Cour de justice des Communautés européennes9 août 1994
Affaire n°C-363/93
René Lancry SA
c/
Direction générale des douanes et Société Dindar Confort, Christian Ah-Son, Paul Chevassus-Marche, Société Conforéunion et Société Dindar Autos contre Conseil régional de la Réunion et Direction régionale des douanes de la Réunion
61993J0363
Arrêt de la Cour
du 9 août 1994.
René Lancry SA contre Direction générale des douanes et Société Dindar Confort, Christian Ah-Son, Paul Chevassus-Marche, Société Conforéunion et Société Dindar Autos contre Conseil régional de la Réunion et Direction régionale des douanes de la Réunion.
Demandes de décision préjudicielle: Cour d'appel de Paris et tribunal d'instance de Saint-Denis (Réunion) - France.
Libre circulation des marchandises - Régime fiscal des départements français d'outre-mer - Portée de l'arrêt Legros e.a. - Validité de la décision 89/688/CEE.
Affaires jointes C-363/93, C-407/93, C-408/93, C-409/93, C-410/93 et C-411/93.
Recueil de Jurisprudence 1994 page I-3957
1. Libre circulation des marchandises ° Droits de douane ° Taxes d'effet équivalent ° Notion ° Taxe ad valorem perçue par un État membre sur les marchandises en raison de leur introduction dans une partie de son territoire ° Inclusion, y compris sous l'aspect taxation des produits nationaux
(Traité CEE, art. 9, 12 et 13)
2. Libre circulation des marchandises ° Droits de douane ° Taxes d'effet équivalent ° Octroi de mer appliqué dans les départements français d'outre-mer ° Décision du Conseil autorisant temporairement, après l'entrée en vigueur du traité, le maintien de cette taxe ° Invalidité ° Effets dans le temps
(Traité CEE, art. 9, 12, 13, 227, § 2, et 235; décision du Conseil 89/688)
1. L'octroi de mer appliqué dans les départements français d'outre-mer et dont le régime est celui d'une taxe proportionnelle à la valeur en douane des biens, perçue par un État membre sur toutes les marchandises introduites dans une région de son territoire, constitue une taxe d'effet équivalant à un droit de douane à l'importation, interdite par les articles 9, 12 et 13 du traité, non seulement en tant qu'elle frappe les marchandises introduites dans cette région en provenance d'autres États membres, mais également en tant qu'elle est perçue sur les marchandises introduites dans cette région en provenance d'une autre partie de ce même État.
En premier lieu, une taxe perçue à une frontière régionale en raison de l'introduction de produits dans une région d'un État membre porte atteinte à l'unicité du territoire douanier communautaire et constitue une entrave au moins aussi grave à la libre circulation des marchandises qu'une taxe perçue à la frontière nationale en raison de l'introduction des produits dans l'ensemble du territoire d'un État membre. L'atteinte portée à l'unicité du territoire douanier communautaire par l'établissement d'une frontière régionale douanière est égale, que ce soient des produits nationaux ou des produits en provenance d'autres États membres qui sont frappés d'une taxe en raison du franchissement de cette frontière. En second lieu, l'entrave à la libre circulation des marchandises constituée par l'imposition, sur les produits nationaux, d'une taxe perçue en raison du franchissement de cette frontière n'est pas moins grave que celle constituée par la perception du même type de taxe sur les produits en provenance d'un autre État membre, car le principe même de l'union douanière s'étendant à l'ensemble des échanges de marchandises, telle qu'elle est prévue par l'article 9 du traité, exige que soit assurée de manière générale la libre circulation des marchandises à l'intérieur de l'union et non uniquement le commerce interétatique. Ce n'est que parce que l'absence d'entraves de nature douanière à l'intérieur des États membres était présupposée que les articles 9 et suivants ne visent expressément que les échanges entre États membres.
Par ailleurs, une taxe qui s'applique à tous les produits franchissant une frontière régionale, quelle que soit leur origine, ne peut, sans incohérence, être qualifiée de taxe d'effet équivalent lorsqu'elle est appliquée aux produits en provenance des autres États membres, mais échapper à cette qualification lorsqu'elle l'est à des produits en provenance d'une autre partie du territoire national.
Enfin, les procédures administratives de vérification, forcément complexes et longues, que supposerait une distinction, pour l'application de la taxe, selon l'origine réelle des produits importés, constitueraient en elles-mêmes des entraves inacceptables à la libre circulation des marchandises.
2. La décision 89/688 relative au régime de l'octroi de mer dans les départements français d'outre-mer est invalide en tant qu'elle autorise la République française à maintenir, jusqu'au 31 décembre 1992, le régime de l'octroi de mer en vigueur lors de l'adoption de cette décision.
