Jurisprudence : TA Paris, du 09-08-2024, n° 2420360


Références

Tribunal Administratif de Paris

N° 2420360


lecture du 09 août 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés le 26 juillet et le 6 août 2024, l'association Anticor, représentée par Me Brengarth, demande au juge des référés :

1°) d'ordonner, sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative🏛, la suspension de la décision implicite par laquelle le Premier ministre a refusé de lui délivrer un agrément, née le 26 juillet 2024, jusqu'à ce qu'il soit statué au fond sur la légalité de cette décision ;

2°) d'enjoindre au Premier ministre de publier cet agrément au Journal officiel, dans un délai d'une semaine à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard ;

3°) à titre subsidiaire, d'enjoindre au Premier ministre de réexaminer sa demande d'agrément et d'y répondre explicitement dans un délai d'une semaine à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard ;

4°) de mettre à la charge de l'État une somme de 3 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.

Elle soutient que :

- la condition d'urgence est remplie dès lors qu'à défaut d'agrément, elle ne peut plus se constituer partie civile que dans les affaires dans lesquelles elle s'est déjà portée partie civile, les mis en examen, les témoins assistés et le parquet peuvent réclamer l'annulation de la procédure et, pour les mis en examen, des dommages et intérêts contre elle, compromettant non seulement son activité mais portant ainsi une atteinte caractérisée à l'intérêt général, que toutes les procédures en cours qu'elle a préparée et pour lesquelles elle avait l'intention de se porter civile sont gelées ;

- en fondant nécessairement le refus implicite d'agrément sur le pourvoi en cassation formé par Anticor devant le Conseil d'Etat en défense de l'agrément ministériel du 2 avril 2021 et sur le recours pour excès de pouvoir formé contre le refus implicite d'agrément ministériel du 26 décembre 2023, le Premier ministre porte atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif de l'association garanti par l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales🏛, méconnait le décret du 12 mars 2014🏛 qui ne permet pas au ministre de la Justice d'interrompre le délai de 4 mois pour examiner la demande d'agrément, et entache la décision attaquée d'un détournement de pouvoir, dès lors qu'elle avait pour motif déterminant de faire en sorte qu'Anticor ne retrouve pas son agrément avant plusieurs années ;

- la décision attaquée est entachée d'erreur de droit et d'erreur manifeste d'appréciation dans l'application de l'article 1er du décret du 12 mars 2014🏛, dès lors qu'elle remplit l'intégralité des conditions prévues par cet article ;

- elle est entachée d'une atteinte au principe général d'impartialité des autorités administratives dans l'instruction de la demande de renouvellement de l'agrément et au principe d'égalité de traitement, dès lors que le dossier a été traité par la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice, alors que l'association avait précédemment déposé plainte contre le ministre de la justice.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 5 et le 6 août 2024, le Premier ministre conclut au rejet de la requête.

Il soutient que :

- l'association Anticor ne justifie pas d'une situation d'urgence ;

- le silence de ses propres écritures sur le doute sérieux quant à la légalité de la décision litigieuse ne vaut pas reconnaissance du bien-fondé des moyens soulevés par l'association.

Vu :

- les autres pièces du dossier ;

- la requête enregistrée le 26 juillet 2024 sous le numéro 2420351 par laquelle l'association Anticor demande l'annulation de la décision attaquée.

Vu :

- la loi n° 2013-117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière ;

- le décret n° 2014-327 du 12 mars 2014🏛 relatif aux conditions d'agrément des associations de lutte contre la corruption en vue de l'exercice des droits reconnus à la partie civile ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné Mme Weidenfeld, présidente de section, Mme D et M. A, premiers conseillers, pour siéger en formation de jugement statuant en référé.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. A,

- et les observations de Me Grossi, représentant l'association Anticor, qui a cédé la parole à M. C, M. B et Mme E.

A l'issue de l'audience, la clôture d'instruction a été reportée au 8 août à 17h.

Une note en délibéré a été enregistrée le 8 août 2024 à 12h07 pour l'association Anticor qui précise certains éléments liés à l'urgence.

Considérant ce qui suit :

1. Par un jugement n° 2111821 du 23 juin 2023, le tribunal administratif de Paris⚖️ a annulé l'arrêté du 2 avril 2021 par lequel le Premier ministre, exerçant les attributions du garde des sceaux, ministre de la justice, a renouvelé l'agrément de l'association Anticor prévu à l'article 2-23 du code de procédure pénale🏛 en vue de l'exercice des droits reconnus à la partie civile. A la suite de ce jugement, l'association Anticor a adressé, le 23 juin 2023, une nouvelle demande d'agrément au titre de l'article 2-23 du code de procédure pénale, dont le sous-directeur de la justice pénale spécialisée de la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice a accusé réception par courrier daté du 26 juin 2023. L'association a été informée, en octobre 2023, que l'instruction de sa demande était prorogée de deux mois. Le 23 décembre 2023, la Première ministre a déclaré se déporter des actes concernant l'association Anticor, au profit de la ministre des Affaires étrangères. Le 26 décembre 2023, une décision implicite de refus de renouvellement de l'agrément de l'association est née. Celle-ci a déposé un recours au tribunal administratif de Paris en annulation de cette décision le 9 janvier 2024. Elle a, par ailleurs, formé une nouvelle demande administrative de renouvellement de son agrément le 19 janvier 2024, enregistrée le 25 janvier 2024. Le 24 mai 2024, l'instruction de cette demande a été prorogée de deux mois. Le 26 juillet 2024, une nouvelle décision implicite de refus de renouvellement de l'agrément de l'association Anticor est née. Celle-ci sollicite, par la présente requête, la suspension de cette dernière décision.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

2. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision () ".

En ce qui concerne l'urgence :

3. L'urgence justifie la suspension de l'exécution d'un acte administratif lorsque celui-ci porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient au juge des référés, saisi d'une demande tendant à la suspension d'une telle décision, d'apprécier concrètement, compte-tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de celle-ci sur la situation de ce dernier ou le cas échéant, des personnes concernées, sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue.

4. Aux termes des dispositions de l'article 2 du code de procédure pénale🏛 : " L'action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l'infraction. " Aux termes de son article 2-23 : " Toute association agréée déclarée depuis au moins cinq ans à la date de la constitution de partie civile, se proposant par ses statuts de lutter contre la corruption, peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions suivantes : " 1° Les infractions traduisant un manquement au devoir de probité, réprimées aux articles 432-10 à 432-15 du code pénal🏛🏛 ; 2° Les infractions de corruption et trafic d'influence, réprimées aux articles 433-1, 433-2, 434-9, 434-9-1, 435-1 à 435-10 et 445-1 à 445-2-1 du même code ; 3° Les infractions de recel ou de blanchiment, réprimées aux articles 321-1, 321-2, 324-1 et 324-2 dudit code, du produit, des revenus ou des choses provenant des infractions mentionnées aux 1° et 2° du présent article ; 4° Les infractions réprimées aux articles L. 106 à L. 109 du code électoral🏛🏛. "

5. En premier lieu, il résulte de la combinaison de ces dispositions que, du fait de l'absence de renouvellement de son agrément, l'association Anticor ne peut plus porter plainte avec constitution de partie civile, intervenir en qualité de partie civile pendant l'instruction, ni formuler des demandes indemnitaires devant le tribunal correctionnel.

6. D'une part, il résulte de l'instruction que, dans plusieurs affaires, l'association s'est effectivement retrouvée dans l'impossibilité de contester des classements sans suite du parquet, dès lors qu'il lui est devenu impossible de saisir un juge d'instruction en vue de l'ouverture d'une information judiciaire, et de solliciter la réalisation d'actes en cours d'instruction, dès lors que sa recevabilité est contestée par les personnes mises en cause. Par suite, l'association Anticor, dont l'activité judiciaire constituait un mode d'action essentiel, se trouve dans l'incapacité de remplir une large part de son objet social, visant à la lutte contre la corruption, la fraude fiscale et toute autre atteinte à la probité sur le plan local, national, européen et international.

7. D'autre part, il résulte de l'instruction que, dans plusieurs affaires, jugées postérieurement au 23 juin 2023, l'association a été condamnée à rembourser les sommes perçues au titre de dommages et intérêts en première instance, ou déboutée de ses demandes indemnitaires dès la première instance, en raison de son absence d'agrément, sans qu'une annulation de la décision litigieuse dans le cadre du recours au fond ne puisse remettre en cause le préjudice financier lié à des décisions de justice définitives.

8. En deuxième lieu, il est constant que la possibilité d'exercer les droits reconnus à la partie civile pour une association se proposant par ses statuts de lutter contre la corruption participe de l'objectif constitutionnel de lutte contre la fraude fiscale et participe de l'intérêt public qui s'attache à la lutte contre la grande délinquance économique et financière. Il s'ensuit que la décision attaquée qui a pour effet de réduire à seulement deux le nombre d'associations pouvant participer à ces actions porte atteinte à un intérêt public.

