Cour européenne des droits de l'homme21 février 1997
Requête n°105/1995/611/699
Guillemin c. France
""En l'affaire Guillemin c. France (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président, F. Matscher, L.-E. Pettiti, J. De Meyer, A.N. Loizou, M.A. Lopes Rocha, B. Repik, P. Kuris, E. Levits,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 septembre 1996 et 22 janvier 1997,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 105/1995/611/699. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
PROCEDURE
1.
L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 8 décembre 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (n° 19632/92) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Adrienne Guillemin, avait saisi la Commission le 28 novembre 1991, en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1) et 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
2.
En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, la requérante a exprimé le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30). Initialement désignée par les lettres A.G., la requérante a consenti ultérieurement à la divulgation de son identité.
3.
La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 8 février 1996, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. J. De Meyer, S.K. Martens, F. Bigi, M.A. Lopes Rocha, B. Repik, P. Kuris et E. Levits, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43). Par la suite, MM. F. Matscher et A.N. Loizou, suppléants, ont remplacé MM. Bigi, décédé, et Martens, qui avait donné sa démission avant l'audience (articles 2 par. 3, 22 par. 1 et 24 par. 1).
4.
En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), l'avocat de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 29 mai 1996 et celui de la requérante le 3 juin 1996.
Le 30 août 1996, la Commission a produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
5.
Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 25 septembre 1996, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. J.-F. Dobelle, directeur adjoint des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères,
agent, Mme C. Marchi-Uhel, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, M. E. Sévère-Jolivet, magistrat détaché au bureau des droits de l'homme du service des affaires européennes et internationales du ministère de la Justice, conseils;
- pour la Commission
M. F. Martínez,
délégué;
- pour la requérante
Me M. Meyer, avocat au barreau de Strasbourg, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Martínez, Me Meyer et M. Dobelle, ainsi que des réponses aux questions de l'un de ses membres.
EN FAIT
I.
Les circonstances de l'espèce
6.
Le 7 octobre 1982, un arrêté préfectoral de l'Essonne déclara d'utilité publique l'acquisition de terrains nécessaires à l'aménagement d'une zone pavillonnaire dans la commune de Saint-Michel-sur-Orge, dit projet de la fontaine de l'Orme. Un terrain bâti, qui appartenait à la requérante et qui servait de résidence secondaire à un membre de sa famille, figurait parmi eux.
A. La procédure d'expropriation
7.
Saisi le 10 septembre 1982 par le maire de la commune, le juge de l'expropriation de l'Essonne prononça le transfert du terrain de la requérante à la commune, par une ordonnance du 6 décembre 1982, et fixa le montant de l'indemnité d'expropriation à verser à celle-ci. La requérante forma appel le 28 mars 1983.
8.
Le 28 juillet 1983, l'établissement public d'aménagement de la ville nouvelle d'Evry (EPEVRY) chargé de la réalisation du projet avisa Mme Guillemin qu'il lui incombait, depuis le 14 juillet précédent, de libérer les lieux. Ce même mois, la commune procéda à la destruction de la clôture, des bâtiments, des équipements de viabilité, du jardin potager et du verger qui se trouvaient sur le terrain.
9.
Le 14 octobre 1983, la chambre des expropriations de la cour d'appel de Paris, saisie par la requérante expropriée, porta à 221 858 francs français (FRF) le montant de l'indemnité d'expropriation qui est aujourd'hui consigné à la Caisse des dépôts et consignations (Trésorerie de l'Essonne).
B. L'annulation de la déclaration d'utilité publique
10.
Le 19 novembre 1982, Mme Guillemin avait introduit un recours devant le tribunal administratif de Versailles. Le 24 octobre 1985, celui-ci annula pour excès de pouvoir la déclaration d'utilité publique. Il considéra que l'utilité publique aurait dû être déclarée par décret en Conseil d'Etat et non par arrêté préfectoral (paragraphe 23 ci-dessous). En effet, le commissaire chargé de l'enquête préalable à la déclaration d'utilité publique avait exprimé l'avis selon lequel il fallait exclure du périmètre de l'opération les habitations existantes qui possédaient une surface suffisante pour constituer un jardin à usage familial, ce qui était le cas de l'immeuble de la requérante.
