Jurisprudence : CEDH, 29-01-1997, Req. 112/1995/618/708, Bouchelkia c. France

CEDH, 29-01-1997, Req. 112/1995/618/708, Bouchelkia c. France

A8432AW9

Référence

CEDH, 29-01-1997, Req. 112/1995/618/708, Bouchelkia c. France. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1065358-cedh-29011997-req-1121995618708-bouchelkia-c-france
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Cour européenne des droits de l'homme

29 janvier 1997

Requête n°112/1995/618/708

Bouchelkia c. France

""

En l'affaire Bouchelkia c. France (1),

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président, F. Gölcüklü, L.-E. Pettiti, R. Macdonald, A. Spielmann, Mme E. Palm, MM. M.A. Lopes Rocha, L. Wildhaber, B. Repik,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 octobre 1996 et 22 janvier 1997,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

Notes du greffier

1. L'affaire porte le n° 112/1995/618/708. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.

PROCEDURE

1.
L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 11 décembre 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (n° 23078/93) dirigée contre la République française et dont un ressortissant algérien, M. Hadi Bouchelkia, avait saisi la Commission le 25 octobre 1993, en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 8 de la Convention (art. 8).

2.
En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30). Le 8 janvier 1997, le président a accordé l'assistance judiciaire au requérant (article 4 de l'addendum au règlement A).

3.
La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 8 février 1996, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. A. Spielmann, Mme E. Palm, M. R. Pekkanen, M. F. Bigi, M. M.A. Lopes Rocha, M. L. Wildhaber et M. B. Repik, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43). Par la suite, MM. R. Macdonald et F. Gölcüklü, suppléants, ont remplacé MM. Bigi, décédé, et Pekkanen, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1).

4.
En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 14 juin 1996 et celui du Gouvernement le 21 juin. Le 15 juillet, le secrétaire de la Commission a indiqué que le délégué n'entendait pas formuler d'observations écrites.

Le 23 septembre 1996, la Commission a produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.

5.
Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 22 octobre 1996, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. J. Lapouzade, conseiller de tribunal administratif détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,

agent, Mme F. Doublet, chef du bureau du droit comparé et du droit international au ministère de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire,
conseil;

- pour la Commission

M. D. Sváby,

délégué;

- pour le requérant

Me L. Dörr, avocat au barreau de Strasbourg, conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Sváby, Me Dörr et M. Lapouzade.

6.
Le 14 décembre 1996, M. Bouchelkia a été placé en rétention administrative dans l'attente de son expulsion vers l'Algérie. Il a formé une demande fondée sur l'article 36 du règlement A, en vue de la suspension de la mesure d'expulsion, demande que le président a rejetée le 18 décembre 1996.

EN FAIT

I.
Les circonstances de l'espèce

7.
Né le 25 février 1970 à Bechloul (Algérie), M. Hadi Bouchelkia est arrivé en France en 1972, en compagnie de sa mère et de son frère aîné, dans le cadre d'un regroupement familial. Sa mère ainsi que ses neuf frères et soeurs résident en France. En 1986, il fit la connaissance d'une femme de nationalité française qu'il épousa le 29 mars 1996. De leur union naquit une fille le 22 février 1993, qu'il reconnut le 3 décembre 1993.
A. La procédure criminelle

8.
Alors qu'il était mineur, le requérant fut inculpé de viol avec violences et vol simple, des faits commis le 18 mars 1987.

Incarcéré le 23 mars 1987 à la prison de Colmar, il s'en évada avec un autre détenu le 14 avril 1987, ce qui lui valut une condamnation à quatre mois d'emprisonnement.

