Cour européenne des droits de l'homme25 février 2003
Requête n°51772/99
ROEMEN ET SCHMIT
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ROEMEN ET SCHMIT c. LUXEMBOURG
(Requête n° 51772/99)
ARRÊT
STRASBOURG
25 février 2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Roemen et Schmit c. Luxembourg,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,
M. M. Pellonpää,
Mmes E. Palm,
V. Stráznická,
MM. M. Fischbach,
J. Casadevall,
S. Pavlovschi, juges,
et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 février 2003,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 51772/99) dirigée contre le Grand-Duché de Luxembourg et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Robert Roemen et Mme Anne-Marie Schmit (" les requérants "), ont saisi la Cour le 23 août 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").
2. Les requérants sont représentés devant la Cour par Me D. Spielmann, avocat à Luxembourg. Le gouvernement luxembourgeois (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, Me Nothar, avocat.
3. Le premier requérant alléguait en particulier que son droit en tant que journaliste de taire ses sources était violé ; la deuxième requérante se plaignait essentiellement d'une ingérence injustifiée dans son droit au respect du domicile.
4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5. Par une décision du 12 mars 2002, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
6. La chambre ayant décidé après consultation des parties qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 3 in fine du règlement), les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l'autre.
7. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8. Les requérants sont nés respectivement en 1945 et 1963 et résident à Luxembourg.
9. En date du 21 juillet 1998, le premier requérant publia, en tant que journaliste, un article intitulé " Minister W. der Steuerhinterziehung überführt " (" le ministre W. convaincu de fraude fiscale ") dans le quotidien " Lëtzëbuerger Journal ". L'article soutenait que le ministre aurait enfreint les septième, huitième et neuvième commandements, par des faits de fraude à la T.V.A. Le journaliste poursuivait que l'on aurait pu s'attendre à ce qu'un homme politique de droite prenne plus au sérieux les principes élaborés avec tant de soins par Moïse. Il précisait ensuite que le ministre aurait fait l'objet d'une amende fiscale de 100 000 francs luxembourgeois (LUF). Il concluait que pareille attitude était d'autant plus honteuse qu'elle émanait d'une personnalité devant servir d'exemple.
10. Les requérants produisent des documents dont il ressort que par une décision du 16 juillet 1998 le directeur de l'administration de l'enregistrement et des domaines avait condamné le ministre W. à l'amende en question sur base de l'article 77,2o de la loi T.V.A. du 12 février 1979. Cette décision fut notifiée au ministre W. en date du 20 juillet 1998. Il apparaît aussi qu'en date du 27 juillet 1998, le ministre a introduit devant le tribunal d'arrondissement un recours contre l'amende fiscale prononcée à son égard. Par jugement du 3 mars 1999, le tribunal décida que l'amende n'était pas justifiée au motif que l'infraction à l'article 77,2o de la loi T.V.A. du 12 février 1979 n'était pas établie. Ce jugement fit l'objet d'une procédure d'appel devant la cour supérieure de justice. Les parties n'ont pas fourni d'autres renseignements au sujet du développement de cette procédure.
11. La décision du 16 juillet 1998 fit l'objet de commentaires dans d'autres journaux, tels le quotidien " Républicain lorrain " et l'hebdomadaire " d'Lëtzëbuerger Land ". Un député libéral posa en outre une question parlementaire au sujet de l'affaire.
12. Deux procédures judiciaires furent engagées suite à la publication de l'article du premier requérant.
13. Le 24 juillet 1998, le ministre saisît le tribunal d'arrondissement d'une action en dommages et intérêts contre le premier requérant et le quotidien " Lëtzëbuerger Journal ", arguant du caractère fautif de la publication de l'information relative à une sanction fiscale à son encontre et faisant état de commentaires attentatoires à son honneur. Par jugement du 31 mars 1999, le tribunal débouta le ministre de son action, au motif que le journaliste a agi dans l'exercice de la liberté de la presse. Par arrêt du 27 février 2002, la cour d'appel infirma le jugement de première instance.
