Cour européenne des droits de l'homme7 août 1996
Requête n°48/1995/554/640
Ferrantelli et Santangelo c. Italie
""En l'affaire Ferrantelli et Santangelo c. Italie (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement B (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
Thór Vilhjálmsson,
F. Gölcüklü,
L.-E. Pettiti,
R. Macdonald,
C. Russo,
J. De Meyer,
J. Makarczyk,
D. Gotchev,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 février et 26 juin 1996,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 48/1995/554/640. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s'applique à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n° 9 (P9).
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission"), puis par le gouvernement italien ("le Gouvernement") le 29 mai 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (n° 19874/92) dirigée contre la République italienne et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Vincenzo Ferrantelli et Gaetano Santangelo, avaient saisi la Commission le 2 février 1992 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration italienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement aux articles 45, 47 et 48 (art. 45, art. 47, art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 35 par. 3 d) du règlement B, les requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et ont désigné leur conseil (article 31), que le président de la Cour a autorisé à employer la langue italienne (article 28 par. 3).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. C. Russo, juge élu de nationalité italienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement B). Le 8 juin 1995, le président a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. F. Gölcüklü, M. L.-E. Pettiti, M. R. Macdonald, M. J. De Meyer, M. J. Makarczyk et M. D. Gotchev, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement B) (art. 43).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement B), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, le conseil des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 par. 1 et 40). Par une lettre du 21 décembre 1995, le Gouvernement a informé le greffier qu'il renonçait à présenter un mémoire devant la Cour et s'en rapportait à ses observations devant la Commission; les requérants n'ont pas présenté de commentaires mais ont déposé, le 9 février 1996, leurs demandes de satisfaction équitable.
5. Le 11 janvier 1996, la Commission avait produit le dossier de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
6. Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 21 février 1996, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. G. Raimondi, magistrat détaché au service du contentieux diplomatique du ministère des Affaires étrangères, coagent, M. G. Fidelbo, magistrat détaché à la direction des affaires pénales du ministère de la Justice,
conseil, Mme M.A. Saragnano, magistrat détaché à la direction des affaires pénales du ministère de la Justice,
conseillère;
- pour la Commission
M. S. Trechsel,
délégué;
- pour les requérants
Me F. Merluzzi, avocat,
conseil.
La Cour a entendu en leurs plaidoiries M. Trechsel, Me Merluzzi et M. Raimondi.
EN FAIT
7. Sous le coup d'une lourde condamnation prononcée le 6 avril 1991 par la cour d'appel de Caltanissetta et confirmée le 8 janvier 1992 par la Cour de cassation (paragraphes 30 et 32 ci-dessous), MM. Vincenzo Ferrantelli et Gaetano Santangelo, nés respectivement en 1958 et 1959 à Alcamo (Trapani), résident actuellement au Brésil.
A. La procédure d'instruction
1. Le début de l'enquête
8. Le 26 janvier 1976, deux carabiniers furent assassinés dans une caserne à Alcamo Marina. Des vêtements ainsi que des armes et des munitions disparurent.
9. Dans la nuit du 11 au 12 février, les carabiniers d'Alcamo arrêtèrent, au volant d'une voiture portant de fausses plaques d'immatriculation, G.V. qui se trouvait en possession illégale d'armes. D'après les premières constatations, des deux pistolets saisis, un avait été utilisé pour commettre le crime et l'autre avait été volé sur les lieux du drame.
10. Emmené au poste de police, G.V. désigna son défenseur qui ne put venir immédiatement. En l'absence de son avocat, l'intéressé accepta une audition informelle au cours de laquelle il déclara appartenir à un groupe révolutionnaire. Peu après, il demanda à voir son père, en présence duquel il fit d'autres révélations sur les circonstances de l'action, qui aurait visé non pas les deux militaires, mais bien l'Etat italien. Son père s'étant éloigné, G.V. indiqua aux enquêteurs que les requérants et deux autres personnes, G.M. et G.G., avaient participé au crime. Tous les quatre entretenaient avec lui des liens d'amitié; M. Ferrantelli était, par ailleurs, son cousin. G.V. renseigna également les carabiniers sur les caches des affaires volées au cours de l'opération.
