Cour européenne des droits de l'homme16 juillet 1971
Requête n°2614/65
Ringeisen
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
En l'affaire Ringeisen,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constitutée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux articles 21 et 22 du Règlement de la Cour, en une Chambre composée de MM. les Juges:
H. ROLIN, Président Å. HOLMBÄCK A. VERDROSS T. WOLD M. ZEKIA A. FAVRE S. SIGURJÓNSSON
ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, Greffier, et J.F. SMYTH, Greffier adjoint,
Rend l'arrêt suivant:
PROCEDURE
1. L'affaire Ringeisen a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission"). A son origine se trouve une requête dirigée contre la République d'Autriche et dont un ressortissant autrichien, Michael Ringeisen, avait saisi la Commission le 3 juillet 1965, en vertu de l'article 25 (art. 25) de la Convention.
2. La demande de la Commission, qui s'accompagnait du rapport prévu à l'article 31 (art. 31) de la Convention, a été déposée au Greffe de la Cour le 24 juillet 1970, dans le délai de trois mois institué par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elle renvoyait aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) et à la déclaration par laquelle la République d'Autriche a reconnu la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision de la Cour sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de la République d'Autriche, un manquement aux obligations qui lui incombent aux termes des articles 5 par. 3 et 6 par. 1 (art. 5-3, art. 6-1) de la Convention.
3. Le 22 août 1970, le Président de la Cour a procédé, en présence du Greffier, au tirage au sort des noms de six des sept Juges appelés à former la Chambre, M. Alfred Verdross, Juge élu de nationalité autrichienne, siégeant d'office aux termes de l'article 43 (art. 43) de la Convention; le Président a également tiré au sort les noms de trois Juges suppléants.
4. Après avoir recueilli l'opinion de l'agent du Gouvernement autrichien ("le Gouvernement"), ainsi que des délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre (article 35 par. 1 du Règlement) et après avoir pris note de leur accord, le Président de la Chambre a décidé, le 2 octobre 1970, qu'il n'y avait pas lieu en l'état de prévoir la présentation de mémoires.
Sur les instructions du Président, le Greffier a invité l'agent du Gouvernement, le 30 octobre 1970, à produire certaines pièces qui sont parvenues au Greffe le 3 décembre.
5. Les 23 et 24 novembre 1970, la Cour a tenu à Strasbourg une réunion préparatoire à l'issue de laquelle une demande de renseignements et documents complémentaires a été adressée au Gouvernement et à la Commission. La réponse de la Commission est arrivée le 5 décembre 1970; le Gouvernement a déposé la sienne et d'autres documents les 10 et 17 février et les 4 et 6 mars 1971.
6. Par une ordonnance du 17 décembre 1970, le Président de la Chambre a fixé au 8 mars 1971 la date d'ouverture des audiences, après avoir consulté à ce sujet l'agent du Gouvernement et les délégués de la Commission par l'intermédiaire du Greffier.
7. La Cour a autorisé les agent et conseils du Gouvernement à s'exprimer en allemand lors des débats oraux, à charge pour lui d'assurer notamment l'interprétation en français ou en anglais de leurs plaidoiries et déclarations (article 27 par. 2 du Règlement).
8. Les audiences se sont déroulées en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, les 8, 9 et 10 mars 1971.
Ont comparu devant la Cour:
- pour la Commission:
M. J.E.S. FAWCETT, délégué principal,
MM. F. ERMACORA et G. SPERDUTI, délégués;
- pour le Gouvernement:
M. E. NETTEL, Envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire, agent,
M. W. PAHR, Chef du département international du service constitutionnel de la Chancellerie fédérale, et
M. C. MAYERHOFER, Ministerialsekretär au Ministère fédéral de la Justice, conseils.
La Cour a entendu les comparants en leurs déclarations et conclusions ainsi qu'en leurs réponses à diverses questions qui leur ont été posées. En outre, le Gouvernement a produit devant elle quelques pièces supplémentaires.
La clôture provisoire des débats a été prononcée le 10 mars 1971.
9. La Commission a déposé le 22 mars 1971 deux autres documents; le 16 avril, le Greffe a reçu du Gouvernement des observations les concernant.
10. Après avoir prononcé la clôture définitive des débats et délibéré en chambre du conseil, la Cour rend le présent arrêt.
FAITS
11. Les faits de la cause, tels qu'ils ressortent du rapport de la Commission, des documents produits et des déclarations orales des comparants, peuvent se résumer ainsi:
I. Les transactions de Ringeisen
12. M. Michael Ringeisen est un citoyen autrichien né en Hongrie en 1921. De 1958 à 1963, il exerçait la profession d'agent d'assurances à Linz (Autriche); il s'occupait aussi de négociations de prêts et d'opérations immobilières.
