COMM.
SH
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 11 septembre 2024
Cassation
M. VIGNEAU, président
Arrêt n° 545 F-B
Pourvois n°
R 22-24.160
J 23-12.681 JONCTION
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 11 SEPTEMBRE 2024
I - La société Esso, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° R 22-24.160 contre un arrêt rendu le 20 octobre 2022 par la cour d'appel de Versailles (14e chambre civile), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Eximium, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 5],
2°/ à la société Arjo, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 2],
3°/ à la société Ciam Fund, société de droit étranger, dont le siège est [Adresse 3] (Luxembourg),
4°/ à M. [Y] [P], domicilié [… …],
défendeurs à la cassation.
II - la société Esso, société anonyme, a formé le pourvoi n° J 23-12.681 contre un arrêt rendu le 16 février 2023 par la cour d'appel de Versailles (14e chambre civile), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Eximium, société par actions simplifiée,
2°/ à M. [Y] [P],
3°/ à la société Arjo, société par actions simplifiée unipersonnelle,
4°/ à la société Ciam Fund, société de droit étranger,
défendeurs à la cassation.
La demanderesse au pourvoi n° R 22-24.160 invoque, à l'appui de son recours, deux moyens de cassation.
La demanderesse au pourvoi n° J 23-12.681 invoque, à l'appui de son recours, un moyen de cassation.
Les dossiers ont été communiqués au procureur général.
Sur le rapport de Mme Ducloz, conseiller, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Esso, de la SCP Boutet et Hourdeaux, avocat des sociétés Eximium, Arjo, Ciam Fund et de M. [P], et l'avis de M. Lecaroz, avocat général, après débats en l'audience publique du 9 juillet 2024 où étaient présents M. Vigneau, président, Mme Ducloz, conseiller rapporteur, M. Ponsot, conseiller doyen, et Mme Bendjebbour, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Jonction
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° 22.24-160 et 23.12-681 sont joints.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 20 octobre 2022, rectifié par un arrêt du 16 février 2023), la société Esso Société anonyme française SA (la société Esso), qui appartient au groupe Exxon Mobil et dont les titres sont admis à la négociation sur le marché réglementé Euronext Paris, est détenue à 82,89 % par la société de droit américain Exxon Mobil Corporation. Les 17,11 % d'actions restantes sont réparties dans le public.
3. Les sociétés Eximium, Arjo et Ciam Fund et M. [P] (les actionnaires minoritaires), détenant ensemble 2,8 % du capital social de la société Esso, ont assigné cette société en référé aux fins de voir ordonner, sur le fondement de l'
article 145 du code de procédure civile🏛, une expertise consistant à faire recenser et décrire l'ensemble des conventions en cours d'exécution conclues entre la société Esso et toute société appartenant au groupe de l'actionnaire majoritaire, la société Exxon Mobil Corporation, et notamment les conventions portant sur les opérations suivantes : l'approvisionnement en pétrole brut auprès de la société Exxon Mobil Corporation, la revente de pétrole brut à la société Exxon Mobil Corporation, les ventes de produits pétroliers à cette société (notamment fuel, lubrifiants finis, huiles de base et bitumes), et à les faire examiner par un expert qui aurait pour mission d'identifier l'ensemble des transactions en cause, de vérifier la réalité des opérations et prestations et de déterminer si leurs conditions financières sont conformes aux conditions du marché.
Examen des moyens
Sur le premier moyen du pourvoi n° 22.24-160, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
4. La société Esso fait grief à l'arrêt rectifié de désigner un expert judiciaire, en lui confiant pour mission de recenser et décrire les conventions en cours d'exécution conclues entre la société Esso et toute société appartenant au groupe de l'actionnaire majoritaire, la société Exxon Mobil Corporation, portant sur les opérations suivantes : (i) l'approvisionnement de la société Esso en pétrole brut auprès de toute société appartenant au groupe de l'actionnaire majoritaire Exxon Mobil Corporation, (ii) la revente de pétrole brut à toute société appartenant au groupe de l'actionnaire majoritaire Exxon Mobil Corporation, (iii) les ventes de produits pétroliers à toute société appartenant au groupe de l'actionnaire majoritaire Exxon Mobil Corporation (notamment fuel, lubrifiants finis, huiles de base et bitumes) ; pour l'approvisionnement de la société Esso en pétrole brut auprès de toute société appartenant au groupe de l'actionnaire majoritaire Exxon Mobil Corporation et les ventes de produits pétroliers à toute société appartenant au groupe de l'actionnaire majoritaire Exxon Mobil Corporation (notamment fuel, lubrifiants finis, huiles de base et bitumes) : - établir le lien capitalistique précis entre les entités du groupe Exxon ayant signé chacune de ces conventions et la société américaine Exxon Mobil Corporation (actionnaire majoritaire ultime d'Esso) ; - identifier l'ensemble des transactions comptabilisées par la société Esso au titre desdites conventions depuis le 1er janvier 2019 ; pour la revente de pétrole brut à toute société appartenant au groupe de l'actionnaire majoritaire Exxon Mobil Corporation, y ajouter : - sur l'identification de l'ensemble des transactions comptabilisées par la société Esso au titre desdites conventions depuis le 1er janvier 2019, vérifier en plus la réalité des opérations et prestations en cause ; - analyser les conditions financières de ces transactions (tant pour la société Esso que pour toute société appartenant au groupe de l'actionnaire majoritaire Exxon Mobil Corporation), déterminer si ces conditions sont conformes aux "conditions de marché" et dans la négative donner son avis sur la juste valorisation des opérations