c/
Regent Office Care Ltd
ARRÊT DE LA COUR
17 septembre 2002 (1)
"Principe d'égalité de rémunération entre travailleurs masculins et travailleurs féminins - Effet direct - Comparaison du travail accompli pour différents employeurs"
Dans l'affaire C-320/00 ,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 234 CE, par la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) (Royaume-Uni) et tendant à obtenir, dans les litiges pendant devant cette juridiction entre
A. G. Lawrence e.a.
et
Regent Office Care Ltd,
Commercial Catering Group,
Mitie Secure Services Ltd,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation de l'article 141, paragraphe 1, CE,
LA COUR,
composée de M. G. C. Rodríguez Iglesias, président, M. P. Jann, Mmes F. Macken et N. Colneric (rapporteur), et M. S. von Bahr, présidents de chambre, MM. D. A. O. Edward, A. La Pergola, J.-P. Puissochet, M. Wathelet, R. Schintgen et V. Skouris, juges,
avocat général: M. L. A. Geelhoed,
greffier: M. H. A. Rühl, administrateur principal,
considérant les observations écrites présentées:
- pour M. Lawrence e.a., par M. B. Langstaff, QC, et Mme D. Rose, barrister,
- pour Mitie Secure Services Ltd, par M. B. Napier, barrister,
- pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme G. Amodeo, en qualité d'agent, assistée de M. N. Paines, QC,
- pour la Commission des Communautés européennes, par Mme N. Yerrell et M. A. Aresu, en qualité d'agents,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les observations orales de M. Lawrence e.a., représenté par M. B. Langstaff et Mme D. Rose, de Mitie Secure Services Ltd, représentée par M. B. Napier, du gouvernement du Royaume-Uni, représenté par Mme G. Amodeo et M. N. Paines, et de la Commission, représentée par M. M. Shotter, en qualité d'agent, et Mme N. Yerrell, à l'audience du 8 janvier 2002,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 14 mars 2002,
rend le présent
Arrêt
1.
Par ordonnance du 20 juillet 2000, parvenue à la Cour le 22 août suivant, la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) a posé, en vertu de l'article 234 CE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 141, paragraphe 1, CE.
2.
Ces questions ont été soulevées dans le cadre de litiges opposant M. Lawrence et 446 autres travailleurs presque tous féminins (ci-après les "parties demanderesses au principal") à Regent Office Care Ltd, au Commercial Catering Group et à Mitie Secure Services Ltd (ci-après les "entreprises défenderesses au principal"),qui les emploient ou les ont employés, au sujet d'une revendication d'égalité de rémunération entre travailleurs masculins et travailleurs féminins.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
3.
Jusqu'en 1990 environ, le North Yorkshire County Council (ci-après le "Council") a assumé lui-même les tâches de nettoyage et de restauration dans les établissements scolaires dépendant de cette institution. La responsabilité de fournir ces services a alors été transférée aux entreprises défenderesses au principal dans le cadre du processus obligatoire d'adjudication imposé par la Local Government Act 1988 (loi de 1988 sur l'administration locale).
4.
Au cours de la période d'adjudication, des travailleurs féminins ont introduit contre le Council un recours tendant à obtenir l'égalité de rémunération sans discrimination fondée sur le sexe, sur le fondement de l'Equal Pay Act 1970 (ci-après la "loi de 1970"). Les demanderesses dans cette affaire ont finalement obtenu gain de cause en vertu d'un arrêt de la House of Lords (Royaume-Uni) du 6 juillet 1995 (ICR 833). Le Council avait accepté les résultats d'une étude nationale sur l'évaluation des tâches datant de 1987 selon laquelle le travail des demanderesses dans cette affaire avait la même valeur que celui des hommes effectuant des tâches telles que le jardinage, le ramassage des ordures et l'entretien des égouts. La House of Lords a rejeté l'argument selon lequel le Council était en droit, pour être compétitif avec une société commerciale dans un processus d'adjudication et de marché ouvert, de payer une rémunération inférieure aux travailleurs féminins. Elle a également écarté l'argument selon lequel la différence de rémunération en cause avait en fait une raison autre que la différence de sexe. En résumé, la House of Lords a décidé que les demanderesses dans cette affaire avaient le droit, aux fins d'obtenir l'égalité de rémunération sans discrimination fondée sur le sexe, de se comparer à des hommes employés par le Council, dansd'autres secteurs d'activité, dont le travail avait été reconnu comme équivalent sur la base de l'étude relative à l'évaluation des tâches.