9.
Le 31 mai 1988, la cour d'assises des mineurs du Haut-Rhin le déclara coupable des faits criminels reprochés et, lui accordant le bénéfice de circonstances atténuantes, elle lui infligea une peine de cinq années de réclusion criminelle. M. Bouchelkia recouvra la liberté le 2 mai 1990 après avoir bénéficié de réductions de peine.
B. La procédure d'expulsion

1. L'arrêté d'expulsion

10. Saisi le 27 avril 1990 par la préfecture de la Meurthe-et-Moselle, le ministre de l'Intérieur prit le 11 juin 1990 l'arrêté suivant à l'encontre du requérant:

"Vu l'article 26 de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 modifiée relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France,

Considérant que le nommé Bouchelkia Hadi ou El Hadi né le 25 février 1970 à Bechloul (Algérie) a commis le 18 mars 1987 un viol sous la menace d'une arme,

Considérant qu'en raison de son comportement l'expulsion de cet étranger constitue une nécessité impérieuse pour la sécurité publique,

Considérant que sa libération vient d'intervenir,

Considérant qu'il y a en conséquence urgence absolue à l'éloigner du territoire français,

Sur la proposition du Préfet de Meurthe-et-Moselle,

ARRÊTE

Article 1er: il est enjoint au susnommé de sortir du territoire français,

Article 2: le préfet de police, et les préfets sont chargés de la notification et de l'exécution du présent arrêté."

Notifiée le 9 juillet 1990, cette décision fut mise à exécution le jour même, et le requérant, alors âgé de vingt ans et célibataire sans enfant, fut expulsé vers l'Algérie.

11. Le 17 juillet 1990, le conseil de M. Bouchelkia saisit le tribunal administratif de Strasbourg d'un recours en annulation de la mesure d'expulsion et, le 31 juillet, d'une requête tendant au sursis à exécution de celle-ci.

Il y soutenait que l'urgence absolue et la nécessité impérieuse de l'expulsion pour la sécurité publique n'étaient pas établies en l'espèce puisque la décision intervenait deux mois après la sortie de prison du requérant et que les faits commis ne pouvaient passer pour des actes d'une particulière gravité au sens de l'esprit du texte. Il invoquait également l'article 8 de la Convention (art. 8).

2. La demande de sursis à exécution

12. Le 16 octobre 1990, le tribunal rejeta la demande de sursis à exécution comme suit:

"(...)

Considérant qu'aucun des moyens invoqués par M. Bouchelkia à l'appui du recours pour excès de pouvoir qu'il a présenté contre l'arrêté en date du 11 juin 1990 par lequel le ministre de l'Intérieur a ordonné son expulsion ne paraît de nature, en l'état du dossier soumis au tribunal, à justifier l'annulation de cet arrêté; que par suite, le requérant n'est pas fondé à demander qu'il soit sursis à son exécution;

(...)"

13. Le 31 mai 1991, le Conseil d'Etat confirma, dans les mêmes termes, le rejet de la requête.

3. Le recours en annulation

a) Devant le tribunal administratif de Strasbourg

14. Le 21 octobre 1990, le tribunal rendit un jugement de rejet ainsi motivé:

"Sur le moyen tiré de l'erreur de droit:

Considérant que les infractions pénales commises par un étranger ne sauraient, à elles seules, justifier légalement une mesure d'expulsion et ne dispensent en aucun cas l'autorité compétente d'examiner, d'après l'ensemble des circonstances de l'affaire, si la présence de l'intéressé sur le territoire français est de nature à constituer une menace grave pour l'ordre public;

Considérant qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que le ministre de l'Intérieur n'ait pas examiné l'ensemble des éléments relatifs au comportement du requérant et aux différents aspects de sa situation, afin de déterminer, si sa présence sur le territoire français constituait ou non une menace grave pour l'ordre public; que, par suite, ce premier moyen, tiré de l'erreur de droit, doit être écarté;

Sur le moyen tiré de l'article 8 de la Convention (art. 8) (...):

Considérant qu'aux termes de l'article 8 (art. 8) de la Convention européenne susvisée: "Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance";

Considérant que le requérant se prévaut de l'article 8 de la Convention (art. 8) pour soutenir que la décision attaquée ne respecte pas les dispositions susvisées; que les principes généraux du droit à une vie familiale normale ne font pas obstacle à l'exercice du pouvoir conféré au ministre de l'Intérieur par l'article 26 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée; que, par suite, ce moyen ne peut qu'être écarté;

Sur le moyen tiré de l'erreur manifeste d'appréciation:

