Cour européenne des droits de l'homme25 avril 1996
Requête n°18/1995/524/610
Gustafsson c. Suède
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En l'affaire Gustafsson c. Suède (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 53 du règlement B de la Cour (2), en une grande chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
A. Spielmann,
S.K. Martens,
Mme E. Palm,
MM. I. Foighel,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
F. Bigi,
M.A. Lopes Rocha,
G. Mifsud Bonnici,
J. Makarczyk,
B. Repik,
P. Jambrek,
E. Levits,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 novembre 1995 et 28 mars 1996,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 18/1995/524/610. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s'applique à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n° 9 (P9).
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 1er mars 1995 et par le gouvernement du Royaume de Suède ("le Gouvernement") le 15 mai 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (n° 15573/89) dirigée contre la Suède et dont un ressortissant de cet Etat, M. Torgny Gustafsson, avait saisi la Commission le 1er juillet 1989 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration suédoise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet, de même que la requête du Gouvernement, d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6, 11 et 13 (art. 6, art. 11, art. 13) de la Convention et de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 35 par. 3 d) du règlement B, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 31).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit Mme E. Palm, juge élu de nationalité suédoise (article 43 de la Convention) (art. 43) , et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement B). Le 5 mai 1995, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Matscher, B. Walsh, S.K. Martens, R. Pekkanen, A.N. Loizou, F. Bigi et P. Jambrek, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention (art. 43) et 21 par. 5 du règlement B).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement B), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, l'avocat du requérant et la déléguée de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 par. 1 et 40). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 12 septembre 1995 et celui du requérant le 13 septembre. Le secrétaire de la Commission l'a informé par une lettre du 19 octobre 1995 que la déléguée ne présenterait pas d'observations écrites.
5. Le 28 septembre 1995, la chambre a décidé, vu la demande présentée le 30 août par le Gouvernement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit d'une grande chambre (article 53 du règlement B). Le président et le vice-président, M. R. Bernhardt, et les autres membres de la chambre étant de plein droit membres de la grande chambre, le président a tiré au sort, le 28 septembre 1995, le nom des neuf juges supplémentaires, à savoir MM. L.-E. Pettiti, A. Spielmann, I. Foighel, J.M. Morenilla, M.A. Lopes Rocha, G. Mifsud Bonnici, J. Makarczyk, B. Repik et E. Levits, en présence du greffier (article 53 par. 2 a) et b).
6. Le 24 octobre 1995, la grande chambre a rejeté une demande d'audition de témoins émise par le Gouvernement et reçue au greffe le 17 octobre (article 43 par. 1 combiné avec l'article 53 par. 6). Entre le 19 et le 25 octobre, le greffier a reçu plusieurs lettres du requérant contenant des observations au sujet de cette demande.
7. Les 27 septembre et 24 octobre 1995 et le 10 janvier 1996, le requérant a fourni des renseignements complémentaires sur ses prétentions au titre de l'article 50 (art. 50). Le 10 novembre 1995, la Commission a produit plusieurs pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
8. Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 22 novembre 1995, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. C.H. Ehrenkrona, sous-secrétaire adjoint
aux affaires juridiques,
ministère des Affaires étrangères,
agent, M. D. Ekman, sous-secrétaire permanent,
ministère du Travail, M. P. Virdesten, sous-secrétaire
aux affaires juridiques, ministère du Travail, Mme I. Åkerlund, conseiller juridique,
ministère du Travail, Mme H. Jäderblom, conseiller juridique,
ministère de la Justice,
conseillers;
- pour la Commission
Mme G.H. Thune,
déléguée;
- pour le requérant
M. G. Ravnsborg, maître de conférences en droit à l'université de Lund,
conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Thune, M. Ravnsborg et M. Ehrenkrona ainsi qu'en leurs réponses aux questions posées par des juges et par le président.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
9. Le requérant était propriétaire du restaurant d'été Ihrebaden situé à Ihreviken, Tingstäde, sur l'île de Gotland, de l'été 1987 jusqu'à la fin de l'été 1990. Il possédait en outre, et possède toujours, l'auberge de jeunesse Lummelunda se trouvant à Nyhamn, Visby, sur la même île. Le restaurant employait moins de dix personnes, engagées sur une base saisonnière mais pouvant être réembauchées d'une année sur l'autre. Le requérant était directement propriétaire du restaurant et de l'auberge de jeunesse et tenu aux dettes de l'entreprise sur son patrimoine propre (enskild firma).