13. En 1958, un marchand de Linz, M. Franz Widmann, a répondu à une annonce de journal qui sollicitait un prêt de cent mille schillings. Il a pris contact de cette manière avec Ringeisen à qui il a avancé, en novembre 1958 et janvier 1959, cent cinquante mille schillings en plusieurs versements. Lors de cette transaction, Ringeisen a signalé à Widmann qu'il avait besoin de cet argent pour un certain M. Wenger, mais Widmanm n'a pas rencontré ce dernier. En 1959 a été conclu, à l'instigation de Ringeisen, un contrat désignant les époux Widmann comme créanciers et les époux Wenger, parmi d'autres, comme débiteurs. Par la suite, Ringeisen a remboursé soixante-douze mille schillings à Widmann. Toujours en 1959 et en 1960, Ringeisen a négocié au nom de Mme Gertrud Wenger un prêt de onze mille schillings consenti à celle-ci par M. Rudolf Schamberger.
14. Les 9 mai et 6 novembre 1961, Ringeisen a obtenu des époux Roth, avec lesquels il avait eu des relations d'affaires, des procurations de caractère général. Délivrées en considération d'un prêt qu'il avait accordé à M. et Mme Roth, elles avaient pour effet de l'habiliter à agir pour le compte de ceux-ci en morcelant, vendant, louant et grevant de sûretés des terrains dont ils étaient propriétaires à Alkoven et qui se trouvaient inscrits au livre foncier d'Annaberg (Haute-Autriche). En même temps, Ringeisen se voyait attribuer une option d'achat sur ces terrains; les époux Roth s'engageaient en outre à ne les céder à personne d'autre, à s'abstenir de se comporter en propriétaires et à lui octroyer un droit d'occupation exclusive s'il levait ladite option mais que l'autorité administrative compétente refusât d'approuver le transfert de propriété (lettres des 3, 14 et 16 novembre 1961).
15. Le 6 février 1962, Ringeisen a passé avec M. et Mme Roth un contrat d'achat des terrains; le prix convenu se montait à quatre cent mille schillings. Le contrat a été soumis pour approbation, le 30 mars 1962, à la Commission des transactions immobilières du district d'Eferding (Bezirksgrundverkehrskommission, "la Commission de district").
D'après la loi de Haute-Autriche sur les transactions immobilières (Grundverkehrsgesetz):
"Article 1 - (1) Tout transfert de propriété ou constitution d'usufruit par acte juridique entre vifs requiert une approbation conforme aux exigences de la présente loi lorsqu'il porte sur une terre vouée, en tout ou partie, à l'agriculture ou à la sylviculture.
(...)
(2) Le refus d'approbation entraîne la nullité de l'acte.
(...)
Article 4 - (1) Les actes juridiques doivent correspondre aux intérêts publics qui s'attachent à la création et au maintien d'aires utilisées pour l'agriculture ou la sylviculture et au maintien et renforcement d'une paysannerie productive ou au maintien et à la création de petites et moyennes propriétés agricoles économiquement saines.
(...)
(5) Ne peuvent être approuvés les actes juridiques qui ne répondent pas aux exigences des paragraphes 1, 2 ou 3.
(...)
Article 6 - Spécialement, les conditions d'approbation d'un acte juridique (article 4) ne se trouvent pas remplies quand il y a lieu de craindre
a) que l'acquéreur n'ait pour but de revendre la terre avec profit en bloc ou en la morcelant;
b) que l'acquisition des terres de paysans, d'exploitations agricoles modestes ou de parties économiquement importantes de telles exploitations, ne serve à former ou agrandir de grosses propriétés;
(...)
d) que des terres ne soient détournées (...) de leur utilisation agricole ou sylvicole sans motif suffisant;
e) que seul un investissement de caractère spéculatif ne soit envisagé;
(...)
Article 7 - Si un acte juridique requiert l'approbation prévue par la présente loi, les contractants doivent, dans les quatre semaines de sa conclusion, la demander à la Commission de district."
16. Le 28 septembre 1962, la Commission de district a refusé d'approuver le contrat. Elle a relevé que la propriété pouvait assurer la subsistance d'une famille de paysans, et que Ringeisen n'était pas agriculteur mais agent d'assurances. Se référant à des demandes par lesquelles Ringeisen avait sollicité en vain l'approbation d'autres achats de terres convenus entre les époux Roth et lui, elle a estimé que le dossier révélait clairement un plan de pure spéculation foncière. La Commission a souligné en outre qu'il avait déjà délimité trente-quatre lots destinés à la construction. En conclusion, elle a noté que si la crainte de certaines intentions de la part d'un acquéreur suffisait, aux termes de l'article 6 de la loi, à entraîner un refus d'approbation, il devait a fortiori en aller de même en l'espèce car l'existence de telles intentions se trouvait établie sans conteste.
17. En janvier 1962, Ringeisen avait commencé à vendre une partie des terrains sous la forme de lots à bâtir; il a continué à le faire tout au long de 1962 et jusqu'en avril 1963. Après s'être procuré auprès de l'office provincial de planification (Landesplanungsstelle) un rapport d'expertise sur la base duquel il avait fait arpenter et délimiter les terrains, il a obtenu de l'administration du district d'Eferding (Bezirkshauptmannschaft), le 17 novembre 1962, l'autorisation d'y bâtir. Ces deux services fonctionnent indépendamment de la Commission de district; leurs avis ou permissions n'ont aucune incidence sur sa décision: bien au contraire, ils la réservent expressément.
18. Il appert que Ringeisen avait négligé d'aviser les acheteurs éventuels qu'il agissait en vertu d'une procuration délivrée par M. et Mme Roth; quand l'un d'eux remarquait que Ringeisen n'était pas lui-même le vendeur, on lui expliquait que cette manière de procéder répondait à des fins d'ordre fiscal. A l'époque, Ringeisen signalait aux acheteurs qu'il avait obtenu l'autorisation de construire et affirmait que les travaux pouvaient donc débuter aussitôt. Les contrats rédigés par son avocat comprenaient une clause selon laquelle leur mise en vigueur dépendait de l'approbation de la Commission des transactions immobilières, mais Ringeisen avait certifié aux acheteurs que c'était là une pure formalité. Les derniers contrats, au nombre d'une vingtaine, n'ont pas été conclus par le ministère du même avocat et la clause mentionnée plus haut n'y figurait point. Le prix fixé était payable immédiatement.
En juin 1962, les époux Roth ont prétendu révoquer les procurations. Ringeisen s'y étant opposé, une décision définitive lui enjoignant de consigner lesdites procurations en justice a été rendue le 13 septembre 1963.
19. Ringeisen a attaqué devant la Commission régionale des transactions immobilières (Landesgrundverkehrskommission, "la Commission régionale") la décision par laquelle la Commission de district avait refusé d'approuver le contrat de vente passé par lui avec M. et Mme Roth.
Voici les dispositions pertinentes de la loi de Haute-Autriche sur les transactions immobilières:
"Article 18
(...)
(2) Il est créé auprès du gouvernement provincial une commission régionale statuant en dernier ressort. Dans l'exercice de leurs fonctions, ses membres ne sont liés par aucune instruction et leurs décisions échappent à toute annulation ou modification par la voie administrative.
(...)
(4) La Commission régionale compte huit membres, à savoir
a) un juge désigné par le gouvernement provincial et qui la préside;
b) un membre désigné par le chef du gouvernement provincial en sa qualité de président de la chambre régionale d'agriculture (Landesagrarsenat);
c) deux membres désignés par le gouvernement provincial parmi les représentants des intérêts des habitants des villes et des lotissements;
d) un membre désigné par le gouvernement provincial dans les milieux économiques;
e) un spécialiste de l'agriculture, désigné par le gouvernement provincial;
f) deux membres désignés par la chambre d'agriculture (Landwirtschaftskammer) de Haute-Autriche.
(...)
(8) Les membres sont désignés pour une durée de cinq ans (...)
(...)
Article 20
(...)
(2) Contre la décision de la Commission de district, il peut être interjeté appel auprès de la Commission régionale.
(...)
Article 21
(...)
(2) Les commissions des transactions immobilières statuent à la majorité des voix et en audience non publique (...). Il est interdit de divulguer le contenu d'une délibération et en particulier le vote.
(...)."
20. La Commission régionale a siégé le 12 février 1963. Elle a décidé une descente sur les lieux à laquelle elle a procédé le 2 avril; à cette date, des débats oraux se sont également déroulés devant elle. Le 13 mai 1963, elle a débouté Ringeisen: il avait fourni, a-t-elle constaté, des indications contradictoires sur la manière dont il comptait se servir du domaine; il avait morcelé une propriété agricole de qualité et vendu au total une cinquantaine de lots à bâtir. Pour cette raison et plusieurs autres, il fallait craindre d'après elle qu'il ne détournât des terres de leur destination sur une large échelle et sans raison suffisante, et qu'il n'eût pour but de réaliser un investissement de caractère spéculatif (article 6, alinéas d) et e), de la loi de Haute-Autriche sur les transactions immobilières).
21. Le 5 juillet 1963, Ringeisen a saisi la Cour constitutionnelle (Verfassungsgerichtshof) d'un pourvoi (Verfassungsbeschwerde) dirigé contre la décision de la Commission régionale. Il invoquait le droit à l'égalité des citoyens devant la loi et le droit à un procès devant le juge compétent d'après la loi (gesetzlicher Richter - articles 7 par. 1 et 83 par. 2 de la Constitution). Il alléguait notamment que deux membres de ladite commission avaient participé à la délibération et au vote du 13 mai 1963 sans avoir assisté à chacune des deux réunions antérieures consacrées à son appel.