Considérant qu'aux termes de l'article 26 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée: "En cas d'urgence absolue et par dérogation aux articles 23 à 25, l'expulsion peut être prononcée lorsqu'elle constitue une nécessité impérieuse pour la sûreté de l'Etat ou pour la sécurité publique";

Considérant qu'il résulte des pièces du dossier que M. El Hadi Bouchelkia a été condamné à cinq ans de prison pour viol perpétré sous la menace d'une arme; que la circonstance que l'arrêté ait été édicté deux mois après la sortie de prison du requérant n'est pas, à elle seule, de nature à ôter tout caractère d'urgence à cette expulsion, compte tenu de la gravité des faits reprochés à M. Bouchelkia; qu'ainsi le ministre de l'Intérieur a pu estimer, sans commettre d'erreur manifeste d'appréciation, que l'expulsion de l'intéressé constituait une nécessité impérieuse pour la sécurité publique et qu'elle présentait un caractère d'urgence absolue; que, par suite, ce moyen tiré de l'erreur manifeste doit être écarté;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la requête présentée par M. Bouchelkia doit être rejetée;"

b) Devant le Conseil d'Etat

15. Le 23 juin 1993, le Conseil d'Etat confirma ainsi le jugement:

"(...)

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que M. Bouchelkia s'est rendu coupable de viol sous la menace d'une arme; qu'il a été condamné, à ce titre, à cinq ans d'emprisonnement; que, par suite, le ministre a pu légalement estimer que l'expulsion de M. Bouchelkia constituait une nécessité impérieuse pour la sécurité publique; que, compte tenu de la récente libération de l'intéressé, elle présentait également un caractère d'urgence absolue à la date de l'arrêté attaqué;

Considérant que cette mesure n'a pas porté, eu égard à la gravité de l'acte commis par le requérant, une atteinte excessive à sa vie familiale; que, dans ces conditions, elle n'a pas été prise en violation de l'article 8 (art. 8) précité;

Considérant qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que, pour prononcer l'expulsion de M. Bouchelkia par l'arrêté attaqué, qui énonce les considérations de droit et de fait qui en constituent le fondement, le ministre n'ait pas procédé à un examen de l'ensemble des circonstances de l'affaire;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. Bouchelkia n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté sa demande tendant à l'annulation de l'arrêté du 11 juin 1990 par lequel le ministre de l'Intérieur lui a enjoint de quitter le territoire français;

(...)"

4. Les demandes d'abrogation

16. Par deux fois, le requérant sollicita du ministre de l'Intérieur l'abrogation de l'arrêté d'expulsion du 11 juin 1990.

17. Le 12 décembre 1991, le ministre rejeta la première demande du 21 octobre 1991 en ces termes:

"(...)

Je relève que dans son arrêt du 31 mai 1991, le Conseil d'Etat a rejeté la requête tendant à l'annulation du jugement en date du 16 octobre 1990 du tribunal administratif de Strasbourg, rejetant [la] demande de sursis à exécution de l'arrêté ministériel d'expulsion prononcé à l'encontre de [M. Bouchelkia].

En outre, compte tenu de la gravité des faits dont s'est rendu coupable l'intéressé et de son comportement en détention, il ne m'est pas possible de réserver une suite favorable à [sa] requête. L'arrêté d'expulsion du 11 juin 1990 est maintenu.

(...)"

18. La deuxième demande, datée du 3 novembre 1995, est actuellement pendante devant une commission constituée conformément à l'article 24 modifié de l'ordonnance du 2 novembre 1945 (paragraphe 22 ci-dessous).
C. La procédure correctionnelle pour outrage à officier ministériel et séjour irrégulier en France

19. M. Bouchelkia, qui était revenu clandestinement en France en 1992, fut arrêté le 6 avril 1993 à Colmar pour outrages à gardiens de police, rébellion et entrée et séjour irréguliers en France. Le 13 avril, le tribunal correctionnel de Colmar le condamna à une peine de cinq mois d'emprisonnement ainsi qu'à l'interdiction du territoire pour trois ans. Il ordonna son maintien en détention.

20. Saisi des appels du requérant et du ministère public, la cour d'appel de Colmar infirma le jugement quant à la peine. Sur ce point, elle motiva son arrêt rendu le 11 août 1993 comme suit:

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