Jurisprudence : TA Paris, du 15-06-2024, n° 2412367


Références

Tribunal Administratif de Paris

N° 2412367


lecture du 15 juin 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés le 20 mai et le 4 juin 2024, la société JC Decaux France, représentée par Me Roll, demande au juge des référés statuant en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative🏛 :

1°) d'annuler la procédure de passation de l'avenant n°2 envisagé par la Ville de Paris avec la société Cityz Media Paris, ayant pour objet la prolongation de six mois de la concession de services relative à la conception, la fabrication, la pose, l'entretien, la maintenance et l'exploitation de mobiliers urbains d'information, et toute décision s'y rapportant ;

2°) de mettre à la charge de la Ville de Paris une somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.

Il soutient que :

- le projet de signature d'un avenant, qui doit être regardé comme un nouveau contrat de concession de services, méconnaît les obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles la Ville de Paris est tenue en vertu des articles L. 3121-6, R. 3121-1 et suivants du code de la commande publique🏛🏛 ;

- il méconnaît les dispositions des articles L. 3135-1 et R. 3135-5 du code de la commande publique🏛🏛 en tant que la diminution des recettes de l'opérateur économique ne dépassent pas les limites ayant pu être envisagées par les parties et que la modification apportée au contrat n'est pas directement imputable aux circonstances imprévues au nom desquelles ces articles peuvent être invoqués ;

- l'absence de mise en œuvre de procédure de publicité et mise en concurrence préalable constitue un manquement ayant lésé la société JCDecaux France qui pouvait prétendre à l'attribution de ce nouveau contrat, elle est donc habilitée à engager le présent recours ;

- la Ville de Paris rompt l'égalité de traitement de ses cocontractants à l'occasion de l'exécution de marchés dont chacun est titulaire ;

- le projet d'avenant litigieux a été adopté en méconnaissance du principe d'égalité devant les charges publiques ;

- il a également été adopté en méconnaissance du principe de bon usage des deniers publics.

Par un mémoire en défense, enregistrés le 3 juin 2024, la maire de Paris, représentée par Me Froger, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de la société JCDecaux France une somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient que la requête est irrecevable et que les moyens soulevés par les sociétés requérantes ne sont pas fondés.

Par un mémoire en défense, enregistrés le 3 juin 2024, la société Cityz Média, représentée par Me Cabanes, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de la société JCDecaux France une somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient que la requête est irrecevable et que les moyens soulevés par les sociétés requérantes ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné M. A pour statuer sur les demandes en référé, présentées sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Au cours de l'audience publique tenue en présence de Mme Guillou, greffière d'audience, M. A a lu son rapport et entendu :

- les observations de Me Roll, représentant la société JCDecaux France, qui estime que les chiffres théoriques produits par la Ville de Paris ne peuvent être le fondement d'une estimation objective ; l'application des indicateurs de minoration des chiffres d'affaire de la période de pandémie retenus par la Ville de Paris ne sont pas les indicateurs pertinents ; en outre, elle soulève un nouveau moyen tiré de ce que la Ville de Paris rompt l'égalité de traitement de ses cocontractants à l'occasion de l'exécution de marchés dont chacun est titulaire ; la Ville, en outre, ne fait pas un bon usage des deniers publics dès lors qu'elle attend 17 millions de redevances alors qu'elle aurait pu escompter plus de 18 millions et enfin que l'avenant augmente de 20 % le bénéfice de la société attributaire ; le contrat objet de l'avenant a été conclu pour une durée trop courte limitée à cinq ans ;

- les observations de Me Froger, représentant la Ville de Paris, qui répond que la prise en compte des comptes réels n'est pas pertinente ; la Ville de Paris a retenu les indicateurs de la publicité et non du mobilier urbain qui est approprié à la situation de la Ville de Paris ; la clause de revoyure mise en œuvre en 2020 était prévue au contrat ; les chiffres sont couverts par le secret des affaires dès lors qu'un nouveau contrat de concession devra être conclu prochainement ; la continuité du service public justifie la conclusion de l'avenant ; le moyen tiré de la rupture d'égalité de traitement est inopérant, en tout état de cause ; la question de la bonne gestion en vue d'obtenir un meilleur rendement porté à 18 millions au lieu de 17 est également inopérant ; la modification n'est pas substantielle ; il n'est pas établi que la passation d'une nouvelle convention aurait permis d'attirer d'autres soumissionnaires.

- les observations de Me Cabanes, représentant la société Cityz média qui fait valoir qu'il est complexe de calculer un manque à gagner en vue de la compensation d'un préjudice compte tenu de la nature des prestations concédées et de l'évènement qui a justifié la conclusion de l'avenant ; la Ville de Paris a envisagé la prolongation avec parcimonie en la limitant à six mois ; le calcul est nécessairement théorique et en tout état de cause, en temps cumulé, les périodes de confinement de plus de six mois ; la société Cityz média a assuré la continuité du service tout en continuant à payer la redevance tout au long de l'exécution de la concession tout au long de sa période initiale ; l'avenant est parfaitement conforme au bon usage des deniers publics.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience.

Considérant ce qui suit :

1. La Ville de Paris a passé, le 17 mai 2019, un contrat de concession de services pour la conception, la fabrication, la pose, l'entretien, la maintenance et l'exploitation de mobiliers urbain d'information, pour une durée de 5 ans avec la société " Clear Channel France ", à laquelle s'est substitué la société " Street Channel ", désormais " Cityz Media Paris ". Par une délibération n°2020 DFA 65 DAC des 15, 16 et 17 décembre 2020, le Conseil de Paris a autorisé la maire de Paris à conclure des avenants sur les contrats en cours portant sur le droit d'occuper le domaine public de la Ville de Paris pour y exploiter des mobiliers urbains et de l'affichage extérieur. Par un avenant n°1 au contrat de concession de services relatif aux mobiliers urbains d'information conclu avec la société " Street Channel France ", signé le 6 janvier 2021 par la Ville de Paris, cette dernière a notamment proposé une exonération de redevance minimum garantie de trois mois, ainsi qu'une prorogation du mécanisme contractuel de proratisation de la redevance reportée du 23 avril au 15 août 2020 du fait de la dégradation des conditions d'exploitation de la société concessionnaire dues à l'épidémie de Covid-19. Par une délibération n°2024 DFA 8, le Conseil de Paris a, au cours de ses séances des 21, 22, 23 et 24 mai 2024, autorisé la maire à signer un deuxième avenant de prolongation de la concession de services relative aux mobiliers urbains d'information conclue avec la société " Citiz Paris Media " pour une durée de 6 mois. Ayant eu connaissance de ce projet, la société JCDecaux France, dont la candidature à l'attribution du contrat de concession de services n'avait pas été retenue, a saisi le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Paris d'une demande, formée sur le fondement de l'article L.551-1 du code de justice administrative, visant à l'annulation de la procédure de passation de l'avenant n°2, considérant qu'il s'agit d'un nouveau contrat qui aurait dû faire l'objet d'une procédure de publicité et de mise en concurrence, à l'attribution duquel elle aurait pu prétendre.

Sur la cadre juridique :

2. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, la délégation d'un service public ou la sélection d'un actionnaire opérateur économique d'une société d'économie mixte à opération unique. / Le juge est saisi avant la conclusion du contrat. ". L'article L. 551-2 de ce code🏛 dispose que : " Le juge peut ordonner à l'auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre l'exécution de toute décision qui se rapporte à la passation du contrat, sauf s'il estime, en considération de l'ensemble des intérêts susceptibles d'être lésés et notamment de l'intérêt public, que les conséquences négatives de ces mesures pourraient l'emporter sur leurs avantages. Il peut, en outre, annuler les décisions qui se rapportent à la passation du contrat et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations ".

3. Il appartient au juge administratif, saisi en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, de se prononcer sur le respect des obligations de publicité et de mise en concurrence incombant à l'administration. En vertu de cet article, les personnes habilitées à agir pour mettre fin aux manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles qui sont susceptibles d'être lésées par de tels manquements. Il appartient, dès lors, au juge des référés précontractuels de rechercher si l'opérateur économique qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésé ou risquent de le léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant un opérateur économique concurrent. Il n'entre dans la compétence du juge du référé précontractuel, telle que définie par l'article L. 551-1 du code de justice administrative, de statuer sur un avenant à un contrat que lorsque la conclusion d'un tel accord est soumise aux règles de publicité et de concurrence qui s'appliquent à la passation des contrats visés aux articles L. 551-1 et L. 551-5.

Sur les conclusions du pourvoi :

4. D'une part, aux termes de l'article L.3135-1 du code de la commande publique : "

Un contrat de concession peut être modifié sans nouvelle procédure de mise en concurrence, dans les conditions prévues par décret en Conseil d'Etat, lorsque : () 3° Les modifications sont rendues nécessaires par des circonstances imprévues ; () Qu'elles soient apportées par voie conventionnelle ou, lorsqu'il s'agit d'un contrat administratif, par l'acheteur unilatéralement, de telles modifications ne peuvent changer la nature globale du contrat de concession ". Aux termes de l'article R. 3135-5 du même code " Le contrat de concession peut être modifié lorsque la modification est rendue nécessaire par des circonstances qu'une autorité concédante diligente ne pouvait pas prévoir ", aux termes de l'article R .3135-3 du même code🏛 " Lorsque le contrat de concession est conclu par un pouvoir adjudicateur, le montant de la modification prévue à l'article R. 3135-2 ne peut être supérieur à 50 % du montant du contrat de concession initial. Lorsque plusieurs modifications successives sont effectuées dans le respect des dispositions du présent article, cette limite s'applique au montant de chaque modification. / Ces modifications consécutives ne doivent pas avoir pour objet de contourner les obligations de publicité et de mise en concurrence ". Enfin, aux termes de l'article L. 1121-1 du code de la commande publique🏛 " () La part de risque transférée au concessionnaire implique une réelle exposition aux aléas du marché, de sorte que toute perte potentielle supportée par le concessionnaire ne doit pas être purement théorique ou négligeable. Le concessionnaire assume le risque d'exploitation lorsque, dans des conditions d'exploitation normales, il n'est pas assuré d'amortir les investissements ou les coûts, liés à l'exploitation de l'ouvrage ou du service, qu'il a supportés ".

