N° A 23-86.664 F-B
N° 01176
SL2
2 OCTOBRE 2024
CASSATION
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 2 OCTOBRE 2024
M. [Aa] [Ab] a formé un pourvoi contre l'arrêt n° 404 de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Saint-Denis de La Réunion, en date du 26 septembre 2023, qui, dans la procédure suivie des chefs d'escroquerie et abus de biens sociaux, a confirmé l'ordonnance de saisie pénale rendue par le juge des libertés et de la détention.
Un mémoire et des observations complémentaires ont été produits.
Sur le rapport de Mme Bloch, conseiller référendaire, les observations de la SCP Zribi et Texier, avocat de M. [Aa] [Ab], et les conclusions de Mme Viriot-Barrial, avocat général, après débats en l'audience publique du 4 septembre 2024 où étaient présents M. Bonnal, président, Mme Bloch, conseiller rapporteur, Mme de la Lance, conseiller de la chambre, et Mme Lavaud, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'
article 567-1-1 du code de procédure pénale🏛, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. Par ordonnance du 29 septembre 2022, le juge des libertés et de la détention a ordonné la saisie de locaux commerciaux situés à [Localité 2] (97) et dont sont nu-propriétaire M. [E] [J], et usufruitiers M. [Aa] [Ab] et Mme [P] [F], épouse [Ab].
3. M. [Aa] [Ab] a interjeté appel de la décision.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa seconde branche
Enoncé du moyen
4. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a ordonné la saisie sur la commune du [Localité 2] au [Adresse 1] de deux locaux commerciaux situés au rez-de-chaussée et au 1er étage, ainsi que de deux places de parking, dont sont propriétaires M. [E] [J] (nue-propriété) ainsi que M. [Aa] [Ab] et Mme [P] [F] épouse, [J] (usufruitiers), alors :
« 2°/ en tout état de cause, que toute personne a droit au respect de ses biens ; que les restrictions de propriété doivent être prévues par la loi, poursuivre un but légitime et ménager un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu ; que la saisie d'un immeuble à usage commercial, même limitée à la seule nue-propriété, est susceptible de porter atteinte au droit de propriété de l'usufruitier, tiers à la procédure, sur cet immeuble, dès lors qu'il ne peut, en application de l'
article 595 du code civil🏛, donner à bail un tel immeuble sans le concours du nu-propriétaire ; qu'après avoir constaté, que M. [Aa] [Ab] et Mme [P] [F] épouse [J], parents de M. [E] [J], n'étaient pas, en l'état de la procédure, visés par l'enquête en cours et qu'en qualité de tiers à la procédure, leur bonne foi n'était donc pas contestée, la chambre de l'instruction a jugé que leurs droits d'usufruitiers sur les immeubles concernés étaient préservés par l'ordonnance du juge des libertés et de la détention ; qu'en statuant ainsi, lors même que leurs droits, en tant qu'usufruitiers tiers à la procédure, sur cet immeuble à usage commercial, n'étaient pas préservés par l'ordonnance prononçant la saisie de celui-ci, quand bien même celle-ci aurait été limitée à la seule nue-propriété, dès lors qu'il ne peuvent, en application de l'article 595 du code civil, donner à bail un tel immeuble sans le concours du nu-propriétaire, la chambre de l'instruction a violé les
articles 1er du premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme🏛 et 17 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, ensemble les
articles 131-21 du code pénal🏛, 706-145, 706-150 et 706-152 du code de procédure pénale, 595 du code civil. »
Réponse de la Cour
5. Le moyen est infondé, dès lors que, si la saisie de la nue-propriété d'un immeuble à usage commercial prive l'usufruitier de cet immeuble de la faculté de le donner à bail commercial, en ce qu'en application de l'article 595 du code civil un tel acte implique le concours du nu-propriétaire qui ne peut y consentir en raison de l'indisponibilité de sa nue-propriété consécutive à sa saisie, les dispositions conventionnelles invoquées ne sont pas pour autant méconnues.
6. En effet, d'une part, la saisie pénale, qui est prévue par la loi, poursuit le but légitime de la garantie de l'exécution de la peine complémentaire de confiscation encourue par l'auteur de l'infraction objet de la procédure.
7. D'autre part, la conciliation entre cet objectif et le droit au respect des biens de l'usufruitier n'est pas déséquilibrée, dès lors que la restriction apportée aux droits de ce dernier n'est que partielle, la saisie ne suspendant ni l'usage du bien ni le surplus du droit d'en percevoir les fruits, et temporaire, les juges étant tenus en outre de statuer dans un délai raisonnable, car elle prend fin en cas de restitution de la nue-propriété ou lorsqu'elle est suivie de sa confiscation ordonnée, le cas échéant, par le juge du fond.
