Jurisprudence : CEDH, 21-03-2002, Req. 38748/97, IMMEUBLES GROUPE KOSSER

CEDH, 21-03-2002, Req. 38748/97, IMMEUBLES GROUPE KOSSER

A2924AYX

Référence

CEDH, 21-03-2002, Req. 38748/97, IMMEUBLES GROUPE KOSSER. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1086550-cedh-21032002-req-3874897-immeubles-groupe-kosser
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Abstract

Par un arrêt du 21 mars 2002, Immeubles Groupe Kosser c/ France, la Cour européenne des droits de l'homme a confirmé sa jurisprudence relative au rôle du commissaire du Gouvernement dans le cadre de la procédure suivie devant le Conseil d'Etat, telle qu'issue de l'arrêt Kress c/ France du 7 juin 2001, mais également de l'affaire Fretté c/ France du 26 février dernier..

Cour européenne des droits de l'homme

21 mars 2002

Requête n°38748/97

IMMEUBLES GROUPE KOSSER



COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME


PREMIÈRE SECTION


AFFAIRE IMMEUBLES GROUPE KOSSER c. FRANCE


(Requête n° 38748/97)


ARRÊT


STRASBOURG


21 mars 2002


Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Immeubles Groupe Kosser c. France,


La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :


M. C.L. Rozakis, président,


Mme F. Tulkens,


MM. J.-P. Costa,


E. Levits,


Mme S. Botoucharova,


M. A. Kovler,


Mme E. Steiner, juges,


et de M. E. Fribergh, greffier de section,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 février 2002.


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :


PROCÉDURE


1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 38748/97) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet État, la société anonyme Immeubles Groupe Kosser (" la requérante "), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (" la Commission ") le 30 juillet 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").


2. La requérante est représentée devant la Cour par la SCP V. Delaporte et F.H. Briard, avocats à la Cour de cassation et au Conseil d'État. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, M. R. Abraham, Directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.


3. La requérante alléguait en particulier l'iniquité de la procédure devant le Conseil d'État.


4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).


5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.


6. Par une décision du 9 mars 1999, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable. Le 10 octobre 2000, la Cour a déclaré le restant de la requête recevable.


7. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée.


EN FAIT


I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE


8. Par convention passée devant notaire le 27 janvier 1987, la requérante s'était engagée à acheter un ensemble immobilier situé à Paris. Au nombre des conditions particulières contenues dans la convention figurait la purge des droits de préemption de la ville de Paris.


9. Après la signature de cette convention, la requérante entreprit les démarches nécessaires à la réalisation, sur le terrain qui faisait l'objet de la vente, d'un bâtiment affecté à l'usage de commerce et d'habitation. Toutefois, le 30 avril 1987, le maire de Paris fit connaître sa décision d'exercer le droit de préemption de la ville de Paris en vue de la réalisation, sur ce même terrain, d'un équipement public.


10. Par jugement du 20 octobre 1987, le tribunal administratif de Paris rejeta les requêtes de la requérante visant au sursis à exécution ainsi qu'à l'annulation de la décision du maire de Paris. La requérante interjeta appel devant le Conseil d'État.


11. Par arrêt du 19 février 1993, le Conseil d'État annula le jugement du tribunal administratif, ainsi que la décision de préemption du maire de Paris du 30 avril 1987, pour motivation insuffisante.


12. Cependant, l'immeuble préempté avait été acquis par la ville de Paris le 13 juillet 1988 et les travaux de construction, qui comportaient notamment une chapelle et un gymnase, avaient été exécutés.


13. Le 7 avril 1993, la requérante adressa au maire de Paris une réclamation gracieuse tendant au paiement d'une indemnité d'un montant de 26 571 387 FF en réparation du préjudice subi du fait de l'illégalité de la décision de préemption. La réclamation fit l'objet d'une décision de rejet implicite.


14. La requérante saisit alors le tribunal administratif de Paris d'une action en responsabilité de la ville de Paris et demanda le versement d'une indemnité. Par jugement du 21 avril 1994, le tribunal administratif de Paris rejeta la demande en indemnité, au motif que la requérante " ne justifiait pas, en l'espèce, d'un préjudice de nature à engager la responsabilité de la ville de Paris ".