11. A l'arrivée de son avocat, le 13 février à 3 heures du matin, G.V. confirma avoir commis le crime mais se rétracta quant à la participation des autres personnes. Peu après, il réitéra par écrit ses premières déclarations en précisant le rôle de chacun des participants.
2. L'arrestation des requérants
12. Les requérants et les autres suspects furent arrêtés à leur domicile le 13 février 1976 entre 4 et 5 heures du matin, conduits à la caserne d'Alcamo et interrogés immédiatement par les carabiniers, d'abord seuls, et à partir de 10 heures en présence d'un avocat d'office. Ils admirent tous avoir participé à l'opération mais donnèrent des versions des faits divergentes entre elles et par rapport à celle de G.V.
13. Il ressort du registre d'entrée de la prison de Trapani qu'au moment de leur arrivée, les requérants, qui se trouvaient dans un état d'étourdissement, présentaient des ecchymoses et des écorchures superficielles. M. Ferrantelli avait déclaré au personnel du bureau d'enregistrement qu'il s'était blessé en glissant.
14. Au cours de l'après-midi du 13 février, le procureur de la République de Trapani entendit tous les suspects. G.V. réaffirma sa responsabilité pour le double meurtre, mais se rétracta une nouvelle fois quant à la participation des requérants, en alléguant que les enquêteurs lui avaient extorqué ses déclarations. MM. Ferrantelli et Santangelo revinrent eux aussi sur leurs aveux: le premier en faisant également état de pressions et mauvais traitements des carabiniers, le second en alléguant que ces derniers l'avaient convaincu qu'il avait intérêt à avouer car, compte tenu des accusations accablantes de G.V., il serait condamné à perpétuité. Par la suite, il affirmera avoir aussi subi des mauvais traitements.
Des expertises médicales établiront la présence sur les corps des requérants de lésions légères.
15. Mettant fin à une période de refus total de communiquer avec les enquêteurs et sa famille, G.V., dans une lettre adressée en juillet 1977 au juge d'instruction, demanda à être interrogé. Entendu par le juge en présence d'un avocat d'office, il manifesta l'intention de faire de nouvelles révélations par écrit.
Le 26 octobre 1977, on le retrouva pendu à une haute fenêtre de l'infirmerie de la prison avec un mouchoir dans la bouche. Tout en sachant que le défunt était manchot, les autorités interprétèrent le fait comme un suicide.
3. Le renvoi en jugement
16. Le 23 janvier 1978, les requérants, qui n'avaient pas eu la possibilité d'interroger ou faire interroger G.V. à un stade de la procédure antérieur à son décès, furent renvoyés en jugement avec les deux autres coaccusés.
17. Le 18 mai 1978, la cour d'assises de Trapani annula ledit renvoi et ordonna un supplément d'instruction afin d'établir si les pressions alléguées par les requérants s'étaient réellement produites, d'en identifier les auteurs présumés et de vérifier la crédibilité et la spontanéité des déclarations faites aux carabiniers.
Le ministère public se pourvut en cassation, mais son recours fut rejeté en janvier 1979.
18. Les délais maximaux de détention provisoire ayant expiré, les requérants recouvrèrent la liberté le 19 mai 1979.
Le 11 mars 1980, à l'issue de la nouvelle instruction, les quatre coaccusés furent renvoyés en jugement. Quant à la question des mauvais traitements, le juge d'instruction prononça un non-lieu au motif que l'élément matériel de l'infraction faisait défaut (perché il fatto non sussiste). Il estima que les lésions constatées par les rapports médicaux pouvaient être attribuées aux coups reçus par les intéressés lors des affrontements intervenus pendant le transfert à la caserne. Les mêmes blessures avaient d'ailleurs été constatées chez certains carabiniers présents au moment de ces faits. Il imputa l'état d'étourdissement observé à l'arrivée à la prison au manque de sommeil et aux longs interrogatoires. En ce qui concerne la description faite par les intéressés des lieux où avaient eu lieu les prétendus mauvais traitements ainsi que les noms de deux carabiniers coupables de violence, le magistrat conclut que les requérants avaient pu avoir connaissance desdits lieux auparavant et que les deux militaires étaient des personnes très connues dans la petite ville d'Alcamo.
B. La procédure de jugement
1. Le premier procès
19. Le procès devant la cour d'assises de Trapani commença le 25 novembre 1980, pour s'achever le 10 février 1981, avec l'acquittement, au bénéfice du doute, des requérants et de G.G., et la condamnation de G.M. à la réclusion à perpétuité.