5.
À la suite de cet arrêt de la House of Lords, les membres féminins du personnel de restauration et de nettoyage qui étaient encore au service du Council et dont les rémunérations étaient inférieures à celles correspondant au niveau qui leur avait été reconnu dans l'étude d'évaluation des tâches ont été indemnisés par le Council et ont vu leurs rémunérations portées au niveau des rémunérations des hommes dont le travail avait été jugé de même valeur.
6.
Lorsque le Council a passé avec les entreprises défenderesses au principal des conventions portant sur des services de restauration et de nettoyage, ces entreprises ont repris un certain nombre des travailleurs féminins employés par le Council et leur ont offert des rémunérations inférieures à celles versées par celui-ci avant le transfert d'activités. Elles ont aussi recruté de nouvelles salariées qui n'avaient jamais été au service du Council à des salaires inférieurs à ceux versés par celui-ci à ses travailleurs féminins avant le transfert.
7.
Les parties demanderesses au principal sont des travailleurs employés ou ayant été employés par les trois entreprises défenderesses au principal pour la fourniture de services de nettoyage et de restauration dans des écoles dépendant du Council. La plupart d'entre elles étaient employées à l'origine par ce dernier aux fins de fournir les mêmes services dans les mêmes écoles.
8.
En décembre 1995, les parties demanderesses au principal ont engagé contre les entreprises défenderesses au principal des recours fondés sur la loi de 1970 devant l'Industrial Tribunal (England & Wales) (Royaume-Uni). Elles ont fait appel de la décision rendue par cette juridiction devant l'Employment Appeal Tribunal (Royaume-Uni), qui a rejeté le recours au fond. Elles ont alors formé un pourvoi devant la juridiction de renvoi en soutenant que, dans les circonstances spécifiques de l'espèce au principal, l'article 141 CE leur donnait le droit de réclamer l'égalitéde rémunération avec les travailleurs masculins employés par le Council et retenus aux fins de la comparaison, sans qu'il y ait à rechercher s'ils étaient employés par le Council à l'origine ou s'ils le sont actuellement.
9.
Aux fins de l'audience préliminaire au principal, les parties sont convenues de prendre pour hypothèse l'existence d'un écart, au détriment des parties demanderesses au principal, entre leurs conditions d'emploi et celles des personnes à qui elles avaient été comparées. L'ordonnance de renvoi indique que, aux mêmes fins, elles se sont fondées sur les hypothèses suivantes:
"a. Il y a eu transfert d'entreprise lorsque les activités de nettoyage et de restauration ont été sous-traitées à la partie défenderesse;
b. Les tâches des parties demanderesses étaient d'une valeur égale à celles des personnes choisies pour la comparaison à la date des transferts respectifs;
c. Les tâches des parties demanderesses restent d'une valeur égale à celles des personnes choisies pour la comparaison à la date d'introduction des divers recours initiaux;
d. Les personnes choisies pour la comparaison ont été employées par le Council à tous moments de la période pertinente."
10.
Pour statuer dans le litige au principal, la juridiction de renvoi doit déterminer si les parties demanderesses au principal ont le droit, aux fins de fonder leur demande tendant à obtenir des entreprises défenderesses au principal l'égalité de rémunération sans discrimination fondée sur le sexe, d'utiliser à titre de comparaison les termes et conditions d'emploi de travailleurs masculins employés par le Council. Dans ces conditions, la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions suivantes:
"1) L'article 141 [CE] est-il directement applicable aux circonstances de l'espèce (telles qu'énoncées dans le présent arrêt) de sorte que les parties demanderesses peuvent l'évoquer dans une procédure nationale afin de leur permettre de comparer leur rémunération à celle de travailleurs masculins employés par le North Yorkshire County Council qui effectuent une tâche d'une valeur égale à la leur?
2) Une partie demanderesse qui entend invoquer l'effet direct de l'article 141 [CE] ne peut-elle le faire que si l'employeur défendeur est en mesure d'expliquer les pratiques salariales de l'employeur du travailleur choisi aux fins de la comparaison?"
Sur les questions préjudicielles
11.
En vue de répondre à la première question, il y a lieu de rappeler à titre liminaire que l'article 141, paragraphe 1, CE pose le principe selon lequel un même travail ou un travail de même valeur doit être rémunéré de la même façon, qu'il soit accompli par un travailleur masculin ou par un travailleur féminin.
