Jurisprudence : CA Douai, 31-05-2024, n° 22/01378


ARRÊT DU

31 Mai 2024


N° 717/24


N° RG 22/01378 - N° Portalis DBVT-V-B7G-UQ3F


IF/AA


Jugement du

Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de LILLE

en date du

15 Septembre 2022

(RG F 20/01069 -section )


GROSSE :


aux avocats


le 31 Mai 2024


République Française

Au nom du Peuple Français


COUR D'APPEL DE DOUAI

Chambre Sociale

- Prud'Hommes-



APPELANT E :


Mme [Aa] [M]

[Adresse 2]

[Localité 4]

représentée par Me Nicolas HAUDIQUET, avocat au barreau de DUNKERQUE


INTIMÉE :


S.A.S. PARTNERS FINANCES

[Adresse 1]

[Localité 3]

représentée par Me Vincent LOQUET, avocat au barreau de NANCY substitué par Me Sophie DUMINIL, avocat au barreau de NANCY


DÉBATS : à l'audience publique du 02 Avril 2024


Tenue par Isabelle FACON

magistrat chargé d'instruire l'affaire qui a entendu seul les plaidoiries, les parties ou leurs représentants ne s'y étant pas opposés et qui en a rendu compte à la cour dans son délibéré,

les parties ayant été avisées à l'issue des débats que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe.


GREFFIER : Ab A



COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ


Olivier BECUWE


: PRÉSIDENT DE CHAMBRE


Ac B


: CONSEILLER


Isabelle FACON


: CONSEILLER


ARRÊT : Contradictoire

prononcé par sa mise à disposition au greffe le 31 Mai 2024,

les parties présentes en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 du code de procédure civile🏛, signé par Olivier BECUWE, Président et par Angelique AZZOLINI, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.


ORDONNANCE DE CLÔTURE : rendue le 12/03/24



EXPOSÉ DU LITIGE


Par contrat de travail à durée indéterminée du 25 mai 2018 à effet au 28 mai 2018, la société Partners Finances (la société) qui exerce une activité de rachat et de restructuration de crédits, a engagé Madame [Aa] [M], en qualité d'assistante administrative.


Son salaire mensuel brut s'élevait en dernier lieu à la somme de 1771,25 euros.


Par lettre recommandée avec accusé réception du 30 octobre 2020, Madame [M] a été convoquée pour le 13 novembre 2020, à un entretien préalable à son licenciement.


Par lettre recommandée avec accusé réception du 18 novembre 2020, la société a notifié à Madame [M] son licenciement pour faute grave.


Madame [M] a saisi le conseil de prud'hommes de Lille aux fins principalement de demander la requalification de son licenciement pour faute grave en licenciement nul, subsidiairement de le juger sans cause réelle et sérieuse et obtenir à titre principal sa réintégration, de condamner la société à lui payer un rappel de salaires pour la période à compter de son licenciement jusqu'à sa réintégration effective dans la société et à défaut, de condamner la société à lui payer les dommages et intérêts et les indemnités afférentes à un licenciement nul, subsidiairement à un licenciement cause réelle et sérieuse.



Par jugement du 15 septembre 2022, le conseil de prud'hommes de Lille a jugé le licenciement pour faute grave de Madame [M] justifié, l'a déboutée de l'ensemble de ses demandes, a débouté la société de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive et de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile🏛, et a laissé à chacune des parties la charge de leurs propres frais et dépens d'instance.



Madame [M] a fait appel de ce jugement par déclaration du 7 octobre 2022, en visant expressément les dispositions critiquées.


Aux termes de ses dernières conclusions, Madame [M] demande d'infirmer le jugement, excepté en ce qu'il a débouté la société de ses demandes et lui a laissé la charge de ses propres dépens, et de requalifier son licenciement pour faute grave en licenciement nul, subsidiairement de le juger sans cause réelle et sérieuse.

Elle sollicite :

À titre principal, d'obtenir sa réintégration et condamner la société à lui payer la somme suivante :

- un rappel de salaires pour la période à compter du 18 novembre 2020 jusqu'à sa réintégration effective, en tenant compte d'un salaire mensuel fixé à 2154,36 euros : 4308,72 euros à parfaire au jour du jugement à intervenir ;


À défaut d'obtenir sa réintégration, de condamner la société à lui payer les sommes suivantes :

- dommages et intérêts pour licenciement nul, subsidiairement pour licenciement sans cause réelle et sérieuse : 12926,16 euros ;

- indemnité compensatrice de préavis outre les congés y afférents, sauf à parfaire: 4308,72 euros ;

- rappel d'indemnité de licenciement, outre les congés payés y afférents :

1347 euros ;

- frais irrépétibles en première instance: 1500 euros ;

- frais irrépétibles en cause d'appel : 1500 euros ;

- frais et dépens d'instance.