15. Par arrêt du 21 mars 1995, la cour administrative d'appel de Paris annula le jugement du 21 avril 1994 et rejeta la demande d'indemnité de la requérante. Elle s'exprima notamment comme suit :


" Sur la responsabilité de la ville de Paris :


(...) l'illégalité affectant la décision de préemption en date du 30 avril 1987 peut donner lieu à réparation au profit de la société appelante ;


Sur le préjudice :


Considérant que le préjudice invoqué par la société anonyme 'Immeubles Groupe Kosser' tenant à la perte de bénéfices escomptés par la réalisation d'un projet immobilier, au demeurant non assorti de justifications suffisantes, ne présente pas un caractère certain, ni même de lien direct avec la décision annulée du 30 avril 1987 du maire de Paris ; que dans ces conditions, il y a lieu de rejeter la demande présentée par la société anonyme 'Immeubles Groupe Kosser' devant le tribunal administratif de Paris. "


16. La requérante se pourvut en cassation devant le Conseil d'État, soutenant notamment que la cour administrative d'appel n'avait pas suffisamment motivé son arrêt, faute de précision quant aux éléments sur lesquels elle avait fondé son appréciation du préjudice.


17. A l'audience devant le Conseil d'État, tenue le 14 janvier 1997, les débats furent clôturés à l'instant où le commissaire du Gouvernement prit la parole. Celui-ci conclut en faveur du rejet du pourvoi. Le conseil de la requérante, présent à l'audience, ne put répliquer oralement aux conclusions du commissaire du Gouvernement. Le 15 janvier 1997, il déposa une " note en délibéré ", ainsi qu'en atteste le tampon apposé par le secrétariat du contentieux du Conseil d'État.


18. Par un arrêt rendu le 3 février 1997, la commission d'admission des pourvois en cassation du Conseil d'État décida de ne pas admettre la requête.


EN DROIT


I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION


19. La société requérante allègue une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel


" Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) "


A. Argumentation des parties


1. La requérante


20. La requérante allègue la violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce qu'il garantit le droit à un procès équitable dans le respect du principe de l'égalité des armes et du contradictoire en raison de l'absence de communication des conclusions du commissaire du Gouvernement, de l'impossibilité d'y répondre et de la présence du commissaire du Gouvernement au délibéré du Conseil d'État.


Elle affirme que le commissaire du Gouvernement ne fait pas partie de la formation de jugement, ainsi qu'en attesterait tant le droit interne, que la jurisprudence et la doctrine. Elle estime en outre que son rôle est analogue à celui du ministère public compte tenu de son indépendance, de ce qu'il est garant de l'unité de la jurisprudence et de ses conclusions visant à inciter la formation de jugement à suivre la solution qu'il propose. La jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme relative aux rôles des avocats généraux auprès des juridictions suprêmes, serait donc applicable en l'espèce. L'intervention du commissaire du Gouvernement est déterminante et bénéficie nécessairement à la partie en faveur de laquelle il conclut, même en toute impartialité.


Selon la requérante, ce déséquilibre ne saurait être rétabli par la production d'une note en délibéré, celle-ci étant dépourvue de tout statut en procédure administrative, contrairement à la procédure civile. De plus, il est d'usage que le délibéré se tienne immédiatement après l'audience publique, alors qu'il est matériellement impossible de produire le même jour une note qui ait des chances d'être lue par les membres de la formation de jugement avant qu'ils n'aient définitivement délibéré et statué sur le litige.


Enfin, la société requérante considère que l'on ne peut se référer aux principes dégagés par la Cour de justice des Communautés européennes, le droit que cette dernière applique étant d'une nature intrinsèquement différente de ceux de l'article 6.


2. Le Gouvernement


21. Le gouvernement défendeur expose notamment que le commissaire du Gouvernement ne soutient aucune partie au litige, contrairement au ministère public en matière pénale. Son rôle est d'émettre un avis personnel et indépendant sur une affaire. Ses conclusions constituent en réalité le premier temps du délibéré. Membre de la juridiction, le commissaire du Gouvernement agit en juge : il serait donc naturel qu'il participe au délibéré.


