Cour européenne des droits de l'homme21 février 1986
Requête n°8793/79
James et autres
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
En l'affaire James et autres*,
* Note du greffier: L'affaire porte le n° 3/1984/75/119. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière en application de l'article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
W. Ganshof van der Meersch,
J. Cremona,
G. Wiarda,
Thór Vilhjálmsson,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. D. Evrigenis,
G. Lagergren,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir Vincent Evans,
MM. C. Russo,
R. Bernhardt,
J. Gersing,
A. Spielmann,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 et 28 septembre 1985, puis les 21 et 22 janvier 1986,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 12 juillet 1984, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (n° 8793/79) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont quatre ressortissants de cet Etat, John Nigel Courtenay James, Gerald Cavendish, sixième duc de Westminster, Patrick Geoffrey Corbett et Sir Richard Baker Wilbraham, avaient saisi la Commission en 1979.
2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration britannique de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour. Elle a pour but d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent, de la part de l'Etat défendeur, un manquement aux obligations qui lui incombent aux termes de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), considéré isolément ou combiné avec l'article 14 (art. 14+P1-1) de la Convention, ainsi que de l'article 13 (art. 13).
3. En réponse à l'invitation prescrite à l'article 33 par. 3 d) du règlement, les requérants ont exprimé le désir de participer à l'instance pendante devant la Cour et ont désigné leurs conseils (article 30).
4. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, alors président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 2 août 1984, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. W. Ganshof van der Meersch, Mme D. Bindschedler-Robert, M. G. Lagergren, M. R. Bernhardt et M. J. Gersing, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
5. Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Wiarda a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement du Royaume-Uni ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et les conseils des requérants sur la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à ses ordonnances et directives, le greffe a reçu par la suite:
- le 14 décembre 1984, le mémoire des requérants, accompagné de pièces qui s'y trouvaient mentionnées
- le 22 décembre 1984, celui du Gouvernement.
Par une lettre arrivée le 19 avril 1985, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué ne souhaitait pas répondre par écrit.
6. Le 22 avril 1985, le président a fixé au 23 septembre l'ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du gouvernement, délégué de la Commission et conseils des requérants par l'intermédiaire du greffier (article 38).
7. Le 26 juin 1985, la Chambre a décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière (article 50).
8. Les débats se sont déroulés en public les 23 et 24 septembre 1985, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire. Durant les audiences le Gouvernement et les requérants ont déposé des réponses écrites à des questions de la Cour.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. M. Eaton, jurisconsulte,
ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth,
agent,
R. Alexander, Q.C.,
N. Bratza, avocat,
J. Cane, ministère de l'Environnement,
conseils;
Mme D. Phillips, ministère de l'Environnement,
conseiller;
- pour la Commission
M. Gaukur Jörundsson,
délégué;
- pour les requérants
MM. M. Beloff, Q.C.,
F. Jacobs, Q.C.,
D. Neuberger,
conseils,
T. Seager Berry,
P. Howcroft,
solicitors,
H. Kidd,
conseiller.
9. La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, M. Alexander pour le Gouvernement, M. Gaukur Jörundsson pour la Commission et M. Beloff pour les requérants. Ces derniers ont complété leurs réponses par un document déposé au greffe le 13 novembre 1985 et au sujet duquel le Gouvernement a présenté des observations écrites le 10 janvier 1986.
FAITS
A. Introduction
10. Les requérants sont ou étaient des administrateurs fiduciaires (trustees) agissant conformément au testament du deuxième duc de Westminster. Le premier d'entre eux, John Nigel Courtenay James, est un expert-géomètre vivant à Londres. Le deuxième, Gerald Cavendish, sixième duc de Westminster, a son domicile à Chester. Le troisième, Patrick Geoffrey Corbett, est un expert-comptable habitant le Sussex. Le quatrième, Sir Richard Baker Wilbraham, banquier à Londres, a été nommé trustee le 31 décembre 1981 à la place du troisième, qui a pris sa retraite.
Dans le quartier de Belgravia, au centre de Londres, sur une ancienne exploitation agricole sise aux environs de la Cité, la famille Westminster et ses administrateurs fiduciaires ont aménagé un vaste domaine comprenant environ 2.000 maisons; il est devenu l'une des zones résidentielles les plus recherchées de la capitale. En tant que trustees, les requérants ont été dépossédés de nombreuses propriétés de ce domaine car les occupants ont exercé les droits d'achat que leur accordait la loi modifiée de 1967 sur la réforme des baux.
11. Cette législation confère au preneur demeurant dans une maison en vertu d'un bail emphytéotique à "bas loyer" (d'une durée initiale, ou après renouvellement(s), supérieure à 21 ans), le droit d'obtenir la cession obligatoire de la propriété (le "freehold" ou droit foncier du propriétaire), à des conditions et à un prix définis (paragraphes 20-26 ci-dessous). Dans le système de l'emphytéose, le locataire acquiert en général le bail par un versement initial, après quoi il ne paye qu'un loyer modeste ou même symbolique. Le bail est un droit réel à inscrire au cadastre. La législation en cause ne concerne pas le type habituel de location, dans lequel le preneur verse un "loyer d'usage" reflétant la pleine valeur annuelle de la propriété. Les rapports entre propriétaire et locataire obéissent en pareil cas, pour les maisons d'une valeur (imposable) inférieure à un certain plafond, à une législation distincte - les "lois sur les loyers" - qui prévoit un mécanisme de fixation de "justes loyers" et offre aux locataires une certaine sécurité d'occupation.
B. Le système de l'emphytéose et l'origine de la loi de 1967 sur la réforme de l'emphytéose
12. Il existe deux formes principales d'emphytéose pour les immeubles d'habitation.
La première est le bail à construction, consenti d'habitude pour 99 ans; le locataire paye un faible "loyer foncier" (ground rent) - sur la base de la valeur du terrain nu - et s'engage à édifier une maison sur les lieux et, généralement, à la laisser au propriétaire en bon état à l'expiration du contrat.
La seconde est le bail à versement initial; le locataire règle au propriétaire, pour la maison mise à sa disposition par celui-ci, une somme forfaitaire et, par la suite, un loyer. La durée du bail varie, de même que l'importance respective du forfait et du loyer. D'après les renseignements fournis à la Cour, le versement initial tient d'ordinaire compte du coût de la construction et d'un élément de profit adéquat. Parmi les facteurs pris en considération figurent d'habitude la longueur du bail envisagé, ses conditions (par exemple quant à la possibilité d'une sous-location) et l'état de la propriété au moment de la conclusion. La méthode utilisée pour le calcul des versements relatifs aux baux dont il s'agit en l'espèce se trouve décrite ci-dessous (paragraphe 27).
La distinction entre les deux types n'est pas absolue. Par exemple, un bail à versement initial peut s'accompagner de l'obligation de réaliser de grosses réparations, modifications, adjonctions ou améliorations à une propriété existante, et s'apparenter ainsi à un bail à construction. En tout cas, selon une pratique quasi constante pareil contrat renferme une clause qui charge le locataire de chacune des réparations courantes pendant la durée du bail et l'astreint à rendre la propriété en bon état à l'échéance.
L'emphytéote peut normalement vendre le bail à un tiers qui acquiert alors ses droits et obligations pour la période restant à courir. Les baux emphytéotiques font fréquemment l'objet de telles transactions sur le marché immobilier, sans que les propriétaires y jouent aucun rôle. D'habitude, le locataire peut aussi sous-louer le bien. Cependant, l'existence d'un droit de vendre le bail ou de sous-louer dépend juridiquement des termes de chaque contrat.
13. La valeur financière de l'actif du propriétaire dans le bien cédé en emphytéose a deux origines: le loyer stipulé et la perspective de retour du bien à la fin du bail. Au début d'une très longue emphytéose, la valeur du second élément peut être insignifiante et la valeur marchande totale de l'actif du propriétaire ne dépasser guère la valeur capitalisée du loyer. La valeur financière de l'actif du locataire, elle, résulte du droit d'occuper la maison en vertu du bail, et elle dépend au premier chef du temps pendant lequel ce droit subsistera. Au début d'un bail de très longue durée, elle peut égaler plus ou moins celle du bien-fonds lui-même si le loyer est très faible.
Le bail est cependant un avoir qui s'amenuise. A mesure qu'il s'écoule, la valeur du droit du locataire décroît tandis qu'augmente celle du droit du propriétaire. A l'échéance du contrat, le droit du preneur s'éteint et les bâtiments, y compris les améliorations et réparations effectuées, reviennent au propriétaire sans compensation pour le premier.