10. Le requérant n'était adhérent d'aucun des deux syndicats patronaux de la restauration, à savoir le syndicat patronal suédois de l'hôtellerie et de la restauration (Hotell- och Restaurangarbetsgivareföreningen - "le HRAF", affilié à la Confédération patronale suédoise (Svenska Arbetsgivareföreningen - "la SAF") et l'Union patronale du syndicat suédois des restaurateurs (Svenska Restauratörsförbundets Arbetsgivareförening - "la SRA"). Il n'était donc lié par aucune des conventions collectives (kollektivavtal) conclues entre ces deux syndicats et le syndicat du personnel de l'hôtellerie et de la restauration (Hotell- och Restauranganställdas Förbund - "le HRF"). Il n'était pas non plus tenu de souscrire à l'un des régimes d'assurances du marché du travail (Arbetsmarknadsförsäkring) élaborés par voie d'accord entre la SAF et la Confédération suédoise des syndicats (Landsorganisationen).
Le requérant avait cependant la possibilité d'adhérer à une convention collective en signant un accord de remplacement (hängavtal). Il pouvait également souscrire aux régimes d'assurances proposés par les Assurances du marché du travail ou l'une des quelque dix compagnies d'assurances opérant dans ce secteur.
11. Fin juin ou début juillet 1987, il refusa de signer un accord de remplacement distinct avec le HRF. Il fit valoir qu'il était hostile par principe au système de la négociation collective. Il souligna en outre que ses salariés étaient mieux rémunérés qu'ils ne le seraient dans le cadre d'une convention collective et qu'eux-mêmes ne souhaitaient pas qu'il souscrive un accord de remplacement pour leur compte.
L'accord de remplacement proposé au requérant comportait les clauses suivantes:
"Parties: [le requérant] et [le HRF]
Durée de validité: du 1er juillet 1987 au 31 décembre 1988
inclus, reconductible par périodes d'un an, sauf préavis deux
mois avant expiration de [l'accord].
(...)
A partir de la date [ci-dessus], le dernier accord en date
entre [le syndicat patronal] et [le HRF] s'applique entre [le
requérant et le HRF]. Si [le syndicat patronal] et [le HRF]
concluent ultérieurement un nouvel accord ou décident d'amender
ou de compléter le [présent] accord, [le nouvel accord, les
amendements ou avenants] s'appliquent automatiquement à partir
du jour où [il ou ils] [a ou ont] été [conclu(s)].
(...)
1. [L'employeur] souscrit [pour le compte de ses employés]
[cinq] polices d'assurances [différentes] auprès des Assurances
du marché du travail dont il paie les primes, (...) et,
éventuellement, d'autres polices d'assurances qui pourraient
faire ultérieurement l'objet d'un accord entre [le syndicat
patronal et le HRF].
2. [L'employeur] délivre des certificats de travail sur un
formulaire spécial (...), dont copie est adressée au [HRF].
3. [L'employeur] n'embauche que [des travailleurs qui sont
affiliés] au [HRF] ou [qui y ont] demandé leur affiliation. En
cas de réemploi, les dispositions de l'article 25 de la loi sur
la protection de l'emploi (lag (1982:80) om anställnings-skydd)
s'appliquent.
4. Tous les mois, [l'employeur] déduit du salaire des salariés
membres du [HRF] un montant correspondant à leur cotisation
syndicale qu'il verse au [HRF].
(...)"
12. Le 16 juillet 1987, à l'occasion de nouvelles négociations avec le requérant, le HRF lui soumit un autre accord de remplacement, qu'il refusa également de signer:
"Objet: signature d'une convention collective concernant [le
restaurant] Ihrebaden (...) et l'auberge de jeunesse Lummelunda.
1. Compte tenu de la fin prochaine de la [saison 1987], les
parties conviennent des dispositions suivantes, qui remplacent
la signature d'une convention collective.
L'entreprise accepte de se conformer, durant la saison (...),
à la convention collective ("convention nationale verte") conclue
par [le HRAF] et [le HRF], notamment à l'obligation de souscrire
à [certains] régimes d'assurances (avtalsförsäkringar) auprès des
Assurances du marché du travail.
2. L'entreprise accepte également de [se conformer à] [la]
convention collective (...) durant la saison à venir (...), en
s'affiliant au syndicat patronal ou en signant un (...) accord
de remplacement (...)"