Aux termes de ses dernières conclusions, la société, qui a formé appel incident, demande la confirmation du jugement, excepté en ce qu'il l'a déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive et au titre de l'article 700 du code de procédure civile et de débouter Madame [M] de l'ensemble de ses demandes.


Elle sollicite sa condamnation à lui payer les sommes suivantes :

- dommages et intérêts pour procédure abusive : 5000 euros ;

- frais irrépétibles en première instance : 3000 euros ;

- frais irrépétibles en cause d'appel : 3000 euros.


Il est référé au jugement du conseil de prud'hommes, aux pièces régulièrement communiquées et aux conclusions des parties pour plus ample information sur les faits, les positions et prétentions des parties



MOTIFS DE LA DECISION


Sur le licenciement pour faute grave


La faute grave mentionnée à l'article L. 1234-1 du code du travail🏛 résulte d'un fait ou d'un ensemble de faits imputables au salarié, qui constitue une violation des obligations découlant du contrat de travail ou des relations de travail d'une importance telle qu'elle nécessite le départ immédiat du salarié, sans indemnité.


La preuve de la faute grave incombe à l'employeur, conformément aux dispositions des articles 1353 du code civil🏛 et 9 du code de procédure civile.


L'employeur doit ainsi prouver non seulement la réalité de la violation des obligations découlant du contrat de travail ou des relations de travail mais aussi que cette faute est telle qu'elle impose le départ immédiat du salarié, le contrat ne pouvant se poursuivre même pour la durée limitée du préavis.


Si elle ne retient pas la faute grave, il appartient à la juridiction saisie d'apprécier le caractère réel et sérieux des motifs de licenciement invoqués par l'employeur, conformément aux dispositions de l'article L. 1232-1 du code du travail🏛.


Aux termes de l'article L 1235-1 du code du travail🏛, si un doute subsiste, il profite au salarié.


La lettre de licenciement, qui fixe les limites du litige, a été rédigée en ces termes :


« Madame,

Par lettre en date du 30 octobre 2020 nous vous avons convoquée à un entretien préalable le 13 novembre 2020 en vue d'examiner la mesure de licenciement pour faute grave que nous envisagions à votre égard.

Les faits qui vous sont reprochés sont les suivants :

Le 28 octobre 2020 au soir, le président de la République avait annoncé le second confinement de l'année. Il avait notamment expliqué que les métiers qui le permettait, devaient passer au plus tôt en télétravail.

En situation de congés, vous avez dès le lendemain matin, adressé un SMS, à votre responsable, lui demandant si une procédure de télétravail avait été acté et si vous pouviez venir chercher votre poste de travail dès à présent.

Votre responsable vous a répondu que pour l'instant, aucune décision n'avait encore été prise au niveau de la Direction à ce sujet, et que pour le moment, le travail en présentiel était la norme.

Rappelons qu'à ce moment, seulement quelques heures nous séparaient de l'allocution présidentielle.

Cette réponse ne vous a pas convenue car vous n'avez pas tardé à déclarer votre haine de l'Enterprise sur les réseaux sociaux.

En effet, le 29 octobre 2020 à 11H32, vous avez, sur le site Linkedin, réseau social professionnel en ligne leader sur le marché avec plus de 20 millions d'utilisateurs en France, posté ce message :


Cette manifestation de haine est d'autant plus surprenante qu'à ce moment vous étiez en congés payés jusqu'au 30 octobre inclus !

Vos propos sont d'une extrême violence, sans aucune retenue et portent gravement atteinte à notre image.

Nous ne sommes pas dans un cas de liberté d'expression car vos propos dépassent largement ce cadre. De plus ils sont déloyaux, malveillants et diffamatoires à l'égard de votre employeur.

Par vos agissements, vous avez gravement perturbé le bon fonctionnement de l'entreprise et votre attitude rend impossible la poursuite de votre contrat de travail, même pendant la durée d'un préavis.

Cette publication mise en ligne sur ce réseau a été faite dans le seul but de nuire à l'entreprise et à sa réputation.