En effet, l'article 227, paragraphe 2, du traité doit être interprété comme excluant toute possibilité pour le Conseil de déroger à l'application, dès l'entrée en vigueur du traité, dans les départements d'outre-mer des dispositions, dont notamment celles relatives à la libre circulation des marchandises, applicables à une taxe d'effet équivalent telle que l'octroi de mer, mentionnée à son premier alinéa, et l'article 235 du traité ne saurait être interprété comme permettant au Conseil de déroger, même temporairement, à l'application immédiate telle que prévue par l'article 227, paragraphe 2, sous peine de priver l'alinéa premier de ce dernier de son effet utile.
Dans la mesure où l'octroi de mer perçu entre la date d'entrée en application de la décision 89/688 et le 31 décembre 1992 avait exactement la même nature juridique de taxe d'effet équivalant à un droit de douane perçu sur le fondement du droit national que l'octroi de mer perçu avant cette période, la limitation dans le temps décidée par la Cour à l'égard de ce dernier dans son arrêt du 16 juillet 1992, C-163/90 (Legros e.a.), s'applique également à des demandes de restitution de montants perçus, à titre d'octroi de mer, postérieurement à l'entrée en application de ladite décision et jusqu'au 16 juillet 1992, date de prononcé dudit arrêt. En revanche, étant donné que le gouvernement français ne pouvait, postérieurement à cet arrêt, continuer raisonnablement à estimer que la législation nationale en la matière était conforme au droit communautaire et que les intérêts des collectivités locales sont suffisamment protégés par la limitation dans le temps énoncée dans l'arrêt du 16 juillet 1992, il n'y a pas lieu de limiter dans le temps les effets de l'arrêt déclarant invalide la décision 89/688.
Dans les affaires jointes C-363/93, C-407/93, C-408/93, C-409/93, C-410/93 et C-411/93,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 177 du traité CEE, par la cour d'appel de Paris et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
René Lancry SA
Direction générale des douanes,
et des demandes adressées à la Cour, en application de l'article 177 du traité CEE, par le tribunal d'instance de Saint-Denis (Réunion) et tendant à obtenir, dans les litiges pendants devant cette juridiction entre
Dindar Confort SA
Conseil régional de la Réunion,
Direction régionale des douanes de la Réunion,
et entre
Christian Ah-Son
Direction régionale des douanes de la Réunion,
Conseil régional de la Réunion,
et entre
Paul Chevassus-Marche
Direction régionale des douanes de la Réunion,
Conseil régional de la Réunion,
et entre
Conforéunion SA
Conseil régional de la Réunion,
Direction régionale des douanes de la Réunion,
et entre
Dindar Autos SA
Conseil régional de la Réunion,
Direction régionale des douanes de la Réunion,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation des articles 9 et suivants du traité CEE, et sur la validité de l'article 4 de la décision 89/688/CEE du Conseil, du 22 décembre 1989, relative au régime de l'octroi de mer dans les départements français d'outre-mer (JO L 399, p. 46),
LA COUR,
composée de MM. O. Due, président, G. F. Mancini, J. C. Moitinho de Almeida, M. Diez de Velasco et D. A. O. Edward (rapporteur), présidents de chambre, C. N. Kakouris, R. Joliet, F. A. Schockweiler, G. C. Rodríguez Iglesias, F. Grévisse, M. Zuleeg, P. J. G. Kapteyn et J. L. Murray, juges,
avocat général: M. G. Tesauro,
greffier: Mme D. Louterman-Hubeau, administrateur principal,
considérant les observations écrites présentées:
° pour René Lancry SA, par Mes Christian Charrière-Bournazel, Philippe Champetier de Ribes et Jean-Pierre Spitzer, avocats à la cour de Paris, et Me Pascal Dubois, avocat au barreau de Limoges,
° pour les sociétés Dindar Confort, Conforéunion et Dindar Autos, par Mes Jean-Claude Bouchard, Charles-Étienne Gudin et Thierry Vialaneix, avocats au barreau des Hauts-de-Seine,
° pour le gouvernement français, par M. Jean-Louis Falconi, secrétaire des affaires étrangères, et Mme Catherine de Salins, conseiller des affaires étrangères, en qualité d'agents,
° pour le gouvernement espagnol, par M. Alberto José Navarro González, directeur général de la coordination juridique et institutionnelle communautaire, et Mme Rosario Silva de Lapuerta, abogado del Estado, du service du contentieux communautaire, en qualité d'agents,
° pour le Conseil de l'Union européenne, par M. Ramon Torrent, directeur au service juridique, et Mme Cristina Giorgi, conseiller audit service juridique, en qualité d'agents,
° pour la Commission des Communautés européennes, par Mmes Blanca Rodriguez Galindo, membre du service juridique, et Virginia Melgar, fonctionnaire national mis à la disposition du service juridique, en qualité d'agents,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les observations orales de René Lancry SA, représentée par Mes Christian Charrière-Bournazel, Jean-Pierre Spitzer, et Pascal Dubois, avocats, des sociétés Dindar Confort, Conforéunion et Dindar Autos, représentées par Mes Jean-Claude Bouchard, Charles-Étienne Gudin et Thierry Vialaneix, avocats, de la Région Réunion, représentée par Me Pierre Soler-Couteaux, avocat au barreau de Strasbourg, du gouvernement espagnol, représenté par Mme Rosario Silva de Lapuerta, en qualité d'agent, du Conseil de l'Union européenne, représenté par M. Ramon Torrent, en qualité d'agent, et de la Commission des Communautés européennes, représentée par Mme Virginia Melgar, en qualité d'agent, à l'audience du 27 avril 1994,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 28 juin 1994,
rend le présent
Arrêt
1 Par arrêt du 7 juillet 1993, parvenu à la Cour le 26 juillet 1993, la cour d'appel de Paris a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle sur la validité de la décision 89/688/CEE du Conseil, du 22 décembre 1989, relative au régime de l'octroi de mer dans les départements français d'outre-mer (JO L 399, p. 46, ci-après la "décision octroi de mer"). Par jugements du 23 août 1993, parvenus à la Cour le 1er octobre 1993, le tribunal d'instance de Saint-Denis (Réunion) a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 9 et suivants du traité CEE et sur la validité de la décision octroi de mer.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre de plusieurs demandes de remboursement de sommes perçues à titre d'octroi de mer.
3 Il ressort du dossier que, lors de l'entrée en vigueur du traité, l'octroi de mer était perçu dans les départements français d'outre-mer (ci-après les "DOM"). Il frappait, du fait de leur introduction dans le DOM concerné, toutes les marchandises de toute origine, y compris celles provenant de France métropolitaine. En revanche, les produits de la région échappaient à l'octroi de mer ou à toute taxe équivalente interne. Il est constant que l'octroi de mer poursuivait deux objectifs, le premier étant de percevoir des recettes fiscales et le second de favoriser les activités économiques locales.
4 L'octroi de mer ayant fait l'objet d'un certain nombre de plaintes, la Commission a, en 1984, ouvert une procédure d'infraction à l'encontre de la République française. Elle a, plus tard, décidé de suspendre cette procédure, préférant rechercher une solution politique, dans le cadre de laquelle le Conseil a adopté deux décisions sur la base des articles 227, paragraphe 2, et 235 du traité.
5 La première décision est la décision 89/687/CEE du Conseil, du 22 décembre 1989, instituant un programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité des départements français d'outre-mer (Poséidom) (JO L 399, p. 39, ci-après la "décision Poséidom"). Dans les deuxième et quatrième considérants de cette décision, il est relevé notamment que les DOM subissent un retard structurel important aggravé par plusieurs phénomènes, ce qui rend nécessaire le renforcement du soutien de la Communauté en vue de promouvoir leur développement économique et social.
6 La seconde décision est la décision octroi de mer, qui met en oeuvre le volet fiscal de la décision Poséidom. L'article 1er de la décision octroi de mer prévoit que les autorités françaises prennent, le 31 décembre 1992 au plus tard, les mesures nécessaires pour que le régime de l'octroi de mer actuellement en vigueur dans les DOM soit applicable indistinctement aux produits introduits et aux produits obtenus dans ces régions. Son article 4 dispose que la République française est autorisée à maintenir, jusqu'au 31 décembre 1992 au plus tard, le régime actuel de l'octroi de mer, à condition que tout projet d'extension de la liste des produits soumis à l'octroi de mer ou d'augmentation de ses taux soit notifié à la Commission, qui pourra s'y opposer dans un délai de deux mois.
7 Dans l'affaire Legros e.a. (arrêt du 16 juillet 1992, C-163/90, Rec. p. I-4625), la Cour avait été saisie de plusieurs questions préjudicielles portant sur l'interprétation du traité, au regard d'une taxe ayant les caractéristiques de l'octroi de mer. Dans cet arrêt, la Cour a dit pour droit qu'une taxe proportionnelle à la valeur en douane des biens perçue par un État membre sur les marchandises importées d'un autre État membre en raison de leur introduction dans une région du territoire du premier État membre constitue une taxe d'effet équivalant à un droit de douane à l'importation, en dépit du fait que la taxe frappe également les marchandises introduites dans cette région en provenance d'une autre partie de ce même État. La Cour a toutefois limité les effets dans le temps de cet arrêt.
8 Dans l'affaire Legros e.a., les faits étaient antérieurs à la date d'entrée en vigueur des décisions Poséidom et octroi de mer. La Cour ne s'est dès lors prononcée ni sur leur interprétation ni sur leur validité.