11.
La commune interjeta appel le 26 décembre 1985 et déposa un mémoire le 28 avril 1986.
Par un arrêt du 13 mars 1989, le Conseil d'Etat confirma le jugement. Il rejeta les conclusions de Mme Guillemin tendant à ce qu'il soit donné acte d'un désistement d'office de la commune pour défaut de production dans les délais d'un mémoire complémentaire, ainsi que celles à fins d'indemnité, présentées pour la première fois en appel.
C. L'annulation des opérations d'expropriation
12.
La requérante saisit la Cour de cassation de deux pourvois, le premier, à l'encontre de l'ordonnance d'expropriation du 6 décembre 1982, et le second, en cassation de l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 14 octobre 1983.
Par deux arrêts du 4 janvier 1990, la Cour de cassation (troisième chambre civile) annula l'ordonnance d'expropriation qui avait prononcé le transfert de propriété, puis, "par voie de conséquence", elle constata l'annulation de l'arrêt de la cour d'appel de Paris qui avait statué sur l'indemnité d'expropriation. Ils furent signifiés le 22 mai 1990 à la commune.
D. Les recours en indemnisation
1. Auprès de la commune expropriante
13.
Le 20 juin 1990, la requérante demanda à la commune, en vain, à être soit rétablie dans ses droits, soit indemnisée par le versement de 4 194 655,65 FRF.
2. Devant les juridictions
14.
Les 10 novembre et 17 décembre 1990, Mme Guillemin saisit le procureur de la République d'Evry. Celui-ci classa l'affaire le 11 mars 1991.
15.
Le 23 décembre 1991, elle attaqua devant le tribunal administratif de Versailles la décision implicite de rejet de la commune, en complétant sa demande de remise en état par une requête en indemnisation pour préjudice moral et privation de jouissance, qu'elle évaluait à 1 971 795 FRF.
16.
Le 13 janvier 1992, elle assigna le maire de la commune de Saint-Michel-sur-Orge et EPEVRY devant le tribunal de grande instance d'Evry, afin d'obtenir la démolition, sous astreinte, des bâtiments édifiés par la commune sur son terrain, et l'allocation de dommages et intérêts.
Dans des conclusions communes, les défendeurs firent valoir que la restitution du bien immobilier était impossible. Il avait été cédé à EPEVRY en vue de la création d'un lotissement, et les lots, eux-mêmes vendus à différents acquéreurs, étaient à présent construits et habités.
17.
Le 1er février 1993, le juge judiciaire d'Evry sursit à statuer jusqu'à ce que le tribunal administratif de Versailles ait rendu sa décision, et renvoya l'affaire à l'audience du 10 juin 1993 devant le juge de la mise en état.
18.
Le tribunal administratif tint audience le 10 mai 1994 et statua le 24.
Il jugea irrecevables les conclusions tendant à la remise en état, au motif "qu'il n'appartient pas au juge administratif d'adresser des injonctions à l'administration", et se prononça en ces termes sur les conclusions à fin indemnitaire:
"Considérant qu'il résulte de l'instruction que l'expropriation pour cause d'utilité publique [du]
7 octobre 1982 (...) s'est effectuée dans des conditions irrégulières; qu'ainsi, la dépossession dont [Mme Guillemin a] été victime présente le caractère d'une emprise irrégulière sur une propriété privée immobilière; qu'il n'appartient qu'aux tribunaux de l'ordre judiciaire, gardiens de la propriété privée, de connaître de [son] action tendant à obtenir réparation du préjudice [qu'elle aurait] subi du fait de cette dépossession ainsi que de ceux qui en sont la conséquence directe."
19.
Entre temps, le 3 mars 1994, la requête de Mme Guillemin avait été radiée du rôle du tribunal de grande instance d'Evry. Elle y fut réinscrite le 25 novembre 1994. Le 5 janvier 1995, la requérante déposa de nouvelles conclusions en indemnisation.