Ceci aurait pu nous conduire à vous convoquer sur le motif de faute lourde car commise avec l'intention de nuire à l'employeur. Si la faute lourde avait été reconnue elle vous aurait privée de toute indemnité de préavis ou de licenciement et d'indemnité compensatrice de congés payés.

Le lendemain de votre publication, soit le vendredi 30 octobre, vous avez envoyé un mail tentant de vous excuser mais le mal était fait.

Lors de l'entretien préalable, vous avez expliqué que ce message relevait de votre vie privée et de votre liberté d'expression car vous aviez alerté d'un danger.

Oui, vous pouviez ne pas être en accord avec notre manque de réactivité mais vous deviez alors au choix et dans un premier temps :

1. Vous adresser à la Direction

2. Saisir le CHSCT

Et non poster un tel message.

Ce fait est constitutif d'un manquement particulièrement grave à la discipline générale de l'entreprise.

L'ensemble de ces éléments ne nous permet pas d'envisager la poursuite de nos relations contractuelles, même pendant la durée d'un préavis. (...) »


La société reproche ainsi à Madame [M] un abus de son droit à la liberté d'expression, au cours d'une période de congés, sur un réseau social.


Le message étant produit, la société démontre la matérialité des faits reprochés, elle n'est du reste pas contestée.


En revanche, Madame [M] soulève deux moyens de nullité de son licenciement :

A - le fait reproché relève de sa vie personnelle, autrement dit, de sa vie privée

B - la fait reproché relève de la liberté d'expression, liberté fondamentale garantie par la constitution


A - Il convient d'apprécier préalablement si la publication reprochée relève de la vie privée.


La Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, a rappelé qu'un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut, en principe, justifier un licenciement disciplinaire, sauf s'il constitue un manquement de l'intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail. Elle a ainsi jugé qu'une conversation privée qui n'était pas destinée à être rendue publique ne peut constituer un manquement du salarié aux obligations découlant du contrat de travail (Ass. Plén. 22 déc. 2022, n° 21.11.330).


Au delà de la définition même du terme de publication, qui induit clairement la volonté de faire connaître publiquement, il convient de vérifier si, dans les circonstances de l'espèce, le message déféré, 'posté' sur le réseau social Linkedin, relevait de la sphère publique ou de la sphère privée.


Ainsi que le relève l'employeur, le réseau social Linkedin a pour objet de permettre à ses membres d'entretenir des relations entre professionnels. A ce titre, Madame [M] y est présentée par son nom et les deux métiers qu'elle exerce, dont Assistante Administrative et Commerciale en rachat de crédits.


En l'espèce, le message contesté, en lien direct avec ses conditions de travail telles qu'organisées par son employeur, quand bien même il serait réservé aux relations de premier niveau de Madame [M], était accessible à des membres Linkedin du monde professionnel et partageable à l'infini.


Le caractère public du message déféré se déduit également de ce qu'il s'adresse à un éventuel futur employeur, Madame [M] concluant son message par la phrase suivante : 'recherche une autre enteprise pour m'accueillir avec des valeurs et du respect de ses salariés'.


La publication était à ce point publique que, selon la salariée elle-même, elle aurait été portée à la connaissance du président directeur général de la société, qui lui aurait demandé de la retirer dans un délai très court et qui a permis sa convocation à un entretien préalable au licenciement dès le lendemain.


Il s'ensuit que le message déféré, publié, dans ces conditions, sur le réseau social Linkedin, ne relève pas de la protection essentielle de la vie privée, peu important qu'il ait été publié pendant une période de congés.


La société était, par conséquent, en droit de faire état de ce message dans le cadre d'une procédure disciplinaire.


B - Il convient ensuite d'apprécier si le contenu de la publication reprochée constitue un abus de la liberté d'expression du salarié, de nature à constituer un manquement à son obligation de loyauté à l'égard de l'employeur


Aux termes de l'article L 1222-1 du code du travail🏛, le contrat de travail est exécuté de bonne foi.


La Cour de cassation reconnaît, de façon constante, que l'exercice du droit d'expression est dépourvu de sanction, sauf abus.


Deux phrases du message publié sur Linkedin posent difficulté :


- 'Un cluster dans les locaux de l'entreprise, encore un cas confirmé aujourd'hui (...), 24 cas depuis septembre'

L'existence d'un cluster dans l'entreprise n'étant pas établie, les propos tenus par Madame [M] sont diffamatoires.


