ARRÊT DE LA COUR (sixième chambre)
27 février 2003 (1)
"Directive 93/36/CEE - Marchés publics de fournitures - Directive 89/665/CEE - Procédures de recours en matière de marchés publics - Délai de forclusion - Principe d'effectivité"
Dans l'affaire C-327/00,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 234 CE, par le Tribunale amministrativo regionale per la Lombardia (Italie) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Santex SpA
et
Unità Socio Sanitaria Locale n. 42 di Pavia,
en présence de:
Sca Mölnlycke SpA,
Artsana SpA
et
Fater SpA,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation de l'article 22 de la directive 93/36/CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures (JO L 199, p. 1), et de l'article 6, paragraphe 2, UE,
LA COUR (sixième chambre),
composée de M. J.-P. Puissochet, président de chambre, MM. R. Schintgen et V. Skouris (rapporteur), Mme F. Macken et M. J. N. Cunha Rodrigues, juges,
avocat général: M. S. Alber,
greffier: M. H. A. Rühl, administrateur principal,
considérant les observations écrites présentées:
- pour le gouvernement italien, par M. U. Leanza, en qualité d'agent, assisté de M. M. Fiorilli, avvocato dello Stato,
- pour le gouvernement français, par Mme A. Bréville-Viéville et M. G. de Bergues, en qualité d'agents,
- pour le gouvernement autrichien, par M. H. Dossi, en qualité d'agent,
- pour la Commission des Communautés européennes, par MM. M. Nolin et R. Amorosi, en qualité d'agents,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les observations orales du gouvernement italien, du gouvernement français et de la Commission à l'audience du 6 décembre 2001,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 7 février 2002,
rend le présent
Arrêt
1.
Par ordonnance du 23 juin 2000, parvenue à la Cour le 4 septembre suivant, le Tribunale amministrativo regionale per la Lombardia a posé, en application de l'article 234 CE, deux questions préjudicielles sur l'interprétation de l'article 22 de la directive 93/36/CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures (JO L 199, p. 1), et de l'article 6, paragraphe 2, UE.
2.
Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la société Santex SpA (ci-après "Santex") à l'Unità Socio Sanitaria Locale n. 42 di Pavia (ci-après l'"USL"), au sujet d'une procédure d'appel d'offres portant sur un marché de fournitures.
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
3.
L'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO L 395, p. 33), telle que modifiée par la directive 92/50/CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services (JO L 209, p. 1, ci-après la "directive 89/665"), dispose:
"Les États membres prennent, en ce qui concerne les procédures de passation des marchés publics relevant du champ d'application des directives 71/305/CEE, 77/62/CEE et 92/50/CEE [...], les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l'objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, dans les conditions énoncées aux articles suivants, et notamment à l'article 2 paragraphe 7, au motif que ces décisions ont violé le droit communautaire en matière de marchés publics ou les règles nationales transposant ce droit."
4.
Aux termes de l'article 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89/665:
"Les États membres veillent à ce que les mesures prises aux fins des recours visés à l'article 1er prévoient les pouvoirs permettant:
[...]
b) d'annuler ou de faire annuler les décisions illégales, y compris de supprimer les spécifications techniques, économiques ou financières discriminatoires figurant dans les documents de l'appel à la concurrence, dans les cahiers des charges ou dans tout autre document se rapportant à la procédure de passation du marché en cause".
5.
La directive 93/36 a abrogé la directive 77/62/CEE du Conseil, du 21 décembre 1976, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures (JO 1977, L 13, p. 1). Les références faites par l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89/665, notamment, à la directive ainsi abrogée doivent s'entendre comme faites à la directive 93/36 en vertu de l'article 33, second alinéa, de celle-ci.
6.
L'article 22 de la directive 93/36 dispose:
"1. La justification de la capacité financière et économique du fournisseur peut être fournie, en règle générale, par l'une ou l'autre ou plusieurs des références suivantes:
[...]
c) une déclaration concernant le chiffre d'affaires global et le chiffre d'affaires relatif à la fourniture faisant l'objet du marché réalisé par le fournisseur au cours des trois derniers exercices.
2. Les pouvoirs adjudicateurs précisent, dans l'avis ou dans l'invitation à soumissionner, celle ou celles des références visées au paragraphe 1 qu'ils ont choisies ainsi que les références probantes, autres que celles mentionnées au paragraphe 1, qu'ils entendent obtenir.
3. Si, pour une raison justifiée, le fournisseur n'est pas en mesure de fournir les références demandées par le pouvoir adjudicateur, il est admis à prouver sa capacité économique et financière par tout autre document considéré comme approprié par le pouvoir adjudicateur."
La réglementation nationale
7.
L'article 22 de la directive 93/36 a été transposé dans l'ordre juridique italien par l'article 13 du décret-loi n° 358, du 24 juillet 1992, intitulé "Testo unico delle disposizioni in materia di appalti pubblici di forniture, in attazione delle direttive 77/62/CEE, 80/767/CEE e 88/295/CEE" (Texte unique des dispositions relatives aux marchés publics de fournitures mettant en oeuvre les directives 77/62/CEE, 80/767/CEE et 88/295/CEE, GURI n° 188, du 11 août 1992, supplemento ordinario n° 104, p. 5, ci-après le "décret-loi n° 358/1992"). Ce dernier article dispose:
"1. La justification de la capacité financière et économique des entreprises concurrentes peut être fournie par l'un ou l'autre des documents suivants:
[...]
c) une déclaration concernant le chiffre d'affaires global et le chiffre d'affaires relatif à la fourniture faisant l'objet du marché, réalisés par l'entreprise au cours des trois derniers exercices.
2. Les pouvoirs adjudicateurs précisent, dans l'avis ou l'invitation à soumissionner, ceux des documents visés au paragraphe 1 qui doivent être fournis, ainsi que les éventuelles références qu'ils entendent obtenir. [...]
3. Si, pour une raison justifiée, le fournisseur n'est pas en mesure de fournir les références demandées, il peut prouver sa capacité économique et financière par tout autre document considéré comme approprié par le pouvoir adjudicateur."
8.
L'article 36, paragraphe 1, du décret royal n° 1054, du 26 juin 1924, approuvant le "Testo unico delle leggi sul Consiglio di Stato" (Texte unique des lois relatives au Consiglio di Stato, GURI n° 158, du 7 juillet 1924, ci-après le "décret royal n° 1054/1924"), dont le champ d'application a été étendu aux tribunaux administratifs par l'effet de l'article 19 de la loi n° 1034, du 6 décembre 1971, portant sur l'"Istituzione dei tribunali amministrativi regionali" (Création des tribunaux administratifs régionaux, GURI n° 314, du 13 décembre 1971, p. 7891), dispose:
"En dehors des cas dans lesquels les délais sont fixés par des lois spéciales, relatives à la matière du recours, le délai de recours devant le Consiglio di Stato siégeant en matière juridictionnelle est de 60 jours à compter de la date à laquelle la décision administrative a été notifiée dans les formes et modalités fixées par voie réglementaire ou à compter de la date à laquelle il apparaît que l'intéressé en a eu pleinement connaissance [...]"
9.
L'article 5 de la legge n° 2248 sul contenzioso amministrativo (loi n° 2248 sur le contentieux administratif), du 20 mars 1865 (ci-après la "loi n° 2248/1865"), prévoit:
"Les autorités judiciaires appliqueront les actes administratifs et réglementaires généraux et locaux dans la mesure où ils sont conformes aux lois."
Le litige au principal et les questions préjudicielles
10.
Il ressort de l'ordonnance de renvoi que, le 23 octobre 1996, l'USL a publié au Journal officiel des Communautés européennes un avis d'appel d'offres concernant la fourniture directe, à domicile, de produits absorbants pour l'incontinence, pour un montant estimé à 1 067 372 000 ITL par an.
11.
Cet avis comportait une clause selon laquelle seules seraient admises à concourir les entreprises ayant réalisé, "au cours des trois derniers exercices, pour un service identique à celui faisant l'objet de l'appel d'offres, [un] chiffre d'affaires global correspondant au moins au triple du montant du marché considéré" (ci-après la "clause litigieuse").
12.
Par lettre du 25 novembre 1996, Santex a signalé au pouvoir adjudicateur qu'elle considérait que cette clause constituait une restriction illicite de la concurrence. Elle indiquait que, compte tenu du fait que ce type de prestation était fourni par les services sociosanitaires locaux depuis fort peu de temps, l'application de ladite clause créerait un avantage injustifié en faveur de l'entreprise qui avait obtenu le marché lors de la procédure d'appel d'offres précédente et exclurait de nombreux candidats, dont elle-même, alors qu'elle avait réalisé, au cours de l'année précédente, un chiffre d'affaires égal à deux fois le montant annuel estimé du marché.
