Cour administrative d'appel de Lyon
Statuant au contentieux
DEPARTEMENT DES BOUCHES DU RHONE c/ Mme BOUCHER
PAYET, Rapporteur
HAELVOET, Commissaire du gouvernement
Lecture du 6 février 1992
R E P U B L I Q U E F R A N C A I S E
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête et le mémoire complémentaire enregistrés au greffe de la cour les 11 juillet et 9 octobre 1990 présentés par Me GABOLDE, avocat, pour le département des Bouches-du-Rhône, représenté par son président en exercice ;
Le département des Bouches-du-Rhône demande à la cour :
1°) d'annuler d'une part le jugement en date du 20 décembre 1988 par lequel le tribunal administratif de MARSEILLE a notamment décidé un supplément d'instruction aux fins de déterminer l'identité de la collectivité responsable de l'accident dont a été victime Mme BOUCHER ; d'autre part, le jugement en date du 27 mars 1990 par lequel le tribunal administratif a déclaré le département des Bouches-du-Rhône entièrement responsable des conséquences dommageables de l'accident dont s'agit et l'a condamné à réparer le préjudice de la victime ainsi que celui de la caisse primaire d'assurance maladie des Bouches-du-Rhône, et a mis à sa charge les frais d'expertise ;
2°) de rejeter la demande et le recours incident de Mme BOUCHER et, subsidiairement, de décharger le département des Bouches-du-Rhône de toutes condamnations prononcées contre lui, plus subsidiairement, de réduire la condamnation prononcée ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Vu la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 23 janvier 1992 :
- le rapport de Mlle PAYET, conseiller ;
- les observations de Me BUFFET, substituant Me Christian GABOLDE, avocat du département des Bouches-du-Rhône, et de Me COUTARD, avocat de la ville de Marseille ;
- et les conclusions de Mme HAELVOET, commissaire du gouvernement ;
Considérant que le 26 juin 1982, alors qu'elle circulait en compagnie d'une amie sur le trottoir gauche de la Canebière en direction du Vieux-Port, à Marseille, Mme BOUCHER fit une chute dans une excavation et se brisa le col du fémur ; qu'elle a saisi le tribunal administratif de Marseille d'une demande tendant à la condamnation de la ville ou du département des Bouches-du-Rhône à réparer les conséquences dommageables de cet accident ; que par un jugement avant-dire droit du 20 décembre 1988, le tribunal administratif a prescrit une expertise médicale ainsi qu'un supplément d'instruction aux fins d'identifier la collectivité responsable du préjudice ; que par un jugement au fond du 27 mars 1990, le même tribunal administratif a déclaré le département des Bouches-du-Rhône entièrement responsable de l'accident dont s'agit et l'a condamné à verser à Mme BOUCHER des indemnités d'un montant de 63 000 francs ainsi qu'une somme de 5 000 francs au titre de l'article R 222 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ; que le département fait appel de ces deux jugements ;
Sur la régularité des jugements attaqués :
Considérant que par mémoire enregistré au tribunal administratif le 16 février 1988, Mme BOUCHER a appelé en cause le département des Bouches-du-Rhône ; qu'il ressort de l'instruction que ce seul mémoire n'a pas été communiqué au département ; qu'ainsi les jugements du tribunal administratif de Marseille en date des 20 décembre 1988 et 27 mars 1990 doivent être annulés ;
Considérant qu'il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement tant sur la demande présentée par Mme BOUCHER devant le tribunal administratif de Marseille que sur l'appel formé devant la cour par le département des Bouches-du-Rhône ;
Sur les circonstances de l'accident :
Considérant qu'il résulte des témoignages produits à l'instance, et dont la sincérité ne saurait être contestée, que l'accident dont Mme BOUCHER demande réparation a été provoqué par sa chute dans une excavation se trouvant sur le trottoir de la Canebière, au droit du n° 46 ; que la victime -qui a la qualité d'usager de l'ouvrage public- a été aussitôt secourue par des passants et riverains avant d'être évacuée par les sapeurs-pompiers sur le centre hospitalier Sainte-Marguerite où fut diagnostiquée une fracture du col du fémur ; qu'ainsi, la matérialité des faits allégués et le lien de causalité entre ledit accident et l'ouvrage public sont suffisamment établis ;
Sur la responsabilité :
Considérant qu'il résulte de l'instruction, d'une part que le trottoir de la Canebière constitue une dépendance du chemin départemental 908 ; qu'il incombait en conséquence au département des Bouches-du- Rhône de veiller à ce qu'il fût maintenu en bon état : que la circonstance que la ville de Marseille devait en supporter les frais d'entretien -à la supposer même établie- n'est pas de nature à dégager le département des Bouches-du-Rhône de sa responsabilité envers les tiers victimes d'accidents imputables à un défaut d'entretien normal ; qu'ainsi le département des Bouches-du-Rhône n'est pas fondé à demander sa mise hors de cause, quitte à ce qu'il exerce, s'il s'y croit fondé, telle action récursoire que de droit contre la ville de Marseille ; d'autre part, que l'accident dont Mme BOUCHER a été victime doit être attribué au mauvais état du trottoir ; qu'en se bornant à soutenir qu'aucun élément du dossier ne fournit de précisions sur l'importance de l'excavation en cause, le département n'apporte pas la preuve, dont il a la charge, que l'ouvrage était normalement entretenu ; que dès lors, en l'absence de toute faute démontrée de la victime et de la ville de Marseille, le département doit être regardé comme entièrement responsable de l'accident dont s'agit ; qu'il n'y a pas lieu de faire droit à la demande tendant à ce que le présent arrêt soit déclaré commun au département et à la ville de Marseille ;