- 'mais ils attendent d'avoir un mort pour prendre des mesures'

Cette seconde affirmation rédigée au présent, sans aucune précaution, est également diffamatoire, particulièrement excessive et offensante.


Ces propos issus de la publication constituent, dans le contexte bien compris de l'annonce du deuxième confinement lié à la pandémie de Covid 19, effectif le lendemain, un abus de la liberté d'expression de Madame [M], dans sa critique des manquements qu'elle imputait à son employeur.


Reste à savoir si la société était identifiable par les lecteurs du message. Si le nom de l'employeur n'apparaît pas dans la capture d'écran remise par ce dernier, Madame [M] a produit un message téléphonique du président directeur général de la société reçu dans les minutes qui ont suivi la publication litigieuse, ce qui démontre que l'entreprise qu'elle entendait dénoncer était parfaitement identifiable par ses relations du réseau social.


Partant, sortant du cadre de la bonne foi dans les relations de travail, Madame [M] a manqué à son obligation de loyauté à l'égard de la société.


En l'absence d'atteinte à la vie privée et à la liberté fondamentale d'expression de la salariée, son licenciement n'encourt pas la nullité.


Le jugement sera confirmé.


En outre, il résulte des développements précédents que la société démontre l'existence d'une faute, de nature à constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement, sanction disciplinaire qu'elle était en droit de retenir à l'égard d'une salariée présentant une faible ancienneté.


En revanche, au regard de la nature de l'emploi de Madame [M], de la mise en place d'un télétravail, du retrait rapide de la publication reprochée et du message d'excuses adressé dès le lendemain, la société ne démontre pas que le manquement de la salariée à ses obligations contractuelles était d'une importance telle qu'il rendait impossible son maintien dans l'entreprise pendant le préavis.


Par conséquent, le licenciement pour faute grave sera disqualifié en licenciement pour cause réelle et sérieuse.


Le jugement sera infirmé.


Sur les conséquences financières


Le licenciement étant justifié, les demandes tendant à la réintégration de la salariée dans l'entreprise, au rappel de salaire courant et à l'indemnisation de la rupture injustifiée seront rejetées.


Le jugement sera confirmé.


En revanche, avec une ancienneté de deux ans et six mois et sur la base d'un salaire moyen de 2154.36 euros dont le montant n'est pas contesté, Madame [M] est en droit de percevoir les sommes suivantes :


- 4308.72 euros, au titre de l'indemnité compensatrice de préavis, outre 10 % au titre des congés payés

- 1347 euros, à titre d'indemnité de licenciement


Le jugement sera infirmé.


Sur les dépens et les frais irrépétibles


En application de l'article 696 du code de procédure civile🏛, la société, partie perdante, sera condamnée aux dépens de la procédure de première instance et d'appel.


Le jugement sera infirmé sur les dépens, ainsi que sur l'indemnité de procédure qui en découle.


Compte tenu des éléments soumis aux débats, il est équitable de condamner la société à payer à Madame [M] la somme de 2000 euros, destinée à couvrir les frais non compris dans les dépens qu'elle a du engager pour assurer la défense de ses intérêts, en application de l'article 700 du Code de procédure civile, pour la procédure de première instance et d'appel.



PAR CES MOTIFS


La cour,


Infirme le jugement déféré, excepté en ce qu'il a débouté Madame [Aa] [M] de ses demandes de réintégration, de paiement des salaires courant depuis le licenciement, de dommages et intérêts pour licenciement nul ou sans cause réelle et sérieuse et la société de ses demandes reconventionnelles,


Confirme le jugement sur ces points,


Statuant à nouveau sur les points infirmés et y ajoutant :


Disqualifie le licenciement pour faute grave en licenciement pour cause réelle et sérieuse,


Condamne la société Partners Finances à payer à Madame [Aa] [M] les sommes suivantes :


- 4 308.72 euros, au titre de l'indemnité compensatrice de préavis, outre 10 % au titre des congés payés

- 1 347 euros, à titre d'indemnité de licenciement


Condamne la société Partners Finances aux dépens de première instance et d'appel,


Condamne la société Partners Finances à payer à Madame [Aa] [M] la somme de 2000 euros, au titre de l'article 700 du code de procédure civile, au titre de la procédure de première instance et d'appel.


LE GREFFIER


Angelique AZZOLINI


LE PRESIDENT


Olivier C

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