13.
Au vu de ces observations, l'USL a différé l'examen des offres. Elle a demandé aux soumissionnaires de lui communiquer des pièces complémentaires, en indiquant que la clause litigieuse pouvait être interprétée comme faisant référence au chiffre d'affaires total des entreprises. Le chiffre d'affaires relatif aux fournitures de produits identiques à ceux faisant l'objet du marché considéré serait pris en compte non pas comme une condition d'admission à concourir, mais comme l'un des critères servant à apprécier la qualité des offres.
14.
La société Sca Mölnlycke SpA (ci-après "Mölnlycke"), qui avait obtenu le marché de la fourniture de produits identiques pour la période antérieure, s'est opposée à cette interprétation. Elle a adressé à l'USL une lettre réclamant le strict respect de la clause litigieuse.
15.
Par lettre du 24 janvier 1997, l'USL, accueillant implicitement cette objection de Mölnlycke, a demandé à nouveau aux soumissionnaires de lui communiquer le chiffre d'affaires qu'ils avaient réalisé grâce aux fournitures de produits identiques à ceux faisant l'objet du marché considéré, ainsi que la liste des établissements de soins auxquels ces produits avaient été livrés.
16.
Le 20 février 1997, l'USL a adopté une décision excluant de la procédure d'appel d'offres toutes les sociétés qui ne remplissaient pas la condition économique énoncée par la clause litigieuse, dont Santex (ci-après la "décision d'exclusion"). Le marché a été attribué à Mölnlycke par décision du 8 avril 1997 (ci-après la "décision d'attribution").
17.
Considérant que, si elle avait été admise à concourir, elle aurait obtenu le marché, Santex a introduit devant le Tribunale amministrativo regionale per la Lombardia un recours tendant à obtenir l'annulation, notamment, de la décision d'exclusion ainsi que de la décision d'attribution et de l'avis d'appel d'offres pour violation dela loi et excès de pouvoir. Par ailleurs, elle a sollicité, à titre de mesures provisoires, le sursis à exécution des actes ainsi attaqués.
18.
L'USL ainsi que Mölnlycke, qui est intervenue au litige au principal, ont excipé du caractère tardif du recours en annulation dirigé contre l'avis d'appel d'offres. Or, seul cet avis aurait causé un préjudice direct à Santex en l'empêchant de participer à la procédure d'appel d'offres.
19.
Par ordonnance en référé du 29 mai 1997, le Tribunale amministrativo regionale per la Lombardia a prononcé le sursis à exécution des actes attaqués. Il a considéré que, même si la demande d'annulation de l'avis d'appel d'offres devait être considérée comme tardive, l'application de la clause litigieuse devrait néanmoins être exclue en raison d'une violation des principes du droit communautaire de la concurrence.
20.
Par ordonnance du 29 août 1997, le Consiglio di Stato (Italie) a annulé cette ordonnance de la juridiction de renvoi.
21.
La procédure en référé étant close, l'USL a conclu le marché avec Mölnlycke.
22.
Le Tribunale amministrativo regionale per la Lombardia, auquel le Consiglio di Stato a renvoyé le dossier afin qu'il se prononce sur le fond, indique, dans son ordonnance de renvoi, qu'il estime que la clause litigieuse limite le droit d'accès à une procédure d'appel d'offres en violation des dispositions de l'article 22 de la directive 93/36 reprises textuellement à l'article 13 du décret-loi n° 358/1992.
23.
La juridiction de renvoi considère en particulier que cette clause est contraire aux principes de proportionnalité et de non-discrimination, dans la mesure où elle va au-delà de ce qui est nécessaire pour vérifier la solidité économique et financière des soumissionnaires. Elle octroierait ainsi un avantage injustifié aux entreprises qui occupent une position dominante sur le marché, au détriment de celles qui sont en mesure de prouver par d'autres moyens leur fiabilité.
24.
Cette juridiction indique cependant qu'elle est tenue de statuer à titre préalable sur l'exception d'irrecevabilité soulevée par l'USL et Mölnlycke. À cet égard, elle relève que, s'il était admis que c'est dès le stade de l'avis d'appel d'offres que la clause litigieuse a empêché Santex de participer à la procédure, il faudrait en conclure que cette clause aurait dû être attaquée dans un délai de 60 jours à compter de la date à laquelle Santex en a eu connaissance, conformément à l'article 36 du décret royal n° 1054/1924.