concernées ; - concernant (i) les conventions réglementées visées dans le rapport spécial des commissaires aux comptes mais non présentées à l'assemblée du 17 juin 2020 (convention de services avec ExxonMobil Aviation International Ltd ; convention Master Service Agreement "Raffinage Distribution" avec ExxonMobil Petroleum & Chemical BVBA ; convention Master Business Support Agreement avec ExxonMobil Petroleum & Chemical BVBA) et (ii) les conventions rejetées par l'assemblée générale des actionnaires du 23 juin 2021 (convention de services avec ExxonMobil Aviation International Ltd ; convention de sous-location "SPRING" avec ExxonMobil Chemical France ; convention Master Service Agreement "Raffinage Distribution" conclue avec ExxonMobil Petroleum & Chemical BVBA ; convention Master Business Support Agreement "Raffinage Distribution" avec ExxonMobil Petroleum & Chemical BVBA) ; déterminer si elles imposent des conditions défavorables et préjudiciables pour la société Esso et, dans l'affirmative, déterminer le montant du préjudice subi par elle, et de rejeter toute autre demande, alors « qu'une mesure d'instruction in futurum ne peut avoir une finalité purement exploratoire et ne doit être ordonnée qu'en présence d'éléments caractérisant le sérieux des prétentions susceptibles d'être articulées dans le cadre d'un futur litige ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a relevé que le motif légitime des actionnaires minoritaires demandeurs de voir ordonner la mesure d'expertise sollicitée était constitué par la nécessité de comprendre la classification des conventions réglementées mise en uvre par la société Esso et leur distinction avec les conventions courantes, par des indices graves d'une information lacunaire de nature à alimenter la "crainte" de pratiques contraires à l'intérêt social et par le fait qu'il était "plausible" que le travail des commissaires aux comptes "puisse" être limité selon des critères insuffisamment connus et explicites de classification des conventions réglementées ; qu'en statuant de la sorte, cependant que de simples conjectures quant à d'éventuelles irrégularités dans la classification opérée par la société entre les conventions libres et les conventions réglementées ou de possibles insuffisances du contrôle exercé par les commissaires aux comptes, non autrement étayées que par l'expression de "craintes devant l'opacité entretenue par l'entreprise", ne pouvaient constituer un motif légitime de voir ordonner une mesure d'expertise, assimilable à une mesure générale d'expertise de gestion, portant sur l'intégralité des conventions intragroupe conclues par la société Esso pour les besoins de son approvisionnement en pétrole brut et de leur revente ainsi que de celles des produits pétroliers ainsi que sur l'examen de leur caractère équilibré, la cour d'appel a violé l'article 145 du code de procédure civile. »
Réponse de la cour
Vu l' article 145 du code de procédure civile :
5. Aux termes de ce texte, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès, la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.
6. Pour ordonner une mesure d'instruction portant sur la totalité des conventions intragroupe conclues par la société Esso et ayant pour objet l'approvisionnement de la société en pétrole brut, la revente de pétrole brut et les ventes de produits pétroliers, l'arrêt, après avoir relevé que les actionnaires minoritaires suspectaient la conclusion, par la société Esso, de conventions à des conditions contraires à son intérêt social et envisageaient d'intenter une action ut singuli, retient qu'un motif légitime, constitué par la nécessité de comprendre la classification des conventions réglementées et des conventions portant sur des opérations courantes conclues par la société Esso, apparaît caractérisé dès lors que cette société leur a refusé, en violation de l'article 23.5 des statuts, de leur communiquer une copie des conventions conclues à des conditions ordinaires avec les autres sociétés du groupe, qu'elle a refusé, en violation des recommandations de l'Autorité des marchés financiers, de leur communiquer la charte interne précisant la méthode et les critères de qualification des conventions réglementées, et que, le 17 mars 2020, le conseil d'administration de la société Esso a déclassé cinq conventions réglementées. L'arrêt ajoute que si ces conventions ont été soumises à l'assemblée générale du 23 juin 2021 et désapprouvées, les atermoiements de la direction de l'entreprise quant à l'ordre du jour justifient la défiance des actionnaires minoritaires et la mise en place de la mesure d'expertise. L'arrêt en déduit l'existence d'indices plausibles de griefs que les actionnaires pourront développer à l'occasion d'un procès futur en responsabilité contre les dirigeants de la société Esso.
7. En statuant ainsi, alors que les mesures ordonnées ne visaient, en réalité, qu'à fournir aux actionnaires minoritaires demandeurs des informations sur des opérations de gestion, relevant comme telles du mécanisme prévu à l'
article L. 225-231 du code de commerce🏛, et non à conserver ou établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, la cour d'appel a violé, par fausse application, le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi n° 22.24-160 et sur le pourvoi n° 23.12-681, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 20 octobre 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles et rectifié le 16 février 2023 ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris ;
Condamne les sociétés Eximium, Arjo et Ciam Fund et M. [P] aux dépens ;
En application de l'
article 700 du code de procédure civile🏛, rejette la demande formée par les sociétés Eximium, Arjo et Ciam Fund et M. [P] et les condamne in solidum à payer à la société Esso la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du onze septembre deux mille vingt-quatre.