13. Si le requérant avait souscrit un accord de remplacement, celui-ci aurait été applicable non seulement à ses salariés syndiqués mais aussi à ceux non affiliés à un syndicat.
Au cours de l'été 1986, le requérant employait un adhérent du HRF et, en 1987, un autre membre de ce syndicat ainsi que deux personnes inscrites respectivement au syndicat des employés de commerce (Handelsanställdas Förbund) et au syndicat des agents municipaux (Kommunalarbetareförbundet). En 1989, un adhérent de ce dernier syndicat travaillait pour le requérant.
14. A la suite du refus du requérant de signer tout accord de remplacement, le HRF imposa en juillet 1987 un blocus à son restaurant et en décréta la mise à l'index. Au cours du même mois, le syndicat des employés de commerce et le syndicat suédois des employés de l'industrie alimentaire (Svenska Livsmedelsarbetareförbundet) prirent des mesures de rétorsion par solidarité.
Le syndicat suédois des employés des transports (Svenska transportarbetareförbundet) et le syndicat des employés municipaux (Kommunaltjenestemannaförbundet) en firent de même pendant l'été 1988. En conséquence, les livraisons au restaurant furent interrompues.
15. L'une des personnes employées par le requérant au restaurant Ihrebaden, adhérente du HRF, avait déclaré publiquement que les mesures de rétorsion étaient selon elle inutiles, puisque les salaires et conditions de travail appliqués au restaurant ne méritaient aucune critique.
D'après le Gouvernement, le syndicat a déclenché son action à la suite de la demande d'aide formulée en 1986 par un adhérent du HRF employé par le requérant. Selon le syndicat, le requérant versait à ses employés un salaire mensuel inférieur de 900 couronnes suédoises (SEK) environ à la rémunération qu'ils auraient touchée en vertu d'une convention collective. Il ne versait pas à son personnel d'indemnités de congés payés, comme cela est prévu dans la loi de 1977 sur les congés annuels (semesterlagen 1977:480), ni de salaire pour les jours chômés en raison du mauvais temps, ainsi que l'exige la loi de 1982 sur la protection de l'emploi, et il n'a pas non plus souscrit d'assurance du marché du travail avant 1988.
16. En août 1988, invoquant la Convention, le requérant demanda au gouvernement d'interdire au HRF de poursuivre le blocus et aux autres syndicats de continuer à se livrer à leurs actions de solidarité; il demanda également au gouvernement d'ordonner à tous les syndicats de lui verser des dommages-intérêts. A titre subsidiaire, il réclamait une indemnisation de la part de l'Etat.
17. Le gouvernement (ministère de la Justice) rejeta la demande du requérant par une décision du 12 janvier 1989, déclarant:
"La demande visant à faire interdire le blocus et les mesures
de solidarité ainsi que la demande d'indemnisation par les
syndicats concernent un litige entre particuliers. Conformément
au chapitre 11, article 3 de l'Instrument de gouvernement
[Regeringsformen, partie intégrante de la Constitution], pareils
litiges ne peuvent être tranchés par une instance publique autre
qu'un tribunal, sauf si la loi en dispose autrement. Aucune
disposition de loi n'autorisant le gouvernement à connaître de
tels litiges, il ne procédera donc pas à un examen au fond de ces
demandes.
La demande en réparation est rejetée."
18. Le requérant saisit la Cour administrative suprême (Regeringsrätten) d'une demande de contrôle en vertu de la loi de 1988 sur le contrôle judiciaire de certaines décisions administratives (lag (1988:205) om rättsprövning av vissa förvaltningsbeslut - "la loi de 1988"). Le 29 juin 1989, la Cour administrative suprême débouta le requérant au motif que la décision du gouvernement ne concernait pas une question administrative touchant à l'exercice de la puissance publique, condition nécessaire pour procéder à un contrôle en vertu de l'article 1 de la loi précitée.
19. Le 15 septembre 1989, l'Association suédoise du tourisme (Svenska turistföreningen - "la STF"), association sans but lucratif chargée de promouvoir le tourisme en Suède, résilia le contrat de l'auberge de jeunesse du requérant en invoquant un manque de coopération du requérant et son attitude négative envers elle. L'auberge de jeunesse disparut donc du catalogue des auberges de jeunesse suédoises publié par la STF. En 1989, la moitié environ des auberges de jeunesse suédoises faisaient partie de cette association.