12.
Ainsi que la Cour l'a jugé dans l'arrêt du 8 avril 1976, Defrenne II (43/75, Rec. p. 455, point 12), ce principe, qui constitue l'expression spécifique du principe général d'égalité interdisant de traiter de manière différente des situations comparables, à moins que la différenciation ne soit objectivement justifiée, fait partie des fondements de la Communauté (voir arrêt du 26 juin 2001, Brunnhofer, C-381/99, Rec. p. I-4961, point 28).
13.
La Cour a reconnu l'effet direct du principe d'égalité de rémunération entre travailleurs masculins et travailleurs féminins inscrit dans le traité CE. Elle a jugé que ce principe s'impose non seulement à l'action des autorités publiques, mais s'étend également à toutes conventions visant à régler de façon collective le travailsalarié, ainsi qu'aux contrats entre particuliers (voir, notamment, arrêt Defrenne II, précité, points 39 et 40).
14.
À la lumière de ces considérations, il convient d'examiner si l'article 141, paragraphe 1, CE est applicable dans des circonstances telles que celles de l'espèce au principal.
15.
La particularité de l'espèce au principal réside dans trois caractéristiques. D'abord, les personnes dont les rémunérations sont comparées travaillent pour des employeurs différents, à savoir, d'une part, le Council et, d'autre part, les entreprises défenderesses au principal. Ensuite, les parties demanderesses au principal accomplissent pour ces entreprises un travail identique à celui que certaines d'entre elles effectuaient pour le Council avant le transfert d'entreprise. Enfin, ce travail a été reconnu comme étant d'une valeur égale à celui effectué par les travailleurs du Council choisis pour la comparaison et l'est encore.
16.
La juridiction de renvoi n'a pas posé de question relative à la protection découlant, dans un tel cas, de la directive 77/187/CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (JO L 61, p. 26). Ses questions ne concernent que l'article 141, paragraphe 1, CE.
17.
À cet égard, il convient de relever que rien dans le libellé de l'article 141, paragraphe 1, CE n'indique que l'applicabilité de cette disposition soit limitée à des situations dans lesquelles des hommes et des femmes effectuent leur travail pour un même employeur. La Cour a jugé que le principe instauré par cet article est susceptible d'être invoqué devant les juridictions nationales notamment dans le cas de discriminations qui ont directement leur source dans des dispositions législatives ou des conventions collectives du travail ainsi que dans le cas où le travail est accompli dans un même établissement ou service, privé ou public (voir, notamment,arrêts Defrenne II, précité, point 40; du 27 mars 1980, Macarthys, 129/79, Rec. p. 1275, point 10, et du 31 mars 1981, Jenkins, 96/80, Rec. p. 911, point 17).
18.
Toutefois, lorsque, comme en l'espèce au principal, les différences observées dans les conditions de rémunération de travailleurs effectuant un même travail ou un travail de même valeur ne peuvent pas être attribuées à une source unique, il manque une entité qui est responsable de l'inégalité et qui pourrait rétablir l'égalité de traitement. Une telle situation ne relève pas de l'article 141, paragraphe 1, CE. Le travail ainsi que la rémunération de ces travailleurs ne peuvent pas alors être comparés sur le fondement de cette disposition.
19.
Au vu de l'ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question qu'une situation telle que celle de l'espèce au principal, où les différences observées dans les conditions de rémunération de travailleurs de sexe différent effectuant un même travail ou un travail de même valeur ne peuvent pas être attribuées à une source unique, ne relève pas de l'article 141, paragraphe 1, CE.
20.
Eu égard à la réponse à la première question, il n'y a pas lieu de répondre à la seconde.
Sur les dépens
21.
Les frais exposés par le gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur les questions à elle soumises par la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division), par ordonnance du 20 juillet 2000, dit pour droit:
Une situation telle que celle de l'espèce au principal, où les différences observées dans les conditions de rémunération de travailleurs de sexe différent effectuant un même travail ou un travail de même valeur ne peuvent pas être attribuées à une source unique, ne relève pas de l'article 141, paragraphe 1, CE.
Rodríguez Iglesias
Jann
Macken
Colneric
von Bahr
Edward
La Pergola
Puissochet
Wathelet
Schintgen
Skouris
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 17 septembre 2002.
Le greffier
Le président
R. Grass
G. C. Rodríguez Iglesias
1: Langue de procédure: l'anglais.