14. Le 4 août 1998, le ministre introduisit une plainte pénale.
15. Le 21 août 1998, le Procureur d'Etat requit au juge d'instruction de procéder à une information du chef de recel de violation du secret professionnel visant le premier requérant et de violation du secret professionnel concernant inconnu(s). Le réquisitoire précisait que " l'instruction et l'enquête à mener devraient déterminer quel(s) fonctionnaire(s) de l'administration de l'enregistrement et des domaines étai(en)t impliqué(s) dans le traitement du dossier et avai(en)t accès aux documents ". Le procureur demandait encore au juge d'instruction d'opérer ou faire opérer une perquisition domiciliaire en la demeure et les dépendances quelconques du premier requérant et dans les locaux du " Lëtzëbuerger Journal ", ainsi qu'auprès de l'administration de l'enregistrement et des domaines.
16. Différentes perquisitions s'ensuivirent.
1. Perquisitions au domicile et au lieu du travail du premier requérant
17. En date du 9 octobre 1998, le juge d'instruction rendit deux ordonnances de perquisitions au domicile, ainsi qu'au lieu du travail du premier requérant, en vue de " rechercher et de saisir tous objets, documents, effets et/ou autres choses utiles à la manifestation de la vérité respectivement en relation avec les infractions libellées sous rubrique ou dont l'utilisation serait de nature à nuire à la bonne marche de l'instruction ". La première ordonnance précisa que la perquisition était ordonnée " au domicile et aux dépendances quelconques de Robert Roemen, (...), à tout endroit où il pourra être trouvé ainsi que dans les voitures lui appartenant ou utilisées par lui ".
18. Ces deux perquisitions, qui furent exécutées le 19 octobre 1998, furent infructueuses.
19. Le 21 octobre 1998, le premier requérant introduisit des recours en vue de l'annulation de chacune des ordonnances du 9 octobre 1998, ainsi que de tous les actes d'instruction exécutés sur base des ordonnances et notamment les perquisitions du 19 octobre 1998. Dans ses recours, il souleva, outre des arguments relatifs au droit interne, une violation de l'article 10 de la Convention, arguant plus particulièrement de son droit à la protection des sources journalistiques.
20. Par deux ordonnances du 9 décembre 1998, la chambre du conseil du tribunal d'arrondissement rejeta chacun des recours. Les juges indiquèrent que le ministre avait dénoncé un certain nombre de faits, dont celui selon lequel des fonctionnaires de l'administration de l'enregistrement et des domaines auraient indûment divulgué des données au premier requérant qui en aurait fait usage lors de la rédaction d'un article de presse calomnieux et diffamatoire. Ces faits étaient susceptibles de recevoir un certain nombre de qualifications pénales dont celles de violation du secret professionnel, violation du secret fiscal, vol et recel, ainsi que calomnie ou diffamation. Les juges précisèrent qu'aux termes de l'article 11 du statut général des fonctionnaires, il est interdit au fonctionnaire de révéler les faits dont il a obtenu connaissance en raison de ses fonctions et qui auraient un caractère secret de par leur nature. Ils ajoutèrent que la loi générale sur les impôts sanctionne pénalement la violation du secret fiscal, de même que l'article 458 du code pénal sanctionne la violation du secret par toute personne qui, par sa profession, est dépositaire des secrets qu'on lui confie. Quant à l'infraction de recel, ils indiquèrent que l'article 505 du code pénal atteint tous ceux qui, en connaissance de cause, ont, par un moyen quelconque, bénéficié du produit d'un crime ou d'un délit. Selon la doctrine et la jurisprudence dominante, l'objet du recel pourrait être immatériel, comme non seulement une créance, mais encore un secret de fabrication ou un secret professionnel. Il importerait peu à cet égard que les circonstances du délit dont provient l'objet n'aient pas été entièrement déterminées, dès lors que le prévenu avait connaissance de son origine délictueuse, la qualification de l'infraction originaire étant indifférente. Ils conclurent que le juge d'instruction, chargé d'instruire les faits dont il fut saisi, était en droit d'ordonner une mesure d'instruction pour corroborer les charges d'ores et déjà existantes. Les juges précisèrent encore que l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme n'était pas violé, au motif que les perquisitions - ordonnées pour rassembler des preuves et établir la vérité en ce qui concerne des actes pénalement répréhensibles, qui avaient le cas échéant précédé et contribué à la rédaction d'un article de presse - n'avaient pas porté atteinte à la liberté d'expression ou à la liberté de la presse.
21. Par deux arrêts du 3 mars 1999, la chambre du conseil de la cour d'appel rejeta les appels interjetés à l'encontre des ordonnances du 9 décembre 1998.
