Cour de justice des Communautés européennes19 novembre 1991
Affaire n°C-6/90
Andrea Francovich et Danila Bonifaci et autres
c/
République italienne
61990J0006
Arrêt de la Cour
du 19 novembre 1991.
Andrea Francovich et Danila Bonifaci et autres contre République italienne.
Demandes de décision préjudicielle: Pretura di Vicenza et Pretura di Bassano del Grappa - Italie.
Non-transposition d'une directive - Responsabilité de l'Etat membre.
Affaires jointes C-6/90 et C-9/90.
Recueil de Jurisprudence 1991 page I-5357
Edition spéciale suédoise 1991 page 0435
1. Actes des institutions - Directives - Effet direct - Conditions - Diversité des moyens permettant d'atteindre le résultat prescrit - Absence d'incidence
(Traité CEE, art. 189, alinéa 3)
2. Politique sociale - Rapprochement des législations - Protection des travailleurs en cas d'insolvabilité de l'employeur - Directive 80/987 - Articles 1er à 5 - Effets dans les rapports entre État et particuliers
(Directive du Conseil 80/987, art. 1er à 5)
3. Droit communautaire - Droits conférés aux particuliers - Violation par un État membre - Obligation de réparer le préjudice causé aux particuliers
(Traité CEE, art. 5)
4. Droit communautaire - Droits conférés aux particuliers - Violation, par un État membre, de l'obligation de transposer une directive - Obligation de réparer le préjudice causé aux particuliers - Conditions - Modalités de la réparation - Application du droit national - Limites
(Traité CEE, art. 189, alinéa 3)
1. La faculté, pour l'État membre destinataire d'une directive, de choisir parmi une multiplicité de moyens possibles en vue d'atteindre le résultat prescrit par celle-ci n'exclut pas la possibilité, pour les particuliers, de faire valoir devant les juridictions nationales les droits dont le contenu peut être déterminé avec une précision suffisante sur la base des seules dispositions de la directive.
2. Bien que les dispositions de la directive 80/987, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d'insolvabilité de l'employeur, soient suffisamment précises et inconditionnelles en ce qui concerne la détermination des bénéficiaires et le contenu de la garantie, les intéressés ne peuvent pas, à défaut de mesures d'application prises par un État membre dans les délais, se prévaloir de ces dispositions devant les juridictions nationales du fait que, d'une part, les dispositions de la directive ne précisent pas l'identité du débiteur de cette garantie et, d'autre part, l'État ne saurait être considéré comme débiteur au seul motif qu'il n'a pas pris dans les délais les mesures de transposition.
3. La pleine efficacité des normes communautaires serait mise en cause et la protection des droits qu'elles reconnaissent serait affaiblie si les particuliers n'avaient pas la possibilité d'obtenir réparation lorsque leurs droits sont lésés par une violation du droit communautaire imputable à un État membre. Cette possibilité de réparation à charge de l'État membre est particulièrement indispensable lorsque le plein effet des normes communautaires est subordonné à la condition d'une action de la part de l'État et que, par conséquent, les particuliers ne peuvent pas, à défaut d'une telle action, faire valoir devant les juridictions nationales les droits qui leur sont reconnus par le droit communautaire.
Il en résulte que le principe de la responsabilité de l'État, pour les dommages causés aux particuliers par des violations du droit communautaire qui lui sont imputables, est inhérent au système du traité.
L'obligation pour les États membres de réparer ces dommages trouve également son fondement dans l'article 5 du traité, en vertu duquel ceux-ci sont tenus de prendre toutes mesures générales ou particulières pour assurer l'exécution du droit communautaire et, par conséquent, pour effacer les conséquences illicites d'une violation du droit communautaire.
4. Si la responsabilité de l'État membre pour réparer les dommages causés aux particuliers par les violations du droit communautaire qui lui sont imputables est imposée par le droit communautaire, les conditions dans lesquelles un droit à réparation est ouvert dépendent de la nature de la violation du droit communautaire qui est à l'origine du dommage causé.
Dans le cas d'un État membre qui méconnaît l'obligation lui incombant, en vertu de l'article 189, troisième alinéa, du traité, de prendre toutes les mesures nécessaires pour atteindre le résultat prescrit par une directive, la pleine efficacité de cette norme de droit communautaire impose un droit à réparation dès lors que trois conditions sont réunies, à savoir, en premier lieu, que le résultat prescrit par la directive comporte l'attribution de droits au profit des particuliers, en second lieu, que le contenu de ces droits puisse être identifié sur la base des dispositions de la directive et, en troisième lieu, qu'il existe un lien de causalité entre la violation de l'obligation qui incombe à l'État et le dommage subi par les personnes lésées.