20.
Par un jugement du 23 octobre 1995, le tribunal de grande instance d'Evry observa que Mme Guillemin avait implicitement renoncé à solliciter la démolition des édifices situés sur son terrain, et constata son droit à indemnisation par la commune expropriante. Il sursit à statuer sur la demande en indemnisation et ordonna une expertise de la valeur de la parcelle expropriée, dans l'état où elle se trouvait en décembre 1982, et du préjudice résultant de la privation du terrain ou du prix correspondant depuis cette date, et mit à la charge de la commune la consignation des frais de l'expertise.
21.
Saisi du dossier le 27 novembre suivant, l'expert convoqua les parties pour un transport sur les lieux le 12 mars 1996, et déposa son rapport le 29 juillet 1996. Il fixa la valeur d'ensemble à 1 602 805 FRF, qu'il décomposa comme suit: 462 139 FRF pour la valeur de la propriété, indemnité de remploi comprise, 746 338 FRF pour le montant des intérêts en principal couvrant la période comprise entre le 14 juillet 1983 et le 30 septembre 1996, et 394 328 FRF au titre de l'indemnité pour perte de jouissance sur la propriété, calculée sur cette même période, en retenant pour ce dernier poste un taux de rentabilité de 6,50 % sur la valeur de la propriété, sans tenir compte de l'indemnité de remploi.
22.
La procédure est actuellement pendante devant le tribunal de grande instance d'Evry.
II.
Le droit et la pratique internes pertinents
A. Les étapes de la procédure d'expropriation
23.
La procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique comporte deux phases, indépendantes l'une de l'autre.
La première est de nature administrative. Elle débute par une enquête préalable ouverte par arrêté préfectoral, et qui recueille les informations sur la justification de l'expropriation. Le commissaire enquêteur dispose d'un mois à compter de la fin de l'enquête pour examiner les observations du public, rédiger ses conclusions puis transmettre le dossier à l'autorité administrative. Si son avis est défavorable, ou favorable mais assorti de réserves que l'expropriant n'entend pas lever, la déclaration d'utilité publique doit être prononcée par décret en Conseil d'Etat, et non plus par arrêté préfectoral. Cette déclaration constate l'intérêt général de l'opération. L'arrêté préfectoral de cessibilité qui lui succède identifie les immeubles visés par l'expropriation et clôt la phase administrative de l'expropriation.
L'expropriant poursuit alors la procédure en transmettant l'arrêté de cessibilité au juge de l'expropriation, le juge judiciaire, dans les six mois de la publication, sous peine de caducité.
24.
La seconde phase se déroule devant le juge de l'expropriation. Il est seul habilité à prononcer l'expropriation et à fixer l'indemnité correspondante, mais n'a aucune qualité pour apprécier la régularité des actes de l'autorité administrative. Au vu de l'arrêté de cessibilité qui lui a été transmis, il rend une ordonnance d'expropriation qui réalise le transfert de la propriété au bénéfice de la collectivité expropriante et prive l'ancien propriétaire de la disposition de son bien. L'ancien propriétaire en conserve cependant la jouissance en tant qu'occupant précaire jusqu'à paiement - ou consignation en cas de litige - de l'indemnité pour perte de jouissance.
La procédure en vue de l'intervention de l'ordonnance d'expropriation est distincte de celle qui aboutit au jugement en fixation de l'indemnité d'expropriation; elle est en général conduite entièrement par l'autorité administrative expropriante. Cette seconde procédure peut débuter dès l'intervention de l'arrêté préfectoral ouvrant l'enquête publique.
Le calcul de l'indemnité d'expropriation tient compte de la valeur du bien exproprié, de l'ensemble des frais nécessaires pour l'acquisition d'un bien de remplacement et, au titre des indemnités accessoires, de la dépréciation de la propriété restante en cas d'expropriation partielle. L'indemnité peut toujours être convenue amiablement, même après l'intervention de l'ordonnance d'expropriation.