CE 2/7 ch.-r., 23-09-2024, n° 492927
A088854N
Référence
► La QPC relative à l'absence d'assistance d'un interprète au titre de l'aide juridictionnelle pour la préparation d'un recours devant le juge de l'asile n'est pas renvoyée au Conseil constitutionnel.
M. B A a demandé à la Cour nationale du droit d'asile d'annuler la décision du 18 janvier 2023 par laquelle le directeur général de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) a rejeté sa demande d'asile et de lui reconnaître la qualité de réfugié ou, à défaut, de lui accorder le bénéfice de la protection subsidiaire.
Par une ordonnance n° 23016329 du 7 novembre 2023, la présidente de formation de jugement désignée par le président de la Cour nationale du droit d'asile a rejeté cette demande.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés le 26 mars et 25 juin 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cette ordonnance ;
2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à ses conclusions présentées devant la Cour ;
3°) subsidiairement, de saisir à titre préjudiciel la Cour de justice de l'Union européenne d'une question portant sur l'interprétation des articles 12 et 46 de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;
4°) de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, sur le fondement de l'article 1er du protocole n° 16 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛, d'une demande d'avis consultatif sur une question relative à l'assistance d'un interprète au titre de l'aide juridictionnelle pour la préparation d'un recours devant le juge de l'asile ;
5°) de mettre à la charge de l'OFPRA le versement à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, son avocat, de la somme de 3 000 euros au titre des articles 37 de la loi du 10 juillet 1991🏛 et L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Par un mémoire distinct et un nouveau mémoire, enregistrés les 25 juin et 2 septembre 2024, présentés en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958🏛, M. A demande au Conseil d'Etat, à l'appui de son pourvoi, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions des articles L. 532-1 et L. 532-12 du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d'asile et de celles de la loi du 10 juillet 1991🏛 relative à l'aide juridictionnelle.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Hadrien Tissandier, auditeur,
- les conclusions de Mme Dorothée Pradines, rapporteure publique,
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de M. A ;
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par une décision du 18 janvier 2023, le directeur général de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) a refusé de faire droit à la demande de M. A, de nationalité bangladaise, tendant à ce que lui soit reconnue la qualité de réfugié ou, à défaut, accordé le bénéfice de la protection subsidiaire. M. A a demandé à la Cour nationale du droit d'asile d'annuler cette décision. A l'occasion de cette demande, il a sollicité la désignation d'un traducteur et d'un interprète assermentés au titre de l'aide juridictionnelle pour communiquer avec son conseil et traduire la décision de l'OFPRA et les pièces utiles au soutien de son recours. Il se pourvoit en cassation contre l'ordonnance du 7 novembre 2023 par laquelle une présidente de formation de jugement désignée par le président de la Cour nationale du droit d'asile a rejeté sa demande.
Sur la question prioritaire de constitutionnalité :
2. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé () à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat () ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
3. Aux termes de l'article L. 532-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d'asile : " La Cour nationale du droit d'asile, dont la nature, les missions et l'organisation sont notamment définies au titre III du livre I, statue sur les recours formés contre les décisions de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides prises en application des articles L. 511-1 à L. 511-8, L. 512-1 à L. 512-3, L. 513-1 à L. 513-5, L. 531-1 à L. 531-35, L. 531-41 et L. 531-42. / A peine d'irrecevabilité, ces recours doivent être exercés dans le délai d'un mois à compter de la notification de la décision de l'office, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat ". L'article L. 532-12 du même code dispose que : " Les requérants peuvent présenter leurs explications à la Cour nationale du droit d'asile et s'y faire assister d'un conseil et d'un interprète ".
4. Aux termes du dernier alinéa de l'article 3 de la loi du 10 juillet 1991🏛 relative à l'aide juridictionnelle : " Devant la Cour nationale du droit d'asile, elle est accordée aux étrangers qui résident habituellement en France ". L'article 9-4 de cette loi dispose que : " Devant la Cour nationale du droit d'asile, le bénéfice de l'aide juridictionnelle est de plein droit, sauf si le recours est manifestement irrecevable () ".
5. Aucune disposition du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d'asile ni de la loi du 10 juillet 1991🏛 ne prévoit la prise en charge par l'Etat au titre de l'aide juridictionnelle, hormis la rétribution de l'avocat, des frais liés à l'assistance d'un interprète pour la préparation du recours et de l'audience devant la Cour nationale du droit d'asile.