5. Il résulte de l'instruction soumis au juge des référés précontractuels que l'objet de l'avenant que le conseil de Paris a, par sa délibération n°2024 DFA 8, adopté au cours de ses séances des 21, 22, 23 et 24 mai 2024, autorisé la maire à signer avec la société " Cityz Media Paris ", est la prolongation d'une durée de 6 mois du contrat entré en vigueur le 17 mai 2019. Il ressort du compte de résultat prévisionnel établi par la Ville de Paris produit dans le cadre de la présente instance que les produits d'exploitation prévus en 2020 et 2021 pour la société " Cityz Media Paris " étaient respectivement des montants arrondis de 46,7 et 47,4 million d'euros, tandis que le chiffre d'affaire net effectivement obtenu durant ces deux années par la société concessionnaire s'est élevé respectivement aux montants arrondis de 20,2 million et 32,8 million d'euros, soit une perte de près de 55% et 27% relativement aux montants prévisionnels. Cette contraction des produits d'exploitation s'est également traduite dans une perte de résultat net pour la société concessionnaire, malgré les trois mois d'exonération de redevances accordées par la Ville de Paris dans le cadre du premier avenant au contrat. S'il est constant qu'une part de ces pertes n'est imputable qu'aux risques communs d'exploitation, il n'en résulte pas moins que, d'une part, la pandémie de Covid-19 constitue bien une circonstance imprévue, d'autre part, qu'elle a entraîné une baisse significative du chiffre d'affaires de la société concessionnaire qui ne pouvait pas être prévue lors de la passation du contrat. En effet, la baisse de 24,4% des recettes du marché du mobilier urbain en 2020 ne peut être considérée comme constituant une variation prévisible des conditions économiques pendant la période d'exécution des prestations, compte tenu de l'évènement sanitaire à l'origine de cette baisse, de même que la baisse de 33,3% du marché de la publicité extérieure au cours de cette même année. En outre, la prolongation de la durée d'un contrat de concession du marché public peut être envisagée pour compenser les surcoûts subis par les exploitants du fait de circonstances imprévisibles. S'il résulte de l'article L. 1121-1 du code de la commande publique qu'un risque d'exploitation pèse sur le concessionnaire dans le cas de conditions d'exploitation normales et que les éventuelles pertes qu'il pourrait subir du fait de l'exploitation du service ou de l'ouvrage dont il a la charge ne soient pas entièrement couvertes, ces considérations ne font pas obstacle à ce que la modification du contrat puisse comprendre une marge bénéficiaire au profit du titulaire du contrat, sous réserve que cette modification n'excède pas 50% du montant initial du contrat et qu'elle respecte le principe de bon usage des deniers publics. En l'espèce, en limitant la durée de la prolongation du contrat à six mois et en s'assurant une redevance minimale de 17 millions d'euros, la Ville de Paris n'a pas méconnu ses obligations. Ainsi, l'avenant litigieux prolongeant d'une durée de six mois le contrat de concession de services pour la conception, la fabrication, la pose, l'entretien, la maintenance et l'exploitation de mobiliers urbains d'information par la société " Clear Channel France " est bien directement imputable aux circonstances imprévisibles et ne peut être regardé comme excédant ce que les dispositions citées au point 4 permettaient à l'autorité concédante de prévoir pour permettre à son co-contractant de faire face aux aléas rencontrés qui n'étaient ni prévisibles ni ne sont intervenus dans des conditions normales d'exploitation, quels que soient les indices d'évolution du marché retenus pour reconstituer la perte de recettes de la société concessionnaire.

6. Les moyens tirés de ce que la Ville de Paris aurait méconnu le principe d'égalité de traitement entre ses cocontractants à l'occasion de l'exécution de marchés dont chacun est titulaire et de ce que le contrat objet de l'avenant litigieux a été conclu pour une durée trop courte limitée à cinq ans sont inopérants et doivent être écartés. En outre, le moyen tiré de ce que le projet d'avenant litigieux a été adopté en méconnaissance du principe d'égalité devant les charges publiques n'est pas fondé dès lors que la société JCDecaux France n'apporte aucun élément de nature, en tout état de cause, à établir que la conclusion de l'avenant objet de la requête serait à l'origine d'un préjudice anormal et spécial.

7. Il résulte de ce qui précède que l'avenant litigieux ne constitue pas, au contraire de ce que soutient la société JCDecaux France, un nouveau contrat. Dès lors, il n'entre pas dans la compétence du juge du référé précontractuel, telle qu'elle est définie par l'article L. 551-1 précité du code de justice administrative, de statuer sur la légalité de cet avenant, dont la conclusion n'est pas soumise aux règles de publicité et de concurrence qui s'appliquent à la passation des contrats soumis au code de la commande publique. Dès lors, la requête de la société JCDecaux France ne peut qu'être rejetée.

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

8. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de la société JCDecaux France le versement à la Ville de Paris et à la société Cityz Media Paris, chacune, d'une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par elles et non compris dans les dépens.

ORDONNE:

Article 1er : La requête de la société JCDecaux France est rejetée.

Article 2 : La société JCDecaux France versera à la Ville de Paris et à la société Cityz Media Paris, chacune, une somme de 1 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la société JCDecaux France, à la Ville de Paris et à la société Cityz Media Paris.

Fait à Paris, le 15 juin 2024.

Le juge des référés,

J.-F. A

La République mande et ordonne au préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

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