En l'absence d'une réglementation communautaire, c'est dans le cadre du droit national de la responsabilité qu'il incombe à l'État de réparer les conséquences du préjudice causé. Néanmoins, les conditions de fond et de forme fixées par les différentes législations nationales en la matière ne sauraient être moins favorables que celles qui concernent des réclamations semblables de nature interne et ne sauraient être aménagées de manière à rendre excessivement difficile ou pratiquement impossible l'obtention de la réparation.
Dans les affaires jointes C-6/90 et C-9/90,
ayant pour objet deux demandes adressées à la Cour, en application de l'article 177 du traité CEE, par la pretura di Vicenza (Italie) (dans l'affaire C-6/90) et par la pretura di Bassano del Grappa (Italie) (dans l'affaire C-9/90) et tendant à obtenir, dans les litiges pendants devant ces juridictions entre
Andrea Francovich
République italienne,
et entre
Danila Bonifaci e.a.
République italienne,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation de l'article 189, troisième alinéa, du traité CEE ainsi que de la directive 80/987/CEE du Conseil, du 20 octobre 1980, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la protection des travailleurs salariés en cas d'insolvabilité de l'employeur (JO L 283, p. 23),
LA COUR,
composée de M. O. Due, président, Sir Gordon Slynn, MM. R. Joliet, F. A. Schockweiler, F. Grévisse et P. J. G. Kapteyn, présidents de chambre, G. F. Mancini, J. C. Moitinho de Almeida, G. C. Rodríguez Iglesias, M. Díez de Velasco et M. Zuleeg, juges,
avocat général : M. J. Mischo
greffier : Mme D. Louterman, administrateur principal
considérant les observations écrites présentées :
- pour Andrea Francovich et Danila Bonifaci e.a., par Mes Claudio Mondin, Aldo Campesan et Alberto dal Ferro, avocats au barreau de Vicenza,
- pour le gouvernement italien, par M. Oscar Fiumara, avvocato dello Stato, en qualité d'agent,
- pour le gouvernement néerlandais, par M. B. R. Bot, secrétaire général au ministère des Affaires étrangères, en qualité d'agent,
- pour le gouvernement du Royaume-Uni, par M. J. E. Collins, du Treasury Solicitor' s Department, en qualité d'agent, assisté de M. Richard Plender, QC,
- pour la Commission des Communautés européennes, par M. Giuliano Marenco et Mme Karen Banks, membres de son service juridique, en qualité d'agents,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les observations orales de M. Andrea Francovich et Mme Daniela Bonifaci, du gouvernement italien, du gouvernement du Royaume-Uni, du gouvernement allemand, représenté par Me Jochim Sedemund, avocat au barreau de Cologne, en qualité d'agent, et de la Commission, à l'audience du 27 février 1991,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 28 mai 1991,
rend le présent
Arrêt
1 Par ordonnances du 9 juillet et du 30 décembre 1989, parvenues à la Cour respectivement les 8 et 15 janvier 1990, la pretura di Vicenza (dans l'affaire C-6/90) et la pretura di Bassano del Grappa (dans l'affaire C-9/90) ont posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, des questions préjudicielles sur l'interprétation de l'article 189, troisième alinéa, du traité CEE ainsi que de la directive 80/987/CEE du Conseil, du 20 octobre 1980, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la protection des travailleurs salariés en cas d'insolvabilité de l'employeur (JO L 283, p. 23).
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre de litiges opposant Andrea Francovich et Danila Bonifaci e.a. (ci-après "requérants ") à la République italienne.
3 La directive 80/987 vise à assurer aux travailleurs salariés un minimum communautaire de protection en cas d'insolvabilité de l'employeur, sans préjudice des dispositions plus favorables existant dans les États membres. A cet effet, elle prévoit notamment des garanties spécifiques pour le paiement de leurs créances impayées concernant la rémunération.
4 D'après l'article 11, les États membres étaient tenus de mettre en vigueur les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à la directive dans un délai qui est venu à expiration le 23 octobre 1983. La République italienne n'ayant pas respecté cette obligation, la Cour a constaté son manquement par arrêt du 2 février 1989, Commission/Italie (22/87, Rec. p. 143).
5 M. Francovich, partie au principal dans l'affaire C-6/90, avait travaillé pour l'entreprise "CDN Elettronica SnC" à Vicenza et n'avait reçu à ce titre que des acomptes sporadiques sur son salaire. Il a donc introduit un recours devant la pretura di Vicenza, qui a condamné l'entreprise défenderesse au paiement d'une somme d'environ 6 millions de LIT. Au cours de la phase exécutoire, l'huissier du tribunal de Vicenza a dû rédiger un procès-verbal de saisie négatif. M. Francovich a invoqué alors le droit d'obtenir de l'État italien les garanties prévues par la directive 80/987 ou, accessoirement, un dédommagement.