20. Le ministère public et les coaccusés interjetèrent appel. MM. Ferrantelli et Santangelo, notamment, demandèrent leur relaxe pure et simple.
21. Le 23 juin 1982, la cour d'assises d'appel de Palerme, se fondant essentiellement sur leurs déclarations aux enquêteurs, reconnut aussi G.G. et les requérants coupables du double meurtre.
22. Le 22 décembre 1984, la Cour de cassation, saisie, à une date non précisée, par G.M., G.G. et MM. Ferrantelli et Santangelo, annula l'arrêt du 23 juin 1982, et renvoya les deux premiers devant la cour d'assises d'appel de Palerme et les requérants devant la cour d'appel, section des mineurs, de Palerme.
Elle souligna que même si les pressions décrites par les intéressés n'avaient pas eu la gravité que ces derniers leur attribuaient, les aveux litigieux avaient été faits en-dehors de la présence d'un juge. En outre, sauf pour poser des actes purement formels, les magistrats de Trapani n'étaient pas intervenus au cours de la première phase de l'enquête. Les carabiniers avaient donc eu toute latitude pour mener les investigations à leur guise pendant trente-six heures.
2. Le deuxième procès
23. Le 7 mars 1986, la cour d'appel, section des mineurs de Palerme, acquitta les requérants au bénéfice du doute.
Le ministère public et les intéressés se pourvurent à nouveau en cassation.
24. Le 12 octobre 1987, la Cour de cassation cassa l'arrêt au motif que le juge de renvoi avait considéré comme acquis les faits mentionnés dans l'arrêt du 22 décembre 1984, alors qu'ils auraient dû faire l'objet d'une nouvelle enquête au fond. La cause fut renvoyée devant la cour d'appel, section des mineurs, de Caltanissetta.
Parallèlement, la haute juridiction annula l'arrêt de la cour d'assises d'appel de Palerme, du 26 novembre 1985, qui avait condamné G.G. à la prison à perpétuité, et renvoya celui-ci devant la cour d'assises d'appel de Caltanissetta pour qu'elle se prononçât sur l'éventuelle application des circonstances atténuantes.
25. Le 31 mai 1988, la cour d'appel, section des mineurs, de Caltanissetta annula l'arrêt de la cour d'assises de Trapani du 10 février 1981 dans la mesure où celui-ci concernait les requérants et transmit le dossier au parquet de Palerme. Accueillant l'exception soulevée par le défenseur de M. Santangelo, la juridiction fit application de l'arrêt de la Cour constitutionnelle du 15 juillet 1983 (n° 222) qui avait déclaré inconstitutionnel l'article 9 du décret-loi royal du 20 juillet 1934 (n° 1404); cette disposition soustrayait à la compétence du juge des mineurs (tribunale per i minorenni) les actions publiques engagées à l'encontre de mineurs coauteurs d'infractions commises avec des adultes.
26. Le 2 juin 1988, la cour d'assises d'appel, présidée par le juge S.P., accorda à G.G. le bénéfice des circonstances atténuantes générales. En considérant comme définitif l'établissement des faits par la cour d'assises d'appel de Palerme, elle se référa aux "coauteurs" du double crime, à "l'indication précise par G.V. que G.G. avec Santangelo avaient été les exécuteurs matériels des meurtres".
27. Le 6 octobre 1989, le tribunal des mineurs de Palerme, qui jugeait donc l'affaire en première instance, acquitta les requérants au bénéfice du doute. Ces derniers et le ministère public interjetèrent appel.
28. Par une ordonnance du 18 avril 1990, la cour d'appel, section des mineurs, de Palerme, soulevant un conflit négatif de compétence, transféra le dossier à la Cour de cassation. Selon elle, la cour d'appel, section des mineurs, de Caltanissetta, en relevant la nullité de l'arrêt de la cour d'assises de Trapani du 10 février 1981 - résultat de l'application rétroactive de la décision de la Cour constitutionnelle - avait enfreint l'article 544 de l'ancien code de procédure pénale, en vigueur à l'époque, qui interdisait de soulever, pendant le procès de renvoi, des nullités prétendument encourues lors des précédentes phases juridictionnelles ou de l'instruction.