9. Il résulte de ce qui précède que la décision attaquée porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à la situation de l'association requérante et à un intérêt public. Dans ces conditions, l'association Anticor justifie d'une situation d'urgence au sens des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, sans que la circonstance qu'elle n'a pas demandé la suspension de l'exécution de la première décision implicite de refus de renouvellement d'agrément en date du 26 décembre 2023 ne puisse, à elle seule, y faire obstacle dans le cadre de la présente instance.

En ce qui concerne le doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée :

10. Aux termes de l'article 1er du décret du 12 mars 2014 relatif aux conditions d'agrément des associations de lutte contre la corruption en vue de l'exercice des droits reconnus à la partie civile : " L'agrément prévu à l'article 2-23 du code de procédure pénale peut être accordé à une association se proposant par ses statuts de lutter contre la corruption lorsqu'elle remplit les conditions suivantes : / 1° Cinq années d'existence à compter de sa déclaration ; / 2° Pendant ces années d'existence, une activité effective et publique en vue de lutter contre la corruption et les atteintes à la probité publique, appréciée notamment en fonction de l'utilisation majoritaire de ses ressources pour l'exercice de cette activité, de la réalisation et de la diffusion de publications, de l'organisation de manifestations et la tenue de réunions d'information dans ces domaines ; / 3° Un nombre suffisant de membres, cotisant soit individuellement, soit par l'intermédiaire d'associations fédérées ; / 4° Le caractère désintéressé et indépendant de ses activités, apprécié notamment eu égard à la provenance de ses ressources ; / 5° Un fonctionnement régulier et conforme à ses statuts, présentant des garanties permettant l'information de ses membres et leur participation effective à sa gestion. ".

11. Ni la décision litigieuse, ni d'ailleurs le refus d'agrément né le 26 décembre 2023, ne comportent, du fait de leur caractère implicite et de l'absence de réponse à la demande de communication de motifs présentée le 2 janvier 2024, d'indication sur les motifs ayant conduit le Premier ministre à refuser la délivrance de l'agrément sollicité par l'association Anticor. Par ailleurs, alors que cette dernière soutient, dans le cadre de la présente instance, qu'elle remplit les cinq conditions prévues par l'article 1er du décret du 12 mars 2014, le mémoire en défense, qui se borne à contester l'urgence de la requête, ne fait état d'aucun motif susceptible de justifier le refus de renouveler son agrément. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance de l'article 1er du décret du 12 mars 2014 est de nature, en l'état de l'instruction, à créer un doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée.

12. En outre, à supposer que le courrier du 24 mai 2024 de la directrice des affaires criminelles et des grâces prorogeant le délai d'instruction en considération des deux contentieux de l'association en cours devant les juridictions administratives doive être regardé comme justifiant la décision attaquée par ces contentieux, le moyen tiré de l'erreur de droit à ce titre serait également de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée, en l'état de l'instruction.

13. Il résulte de tout ce qui précède que les deux conditions posées par l'article L. 521-1 du code de justice administrative étant remplies, il y a lieu de suspendre la décision implicite née le 26 juillet 2024 par laquelle le Premier ministre a refusé la délivrance de l'agrément sollicité par l'association Anticor.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

14. Eu égard au caractère provisoire que revêt une décision de référé, la présente ordonnance implique seulement que le Premier ministre réexamine la demande d'agrément de l'association Anticor en tenant compte des motifs de la présente décision, lesquels font obstacle à ce que soit prise une nouvelle décision de refus non motivée. Il y a lieu de lui enjoindre de procéder à l'adoption de cette décision dans un délai de quinze jours à compter de la notification de la présente ordonnance.

Sur les frais liés au litige :

15. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros à verser à l'association Anticor au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

O R D O N N E :

Article 1er : La décision implicite par laquelle le Premier ministre a refusé la délivrance de l'agrément sollicité par l'association Anticor est suspendue.

Article 2 : Il est enjoint au Premier ministre de réexaminer la demande d'agrément de l'association Anticor, en tenant compte des motifs de la présente ordonnance, dans un délai de quinze jours à compter de la notification de cette ordonnance.

Article 3 : L'Etat versera à l'association Anticor une somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association Anticor et au Premier ministre.

Fait à Paris, le 9 août 2024.

Le juge des référés, statuant en formation collégiale,

Signé Signé Signé

K. WeidenfeldN. DR. A

La République mande et ordonne au Premier ministre en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Agir sur cette sélection :

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus