Jurisprudence : CEDH, 22-09-1994, Req. 13616/88, Hentrich

CEDH, 22-09-1994, Req. 13616/88, Hentrich

A5109AYU

Référence

CEDH, 22-09-1994, Req. 13616/88, Hentrich. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1088595-cedh-22091994-req-1361688-hentrich
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Cour européenne des droits de l'homme

22 septembre 1994

Requête n°13616/88

Hentrich




COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME

En l'affaire Hentrich c. France*,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,

F. Gölcüklü,

L.-E. Pettiti,

J. De Meyer,

N. Valticos,

S.K. Martens,

A.B. Baka,

L. Wildhaber,

J. Makarczyk,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 février et 25 août 1994,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

* Note du greffier: l'affaire porte le n° 23/1993/418/497. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 12 juillet 1993, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 13616/88) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Liliane Hentrich, avait saisi la Commission le 14 décembre 1987 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6 paras. 1 et 2, 13 et 14 (art. 6-1, art. 6-2, art. 13, art. 14) de la Convention, et 1 du Protocole n° 1 (P1-1).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, la requérante a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 25 août 1993, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. F. Gölcüklü, M. J. De Meyer, M. N. Valticos, M. S.K. Martens, M. A.B. Baka, M. L. Wildhaber et M. J. Makarczyk, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), l'avocat de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires de la requérante et du Gouvernement les 20 et 23 décembre 1993. Le 6 janvier 1994, le secrétaire adjoint de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait à l'audience.

5. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 22 février 1994, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

Mlle M. Picard, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques,

ministère des Affaires étrangères,

agent, MM. J.-M. Sommer, chef du bureau du droit immobilier, direction des affaires civiles et du sceau, ministère de la Justice,

E. Bourgoin, inspecteur principal des impôts, direction générale des impôts,

ministère du Budget,

conseils;

- pour la Commission

M. A. Weitzel,

délégué;

- pour la requérante

Me G. Alexandre, avocat,

conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations Mlle Picard, M. Bourgoin, M. Weitzel et Me Alexandre, ainsi que des réponses à ses questions et à celle d'un juge.

Le Gouvernement et la requérante ont déposé divers documents lors de l'audience.

EN FAIT

I. Les circonstances de l'espèce

6. De nationalité française, Mme Liliane Hentrich réside à Strasbourg.

7. Le 11 mai 1979, elle et son époux, M. Wolfgang Peukert, achetèrent à Strasbourg pour un prix global de 150 000 francs français (f) un terrain non constructible d'une superficie de 67,66 ares, cadastré sur différentes parcelles: 21,26 ares de terre, 4,06 ares de sol, maison et bâtiments accessoires, 1,30 ares de sol et étable, 23,53 ares de jardin, sol et hangar, et 17,51 ares de jardin.

8. La vente était conclue sous la condition suspensive du non-exercice par la SAFER (société d'aménagement foncier et d'établissement rural) d'Alsace de son droit de préemption sur l'immeuble dans un délai de deux mois. La recette principale des impôts de Molsheim enregistra l'acte contre le paiement des droits, d'abord le 28 mai 1979 puis le 13 août 1979, la vente étant définitive à cette date en raison de l'expiration du délai légal, la SAFER n'ayant pas fait usage de sa prérogative.

A. La mesure de préemption

9. Le 5 février 1980, Mme Hentrich et son mari se virent notifier par huissier la décision suivante:

"(...) [le directeur général des impôts] estimant insuffisant le prix de cession déclaré dans l'acte (...) exerce au profit du Trésor, avec tous les effets qui y sont attachés, le droit de préemption prévu par l'article 668 du code général des impôts sur l'ensemble des biens et droits immobiliers [acquis par eux]; (...) [le directeur général des impôts] offre de verser aux époux (...) ou à tous autres ayants droit:

a) le montant du prix stipulé dans l'acte,

b) la majoration du dixième prévue par la loi,

c) au vu de toutes les justifications utiles les frais et loyaux coûts du contrat."

B. La contestation judiciaire de la mesure de préemption

1. La procédure devant le tribunal de grande instance de Strasbourg

10. Le 31 mars 1980, la requérante et son époux assignèrent le directeur des services fiscaux du Bas-Rhin devant le tribunal de grande instance de Strasbourg. Ils réclamaient l'annulation de la mesure de préemption pour non-respect du délai d'exercice du droit, nullité de la notification - ils y renoncèrent à l'audience -, détournement de pouvoir et violation de la Convention et du Protocole n° 1 (P1). Subsidiairement, ils demandaient une expertise judiciaire de la valeur vénale des biens litigieux et l'audition des vendeurs.

11. Le tribunal de grande instance les débouta le 16 décembre 1980. Fixant au 13 août 1979 le point de départ du délai d'exercice du droit de préemption, il déclara "que l'on ne saurait faire grief à l'Etat de ne pas avoir exercé son droit de préemption tant que l'acte n'était pas devenu définitif et restait soumis à la condition suspensive".

12. Il écarta en ces termes les griefs tirés de la Convention:

"Sur la violation de la Convention (...) que constituerait le droit de préemption de l'art. 668 du CGI [code général des impôts]:

(...)

Attendu que si le tribunal en arrivait à considérer que l'article 668 CGI est en opposition avec les dispositions de la Convention des Droits de l'Homme, ce serait donc à bon droit que les époux (...) soutiennent que les juridictions françaises doivent dorénavant refuser d'appliquer l'article 668 CGI;

(...)

Attendu que les époux (...) commencent par soutenir que l'article 668 du code général des impôts serait en contradiction flagrante avec l'article 1 par. 1 du Protocole additionnel à la Convention (P1-1) qui stipule que toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens et que nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique;

Mais attendu que l'article (P1-1) ainsi invoqué comporte un second alinéa qui prévoit que 'les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires (...) pour assurer le paiement des impôts (...)';

Que précisément l'Etat français, face à une fraude fiscale de plus en plus importante, a estimé devoir édicter les dispositions de l'article 668 du code général des impôts;

Que c'est grâce à cet article que l'Etat espère assurer le paiement régulier des droits prélevés sur les actes de vente;

Que le texte litigieux ne se trouve donc pas en contradiction avec les dispositions invoquées;

Attendu que les époux (...) ont soutenu ensuite que l'article 668 se heurte à l'article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention (...) qui prévoit que toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie;

Que l'exercice du droit de préemption par l'administration des impôts constitue une sanction contre le 'présumé délit de fraude fiscale';

Qu'ils sont donc considérés par le fait même de l'exercice du droit de préemption comme des fraudeurs avec tout ce que cela comporte de déshonorant et sans qu'ils aient une quelconque possibilité de se disculper;

Mais attendu que l'article 668 dit que le service des impôts peut exercer un droit de préemption sur les immeubles dont il estime le prix de vente insuffisant;

Que ce texte n'exige donc pas pour son application la preuve d'une fraude fiscale;

Qu'il suffit que le prix apparaisse à l'administration comme insuffisant sans que l'administration ait à rechercher le motif de cette insuffisance qui en réalité sera peut-être tout autre que de frauder le fisc (ignorance de la valeur réelle,

bienveillance, etc.);

Que certes le texte a été promulgué uniquement pour parer aux fraudes fiscales, mais qu'il n'en reste pas moins que ceux à l'encontre desquels il est appliqué ne sont pas nécessairement des fraudeurs, qu'ils ne sauraient être considérés comme tels, qu'aucune sanction n'est prise à leur égard et que l'Etat leur verse même 10 % du prix en sus de celui qu'ils ont payé;

Que cette prime de 10 % a été prévue précisément parce qu'il se pourra que par mégarde le droit de préemption sera appliqué en des cas où il n'y avait aucune tentative de fraude fiscale chez les intéressés;

Que c'est donc à tort que les époux (...) se considèrent comme déshonorés et comme faisant l'objet d'une sanction pour avoir commis une fraude fiscale;

Attendu que les époux (...) soutiennent aussi l'existence d'une violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention (...) qui veut qu'une sanction ne peut intervenir qu'après audition de celui dont les droits sont contestés ou qui est accusé d'une infraction pénale;

Mais attendu que l'article 668 CGI ne conteste en rien les droits de celui qui a acquis un bien et que cet acquéreur n'est accusé d'aucune infraction;

Que le texte se borne à attribuer à l'Etat un privilège dans le but d'assurer le paiement des impôts;

Que point n'est donc besoin comme le voudraient les époux (...) de les autoriser à justifier du juste prix qu'ils ont payé et de l'absence de toute dissimulation de prix de leur part;

Attendu enfin que les époux (...) affirment qu'ils seraient victimes d'une mesure discriminatoire interdite par l'article 14 (art. 14) de la Convention (...)

Que la mesure serait discriminatoire par rapport à d'autres acheteurs de propriétés voisines à un prix quasiment identique et à l'égard desquels l'administration fiscale n'a pas recouru à l'exercice de son droit de préemption;

Mais attendu que les services fiscaux ont liberté totale d'exercer leur droit de préemption comme ils l'entendent;

Qu'aucun élément du dossier ne permet de prétendre que l'Etat se serait laissé guider par des considérations de race,

de nationalité, de langue, d'opinion politique ou encore par les autres critères prévus par l'article 14 (art. 14) de la Convention;

(...)"

2. La procédure devant la cour d'appel de Colmar

13. Le 23 janvier 1981, Mme Hentrich et son époux interjetèrent appel devant la cour de Colmar. Le 4 décembre 1981, le conseiller de la mise en état leur enjoignit de conclure pour le 5 février 1982.

Après avoir obtenu une prorogation jusqu'au 7 mai, les intéressés soumirent le 29 avril 1982 des conclusions reprenant l'argumentation développée en première instance. Ils complétaient leur grief de traitement discriminatoire en signalant l'existence d'un autre terrain qui aurait pu selon eux faire l'objet d'une préemption, et en reprochant à l'administration des impôts d'avoir choisi la procédure exceptionnelle de préemption au lieu de la procédure de droit commun de redressement fiscal. Ils faisaient aussi valoir que la décision d'exercer le droit de préemption ne comportait pas la motivation exigée par l'article 3 de la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 (paragraphe 22 ci-dessous).

14. L'administration déposa son mémoire le 3 février 1983; le conseiller de la mise en état l'y avait invitée le 5 novembre 1982. Le délai de réplique fixé au 5 mai 1983 pour les époux fut reporté au 3 juin puis au 7 octobre. Ils formulèrent leurs conclusions le 19 septembre 1983. La clôture de la procédure d'appel fut prononcée le 6 janvier 1984.

15. La cour d'appel de Colmar tint une audience le 21 janvier 1985 et rendit son arrêt le 19 février 1985. Confirmant la date fixée par les premiers juges comme point de départ du délai d'exercice du droit de préemption, elle débouta les appelants pour les raisons ci-après:

"Attendu qu'il y a lieu de rejeter le moyen tenant à l'illégalité de l'acte du 5 février 1980 pour absence de la motivation exigée par l'article 3 de la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979, compte tenu de ce que ce moyen n'apparaît pas suffisamment sérieux pour constituer une question préjudicielle de nature administrative, alors qu'apparemment ledit acte énonce le fondement juridique et la raison de fait qui ont déterminé l'administration à exercer la préemption;

Attendu que, pour le surplus, la cour entend adopter sans la moindre réserve les excellents motifs par lesquels les premiers juges ont écarté les moyens relatifs d'une part à l'abus de pouvoir dont se serait rendu coupable l'administration en agissant dans un but spéculatif et d'autre part à la violation par l'article 668 du code général des impôts de plusieurs principes fondamentaux définis par la Convention (...)"

3. La procédure devant la Cour de cassation

16. La requérante et son époux formèrent un pourvoi en cassation le 13 juin 1985, et déposèrent un mémoire ampliatif le 13 novembre suivant.

Ils formulaient deux moyens, tirés le premier du non-respect du délai d'exercice du droit de préemption et le second de la violation des articles 1 du Protocole n° 1 et 6 paras. 1 et 2 de la Convention (P1-1, art. 6-1, art. 6-2).

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