6 Dans l'affaire C-9/90, Mme Danila Bonifaci et trente-trois autres salariées ont introduit un recours devant la pretura di Bassano del Grappa, en indiquant qu'elles avaient travaillé en qualité de salariées pour l'entreprise "Gaia Confezioni Srl", déclarée en faillite le 5 avril 1985. Au moment de la cessation des relations de travail, les demanderesses étaient créancières d'une somme de plus de 253 millions de LIT, qui avait été admise au passif de l'entreprise mise en faillite. Plus de cinq ans après la faillite, aucune somme ne leur avait été versée et le syndic de la faillite leur avait fait savoir qu'une répartition, même partielle, en leur faveur était absolument improbable. En conséquence, les requérantes ont cité la République italienne en justice demandant, compte tenu de l'obligation qui lui incombait d'appliquer la directive 80/987 à partir du 23 octobre 1983, qu'elle soit condamnée à leur payer les créances qui leur sont dues à titre d'arriérés de salaires, au moins pour les trois dernières mensualités ou, à défaut, à leur verser un dédommagement.
7 C'est dans ce contexte que les juridictions nationales ont posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes, identiques dans les deux affaires :
"1) En vertu du droit communautaire en vigueur, le particulier qui a été lésé par l'inexécution par l'État de la directive 80/987 - inexécution constatée par arrêt de la Cour de justice - peut-il réclamer l'accomplissement par cet État des dispositions qu'elle contient, qui sont suffisamment précises et inconditionnelles en invoquant directement, à l'égard de l'État membre défaillant, la réglementation communautaire afin d'obtenir les garanties que cet État devait assurer et, de toute manière, réclamer la réparation des dommages subis en ce qui concerne les dispositions qui ne jouissent pas de cette prérogative?
2) Les dispositions combinées des articles 3 et 4 de la directive 80/987 du Conseil doivent-elles être interprétées en ce sens que, dans le cas où l'État n'a pas fait usage de la faculté d'introduire les limites visées à l'article 4, cet État est tenu de payer les droits des travailleurs salariés dans la mesure établie par l'article 3?
3) En cas de réponse négative à la question n° 2, qu'il plaise à la Cour établir quelle est la garantie minimale que l'État doit assurer, en vertu de la directive 80/987, au travailleur ayant droit de manière que la part de salaire due à celui-ci puisse être considérée comme exécution de la directive elle-même ".
8 Pour un plus ample exposé des faits des affaires au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
9 La première question posée par la juridiction nationale pose deux problèmes, qu'il convient d'examiner séparément. Elle concerne, d'une part, l'effet direct des dispositions de la directive qui définissent les droits des travailleurs et, d'autre part, l'existence et l'étendue d'une responsabilité de l'État pour des dommages découlant de la violation des obligations qui lui incombent en vertu du droit communautaire.
Sur l'effet direct des dispositions de la directive qui définissent les droits des travailleurs
10 La première partie de la première question posée par la juridiction nationale vise à savoir si les dispositions de la directive qui définissent les droits des travailleurs doivent être interprétées en ce sens que les intéressés peuvent faire valoir ces droits à l'encontre de l'État devant les juridictions nationales à défaut de mesures d'application prises dans les délais.
11 Selon une jurisprudence constante, l'État membre qui n'a pas pris, dans les délais, les mesures d'exécution imposées par une directive ne peut opposer aux particuliers le non-accomplissement, par lui-même, des obligations qu'elle comporte. Ainsi, dans tous les cas où les dispositions d'une directive apparaissent comme étant, du point de vue de leur contenu, inconditionnelles et suffisamment précises, ces dispositions peuvent être invoquées, à défaut de mesures d'application prises dans les délais, à l'encontre de toute disposition nationale non conforme à la directive, ou encore si elles sont de nature à définir des droits que les particuliers sont en mesure de faire valoir à l'égard de l'État (arrêt du 19 janvier 1982, Becker, points 24 et 25, 8/81, Rec. p. 53).
12 Il y a donc lieu d'examiner si les dispositions de la directive 80/987 qui définissent les droits des travailleurs sont inconditionnelles et suffisamment précises. Cet examen doit porter sur trois aspects, à savoir la détermination des bénéficiaires de la garantie qu'elles prévoient, le contenu de cette garantie et, enfin, l'identité du débiteur de la garantie. A cet égard se pose notamment la question de savoir si l'État peut être tenu pour débiteur de la garantie au motif qu'il n'a pas pris, dans le délai prescrit, les mesures de transposition nécessaires.