En second lieu, l'absence de communication de ses conclusions aux parties avant l'audience ne saurait créer entre elles un déséquilibre : elles sont à cet égard placées dans une situation identique et ignorent la teneur de ses conclusions jusqu'à leur prononcé. Toutefois, les avocats peuvent demander à connaître à l'avance le sens général des conclusions. Une pratique établie permet aux parties de déposer une " note en délibéré " pour répondre aux conclusions du Gouvernement, note qui sera lue et prise en compte par la formation de jugement au cours du délibéré. Or, en l'espèce, la requérante a utilisé cette possibilité devant le Conseil d'État. L'on ne saurait déduire de l'absence de mention explicite de la note en délibéré dans les visas de la décision que celle-ci n'aurait pas été prise en compte sachant qu'elle n'est prescrite par aucun texte de procédure. Le Gouvernement souligne la similitude entre le rôle du commissaire du Gouvernement et celui de l'avocat général devant le tribunal de première instance et la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE). Or dans une ordonnance du 4 février 2000, rendue en sa formation plénière, la CJCE a jugé que la procédure applicable devant elle, en ce qui concerne les conclusions de l'avocat général, n'était pas contraire à l'article 6 § 1 (affaire Emesa Sugar (Free Zone) NV c. Aruba).


De plus, les conclusions du commissaire du Gouvernement ne peuvent être prononcées qu'après la clôture des débats. En effet, lorsqu'il conclut, le commissaire du Gouvernement participe, au même titre que le rapporteur, à la fonction de juger lorsqu'il défend son projet de décision au cours du délibéré mais à la différence que ses conclusions sont lues publiquement. Au surplus, le fait de pouvoir répliquer aux conclusions du commissaire du Gouvernement ne présenterait pas d'intérêt pratique et substantiel, leur principal intérêt étant de mettre en lumière, par anticipation, les différentes solutions possibles. Les conclusions portent sur des questions de droit et de fait qui ont déjà été soumises à débat contradictoire.


En l'espèce, la note en délibéré produite par l'avocat de la requérante devant le Conseil d'État entendait revenir sur la motivation, prétendument insuffisante, de l'arrêt de la cour administrative d'appel. Or cette question avait déjà été débattue au cours de l'instruction écrite et donc soumise à débat contradictoire entre les parties. Le fait que la requérante n'ait pas pris connaissance avant l'audience des conclusions du commissaire du Gouvernement sur ce point n'a pu porter atteinte à son droit à un procès équitable au sens de l'article 6.


B. Appréciation de la Cour


1. En ce qui concerne la non-communication préalable des conclusions du commissaire du Gouvernement et l'impossibilité d'y répondre à l'audience


22. La Cour rappelle que le principe de l'égalité des armes - l'un des éléments de la notion plus large de procès équitable - requiert que chaque partie se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, parmi beaucoup d'autres, l'arrêt Nideröst-Huber c. Suisse du 18 février 1997, Recueil 1997-I, p. 107, § 23).


23. Or, indépendamment du fait que, dans la majorité des cas, les conclusions du commissaire du Gouvernement ne font pas l'objet d'un document écrit, la Cour relève qu'il ressort clairement de la description du déroulement de la procédure devant le Conseil d'État que le commissaire du Gouvernement présente ses conclusions pour la première fois oralement à l'audience publique de jugement de l'affaire et que tant les parties à l'instance que les juges et le public en découvrent le sens et le contenu à cette occasion (arrêt Kress c. France [GC] du 7 juin 2001, n° 39594/98, CEDH 2001, § 73).


La requérante ne saurait tirer du droit à l'égalité des armes reconnu par l'article 6 § 1 de la Convention le droit de se voir communiquer, préalablement à l'audience, des conclusions qui ne l'ont pas été à l'autre partie à l'instance, ni au rapporteur, ni aux juges de la formation de jugement (arrêt Nideröst-Huber précité). Aucun manquement à l'égalité des armes ne se trouve donc établi (arrêt Kress précité).


24. Toutefois, la notion de procès équitable implique aussi en principe le droit pour les parties à un procès de prendre connaissance de toute pièce ou observation soumise au juge, fût-ce par un magistrat indépendant, en vue d'influencer sa décision, et de la discuter (voir les arrêts Lobo Machado c. Portugal du 20 février 1996, Recueil 1996-I, p. 215, § 49, Vermeulen c. Belgique du 20 février 1996, Recueil 1996-I, p. 234, § 33, K.D.B. c. Pays-Bas du 27 mars 1998, Recueil 1998-II, p. 631, § 44 et Nideröst-Huber précité, p. 108, § 24).


25. Pour ce qui est de l'impossibilité pour les parties de répondre aux conclusions du commissaire du Gouvernement à l'issue de l'audience de jugement, la Cour a déjà relevé qu'à la différence de l'affaire Reinhardt et Slimane-Kaïd (arrêt c. France du 31 mars 1998, Recueil 1998-II), il n'est pas contesté que dans la procédure devant le Conseil d'État, les avocats qui le souhaitent peuvent demander au commissaire du Gouvernement, avant l'audience, le sens général de ses conclusions. Il n'est pas davantage contesté que les parties peuvent répliquer, par une note en délibéré, aux conclusions du commissaire du Gouvernement, ce qui permet, et c'est essentiel aux yeux de la Cour, de contribuer au respect du principe du contradictoire. Enfin, au cas où le commissaire du Gouvernement invoquerait oralement lors de l'audience un moyen non soulevé par les parties, le président de la formation de jugement ajournerait l'affaire pour permettre aux parties d'en débattre (arrêt Kress précité, § 76).


26. Reste que, de l'avis de la Cour, le dépôt d'une note en délibéré contribue au respect du principe du contradictoire à certaines conditions. En particulier, les justiciables doivent pouvoir déposer une telle note indépendamment de la décision éventuelle du président d'ajourner l'affaire, tout en disposant d'un délai suffisant pour la rédiger. Par ailleurs, afin d'éviter tout litige quant à sa prise en compte par la haute juridiction administrative, la Cour estime que l'arrêt devrait expressément viser l'existence d'une note en délibéré, comme c'est déjà le cas s'agissant de la mention, dans les arrêts du Conseil d'État, de la requête ou du recours enregistré auprès de son secrétariat, des autres pièces du dossier et des interventions en audience publique (rapporteur, conseils des parties et commissaire du Gouvernement).


En l'espèce, la Cour relève que la société requérante a déposé une note en délibéré le lendemain de l'audience publique, soit le 15 janvier 1997, ce dont atteste le tampon apposé par le secrétariat du contentieux du Conseil d'État. Dès lors, bien que l'arrêt du Conseil d'État du 3 février 1997 n'en fasse pas expressément mention, le versement de la note au dossier dès le 15 janvier 1997 ne saurait prêter à discussion. En conséquence, dès lors que la requérante ne justifie pas, dans les circonstances de l'espèce, que le délibéré se soit tenu le 14 janvier 1997 immédiatement après l'audience publique, la Cour est en mesure de s'assurer que la requérante a répliqué, par une note en délibéré, aux conclusions du commissaire du Gouvernement, ce qui lui a permis en l'espèce de contribuer effectivement au respect du principe du contradictoire.


Dans ces conditions, la Cour estime que la procédure suivie devant le Conseil d'État a offert suffisamment de garanties à la requérante et qu'aucun problème ne se pose sous l'angle du droit à un procès équitable pour ce qui est du respect du contradictoire.


Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention à cet égard.


2. En ce qui concerne la présence du commissaire du Gouvernement au délibéré du Conseil d'État


27. Pour ce qui est de la présence du commissaire du Gouvernement au délibéré, la Cour se réfère à l'arrêt Kress du 7 juin 2001 (précité). Dans cette affaire, elle s'était exprimée comme suit :


" 77. Sur ce point, la Cour constate que l'approche soutenue par le Gouvernement consiste à dire que, puisque le commissaire du Gouvernement est un membre à part entière de la formation de jugement, au sein de laquelle il officie en quelque sorte comme un deuxième rapporteur, rien ne devrait s'opposer à ce qu'il assiste au délibéré, ni même qu'il vote.


78. Le fait qu'un membre de la formation de jugement ait exprimé en public son point de vue sur l'affaire pourrait alors être considéré comme participant à la transparence du processus décisionnel. Cette transparence est susceptible de contribuer à une meilleure acceptation de la décision par les justiciables et le public, dans la mesure où les conclusions du commissaire du Gouvernement, si elles sont suivies par la formation de jugement, constituent une sorte d'explication de texte de l'arrêt. Dans le cas contraire, lorsque les conclusions du commissaire du Gouvernement ne se reflètent pas dans la solution adoptée par l'arrêt, elles constituent une sorte d'opinion dissidente qui nourrira la réflexion des plaideurs futurs et de la doctrine.


La présentation publique de l'opinion d'un juge ne porterait en outre pas atteinte au devoir d'impartialité, dans la mesure où le commissaire du Gouvernement, au moment du délibéré, n'est qu'un juge parmi d'autres et que sa voix ne saurait peser sur la décision des autres juges au sein desquels il se trouve en minorité, quelle que soit la formation dans laquelle l'affaire est examinée (sous-section, sous-sections réunies, Section ou Assemblée). Il est d'ailleurs à noter que, dans la présente affaire, la requérante ne met nullement en cause l'impartialité subjective ou l'indépendance du commissaire du Gouvernement.


79. Toutefois, la Cour observe que cette approche ne coïncide pas avec le fait que, si le commissaire du Gouvernement assiste au délibéré, il n'a pas le droit de voter. La Cour estime qu'en lui interdisant de voter, au nom de la règle du secret du délibéré, le droit interne affaiblit sensiblement la thèse du Gouvernement, selon laquelle le commissaire du Gouvernement est un véritable juge, car un juge ne saurait, sauf à se déporter, s'abstenir de voter. Par ailleurs, il serait difficile d'admettre qu'une partie des juges puisse exprimer publiquement leur opinion et l'autre seulement dans le secret du délibéré.


80. En outre, en examinant ci-dessus le grief de la requérante concernant la non-communication préalable des conclusions du commissaire du Gouvernement et l'impossibilité de lui répliquer, la Cour a accepté que le rôle joué par le commissaire pendant la procédure administrative requiert l'application de garanties procédurales en vue d'assurer le respect du principe du contradictoire (paragraphe 76 ci-dessus). La raison qui a amené la Cour à conclure à la non-violation de l'article 6 § 1 sur ce point n'était pas la neutralité du commissaire du Gouvernement vis-à-vis des parties mais le fait que la requérante jouissait de garanties procédurales suffisantes pour contrebalancer son pouvoir. La Cour estime que ce constat entre également en ligne de compte pour ce qui est du grief concernant la participation du commissaire du Gouvernement au délibéré.


81. Enfin, la théorie des apparences doit aussi entrer en jeu : en s'exprimant publiquement sur le rejet ou l'acceptation des moyens présentés par l'une des parties, le commissaire du Gouvernement pourrait être légitimement considéré par les parties comme prenant fait et cause pour l'une d'entre elles.


Pour la Cour, un justiciable non rompu aux arcanes de la justice administrative peut assez naturellement avoir tendance à considérer comme un adversaire un commissaire du Gouvernement qui se prononce pour le rejet de son pourvoi. A l'inverse, il est vrai, un justiciable qui verrait sa thèse appuyée par le commissaire le percevrait comme son allié.


La Cour conçoit en outre qu'un plaideur puisse éprouver un sentiment d'inégalité si, après avoir entendu les conclusions du commissaire dans un sens défavorable à sa thèse à l'issue de l'audience publique, il le voit se retirer avec les juges de la formation de jugement afin d'assister au délibéré dans le secret de la chambre du conseil (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Delcourt c. Belgique du 17 janvier 1970, série A n° 11, p. 17, § 30).


82. Depuis l'arrêt Delcourt, la Cour a relevé à de nombreuses reprises que, si l'indépendance et l'impartialité de l'avocat général ou du procureur général auprès de certaines cours suprêmes n'encouraient aucune critique, la sensibilité accrue du public aux garanties d'une bonne justice justifiait l'importance croissante attribuée aux apparences (voir l'arrêt Borgers précité, § 24).


C'est pourquoi la Cour a considéré que, indépendamment de l'objectivité reconnue de l'avocat général ou du procureur général, celui-ci, en recommandant l'admission ou le rejet d'un pourvoi, devenait l'allié ou l'adversaire objectif de l'une des parties et que sa présence au délibéré lui offrait, fût-ce en apparence, une occasion supplémentaire d'appuyer ses conclusions en chambre du conseil, à l'abri de la contradiction (voir les arrêts Borgers, Vermeulen et Lobo Machado précités, respectivement §§ 26, 34 et 32).


83. La Cour ne voit aucune raison de s'écarter de la jurisprudence constante rappelée ci-dessus, même s'agissant du commissaire du Gouvernement, dont l'opinion n'emprunte cependant pas son autorité à celle d'un ministère public (voir, mutatis mutandis, arrêts J.J. et K.D.B. c. Pays-Bas du 27 mars 1998, Recueil 1998-II, respectivement §§ 42 et 43).


84. La Cour observe en outre qu'il n'a pas été soutenu, comme dans les affaires Vermeulen et Lobo Machado, que la présence du commissaire du Gouvernement s'imposait pour contribuer à l'unité de la jurisprudence ou pour aider à la rédaction finale de l'arrêt (voir, mutatis mutandis, arrêt Borgers précité, § 28). Il ressort des explications du Gouvernement que la présence du commissaire du Gouvernement se justifie par le fait qu'ayant été le dernier à avoir vu et étudié le dossier, il serait à même pendant les délibérations de répondre à toute question qui lui serait éventuellement posée sur l'affaire.


85. De l'avis de la Cour, l'avantage pour la formation de jugement de cette assistance purement technique est à mettre en balance avec l'intérêt supérieur du justiciable, qui doit avoir la garantie que le commissaire du Gouvernement ne puisse pas, par sa présence, exercer une certaine influence sur l'issue du délibéré. Tel n'est pas le cas dans le système français actuel.


86. La Cour se trouve confortée dans cette approche par le fait qu'à la Cour de justice des Communautés européennes, l'avocat général, dont l'institution s'est étroitement inspirée de celle du commissaire du Gouvernement, n'assiste pas aux délibérés, en vertu de l'article 27 du règlement de la CJCE.


87. En conclusion, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention, du fait de la participation du commissaire du Gouvernement au délibéré de la formation de jugement. "


28. La Cour ne voit aucune raison de s'écarter de la jurisprudence rappelée ci-dessus.


En conclusion, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention, du fait de la participation du commissaire du Gouvernement au délibéré de la formation de jugement.


II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


29. Aux termes de l'article 41 de la Convention,


" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "


A. Dommage


30. La requérante demande que le Gouvernement soit condamné à lui payer une somme d'un montant de 26 571 387 francs français (FRF), en raison d'une perte de chance d'obtenir l'indemnisation du préjudice subi.


31. Le Gouvernement ne se prononce pas.


32. Pour ce qui est du grief de la requérante relatif à l'équité de la procédure devant le Conseil d'État, la Cour estime, conformément à sa jurisprudence (arrêts Vermeulen précité, § 37 et Kress précité, § 96), que le dommage dont fait état l'intéressée se trouve suffisamment compensé par le constat de violation figurant au paragraphe 27 ci-dessus.


B. Frais et dépens


33. La requérante sollicite une somme d'un montant de 50 000 FRF en remboursement des frais de tous ordres qu'elle a exposés.


34. Le Gouvernement ne se prononce pas.


35. Lorsque la Cour constate une violation de la Convention, elle peut accorder à un requérant le paiement non seulement de ses frais et dépens devant les organes de la Convention, mais aussi de ceux qu'il a engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation (voir notamment l'arrêt Hertel c. Suisse du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, § 63). En l'espèce, la Cour constate que la requérante n'a pas exposé de tels frais et dépens pendant la procédure litigieuse. Partant, il y a lieu d'écarter la demande sur ce point. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, les arrêts Bottazzi c. Italie [GC], n° 34884/97, § 22, CEDH 1999-V, § 30 et Kress précité, § 102). En l'espèce, compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 3 000 EUR pour la procédure devant elle et l'accorde à la requérante.


C. Intérêts moratoires


36. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d'intérêt légal applicable en France à la date d'adoption du présent arrêt était de 4,26 % l'an.


PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,


1. Dit, que l'article 6 § 1 de la Convention n'a pas été violé en ce qui concerne le grief de la requérante selon lequel elle n'a pas reçu préalablement à l'audience les conclusions du commissaire du Gouvernement et n'a pu lui répliquer à l'issue de celle-ci ;


2. Dit, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison de la participation du commissaire du Gouvernement au délibéré ;


3. Dit, que le constat d'une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage subi par la requérante ;


4. Dit,


a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, la somme suivante pour frais et dépens : 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ;


b) que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 4,26 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;


5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.


Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 mars 2002 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.


Erik Fribergh Christos Rozakis


Greffier Président

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