Sur la réparation :
Sur les droits de Mme BOUCHER :
Considérant qu'il résulte de l'instruction et notamment du rapport de l'expert que la fracture du col du fémur causée à Mme BOUCHER par sa chute a nécessité une ostéosynthèse ; qu'après consolidation, intervenue le 25 avril 1983, il a été constaté une limitation des différents mouvements de la hanche droite avec persistance de douleurs et réduction des deux tiers environ de la motricité entraînant une gêne certaine pour la marche et les activités courantes, Mme BOUCHER ne pouvant désormais se déplacer qu'avec l'aide de deux cannes anglaises ; que son incapacité temporaire totale a été de quatre mois, son incapacité temporaire partielle de six mois à 33 %, son incapacité permanente fonctionnelle de 18 % ; que la douleur physique a été qualifiée par l'expert 'd'assez importante', le préjudice esthétique de 'léger et modéré', que Mme BOUCHER, née le 26 juin 1917 se trouvait à la retraite au moment de son accident et n'a donc subi aucune perte de salaire ; qu'il sera fait une juste appréciation de l'ensemble du préjudice subi par Mme BOUCHER en lui allouant les somme de 50 000 francs au titre des troubles dans ses conditions d'existence incluant le préjudice corporel, 10 000 francs au titre de la douleur physique et 3 000 francs au titre du préjudice esthétique, soit au total 63 000 francs ; qu'il y a lieu de condamner le département des Bouches-du-Rhône à lui payer ladite somme ;
Sur les droits de la caisse primaire d'assurance maladie des Bouches-du- Rhône
Considérant qu'il résulte de l'instruction que les débours de la caisse primaire d'assurance maladie des Bouches-du-Rhône relatifs aux honoraires médicaux et frais pharmaceutiques et d'hospitalisation se sont élevés à la somme non contestée de 47 235,24 francs ; qu'il y a lieu de condamner le département des Bouches-du-Rhône à lui payer ladite somme ;
Sur les intérêts :
Considérant que la caisse primaire d'assurance maladie des Bouches-du-Rhône a droit aux intérêts de la somme de 47 235,24 francs à compter du 10 septembre 1986, date d'enregistrement de sa demande initiale devant le tribunal administratif de Marseille ;
Sur l'appel en garantie formé par le département des Bouches-du-Rhône à l'encontre de la société des eaux de Marseille :
Considérant qu'il n'est pas établi que l'accident dont s'agit ait engagé de quelque manière que ce soit la responsabilité de la société des eaux de Marseille ; qu'il y a lieu dès lors de rejeter les conclusions du département des Bouches-du-Rhône tendant à appeler en garantie ladite société des eaux de Marseille ;
Sur les frais d'expertise :
Considérant que les frais de l'expertise, taxés et liquidés à la somme de 1 500 francs par ordonnance du 10 août 1989 doivent, en l'espèce, être mis à la charge du département des Bouches-du-Rhône ;
Sur les conclusions tendant à l'allocation des sommes non comprises dans les dépens :
Considérant que le bien fondé de ces conclusions doit être apprécié au regard des dispositions applicables à la date du présent arrêt ;
Considérant qu'aux termes de l'article L-8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel : 'Dans toutes les instances devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation' ;
Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, en application des dispositions précitées, de condamner le département des Bouches-du-Rhône à payer à Mme BOUCHER la somme de 5 000 francs ;
Article 1er : Les jugements des 20 décembre 1988 et 27 mars 1990 du tribunal de Marseille sont annulés.
Article 2 : Le département des Bouches-du- Rhône est déclaré entièrement responsable de l'accident dont a été victime Mme BOUCHER et est condamné à en réparer les conséquences dommageables.
Article 3 : Le département des Bouches-du- Rhône est condamné à payer à Mme BOUCHER d'une part la somme de 63 000 francs en réparation du préjudice subi du fait de l'accident dont elle a été victime, d'autre part la somme de 5 000 francs au titre des sommes non comprises dans les dépens.
Article 4 : Le département des Bouches-du- Rhône est condamné à payer à la caisse primaire d'assurance maladie des Bouches-du-Rhône la somme de 47 235,24 francs. Cette somme portera intérêts à compter du 10 septembre 1986.
Article 5 : Le département des Bouches-du- Rhône est condamné à payer à M. le Docteur BRECHET, désigné comme expert devant les premiers juges, la somme de 1 500 francs au titre de frais d'expertise.
Article 6 : Le surplus des conclusions de la demande de Mme BOUCHER est rejeté.
Article 7 : La requête du département des Bouches-du-Rhône est rejetée.