CE référé, 17-09-2024, n° 497226
A85735ZK
Référence
► Est justifiée l'expulsion du territoire d'un imam ayant tenu des propos discriminatoires et violents envers la communauté juive et ayant fait l'apologie d'actes de terrorisme.
M. E C a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative🏛, de suspendre l'exécution de l'arrêté du 4 août 2024 par lequel le ministre de l'intérieur et des outre-mer a prononcé son expulsion du territoire français en urgence absolue et lui a retiré son titre de séjour. Par une ordonnance n° 2421527 du 10 août 2024, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Par une requête et un nouveau mémoire, enregistrés les 26 août et 3 septembre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. C demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) d'annuler l'ordonnance du 10 août 2024 du juge des référés du tribunal administratif de Paris ;
2°) de suspendre l'exécution de l'arrêté du 4 août 2024 par lequel le ministre de l'intérieur et des outre-mer a prononcé son expulsion du territoire français en urgence absolue et lui a retiré son titre de séjour.
Il soutient que :
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que l'arrêté d'expulsion attaqué porte, par lui-même, une atteinte grave et immédiate à sa situation ainsi qu'à ses droits et libertés fondamentaux, en dépit des circonstances particulières invoquées par l'administration ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à ses droits et libertés fondamentaux, notamment le droit à la vie, le droit au respect de la vie privée et familiale, la liberté d'aller et venir, la liberté de conscience, la liberté de religion et la liberté d'expression ;
- l'arrêté attaqué est entaché d'une erreur d'appréciation en ce qu'il énonce, en application de l'article L. 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile🏛, que ses comportements sont de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat ou sont liés à des activités à caractère terroriste, ou constituent des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes ;
- l'arrêté contesté porte une atteinte disproportionnée aux droits et libertés invoqués par rapport aux objectifs poursuivis en ce qu'il réside depuis 35 ans sur le territoire français et y a établi des liens personnels stables, ce qui n'est pas le cas dans son pays de renvoi, le Niger, qu'il est atteint d'une affection qui nécessite un traitement médical qui n'est pas disponible au Niger, qu'il ne pourra plus présider la mosquée de Pessac et que les propos et critiques qui lui sont reprochés constituent de simples contributions à des débats d'intérêt général.
Par un mémoire en défense, enregistré le 3 septembre 2024, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite et que les moyens soulevés ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, M. D et, d'autre part, le ministre de l'intérieur et des outre-mer ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 6 septembre 2024, à 14 heures 30 :
- le représentant de M. C ;
- M. C ;
- les représentantes du ministre de l'intérieur et des outre-mer ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a prononcé la clôture de l'instruction ;
Vu, enregistrée le 6 septembre 2024, la note en délibéré présentée par M. C ;
1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. () ".
2. En vertu de l'article L. 631-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile🏛, " l'autorité administrative peut décider d'expulser un étranger lorsque sa présence en France constitue une menace grave pour l'ordre public ". Elle doit cependant prendre en compte les conditions propres aux étrangers mentionnés à l'article L. 631-3 du même code, notamment ceux qui résident en France depuis plus de vingt ans. Ces derniers ne peuvent, aux termes de cet article, dans sa rédaction résultant de la loi du 26 janvier 2024🏛 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, " faire l'objet d'une décision d'expulsion qu'en cas de comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat, dont la violation délibérée et d'une particulière gravité des principes de la République énoncés à l'article L. 412-7, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes ". Avant de prendre sa décision, l'autorité administrative doit, en application de l'article L. 632-1 du même code🏛, aviser l'étranger de l'engagement de la procédure et, sauf en cas d'urgence absolue, le convoquer pour être entendu par une commission composée de deux magistrats relevant du tribunal judiciaire du chef-lieu du département ou l'étranger réside ainsi qu'un conseiller de tribunal administratif. Celle-ci rend un avis motivé, après avoir lors de débats publics entendu l'intéressé, qui a le droit d'être assisté d'un conseil ou de toute personne de son choix.
3. Par un arrêté du 4 août 2024, le ministre de l'intérieur et des outre-mer a prononcé, en application de l'article L. 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, l'expulsion du territoire français en urgence absolue de M. E C, de nationalité nigérienne. Par le même arrêté, le ministre a retiré le titre de séjour détenu par M. C en vertu du 1° de l'article R. 432-3 du même code. Cet arrêté a été notifié le 8 août 2024 à M. C. Le même jour, celui-ci a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Paris d'une demande tendant à la suspension de l'exécution de l'arrêté litigieux, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative. Le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté cette demande par une ordonnance du 10 août 2024, dont M. C relève appel devant le juge des référés du Conseil d'Etat.
4. Eu égard à son objet et à ses effets, une décision prononçant l'expulsion d'un étranger du territoire français porte, en principe et sauf à ce que l'administration fasse valoir des circonstances particulières, par elle-même atteinte de manière grave et immédiate à la situation de la personne qu'elle vise et crée, dès lors, une situation d'urgence justifiant que soit, le cas échéant, prononcée la suspension de l'exécution de cette décision. Il appartient au juge des référés, saisi d'une telle décision sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'apprécier si la mesure d'expulsion porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, en conciliant les exigences de la protection de la sûreté de l'Etat et de la sécurité publique avec la liberté fondamentale que constitue, en particulier, le droit de mener une vie familiale normale. La condition d'illégalité manifeste de la décision contestée, au regard de ce droit, ne peut être regardée comme remplie que dans le cas où il est justifié d'une atteinte manifestement disproportionnée aux buts en vue desquels la mesure contestée a été prise.