Comme ni le bailleur seul, ni le locataire seul ne peuvent offrir à un tiers la propriété exempte d'occupant, leurs droits réunis ont une valeur inférieure à celle qu'aurait la propriété libre. Si cependant la réversion est vendue au locataire occupant, qui peut alors fondre les deux droits en une propriété unique, la valeur de celle-ci excède la valeur d'investissement pour un tiers qui achèterait la réversion grevée d'un bail. Dans les opérations du marché libre, vendeur et acheteur ont coutume de se partager, dans des proportions convenues entre eux, cette valeur supplémentaire dite "valeur de consolidation" ("merger value").
14. L'emphytéose a été largement utilisée en Angleterre et au pays de Galles, notamment à l'occasion de l'urbanisation consécutive à la révolution industrielle du XIXe siècle.
15. Vers 1880, les locataires ont commencé à revendiquer le droit d'imposer à leur propriétaire la cession de son bien, afin de s'affranchir de la réversion ("leasehold enfranchisement"). De 1884 à 1929, une série de projets de loi destinés à faciliter pareil rachat ont été soumis en vain au Parlement.
16. La demande de réforme de la loi a resurgi après la deuxième guerre mondiale. En 1948, le Lord Chancellor a chargé une commission (le Leasehold Committee) d'examiner divers aspects du problème de l'emphytéose.
Dans son rapport de 1950 au Parlement (Command Paper Cmd 7982), la majorité de la Commission déconseillait de donner aux preneurs un droit de rachat (right of enfranchisement). Elle concluait que l'octroi d'un tel droit se heurtait à la fois à des objections générales de principe et à des obstacles pratiques. Elle exprimait aussi l'avis qu'il "ne servirait pas l'intérêt public" (paragraphe 100). Elle recommandait néanmoins que le locataire occupant une maison de valeur imposable inférieure à un plancher donné jouît du droit au maintien dans les lieux en vertu des lois sur les loyers.
Le rapport de la minorité de la Commission signalait le profond et amer sentiment d'injustice éprouvé par les emphytéotes dans le cas de baux à construction, et préconisait de reconnaître à certains locataires occupants le droit de rachat par cession obligatoire.
Le gouvernement travailliste de l'époque n'eut pas le temps de présenter une législation permanente inspirée du rapport de ladite commission. Quant au gouvernement conservateur issu des élections de 1951, il accepta l'opinion majoritaire de celle-ci, dont la loi de 1954 sur les locations ("loi de 1954") adopta les recommandations. En gros, ce texte avait et a toujours pour effet de donner au locataire, à l'échéance de l'emphytéose, le droit de continuer à occuper la maison en vertu des lois sur les loyers, en acquittant un "juste loyer" au sens de ces lois et en bénéficiant du maintien dans les lieux assuré par la législation ordinaire sur les locations. Ce privilège se transmet, en cas de décès, aux membres de la famille du locataire résidant sur place.
17. Le débat se poursuivit sur la question dans le public. En 1961, des parlementaires déclarèrent en séance que les emphytéotes rencontraient de sérieuses difficultés en raison des prix élevés que les bailleurs exigeaient pour céder la propriété ou pour prolonger ou renouveler le bail. Le gouvernement invita les organismes professionnels les plus expérimentés en la matière (solicitors, géomètres, commissaires priseurs, agents immobiliers) à le renseigner sur la pratique des propriétaires à cet égard. En juillet 1962 parut un Livre blanc qui résumait leurs conclusions (Residential Leasehold Property - Command Paper Cmnd 1789). D'une manière générale, les organismes professionnels trouvaient que le système fonctionnait correctement, mais que beaucoup de locataires étaient mécontents du caractère limité de leurs droits.
18. Depuis quelques années, le rachat obligatoire figurait au programme du Labour Party. A la suite de la victoire électorale des travaillistes en 1964, un nouveau Livre blanc, publié en 1966, présenta les réformes proposées par le gouvernement; elles comprenaient un plan de rachat obligatoire (Leasehold Reform in England and Wales - Command Paper Cmnd 2916). On expliquait ainsi les raisons pour lesquelles le gouvernement estimait une réforme nécessaire: