Cour européenne des droits de l'homme
19 mars 2002
Requête n°39626/98
GRANATA
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE GRANATA c. FRANCE
(Requête n° 39626/98)
ARRÊT
STRASBOURG
19 mars 2002
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Granata c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
Gaukur Jörundsson,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
Mme W. Thomassen,
M. M. Ugrekhelidze, juges, et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 mai 2000 et 26 février 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 39626/98) dirigée contre la République française et dont un ressortissant italien, Giovanni Granata (" le requérant "), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (" la Commission ") le 16 janvier 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").
2. Le requérant était représenté devant la Cour jusqu'au stade de la recevabilité de la requête par M. Philippe Bernardet, sociologue. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") est représenté par Mme M. Dubrocard, Sous-directrice des Droits de l'Homme au ministère des Affaires étrangères, en qualité d'agent.
3. Le requérant alléguait la durée excessive d'une procédure devant les juridictions civiles.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement
6. Par une décision du 4 mai 2000, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
8. Le 1er novembre 2001, la requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour au sein de laquelle une chambre a été constituée.
EN FAIT
9. Le 15 mai 1990, le Dr D., appelé par la femme du requérant, établit un certificat médical indiquant que le requérant, dangereux pour lui-même et pour autrui, nécessitait une hospitalisation d'urgence en établissement psychiatrique sur le mode d'un placement d'office. A la demande du médecin, la police requit le transport et l'admission du requérant au centre hospitalier spécialisé (CHS) d'Aix-en-Provence. Dans un procès-verbal d'audition dressé le lendemain par l'officier de police judiciaire, la femme du requérant fit état d'un certain nombre d'incidents concernant les enfants du couple.
10. Par arrêté du 16 mai 1990, le maire d'Aix-en-Provence ordonna le placement provisoire d'urgence du requérant en se référant au certificat médical. Le 17 mai 1990, le préfet des Bouches-du-Rhône prit un arrêté confirmant le placement d'office et visant également le certificat du Dr D.
11. Le 21 mai 1990, le préfet ordonna la levée du placement d'office du requérant, qui poursuivit son traitement en hospitalisation libre.
12. Le requérant engagea une procédure administrative pour faire statuer sur la régularité des décisions administratives d'internement et une procédure judiciaire pour obtenir réparation de l'ensemble des préjudices qu'il avait subis.
1. Procédure devant les juridictions administratives
13. Le 8 juin 1991, le requérant saisit le tribunal administratif de Marseille de plusieurs recours en annulation contre les arrêtés du maire et du préfet, ainsi que contre les décisions d'admission et de maintien en placement du directeur du CHS.
14. Le CHS, la commune et le préfet déposèrent respectivement les 8 novembre 1991, 3 janvier et 24 avril 1992 leurs mémoires en défense, auxquels le requérant répliqua les 11 et 15 septembre 1992.
15. L'audience eut lieu le 12 octobre 1993. Par jugement du 9 novembre 1993, le tribunal administratif annula les arrêtés du maire et du préfet, au motif qu'ils n'étaient pas suffisamment motivés au regard de la réglementation applicable. Le tribunal rejeta par ailleurs les recours contre les décisions du directeur du CHS, en considérant que ce dernier n'avait commis aucune voie de fait en admettant le requérant dans l'établissement et que, s'étant borné à exécuter les arrêtés d'internement, il n'avait pris aucune nouvelle décision.
16. Le requérant fit appel devant le Conseil d'État le 13 janvier 1994, en limitant son appel à la partie du jugement qui avait rejeté ses recours contre les décisions du directeur du CHS. La commune d'Aix-en-Provence forma un appel incident.
17. Les mémoires en défense du préfet, de la commune et du ministère des affaires sociales furent déposés entre juillet et août 1994 et celui du CHS le 15 mars 1996.
18. L'audience se tint le 27 octobre 1997. Par arrêt du 17 novembre 1997, le Conseil d'État confirma le jugement du tribunal administratif et déclara irrecevable l'appel incident de la commune.
2. Procédure devant les juridictions judiciaires
19. Par actes des 2, 3, 4 et 9 décembre 1991, le requérant, sa mère, ainsi que l'un de ses frères, G.G., assignèrent l'État, la ville d'Aix-en-Provence, le CHS, le Dr D. et les médecins du CHS devant le tribunal de grande instance de Paris, en réparation du préjudice causé par l'internement du requérant.
20. Entre avril 1992 et juin 1993, les parties échangèrent vingt jeux de conclusions. L'audience eut lieu le 14 juin 1993.
21. Par jugement du 20 septembre 1993, le tribunal de grande instance décida de surseoir à statuer jusqu'à la décision des juridictions administratives.
22. Le 12 janvier 1998, l'avocat du requérant informa le président de la chambre du tribunal que le Conseil d'État avait rendu son arrêt le 17 novembre 1997 et demanda le rétablissement de l'affaire au rôle. Les parties furent convoquées à une audience de procédure le 23 mars 1998 et échangèrent ensuite leurs conclusions jusqu'au 30 novembre 1998. L'audience de plaidoiries eut lieu le 29 mars 1999.
23. Le tribunal rendit son jugement le 17 mai 1999. Il condamna la ville d'Aix-en-Provence à réparer le préjudice résultant de l'illégalité de la décision provisoire de placement du 15 au 16 mai 1990, qu'il estima par ailleurs médicalement justifiée (30 000 F au requérant, 5 000 F chacun à sa mère et à son frère). Le tribunal condamna également l'État à indemniser les demandeurs pour le préjudice subi du fait de l'illégalité de la décision préfectorale de placement d'office du 17 mai 1990, qu'il considéra médicalement injustifiée (100 000 F au requérant, 20 000 F à sa mère et 10 000 F à son frère). Par ailleurs, le tribunal rejeta les demandes dirigées contre le Dr D. et les médecins du CHS, au motif qu'ils n'avaient commis aucune faute.
24. L'État et la ville d'Aix-en-Provence firent appel devant la cour d'appel de Paris. Le requérant, sa mère et G.G. formèrent un appel incident le 19 juillet 1999. Par lettre du 13 juin 2000, le mandataire du requérant indiqua que le calendrier de procédure, communiqué à l'avocat, fixait la date de la clôture au 23 mars 2001 et celle de l'audience au 26 avril 2001.
25. Par arrêt du 5 juillet 2001, la cour d'appel confirma pour l'essentiel le jugement, en retenant toutefois que le Dr D. avait également commis une faute. La cour déclara en conséquence l'Etat, la ville d'Aix-en-Provence, le CHS et le Dr D. solidairement responsables de l'internement d'office du requérant et les condamna sous la même solidarité à lui verser 300 000 FF à titre de dommages-intérêts, ainsi que 50 000 FF à sa mère et à son frère.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
26. Le grief du requérant porte sur la durée de la procédure devant les juridictions judiciaires. Il invoque l'article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes sont ainsi rédigées :
" Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) "
27. La procédure a débuté les 2, 3, 4 et 9 décembre 1991, date des assignations devant le tribunal de grande instance, et a pris fin le 5 juillet 2001, date à laquelle la cour d'appel a rendu son arrêt. Elle a donc duré environ neuf ans et demi pour deux instances.
28. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (cf. notamment arrêt Frydlender c. France [GC], n° 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
29. Le Gouvernement fait valoir que l'affaire présentait une certaine complexité, en raison de la multiplicité des parties à l'instance, qui ont produit de nombreuses écritures et estime qu'aucune période d'inactivité ne saurait être reprochée aux autorités dans le déroulement des procédures administrative et judiciaire.
30. Le requérant admet que l'affaire était relativement complexe. Il souligne qu'aucun retard ne peut lui être reproché et relève des périodes de latence imputables aux autorités dans les deux procédures.
31. La Cour constate que l'affaire revêtait une certaine complexité, et observe, par ailleurs, que le requérant a fait montre d'une diligence normale.
32. S'agissant du comportement des autorités, la Cour considère qu'il y lieu de tenir compte de la durée de la procédure qui s'est déroulée devant les juridictions administratives, dans la mesure où le juge civil a sursis à statuer dans l'attente de leur décision.
33. La Cour note que, devant le tribunal administratif, un délai de plus d'un an s'est écoulé entre le dépôt du mémoire du requérant et l'audience et que la procédure devant le Conseil d'Etat a connu une période d'inactivité d'un an et sept mois entre la réception du dernier mémoire des parties et l'audience.
34. Devant les juridictions civiles, si l'on ne peut relever qu'une brève période de latence de la procédure devant le tribunal de grande instance (un délai de trois mois entre l'audience et le jugement de sursis à statuer), la Cour observe que la procédure devant la cour d'appel a duré près de deux ans, sans que le Gouvernement fournisse d'explications à cet égard.
35. La Cour rappelle qu'il incombe aux Etats contractants d'organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d'obtenir une décision définitive dans un délai raisonnable (cf. arrêt Frydlender précité, § 45).
36. Dans ces conditions, à la lumière des critères dégagés par la jurisprudence et compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, la Cour considère que la durée de la procédure en cause dépasse le délai raisonnable. Dès lors, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
37. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "
A. Dommage
38. Le requérant sollicite le versement d'une somme de 100 000 francs français, soit 15 244,90 euros, au titre du " nécessaire effet dissuasif que doit revêtir la satisfaction équitable ", 200 000 francs français, soit 30 489,80 euros, au titre du préjudice moral découlant de la durée de la procédure en cause, 20 000 francs français, soit 3038,98 euros, au titre du " préjudice de jouissance " de la somme de 135 000 francs français que le tribunal de grande instance a condamné les défendeurs à lui verser, et qui ne l'étaient pas encore au 18 mai 2000, 100 000 francs français, soit 15 244,90 euros, en réparation du préjudice moral subi dans le cadre de la procédure relative à son divorce et 400 000 francs français, soit 60 979,61 euros, au titre de la perte de chance subie dans le cadre de cette dernière procédure.
39. Le Gouvernement, pour sa part, estime qu'une somme de 30 000 francs français, soit 4573,47 euros réparerait le préjudice moral du requérant.
40. La Cour n'aperçoit aucun lien de causalité direct entre, d'une part, la durée de la procédure en cause dans la présente affaire et, d'autre part, le préjudice moral et la perte de chance allégués par le requérant dans le cadre de la procédure relative à son divorce. Elle estime qu'il n'y a pas lieu à indemnisation à ce titre.
41. Il n'y a pas davantage lieu à indemnisation du retard éventuel mis par les autorités à verser les sommes ordonnées par le tribunal et assorties de l'exécution provisoire, alors que la procédure était pendante devant la cour d'appel.
42. La Cour considère en revanche que le requérant a subi un préjudice moral en raison de la durée globale de la procédure. Statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, elle lui accorde 5 000 euros à ce titre.
B. Frais et dépens
43. Le requérant demande, au titre des frais irrépétibles exposés devant les juridictions internes, une somme de 50 000 francs français, soit 7622,45 euros, ainsi qu'une somme de 12 000 francs français, soit 1829,39 euros, correspondant à la partie des honoraires qu'il a versés à son mandataire devant les organes de la Convention avant la décision sur la recevabilité de la présente requête.
44. Le Gouvernement estime qu'il y a lieu de rembourser la somme de 12 000 francs français, soit 1829,39 euros.
45. La Cour rappelle que lorsqu'elle constate une violation de la Convention, elle peut accorder le paiement des frais et dépens exposés devant les juridictions nationales " pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation " (voir notamment l'arrêt Zimmermann et Steiner c. Suisse du 13 juillet 1983, série A n° 66, p. 14, § 36). Tel n'était pas le cas en l'espèce. Il y a donc lieu de rejeter cette partie des demandes du requérant.
Cependant, au titre des frais engagés devant les organes de la Convention avant la recevabilité de la requête, il y a lieu de lui accorder 1829,39 euros.
C. Intérêts moratoires
46. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d'intérêt légal applicable en France à la date d'adoption du présent arrêt est de 4,26 % l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit
a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 5000 (cinq mille) euros, pour dommage moral ;
ii. 1829,39 euros (mille huit cent vingt-neuf euros et trente-neuf cents), pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ;
b) que ces montants seront à majorer d'un intérêt simple de 4,26 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 mars 2002 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé A.B. Baka
Greffière Président