Mais sur le premier moyen, pris en sa première branche, et le moyen soulevé d'office et mis dans le débat
Enoncé des moyens
8. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a ordonné la saisie sur la commune du [Localité 2] au [Adresse 1] de deux locaux commerciaux situés au rez-de-chaussée et au premier étage, ainsi que de deux places de parking, dont sont propriétaires M. [E] [J] (nue-propriété) ainsi que M. [Aa] [Ab] et Mme [F] (usufruitiers), alors :
« 1°/ que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision ; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ; que l'arrêt attaqué, dans son dispositif, ordonne la saisie sur la commune du [Localité 2] au [Adresse 1] de deux locaux commerciaux situés au rez-de-chaussée et au premier étage, ainsi que de deux places de parking, dont sont propriétaires M. [E] [J] (nue-propriété) et M. [Aa] [Ab] et Mme [P] [F] épouse [J] (usufruitiers) ; qu'en prononçant ainsi, alors que, dans les motifs de la décision, il est énoncé qu'il y a lieu de procéder à la saisie pénale de la seule nue-propriété de ce bien immeuble afin de garantir la peine de confiscation et que la cour constate qu'[G] et [P] [J], parents de [E] [J], ne sont pas, en l'état de la procédure, visés par l'enquête en cours, qu'en qualité de tiers à la procédure, leur bonne foi n'est donc actuellement pas contestée et que leurs droits d'usufruitiers sur les immeubles concernés sont parfaitement préservés par l'ordonnance du juge des libertés et de la détention, la chambre de l'instruction, qui s'est contredite, n'a pas justifié sa décision et a ainsi méconnu l'
article 593 du code de procédure pénale🏛. »
9. Le moyen soulevé d'office est pris de la violation de l'
article 706-150 du code de procédure pénale🏛.
Réponse de la Cour
10. Les moyens sont réunis.
Vu les articles 593 et 706-150 du code de procédure pénale :
11. Tout arrêt de la chambre de l'instruction doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux articulations essentielles des mémoires des parties. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
12. Il résulte du second de ces textes qu'au cours de l'enquête de flagrance ou de l'enquête préliminaire, le juge des libertés et de la détention, saisi par requête du procureur de la République, peut ordonner par décision motivée la saisie, aux frais avancés du Trésor, des immeubles dont la confiscation est prévue par l'article 131-21 du code pénal.
13. Pour confirmer la saisie des locaux commerciaux, l'arrêt attaqué retient que les droits réels, propriété, usufruit ou nue-propriété, constituent des biens au sens de l'article 131-21 du code pénal et que les droits patrimoniaux dont une personne condamnée est titulaire peuvent être confisqués et dévolus à l'Etat.
14. Les juges précisent qu'en l'espèce les immeubles concernés par la saisie pénale ont fait l'objet d'un démembrement de propriété, M. [Aa] [Ab] et Mme [F] ayant fait donation de leur nue-propriété à leur fils, M. [Ac] [J], et eux-mêmes en ayant conservé l'usufruit.
15. Ils ajoutent que M. [E] [J] est donc nu-propriétaire des immeubles qui ont fait l'objet de la saisie et, s'il n'est pas contestable que la clause d'inaliénabilité déroge au principe de la libre disposition des biens, elle ne remet nullement en cause le droit réel qu'il détient sur l'immeuble et la possibilité de procéder à une saisie pénale.
16. Ils énoncent enfin que M. [Aa] [Ab] et Mme [F] ne sont pas, en l'état de la procédure, visés par l'enquête en cours, qu'en qualité de tiers à la procédure leur bonne foi n'est pas contestée, et que leurs droits d'usufruitiers sur les immeubles concernés sont parfaitement préservés par l'ordonnance du juge des libertés et de la détention.
17. En prononçant ainsi, la chambre de l'instruction, d'une part, s'est contredite en confirmant la saisie des immeubles ordonnée par le juge des libertés et de la détention, tout en constatant que seule était saisissable leur nue-propriété et n'a ainsi pas justifié sa décision.
18. D'autre part, alors qu'en cas de démembrement du droit de propriété, la saisie immobilière ne peut porter que sur le droit démembré confiscable, à l'exclusion de la pleine propriété du bien, sauf à ce que chacun des droits démembrés soit en lui-même confiscable, elle a méconnu les textes susvisés et les principes ci-dessus rappelés.
19. La cassation est par conséquent encourue.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Saint-Denis de La Réunion, en date du 26 septembre 2023, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;
RENVOIE la cause et les parties devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Saint-Denis de La Réunion, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Saint-Denis de La Réunion et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du deux octobre deux mille vingt-quatre.