'agit ne peuvent être regardées comme des conséquences directes de la faute de l'Etat ; que la société S.I.I£S. n'établit pas par ailleurs que la contribution à elle réclamée pour construction d'un réseau d'eau serait directement liée à son projet de lotissement ;
    Considérant, en troisième lieu, que, contrairement à ce qu'a jugé le tribunal administratif, la société S.I.I.S. n'est pas fondée à demander que soit incorporée à son préjudice indemnisable la quote part des frais fixes calculée par l'expert, ces dépenses n'étant pas directement liées à l'engagement de l'opération de lotissement dont s'agit ;
    En ce qui concerne les frais financiers :
    Considérant que la société S.I.I.S. a droit au remboursement des intérêts des emprunts qu'elle a contractés en vue de la réalisation de son lotissement, au prorata de l'indemnisation qui lui est allouée ; que ce droit ne doit pas être limité dans le temps, contrairement à ce que soutient le ministre, à la date à laquelle il est devenu certain que le projet ne pourrait se réaliser, mais est en principe ouvert jusqu'à la date du paiement de l'indemnité due plus un mois, dans la limite toutefois de la demande de la société, soit le 20 février 1990 ;


    Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que l'indemnisation due à la société S.I.I.S. s'élève en ce qui concerne les préjudices autres que les frais financiers à la somme de 2 355 409 francs ; que, compte tenu de ce que, ainsi qu'il a été dit, les frais indirects évalués par l'expert à la somme de 619 683 francs n'ont pas à y être incorporés, la part des frais financiers indemnisables s'élève à 80 % desdits frais ; qu'ainsi, d'une part, le montant des frais financiers indemnisables tel qu'arrêté par le tribunal administratif au 30 septembre 1989 doit être ramené à la somme de 1 802 056 francs, d'autre part, il doit être majoré de 80 % des frais de ce type exposés depuis le 1er octobre 1989 jusqu'au 20 février 1990, s'élevant à la somme non contestée de 201 133 francs ; que le préjudice financier indemnisable doit ainsi être fixé à la somme totale de 1 962 882 francs ;
    Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :
    Considérant, en premier lieu, que si tout jugement prononçant une condamnation à une indemnité fait courir les intérêts du jour de son prononcé, au taux légal puis au taux majoré s'il n'est pas exécuté dans les deux mois de sa notification, le litige né de ce qu'à l'occasion du paiement de la condamnation l'Etat n'aurait pas versé ces intérêts, ne peut être soumis pour la première fois au juge d'appel ; que par suite, les conclusions de la société S.I.I.S. tendant à ce que lui soient alloués de tels intérêts sont irrecevables ;
    Considérant, en deuxième lieu, que la société S.I.I.S. a droit aux intérêts sur la somme de 2 355 409 francs correspondant aux préjudices autres que financiers à compter du 8 avril 1986, date de sa réclamation ; qu'elle a droit aux intérêts à compter de la même date sur celles des charges financières indemnisables qui étaient échues à cette date, et à compter de leurs échéances pour les autres, telles que ces échéances ressortent du rapport d'expertise ;
    Considérant, en troisième lieu, que la capitalisation des intérêts a été demandée les 18 février 1988 et 23 janvier 1991 ; qu'au 18 février 1988, il était dû au moins une année d'intérêts d'une part sur la somme de 2 355 409 francs susmentionnée, d'autre part sur ceux des frais financiers indemnisables échus avant le 18 février 1987 ; que les intérêts ainsi définis doivent donc être capitalisés au 18 février 1988 ; qu'au 23 janvier 1991, il était dû une année au moins d'intérêts sur les indemnités ci-dessus définies et sur ceux des frais financiers indemnisables échus avant le 23 janvier 1990 ; qu'il doit donc être fait droit à la demande de capitalisation à cette date des intérêts ainsi définis ;
    Considérant toutefois qu'il y a lieu de déduire du montant des intérêts dus les indemnités auxquelles la société S.I.I.S. a droit au titre du remboursement des frais financiers susmentionnés ;
    Sur l'application des dispositions de l'article R.222 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel :
    Considérant, en premier lieu que, dans les circonstances de l'espèce, et compte tenu des justifications fournies par la société S.I.I.S., la part des frais de première instance non compris dans les dépens qu'il serait inéquitable de laisser à sa charge doit être ramenée à 25 000 francs ;


    Considérant, en second lieu que, s'agissant des frais de l'instance d'appel, l'Etat doit être condamné à verser, en application des dispositions susmentionnées du code, la somme de 9 000 francs à la société S.I.I.S. ;


Article 1er : La somme que l'Etat a été condamné à payer à la société S.I.I.S. par le jugement en date du 20 février 1990 du tribunal administratif de Marseille est portée à 4 318 291 francs, sur lesquels s'imputera le montant de la provision versée en exécution de l'ordonnance du 16 mars 1989 du vice-président désigné par le président du tribunal administratif de Marseille.
Article 2 : La somme ci-dessus portera intérêts à compter du 8 avril 1986 pour ceux de ses éléments, désignés dans les motifs ci-dessus, venus à échéance avant cette date, et à compter de leurs échéances respectives pour les autres éléments.
Article 3 : Les intérêts des sommes exigibles avant le 18 janvier 1987 seront capitalisés au 18 janvier 1988 pour produire eux-mêmes intérêts ; les intérêts des sommes exigibles avant le 23 janvier 1990 seront capitalisés au 23 janvier 1991 pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 4 : Il sera déduit des intérêts prévus aux articles 2 et 3 ci-dessus les sommes que la société S.I.I.S. percevra au titre du remboursement des frais financiers en application de l'article 1° ci-dessus.
Article 5 : La somme que l'Etat a été condamné à verser à la société S.I.I.S. en application de l'article R.222 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel par le jugement du 20 février 1990 du tribunal administratif de Marseille est ramenée à 25 000 francs.
Article 6 : Les jugements en date des 18 février 1988 et 20 février 1990 du tribunal administratif de Marseille sont réformés en ce qu'ils ont de contraire à la présente décision.
Article 7 : L'Etat est condamné à verser 9 000 francs à la société S.I.I.S. en application de l'article R.222 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel.
Article 8 : Le surplus des conclusions de la société S.I.I.S. et du ministre de l'équipement, du logement, des transports et de la mer est rejeté.

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