2. Perquisition à l'étude de la deuxième requérante
22. Le 19 octobre 1998, le juge d'instruction ordonna une perquisition à exécuter le jour même à l'étude de la deuxième requérante (qui était l'avocate du premier requérant dans la procédure nationale).
23. Lors de cette perquisition, les enquêteurs saisirent une lettre du 23 juillet 1998 adressée par le directeur de l'administration de l'enregistrement et des domaines au Premier Ministre et portant une note manuscrite " Aux chefs de service. Transmis à titre confidentiel pour votre gouverne ". Les requérants expliquent que cette pièce avait été transmise de manière anonyme à la rédaction du " Lëtzëbuerger Journal " et que le premier requérant l'avait transmise aussitôt à son avocat, la deuxième requérante.
24. En date du 21 octobre 1998, un recours en annulation fut introduit contre l'ordonnance de perquisition et les actes d'instruction subséquents.
25. La chambre du conseil du tribunal d'arrondissement accueillit le recours, au motif que le procès-verbal du service de police judiciaire ayant exécuté l'ordonnance du 19 octobre 1998 ne mentionnait pas, contrairement au prescrit de l'article 35 de la loi sur la profession d'avocat, les observations du Vice-Bâtonnier qui était présent lors des opérations de perquisition et saisie. Elle annula la saisie effectuée le 19 octobre 1998 et ordonna la restitution de la lettre du 23 juillet 1998 à la deuxième requérante.
26. Le 11 janvier 1999, la pièce saisie fut restituée.
27. Or, le 11 janvier 1999, le juge d'instruction ordonna à nouveau une perquisition, en vue de " rechercher et de saisir tous objets, documents, effets et/ou autres choses utiles à la manifestation de la vérité respectivement en relation avec les infractions libellées sous rubrique ou dont l'utilisation serait de nature à nuire à la bonne marche de l'instruction et notamment le document du 23 juillet 1998 portant la mention manuscrite aux chefs de service ". La lettre en question fut ainsi à nouveau saisie le jour même.
28. Le 13 janvier 1999, la deuxième requérante introduisit un recours en annulation, arguant notamment d'une violation du principe selon lequel le lieu de travail de l'avocat et le secret des communications entre l'avocat et son client sont inviolables. Sa demande fut rejetée par la chambre du conseil du tribunal d'arrondissement en date du 9 mars 1999. Les juges retinrent, d'une part, que le juge d'instruction peut procéder à des perquisitions même chez les personnes qui, en raison de leur profession, sont dépositaires de secrets qui leur ont été confiés et qui sont légalement tenues de ne pas violer ce secret (...) et, d'autre part, que les dispositions de l'article 35 de la loi du 10 août 1991 sur la profession d'avocat étaient respectées en l'occurrence. Ils précisèrent que les opérations de perquisition et de saisie étaient exécutées en présence du juge d'instruction, du représentant du Parquet et du Bâtonnier. En outre, la présence du Bâtonnier et les observations concernant la sauvegarde du secret professionnel que celui-ci avait estimé devoir faire à propos des documents à saisir avaient été mentionnées dans le procès-verbal du service de police judiciaire.
29. Par arrêt du 20 mai 1999, la chambre du conseil de la cour d'appel rejeta l'appel interjeté contre l'ordonnance du 9 mars 1999.
3. Période qui suivit les perquisitions
30. Par courrier du 23 juillet 1999, le premier requérant s'enquit auprès du juge d'instruction de l'avancement de l'affaire. Il se plaignit du fait que d'autres démarches supplémentaires ne semblaient pas avoir été effectuées et rappela au juge qu'il n'était pas censé ignorer les termes de l'article 6 de la Convention. Il relança le juge dans des termes similaires en date du 27 septembre 2000.
31. Le 3 octobre 2000, les requérants fournirent à la Cour un article de presse de l'hebdomadaire " d'Lëtzebuerger Land " du 29 septembre 2000, dans lequel on peut lire ce qui suit :
" (...) L'enquête dans le cadre de l'affaire W. vient ainsi de culminer avec la perquisition au domicile d'un fonctionnaire de l'administration de l'enregistrement et des domaines, membre du parti socialiste, et par le repérage des appels téléphoniques rentrants et sortants d'au moins deux autres membres du [parti socialiste] (...). "
32. En date du 18 avril 2001, le premier requérant relança une nouvelle fois le juge d'instruction, qui lui répondit, le 23 avril 2001, que " l'enquête judiciaire [suivait] son cours ".