5. Pour prononcer, en application des dispositions de l'article L. 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, l'expulsion de M. C, qui réside régulièrement en France depuis plus de vingt ans, alors même que, dans sa séance du 31 mai 2024, la commission départementale d'expulsion de la Gironde avait donné un avis défavorable à cette mesure, le ministre de l'intérieur et des outre-mer s'est principalement fondé sur la teneur et l'incidence des propos ou prises de position tenus ou relayés par M. C sur les réseaux sociaux, par lesquels l'intéressé aurait accusé les autorités publiques françaises de pratiquer une " islamophobie d'Etat ", aurait critiqué de manière virulente l'action de la France au Sahel et notamment au Niger, pays dont M. C est ressortissant, aurait justifié des actes terroristes et aurait provoqué à la discrimination ou à la haine envers les pays occidentaux, l'Etat d'Israël ainsi que l'ensemble des personnes de religion juive. Le ministre s'est fondé sur le fait que les propos ou prises de position de M. C, lequel bénéficie d'une large audience eu égard à son utilisation intensive des réseaux sociaux et aux responsabilités qu'il exerce en sa qualité de président de la mosquée Al Farouk de Pessac (Gironde), de l'association " Rassemblement des musulmans de Pessac ", de l'association " les Alliés de la Paix " ainsi que de l'association " Les musulmans de Nouvelle-Aquitaine ", qui revêtaient une gravité particulière depuis l'attaque perpétrée en Israël par le Hamas le 7 octobre 2023, étaient de nature à inciter à la radicalisation et à la commission d'actes antisémites.
6. Il résulte de l'instruction que M. C, au lendemain des attaques lancées depuis Gaza contre le territoire israélien le 7 octobre 2023 et dans les jours qui ont suivi, a diffusé sur Facebook, sur son compte personnel et sur celui de l'association " Rassemblement des musulmans de Pessac ", des messages légitimant ces actes. Le 31 juillet 2024, à la suite du décès d'Ismaïl Haniyeh, chef du bureau politique du Hamas, M. C a publié un message saluant sa mémoire et a relayé des messages lui rendant hommage ainsi que des messages vidéos enregistrés de son vivant par celui-ci et appelant à l'action en des termes particulièrement belliqueux. En diffusant ainsi au lendemain des assassinats et prises d'otages de grande ampleur perpétrés contre la population civile israélienne des messages justifiant ces actes, puis exprimant dans ses propres publications ou dans celles qu'il a relayées en les prenant à son compte son soutien au chef du Hamas, organisation à l'origine de ces actes, classée comme terroriste par l'Union européenne, M. C doit être regardé comme ne s'étant pas borné, ainsi qu'il le soutient, à exprimer des prises de position à caractère politique, mais comme ayant explicitement et délibérément fait l'apologie de ces actes. Il résulte également de l'instruction que les prises de position émanant de l'intéressé ou relayées par lui bénéficient d'une résonance particulière, compte tenu de son activisme sur les réseaux sociaux et de l'autorité que lui confèrent ses responsabilités communautaires et associatives énoncées au point 5 de la présente ordonnance. Elles sont ainsi susceptibles d'inciter au passage à l'acte des personnes prenant connaissance de tels messages, sur lesquelles M. C peut exercer son influence. Par suite et en l'état de l'instruction, dans un contexte marqué, particulièrement depuis la résurgence du conflit israélo-palestinien consécutive aux attaques du 7 octobre 2023, notamment en France et en Europe occidentale, par l'augmentation des actes dirigés contre la communauté juive, ses lieux de culte et leurs fidèles et, plus généralement, contre l'ensemble des personnes se reconnaissant dans le judaïsme, ainsi que par le caractère particulièrement prégnant de la menace terroriste, le ministre de l'intérieur et des outre-mer, en regardant le comportement de M. C comme étant de nature à provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers des groupes de personnes au sens de l'article L. 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, n'a pas fait une inexacte application de ces dispositions. Il suit de là, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres motifs retenus par le ministre au soutien de son arrêté, qu'un tel comportement est susceptible de fonder l'expulsion de M. C du territoire français en vertu de ces mêmes dispositions.
7. Si M. C soutient, pour contester la mesure d'expulsion dont il fait l'objet, que l'arrêté litigieux porterait une atteinte excessive à son droit à la vie en ce qu'il aurait pour effet de le priver de l'accès à des médicaments indispensables au traitement d'une affection dont il est atteint et dont l'interruption l'exposerait à un risque vital, il ne résulte de l'instruction ni que le traitement qu'il suit ferait par lui-même obstacle à l'exécution de la mesure litigieuse, ni qu'un tel traitement ne serait pas disponible au Niger, pays dont M. C est ressortissant.
8. Si M. C soutient en outre que la mesure d'expulsion contestée porterait une atteinte excessive à son droit au respect de sa vie familiale, il résulte de l'instruction que celui-ci, qui n'a pas d'enfants, est marié à une ressortissante marocaine avec laquelle il se rend régulièrement au Niger où réside la famille de l'intéressé.
9. La mesure litigieuse ne peut, par suite, être regardée, en l'état de l'instruction, comme portant aux droits et libertés que le requérant invoque une atteinte manifestement disproportionnée aux buts en vue desquels elle a été prise.
10. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de l'intérieur et des outre-mer, en prenant l'arrêté litigieux, n'a pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, au sens de l'article L. 521-2 du code de justice administrative. M. C n'est dès lors pas fondé à se plaindre de ce que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de ces mêmes dispositions, a rejeté sa demande.
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Article 1er : La requête de M. C est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à M. E C et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Délibérée à l'issue de la séance du 6 septembre 2024 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. B A et M. Jean-Yves Ollier, conseillers d'Etat, juges des référés.
Fait à Paris, le 17 septembre 2024
Signé : Pierre Collin