6. M. A demande, à l'appui de son pourvoi en cassation, que soit renvoyée au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution, d'une part, des articles L. 532-1 et L. 532-12 du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d'asile, d'autre part de la loi du 10 juillet 1991. Il soutient qu'en n'y prévoyant pas l'assistance d'un interprète au titre de l'aide juridictionnelle pour la préparation d'un recours devant le juge de l'asile, le législateur a méconnu sa propre compétence dans des conditions qui portent atteinte aux exigences combinées du droit d'asile et du droit à un recours effectif, protégés respectivement par le quatrième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dès lors que l'impossibilité qui en résulte de communiquer avec son avocat désigné à ce titre a pour effet de le priver de la possibilité de former un recours suffisamment étayé pour échapper au risque de voir sa demande rejetée par ordonnance sans avoir pu présenter ses explications devant une formation de jugement collégiale.
7. Toutefois, les dispositions contestées relatives à la procédure applicable devant la Cour nationale du droit d'asile permettent aux requérants, qui ont été entendus par l'OFPRA dans la langue de leur choix ou dans une autre langue dont ils ont une connaissance suffisante, de présenter leurs explications devant la Cour en s'y faisant assister d'un conseil et d'un interprète. En application des dispositions combinées des articles 3 et 9-4 de la loi du 10 juillet 1991🏛, le bénéfice de l'aide juridictionnelle devant la Cour est de plein droit pour les étrangers qui résident habituellement en France, sauf si le recours est manifestement irrecevable. Si, en application de l'article L. 532-8 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile🏛, le président et les présidents de section, de chambre ou de formation de jugement de la Cour nationale du droit d'asile peuvent rejeter certains recours par ordonnance et sans audience, d'une part, relèvent de cette procédure les seules affaires qui ne présentent aucun élément sérieux susceptible de remettre en cause la décision d'irrecevabilité ou de rejet de l'OFPRA, d'autre part, le Conseil d'Etat, statuant en cassation, exerce un contrôle de l'usage abusif de cette faculté. En ne prévoyant pas la prise en charge par l'Etat au titre de l'aide juridictionnelle, hormis la rétribution de l'avocat, de l'assistance d'un interprète pour la préparation du recours devant la Cour nationale du droit d'asile, le législateur n'a pas privé de garanties légales les droits constitutionnellement garantis mentionnés au point 6.
8. Il résulte de ce qui précède que la question de la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés garantis par la Constitution, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Il n'y a, par suite, pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.
Sur le pourvoi :
9. Aux termes de l'article L. 822-1 du code de justice administrative🏛 : " Le pourvoi en cassation devant le Conseil d'Etat fait l'objet d'une procédure préalable d'admission. L'admission est refusée par décision juridictionnelle si le pourvoi est irrecevable ou n'est fondé sur aucun moyen sérieux ".
10. Pour demander l'annulation de l'ordonnance qu'il attaque, M. A soutient que l'auteur de l'ordonnance attaquée a :
- rendu sa décision au terme d'une procédure irrégulière et commis une erreur de droit, en retenant que ni la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique ni le décret pris pour son application ne prévoyaient la mise à disposition d'un interprète pour la préparation de son recours devant le juge de l'asile, alors que leurs dispositions et celles du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France devraient être interprétées, conformément aux principes constitutionnels du droit d'asile et du droit à un recours effectif, aux articles 6-1 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'hommes et des libertés fondamentales à la directive 2013/32/UE, comme imposant une telle garantie pour permettre au requérant de communiquer avec son avocat ;
- subsidiairement, fait application de dispositions législatives contraires à la Constitution en tant qu'elles ne prévoient pas l'assistance d'un interprète au titre de l'aide juridictionnelle pour la préparation d'un recours devant le juge de l'asile ;
- rendu sa décision au terme d'une procédure irrégulière en faisant un usage abusif de la faculté offerte par l'article L. 532-8 du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d'asile de rejeter un recours par ordonnance sans audience préalable.
11. Aucun de ces moyens n'est de nature à permettre l'admission du pourvoi.
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. A.
Article 2 : Le pourvoi de M. A n'est pas admis.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. B A et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel, au Premier ministre, et à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides.
Délibéré à l'issue de la séance du 12 septembre 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Nicolas Boulouis, M. Olivier Japiot, présidents de chambre ; Mme Anne Courrèges, M. Géraud Sajust de Bergues, M. Gilles Pellissier, M. Jean-Yves Ollier, M. Frédéric Gueudar Delahaye, conseillers d'Etat et M. Hadrien Tissandier, auditeur-rapporteur.
Rendu le 23 septembre 2024.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
Le rapporteur :
Signé : M. Hadrien Tissandier
La secrétaire :
Signé : Mme Eliane Evrard